CHAPITRE VI

Ronko sortit avec effort de son état comateux. Il se sentait mal, la tête lui tournait et il avait des nausées. Il se trouvait allongé sur une moquette sombre dans un salon inconnu.

Cela aurait pu être n’importe quel appartement de la ville mais quelque chose au fond de lui-même lui criait qu’il avait changé de monde, que Kronagoul n’avait pas bluffé.

Mais où était-il ?

Il se redressa péniblement et se tint un instant immobile attendant que le vertige se dissipe. Peu à peu les objets du salon cessèrent de tourner. Il regarda plus attentivement.

Ce qui le frappa en premier fut l’écran multidimensionnel. Sorte de cube de deux mètres sur deux où l’on pouvait regarder le film en quatre dimensions, c’est-à-dire en s’y incorporant soi-même en composant le code.

Le cube était brillamment éclairé, donc le propriétaire des lieux assistait à la projection. Etait-ce une entrée avec ou sans retour ?

Mais où était le propriétaire des lieux ?

Près d’une desserte, un monceau de dépliants vantant les mérites des productions Loxam gisaient en vrac. Ronko se reconnut sur le premier dépliant de la pile. C’était une photo extraite de son avant-dernier film. Cela lui semblait remonter à une éternité.

Il soupira, passa sa main sur le papier glacé et c’est alors qu’il vit l’anneau. Une bague en métal brillant ornée d’un clignotant vert. C’est cet appareil qu’avait désiré désespérément Vanky car il permettait – si on le désirait – de sortir du film sans dommage. Sans lui, on était irrémédiablement condamné à mort.

Le rouquin se dit alors qu’il n’aurait jamais l’occasion de faire la connaissance du propriétaire des lieux.

Il venait de comprendre.

Il secoua la tête en feuilletant machinalement les prospectus. Pourquoi tant de gens sur tant de mondes différents avaient-ils envie de mourir ?

« Vivez pleinement votre mort, proclamait le texte. Ne mourez pas seul, banalement, sans en tirer le maximum de jouissance. Les productions Loxam vous offrent les plus belles fins qui soient : de l’aventure, du suspense, de l’amour. Les actions les plus téméraires, les passions les plus débridées sont à votre portée. Et vous bénéficiez de la garantie Loxam. Si vous changez d’avis, utilisez la bague-retour. Vous reviendrez chez vous la tête pleine de magnifiques expériences. Cependant, nous vous conseillons de faire comme des milliers et des milliers de nos clients : allez jusqu’au bout ! »

Ronko haussa les épaules et jeta le magazine. Un verre d’alcool ne lui ferait pas de mal. Il avait faim aussi. Il partit en exploration dans l’appartement. L’appartement inconnu de ce monde inconnu.

La première porte qu’il ouvrit était celle d’une chambre. Immédiatement il se figea n’en croyant pas ses yeux.

Elle était là. Elle le regardait.

Thésa !

* *
*

C’était une fille brune, aux cheveux coupés assez court tombant en frange sur le front. De grands yeux verts, d’une luminosité exceptionnelle, éclairaient un visage d’une beauté stupéfiante. Il savait à présent pourquoi il la voyait avec des seins aussi gros. Ce n’était pas de l’infantilisme. Simplement il se trouvait qu’elle les avait comme ça. Son chemisier n’était pas rose mais bleu marine et le col dégrafé mettait en valeur son cou admirable.

À ce détail près, le portrait était en tous points semblable à celui qu’il avait fait réaliser dans son monde à lui.

Ainsi, le hasard, par Kronagoul interposé, lui avait fait trouver la femme qu’il aimait…

Comment était-ce possible ? Une chance sur des milliards, peut-être.

Une angoisse terrible fouilla les entrailles de Ronko, en songeant qu’elle venait d’entrer dans le film. Allait-il perdre ainsi ce qui avait été le grand rêve de toute sa vie ? Il devait y avoir moyen d’agir, de peser sur la destinée…

Le rouquin se remémora les conditions d’exploitation. Il y avait deux sortes de films : les copies et ceux en cours de tournage. Pour les premiers, si on y entrait, personne ne pouvait plus rien pour vous puisque l’action était déjà passée. La puissance psychique encore accrochée aux personnages vous tuait à coup sûr. Et l’on mourait aussi avec la fin du film quand tout s’achevait et que la dernière image se diluait… dans le passé !

Pour les secondes tout était encore possible puisque vous pénétriez dans le présent, soit volontairement ou involontairement, comme Vanky.

Dans ce cas, Ronko pouvait agir comme lui, devenir un intrus et tenter de sauver Thésa. Mais dans quel genre de film était-elle entrée ?

La seule façon de le savoir était d’aller à l’agence où elle s’était abonnée. Il prit un catalogue portant l’adresse et se précipita dehors.

La clarté l’éblouit et le surprit. Il faisait chaud, le ciel était d’un bleu profond et un astre d’or éclairait la ville à giorno. Dans les rues, rien de familier : les trottoirs étaient gris et sales, sans coqs. La circulation était dense et puante, et il songea que les voitures devaient utiliser un drôle de combustible.

Il aperçut bien un ou deux chats, mais ils n’avaient rien de commun avec ceux de chez lui. Ils étaient maigres et pelés. Ils fouillaient une poubelle. Ce monde étrange, anormal, l’épouvanta. Il faillit même rebrousser chemin pour se réfugier dans la quiétude de l’appartement quand l’image de la fille le poussa en avant. Mais son gosier était si sec qu’il dut s’arrêter dans un café. Il en profita pour demander le chemin de l’Agence.

