Chapitre 7
Deuxième et troisième générations de crises financières : modalités, causes et conséquences
Les années 1980, dans le domaine des marchés de capitaux internationaux, sont marquées par les crises résultant de l’essor, au cours de la décennie précédente, de l’économie internationale d’endettement, et en particulier par la crise de la dette des pays en développement.
À cette période de crises dites « de fondamentaux » (« crises de première génération »), succède au cours de la décennie suivante une période au cours de laquelle les déterminants des crises sont généralement plus complexes à cerner. Les déséquilibres majeurs des fondamentaux macro-économiques sont moins clairement identifiables, voire absents. En revanche, les comportements micro-économiques, sur le plan interne comme sur le plan externe, jouent un rôle déterminant (« crises de deuxième génération », « crises de troisième génération »).

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Schéma 6 : Chronologie des crises financières, 1992-2002
Chronologiquement (schéma 6 ci-dessus), la récurrence des crises à partir des années 1990 et 2000 suit un schéma en trois étapes : la première moitié des années 1990 est avant tout marqués par les crises du Système Monétaire Européen (7.1.) ; à partir de 1994-1995, les marchés financiers émergents sont touchés par deux crises aux conséquences globales majeures, la crise mexicaine de 1994-1995 et la crise des monnaies asiatiques de 1997 (7.2.) ; puis ces crises, à partir de la deuxième moitié de la décennie 1990, deviennent récurrentes, avec pour dernière manifestation notable la crise argentine de 2001-2002, dont la particularité est de ne pas avoir occasionné d’effets de propagation durables (7.3.).
Du SME à la monnaie unique : crises, enseignements et incidences
Le tournant décisif pris par le processus d’intégration européenne à l’occasion de la réalisation de la monnaie unique est, historiquement, la résultante des mutations du système de financement international au cours des trois décennies précédentes : ainsi, le SME se conçoit comme la réponse européenne au flottement généralisé des monnaies, et les crises de ce système, en liaison avec l’extension du processus de globalisation financière (7.1.1.) ont fourni aux États membres l’expérience nécessaire à la marche vers la monnaie unique (7.1.2.). De manière symétrique, la réalisation de l’Union Économique et Monétaire a transformé le système de financement international au niveau des relations entre les grandes monnaies internationales. Actuellement, le poids de l’euro, bien que toujours sensiblement inférieur à celui du dollar, détermine une configuration de bicentrisme. Schématiquement, le dollar est en tête quel que soit l’indicateur retenu, l’euro se classe en seconde position, et les autres monnaies représentent des proportions peu significatives (7.1.3.).
Les crises du SME : crises de fondamentaux ou crises auto-réalisatrices ?
L’histoire du SME montre que si ce dernier a bien « absorbé » l’instabilité de l’environnement international des années 1980 (second choc pétrolier, fortes fluctuations du dollar, krach boursier de 1987, etc.), il n’en va pas de même pour la décennie 1990. Ainsi, le SME enregistre une première crise, durant le second semestre 1992, en raison du relèvement des taux courts décidé par la Bundesbank lié au financement de la réunification, et de l’incertitude provoquée par le « non » des électeurs danois à la ratification du Traité de Maastricht.
Cette crise se caractérise, après la dévaluation de la lire (3,5 %) vis-à-vis de l’ensemble des autres monnaies du SME, par des sur-réactions (overshooting) des marchés, débouchant sur la suspension de la participation de la livre sterling et celle des interventions obligatoires de la Banque d’Italie au mécanisme de change européen (MCE) (17 septembre), les dévaluations de la peseta et de l’escudo de 6 % (23 novembre) puis de la livre irlandaise de 10 % (30 janvier 1993) et, à nouveau, de la Peseta et de l’Escudo (respectivement de 8 et 6,5 %, le 13 mai), de fortes pressions sur le Franc français et l’abandon du rattachement des monnaies périphériques de l’Europe du Nord (Finlande, Suède, Norvège) à l’Ecu.
Durant l’été 1993, le SME est confronté à une seconde crise majeure qui se manifeste par de violentes attaques spéculatives contre le franc français, et s’achève (2 août) par une décision d’élargissement à (+/- 15 %) des marges de fluctuation des monnaies participant au MCE, qui ne signifie pas l’abandon des principes fondamentaux du SME mais s’apparente à une mesure de sauvegarde du système, à nouveau mis à l’épreuve, en 1995, en raison de la chute du dollar et des incertitudes sur l’orientation de la politique monétaire en France.
Encadré 46 : Causes conjoncturelles des crises du Système Monétaire Européen
Les causes conjoncturelles des crises du SME sont liées à l’affaiblissement du dollar et, corrélativement, de l’affermissement du mark ; au ralentissement économique en Europe (voire la récession de 1992-1993) rendant moins soutenable une politique d’ancrage au mark, en raison des niveaux élevés des taux d’intérêt à court terme ; à l’incertitude quant à la crédibilité du projet d’Union Monétaire Européenne (UME) avec les difficultés du processus de ratification du traité de Maastricht et le manque de convergence nominale ; et au doute sur la solidité de l’axe franco-allemand (1993). En résumé, les crises du SME sanctionnent l’échec relatif des politiques de lutte contre la spéculation caractérisées par une mobilisation massive des réserves de change assortie d’une forte hausse des taux d’intérêt, avec le risque subséquent de provoquer une récession économique, dans la mesure où ces politiques sont inefficaces pour enrayer la défiance contagieuse, car les opérateurs doutent qu’elles puissent réussir (crédibilité) et/ou qu’elles soient longtemps praticables (soutenabilité).
