CHAPITRE IV
Virobi Ankabe jeta un coup d’œil sur ses écrans en bougonnant. Évidemment tout allait bien. Il n’en avait jamais été autrement. Depuis cinq ans qu’il était responsable de la sécurité de l’immeuble de la Vie, Virobi Ankabe s’ennuyait. Au point qu’il regrettait parfois d’avoir choisi ce métier. Il y avait des milliers de gens dans ce building, mais il n’en voyait jamais aucun. Il se retrouvait seul, désespérément seul, hormis les parents qui venaient prendre des nouvelles des occupants de l’immeuble et dans ce cas, ils s’adressaient au sous-sol où se trouvait le service de renseignements, hormis la nuit où on devait obligatoirement passer par lui, mais c’était rare.
La plupart des gens se moquaient bien de ceux qui vivaient ici. Au début, pourtant il avait essayé de s’intéresser. Hé ! gardien de l’immeuble de la Vie, c’était quand même un poste important !
C’est ainsi qu’il avait appris qu’un certain nombre d’enfants nés dans la cité étaient conduits à la maison de la Vie ; parfois même, les mères accouchaient sur place. Et ces êtres n’en sortiraient plus jusqu’à leur mort. Simplement, chaque année, ils grimpaient d’un étage. Du blanc immaculé, ils passaient au crème, puis au bleu pâle s’accentuant jusqu’au bleu outremer, jaune paille, jaune d’or, orange, vermillon, rouge sombre, violet, marron sombre et noir profond, couleur réservée aux centenaires.
Il était même possible qu’il y eût des êtres plus âgés, mais les caméras ne balayaient pas les derniers étages. Là, c’était le mystère absolu. Tout se faisait automatiquement. Des ascenseurs montaient la nourriture et autres fournitures, de sorte que les occupants ne voyaient jamais personne. Ils vivaient en vase clos.
Des personnalités et des sociétés privilégiées avaient également pignon dans la maison de la Vie, mais elles disposaient d’appartements ou de locaux spéciaux. Virobi Ankabe, lui, se contentait de surveiller ses cent étages… pour rien jusqu’à présent.
Il tritura le zoom d’une caméra. Cela n’avait aucune utilité mais lui donnait l’impression de s’occuper. L’alerte infrarouge de la caméra d’entrée se déclencha. Intrigué, il se pencha sur l’écran et vit un homme tout ce qu’il y a de banal en train d’appuyer sur la sonnette. « Quelqu’un qui vient aux nouvelles, songea Ankabe en déclenchant le mécanisme d’ouverture. Un courageux pour venir en pleine nuit. »
» L’homme alla vers lui d’un pas assuré.
— Je cherche un certain Loxam.
Ankabe leva un bras au ciel. Non, erreur, les deux bras au ciel.
— Vous venez ici sans savoir où est la personne que vous cherchez. Comment voulez-vous que je le sache, moi !
— C’est un producteur de cinéma. D’ailleurs, il a sa plaque devant la porte.
— Et alors ! Ce n’est pas moi qui l’ai mise, cette plaque.
— Peut-être, mais s’il y a une plaque c’est une personnalité, donc vous devriez le connaître.
— Je ne connais ni plaque ni personnalité. Mon travail consiste à surveiller, je surveille. Le reste ne me concerne pas.
— C’est très important. Faites un effort.
— Je ne connais personne, un point c’est tout… Tiens… c’est bizarre…
— Vous vous souvenez ?
Ankabe ne répondit pas, il contemplait, stupéfait, les écrans des dix derniers étages qui venaient soudain de se brouiller, pour la première fois en cinq ans.
— Que se passe-t-il ? demanda Ronko.
Pour toute réponse le gardien lui ferma la porte au nez et se précipita pour régler ses écrans. Le rouquin se trouva tout désemparé au milieu de ce hall immense, entouré de batteries d’ascenseurs. Il se dirigea vers la plus proche et y entra. L’étage correspondant à un âge précis, il estima que Loxam devait avoir au moins quarante ans et appuya sur le bouton correspondant. La cabine s’éleva dans un silence absolu. Au quarantième étage un tableau s’alluma, indiquant qu’il suffisait de composer le nom de la personne demandée sur un clavier pour savoir si elle se trouvait là. Ronko frappa L.O.X.A.M. La réponse s’inscrivit immédiatement : Inconnu.
Il pressa sur le bouton 41 et ainsi de suite. Au 52e, il n’y avait toujours pas de Loxam. Et c’est en grimpant au 63e qu’il ressentit une violente secousse comme si l’ascenseur allait se décrocher. La cabine parvint tout de même à l’étage, mais sitôt immobilisée, elle redescendit pour se bloquer entre deux niveaux. La lumière s’éteignit.