Tandis qu’il sirotait sa boisson, il regarda autour de lui. À une table voisine, deux hommes discutaient. Un pistolver était posé entre eux. Le premier s’en empara, fit tourner le barillet et plaça le canon sur sa tempe. Il pressa la détente. On entendit le clic du chien frappant la chambre vide. Le second fit de même… à un petit détail près que le coup partit. La balle ressortit par la nuque, projetant contre le mur un magma de sang, d’esquilles d’os et de matière cérébrale.

— Il gagné ! s’écrièrent plusieurs consommateurs en riant.

Le barman s’empara d’une gaffe et harponna le cadavre qu’il tira dans l'arrière-salle, tandis qu’une femme de ménage nettoyait la tramée sanglante. Ronko se dit que ce monde dépassait le sien dans l’envie de se détruire.

Le nom de Loxam lui fit lever la tête. Une jolie speakerine était en train de lire un texte publicitaire à la télévision.

— Voulez-vous vraiment continuer à vivre ? Arpenter chaque jour la monotonie de l’existence ? Non, bien sûr ! Alors mourez dans une production Loxam ! Ayez la fin la plus originale, la plus fantastique, la plus stupéfiante.

« Soyez un gagnant, mourez Loxam ! »

Mon Dieu, le mal avait gagné ce monde !

Écœuré, Ronko régla sa consommation à l’aide de billets qu’il avait trouvés dans l’appartement. Il avait pensé qu’il aurait sans doute besoin de la monnaie du pays. Puis il demanda son chemin et sortit.

Sur le trottoir, des camelots vendaient toutes sortes d’armes. La folie suicidaire gagnait du terrain.

— Tuez-vous bien ! braillaient-ils en brandissant un poignard sophistiqué, un atomiseur toxique ou un collier-étrangleur.

Les gens passaient, indifférents. Certains achetaient.

Un air de veulerie, de renoncement se lisait sur tous les visages.

Ronko arriva au bureau interdimensionnel de la Loxam. Il offrait la particularité de s’ouvrir sur des mondes parallèles grâce à des sas interdimensionnels aménagés à cet effet. C’était le nec plus ultra de la promotion commerciale !

La réceptionniste, tout de rouge vêtue, était avenante. Ronko lui tendit la carte plastifiée où figuraient en code toutes les indications sur l’abonné. Il l’avait retirée de la fente ménagée à cet effet au bas de l’écran.

— Vous désirez résilier votre abonnement ? s’enquit l’hôtesse.

— Non, ma compagne s’est abonnée sans me le dire et j’aimerais savoir ce qu’il en est.

— Je vois, dit la jeune femme.

Elle introduisit la carte dans l’ordinateur. Le computer bourdonna et restitua les données.

— Votre compagne, Thésa, s’est suicidée en choisissant la Loxam production.

— Mais l’écran est encore allumé.

— Disons qu’elle va se suicider, si vous préférez. J’ai employé le passé car elle a fait part de son intention de ne pas utiliser l’anneau spécial retour.

— Mais le film… le film…

— Quoi, le film ?

— Est-ce une copie ou…

— Attendez.

Elle consulta à nouveau l’ordinateur.

— Non, c’est une production en cours de tournage, sous la direction du réputé metteur en scène Kronagoul. Elle a fait un bon choix.

— Très bien, abonnez-moi.

— Vous voulez un genre précis ?

— Non, je me déciderai au dernier moment.

— Cela vous coûtera plus cher.

Il posa sa liasse de billets sur le comptoir.

— Y en a-t-il assez ?

Un sourire.

— Largement. Mais vous savez que vous n’avez pas le droit de pénétrer dans le film de votre compagne tant qu’elle est encore en vie.

Il le savait, mais il savait aussi que c’était possible. Personne ne pouvait contrôler ce que faisait le titulaire d’une carte d’abonnement général. Il paya, empocha l’anneau de retour et ressortit.

Dehors, il fréta un taxi qui le laissa devant la porte de l’appartement.

Il se précipita et engagea sa carte dans la fente. La mention « interdit d’entrer » s’alluma aussitôt et une projection vidéo se déclencha sur un petit écran. Ce système était destiné aux parents et amis d’une future victime qui voulaient la voir accomplir son destin et faisait également de la publicité à la Loxam en prouvant qu’elle tenait ses promesses.

Thésa apparut. Elle était vêtue du chemisier rose et cette vision lui noua la gorge au point qu’il crut qu’il allait pleurer.

Elle était poursuivie par des colosses armés de sabres dentelés. Son visage, son merveilleux visage, n’exprimait pas l’épouvante. Une immense lassitude, plutôt. On sentait qu’elle courait pour entrer dans le jeu et non pour sauver sa vie.

Elle trébucha sur une pierre, manqua tomber, se redressa et reprit sa course. Mais ses poursuivants avaient gagné sur elle.

Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres.

Ronko regarda tendrement ce visage douloureux, avec ses lèvres pincées, ses yeux braqués sur un lointain inaccessible. Sa poitrine palpitait sous l’effort, au point de vouloir jaillir hors du chemisier tendu à craquer. La sueur ruisselait sur le visage, sur le cou. Visiblement, elle était à bout.

Ses poursuivants étaient presque sur elle. On distinguait nettement leur visage brutal et cruel, leur poitrine velue. On percevait leur souffle rauque.

Il fallait agir, maintenant.

Ronko chercha une arme éventuelle. Il n’y en avait pas. Il fonça vers la cuisine et mit la main sur un long couperet.

Il s’avança. Une sonnerie se déclencha.

Il s’en moquait complètement.

Seule Thésa comptait.

D’un bond, il entra dans le film.