Outre un faisceau de causes conjoncturelles (encadré 46, ci-dessus), les causes structurelles de ces crises tiennent à trois séries de facteurs [d’Arvisenet Petit, 1997, 344-6] :
1 Tout d’abord, l’extrême rigidité de la grille des parités fixes entre janvier 1987 (réévaluations du mark et du florin de 3 %, des francs belges et luxembourgeois de 2 %) et novembre 1992 (exception faite de la réduction de la marge de fluctuation de la lire de 6 à +/- 2,25 %, avec ajustement implicite du cours pivot à la baisse de 3,7 %, le 5 janvier 1990) est confrontée à l’insuffisance de convergence (inflation et finances publiques, notamment) entre pays membres. Il résulte de ce hiatus, d’une part, une dégradation de la compétitivité/prix des pays les plus inflationnistes du système (Europe du Sud, Royaume-Uni). D’autre part, l’absence de tout réajustement monétaire est interprétée, par les opérateurs, comme illustrative d’une situation de convergence. Partant, la prise de conscience par les marchés de la nécessité d’une révision de la grille de parités, en 1992, eu égard au creusement des différentiels macro-économiques entre pays membres et à la détérioration globale de l’emploi, devient brutale. Plus spécifiquement, les marchés cherchent, en attaquant la lire et la livre, à sanctionner deux gestions macro-économiques oublieuses de la rigueur budgétaire contenue dans le traité de Maastricht ; en attaquant le franc français, ce sont la solidité de la coopération franco-allemande et la crédibilité de l’engagement de la Bundesbank aux côtés de la Banque de France qui sont mises à l’épreuve. De même, en 1993, les marchés sanctionnent la mauvaise coordination des politiques monétaires allemande et française.
2 La deuxième cause structurelle de ces crises est liée à la gestion du choc asymétrique1 occasionné par la réunification allemande, pays leader de la zone. En théorie, dans une zone multidevises, la survenance d’un choc asymétrique provoque un alignement correcteur du taux de change. Il est, ainsi, « absorbé » par une modification concertée de parité en changes fixes (i.e. réalignements « à froid »), ou par des mouvements spontanés d’appréciation et de dépréciation relatives des différentes devises en changes flottants, scénarios différents de celui de la réunification. D’abord, contrairement aux recommandations de la Bundesbank, l’union économique et monétaire entre la RFA et la RDA (effective au 1er juillet 1990) se réalise au taux symbolique de 1 mark/ouest pour 1 mark/est, taux nettement surévalué au regard des écarts de compétitivité entre les deux économies. Ensuite, un choc de demande asymétrique de cette ampleur, provenant de l’injection massive de pouvoir d’achat, politiquement nécessaire, associé à l’effondrement de la capacité productive des länder de l’Est, génère un important besoin de financement qui nécessite, a priori, une appréciation réelle du mark. Or, le policy mix allemand se traduit par une politique budgétaire expansive (financement de la réunification2) et une politique monétaire restrictive (hausse des taux) afin de lutter contre les tensions inflationnistes internes.
Considérant la nature asymétrique du SME, cette hausse des taux allemands se transmet, augmentée des spreads, aux autres pays du MCE, en accentuant les tendances dépressives au moment où la croissance ralentit. En particulier, compte tenu du poids de l’endettement privé (Royaume-Uni, pays nordiques) et public (Italie), les politiques d’ancrage au mark deviennent insoutenables, d’où une anticipation des marchés qui jugent que les gains de crédibilité liés à l’appartenance au SME sont insuffisants comparativement à ses coûts à court terme, remettant, ipso facto, en cause la solidité de la solidarité du Système européen des Banques centrales (SEBC) quant au maintien des parités, autant d’opportunités pour lancer une attaque spéculative.
3 La troisième cause de ces crises, non spécifique au SME, réside dans les effets déstabilisants de la globalisation financière. La libéralisation complète des mouvements de capitaux, prévue par une directive communautaire de 1988, est réalisée en Europe dès le 1er juillet 1990. Inévitablement, la pérennité d’un système de changes fixes se complique en contexte de globalisation financière dès lors qu’il suppose une certaine flexibilité des prix et des salaires pour maîtriser l’évolution des taux de change réels, et un certain volontarisme en termes d’ajustements réels afin d’asseoir la crédibilité. Les pays se heurtent, alors, à une incohérence temporelle entre, d’une part, l’ampleur des flux associée à la forte réactivité des marchés de capitaux, et, d’autre part, la relative inertie de l’ajustement réel, assortie d’une faiblesse des moyens de réaction de court terme des autorités (i.e. les réserves de change, voir graphique 32_Ref239319575 p. 205REF _Ref241247937).