Le premier moment de claustrophobie passé, Ronko ouvrit la trappe d’évacuation et se hissa à l’extérieur. Il commença sa périlleuse ascension. Un nouveau choc… l’ascenseur descendit encore un peu. Le câble brûla les mains du rouquin au point qu’il faillit lâcher prise. Enfin, il parvint au niveau du 63e. Il appuya sur le bouton de secours, la porte s’ouvrit.
Une fois dans le hall, il se massa longuement les mains, grimaça et entendit un grondement sourd, comme si le building entier commençait à s’affaisser. Le hurlement des sirènes d’alerte vrillait ses tympans. Il comprit que la maison réalisait sa menace. Et que ne lui réservait-elle pas encore ?
Il perçut des gémissements, des cris, des piétinements en provenance des étages supérieurs. Il enfila l’escalier de secours et grimpa quatre à quatre. Les murs commençaient à se craqueler, des écailles violet sombre pleuvaient sur ses épaules. Enfin, il déboucha dans une grande salle entièrement noire. Des dizaines de vieillards courbés, tordus, usaient leurs faibles forces à se battre pour prendre place dans un ascenseur collectif. On entendait le bruit sec des cannes sur les crânes chauves, et le bruit de poings sans force percutant des mâchoires édentées. Les tranches d’âge comprises entre cent et quatre-vingt-dix ans s’étaient regroupées là. Ronko s’étonna de l’importance qu’ils attachaient à la vie. Alors que dans la cité, l’existence était sans cesse remise en question, au point que le suicide était devenu banal. Mais dans la maison de la Vie, même les gens aux portes de la mort s’accrochaient désespérément à leur dernier souffle. Qui sait, c’était peut-être là sa raison d’être ?
Sous ses yeux on finissait de tuer à coups de canne un vieillard dont la jambe empêchait les portes de l’ascenseur de se refermer. Couvert de sang, le crâne éclaté, le cadavre fut éjecté dans le hall où il en rejoignit une vingtaine d’autres. Une main anonyme pressa le bouton du rez-de-chaussée et l’immense cage de verre plongea vers le sol. Ronko remarqua immédiatement que les câbles n’avaient plus la même texture. Ils semblaient être devenus mous, caoutchouteux.
« La maison, les forces psychiques de la maison ont transformé les câbles », songea-t-il. Un éclair devant ses yeux confirma ses craintes. C’était la cabine qui, stoppée net à quelques mètres du sol par les câbles en extension, remontait telle une gigantesque fronde. Un fracas assourdissant emplit tout le hall. La cabine avait crevé le toit, projetant des dizaines de corps désarticulés dans le nuage couleur de suie qui cachait le sommet du building. Pas un ne retomba.
On aurait dit qu’une fois qu’on avait atteint le sommet, aucune force ne pouvait vous en faire redescendre, de la même façon qu’il est impossible de retrouver sa jeunesse.
Mais où étaient-ils passés ces vieillards projetés dans le ciel de plomb ?
Ce n’était pas le moment de penser à cela. Les niveaux s’effondraient les uns sur les autres. Ronko se précipita dans les escaliers. La cohue y était indescriptible. Toutes les issues de secours s’étaient ouvertes automatiquement, mais elles étaient prévues pour une évacuation tranche par tranche. Or, il y avait dans le grand escalier monumental des hommes de quatre-vingts ans et des femmes de trente-cinq. Des grosses sexagénaires et de robustes gaillards de trente ans.
La mêlée devint confuse, atroce, insoutenable.
Un vieux monsieur aux cheveux de neige est propulsé en avant. Il glisse sur le dos, s’immobilise en travers d’une marche tandis que la foule le piétine furieusement. Son dentier jaillit hors de sa bouche et les fausses dents s’égrènent de marche en marche comme un chapelet de fin du monde. Une femme qui ralentissait la fuite de deux hommes vigoureux est empoignée et jetée par-dessus la rampe. Le vacarme est tel que l’on n’entend même pas son hurlement.
Partout ce n’est qu’injures, cris, coups. Un colosse balaye tout sur son passage. Il rit comme un dément, frappe, poursuit sa route en passant sur les corps ensanglantés.
Des vieillards projetés des paliers supérieurs s’écrasent avec un bruit mou aux étages inférieurs. Des flaques de sang et des débris de cervelles maculent presque tous les niveaux. La presse est telle que certains sont étouffés et ne peuvent tomber. Ils continuent à avancer, portés par le flot, yeux grands ouverts sur une apocalypse qu’ils ne voient plus.
Ronko évite de justesse le colosse qui continue à marteler la foule de ses poings avant d’atteindre l’étage des adolescents. Une main se referme sur sa cheville. C’est une femme jeune, plutôt jolie, qui s’agrippe désespérément à lui. Il se penche pour l’aider à se relever, mais il constate qu’elle est littéralement disloquée. Sa poitrine est défoncée, ses jambes brisées. Du sang coule de sa bouche, dégouline sur son menton et se perd entre ses seins.
Elle veut parler, mais un sang noir et épais jaillit de ses lèvres, tandis qu’un groupe de fuyards piétine son corps martyrisé. Elle expire en serrant convulsivement la cheville de Ronko. Ce dernier est obligé de se baisser pour dégager la main de la morte et reçoit plusieurs coups. Culbuté, il roule sur lui-même, dégringole plusieurs marches en se protégeant la tête de ses bras et s’immobilise sur un palier. Il rue furieusement pour se dégager, perçoit des grognements de douleur.
Il réussit ainsi à se relever pour se trouver face à une femme échevelée qui fonce sur lui. Elle tend une paire de ciseaux qu’elle braque droit sur ses yeux. Il l’évite de justesse, la femme emportée par l’élan part en avant et une nouvelle bousculade la précipite par-dessus la rampe.
Douzième étage.
Le flot se ralentit, ou plutôt se discipline. Beaucoup de gens savent à présent qu’ils sont sauvés. Sauf ceux qui, devenus fous, continuent droit devant eux et continueront ainsi une fois dans la rue.
Ronko a atteint l’entrée. Tous les appareils de contrôle étaient détruits et Virobi Ankabe venait d’être massacré par des furieux. Son cadavre informe gisait près des débris de ses appareils.
Le rouquin se dirigeait vers la sortie lorsqu’une voix le héla par son nom. Il pivota. C’était Kronagoul.
— Que faites-vous ici ?
— M. Loxam vient de me téléphoner pour l’aider à quitter cet endroit.
— Je vous avais pourtant prévenu.
— Que voulez-vous, moi, j’obéis. Si mon patron me dit qu’il y a du danger, je le crois, sinon…
— Sinon ?
— Personne ne discute les ordres de M. Loxam.
— Il est si terrible que ça ?
— Vous allez pouvoir en juger. Je crains de ne pas être assez fort pour me frayer un passage jusqu’à lui. C’est pourquoi je vous ai appelé. D’ailleurs ça tombe bien, depuis que vous voulez le voir, votre curiosité va être satisfaite.
Ils replongèrent dans la cohue et se dirigèrent vers la nursery. Kronagoul avait pris soin de se munir d’un pistolver avec lequel il abattait ceux qui le serraient d’un peu trop près. Un coup après l’autre.
— Pourquoi faites-vous cela ?
— La vie de M. Loxam est en jeu.
— Et leur vie à eux ?
Kronagoul haussa les épaules et poursuivit sa marche en avant. Mais à présent son chargeur était vide et sans Ronko, il n’aurait jamais atteint la porte de la nursery.
— Ouf ! j’ai bien fait de vous appeler, soupira le metteur en scène, une fois la porte refermée sur eux.
La salle était d’un blanc immaculé et les infirmières s’agitaient sans panique. Le rouquin attrapa Kronagoul par la manche.
— Que diable venons-nous faire dans la nursery ?
Un étrange sourire étira le visage du metteur en scène.
— Suivez-moi, vous allez comprendre.
Ils traversèrent la salle et le réalisateur frappa à une petite porte également blanche. Le battant pivota sur une jeune femme en uniforme de puéricultrice. Tout blanc lui aussi. Elle se confondait presque avec la porte. Heureusement, elle avait les yeux noirs.
— Il vous attend, dit-elle.
Elle referma la porte derrière eux.
La chambre était plutôt vaste et équipée comme un bureau d’hommes d’affaires, une batterie de téléphones et des computers s’alignaient sur tout un mur. Il flottait même dans la pièce un parfum de cigare.
Ronko était de plus en plus intrigué : où donc était Loxam ?
Dans le coin gauche se trouvait un berceau autour duquel deux nurses s’activaient. La première tenait une couche, tandis que la seconde finissait de talquer les fesses roses d’un bébé. Sur une petite table, un biberon était posé, tandis qu’une fumée de cigare semblait s’élever du berceau lui-même.
Ronko s’approcha, regarda et vit…
Il vit Kronagoul saluer respectueusement le bébé. Un bébé qui avait le visage d’un homme de soixante ans, un énorme cigare fiché dans sa bouche rose.
Ronko comprenait à présent pourquoi Loxam refusait toutes les demandes d’entrevues. Et lorsque son regard croisa les yeux cruels du producteur, il sut que celui-ci le haïssait d’avoir percé son terrible secret.
— J’ai fait aussi vite que j’ai pu, monsieur Loxam, dit-il.