En conséquence, la résilience du SME aux attaques spéculatives, voire aux crises financières (encadré 47_Ref239431043, ci-dessous_Ref239431075), nécessite, au début des années 1990, une accélération de la convergence nominale des pays membres au moment où les ressorts de la croissance se dégradent. Dès lors, les policy makers se trouvent confrontés à de véritables dilemmes : un pays à fort taux de chômage (i.e. la France) peut difficilement pallier le creusement mécanique de son déficit budgétaire par une politique restrictive. Dans un pays à monnaie faible et dette publique élevée (i.e. l’Italie), le maintien de taux d’intérêt élevés renchérit les charges de la dette publique, et empêche la résorption des déficits publics. Dans un pays moins développé que ses partenaires (i.e. l’Espagne, le Portugal), la lutte contre l’inflation, exigée par la convergence nominale, peut se traduire par un ralentissement de la croissance, donc un blocage du processus de rattrapage économique et un accroissement du chômage.
Encadré 47 : Trois générations de modèles de crises financières
Les crises du SME posent, du point de vue de la théorie économique, le problème de l’identification des causes, qui peuvent être initialement situées dans la sphère réelle, ou dans la sphère financière. En réponse à cette interrogation, les modèles de crises financières permettent d’opérer une classification des crises en fonction de leurs facteurs déclenchants (fondamentaux dans les modèles de première génération, liés aux modifications d’anticipations des agents privés dans les modèles de deuxième génération, ou déterminés par la fragilité des systèmes de financement domestiques dans un contexte de finance globalisée dans les modèles de troisième génération).
Modèles de première génération
Dans les modèles de première génération – on parle, aussi bien, de modèles de première, deuxième et troisième génération, que de crises de première, deuxième et troisième génération – l’attaque spéculative est la sanction d’une politique économique incohérente et, plus particulièrement, d’un conflit entre l’objectif de cours de change de l’Autorité publique, et les politiques mises en œuvre. Dans une interprétation plus large (Krugman [1996]), sont inclus des « fondamentaux » supplémentaires, par exemple le taux de chômage.
Modèles de deuxième génération
Le déclenchement de la crise est, dans les modèles de deuxième génération, lié à une modification dans les anticipations des agents privés, concernant la même gamme de fondamentaux que dans le cas des modèles de première génération. De même que précédemment, est qualifiée de crise de deuxième génération toute crise autoréalisatrice (« du bas vers le haut de la balance »). Il s’agit d’un problème de liquidité : si les opérateurs anticipent qu’elle viendra à manquer, la crise survient, alors que l’assèchement repose sur leur propre comportement. Notons que la pertinence de la distinction entre première et deuxième génération de modèles de crises financières est remise en cause par Garber [1996] : les deux types de modèles sont, selon lui, strictement équivalents dans tous les cas de modifications des anticipations induites d’événements non observables, ou non observés.
Modèles de troisième génération
La recherche d’un cadre d’analyse des crises financières récentes, et notamment de la crise asiatique de 1997-1998, conduit à définir une troisième génération de modèles. Il s’agit de considérer le rôle explicatif des fragilités des systèmes de financement (éléments caractéristiques de l’intermédiation et des marchés de titres domestiques), qui constituent la spécificité des crises en question. Dans un univers d’équilibres multiples (figure 4 p. 222REF _Ref239384536), la crise de troisième génération est alors définie comme « crise de première génération, mais avec des traits sous-jacents que l’on peut attribuer à des fondamentaux dégradés […], découlant eux-mêmes des comportements micro-économiques des agents privés » (Aglietta et de Boissieu [1999]).
On retrouve, en définitive, la logique d’extension du phénomène de globalisation financière : les crises de première génération trouvent leur origine dans la sphère réelle (haut de la balance des paiements) et se propagent ensuite à la sphère financière (bas de la balance des paiements) ; les crises de deuxième et de troisième génération évoluent à l’inverse (du bas vers le haut de la balance des paiements), dans une logique d’anticipations autoréalisatrices ; et les crises de troisième génération présentent des traits distinctifs directement liés à l’extension aux pays émergents des phénomènes de « déréglementation » et de « décloisonnement » des marchés de capitaux.
En définitive, la recherche de crédibilité de la politique économique, dans un contexte d’étroites marges de manœuvre des autorités, risque de provoquer, via la suspicion de non soutenabilité, une crise de défiance à l’encontre des monnaies et, plus généralement, des pays concernés en période d’atonie de la croissance. En effet, la persistance de la rigueur ne suffit pas pour asseoir une réputation et pour obtenir une structure de taux d’intérêt favorable. Encore faut-il que cette rigueur soit jugée cohérente (consistent) par rapport aux équilibres macro-économiques, politiques et sociaux, de moyen et de long termes [Gilles, 1992]. En outre, la récurrence, depuis 1992, des crises affectant le SME illustre le défaut de coordination des politiques économiques au sein de l’Union européenne, comme l’illustre la gestion sous optimale de la réunification3. Et cette mainmise des marchés opère, non seulement sur les politiques monétaires, contraintes en changes fixes (a fortiori dans le cadre de l’UEM et de la monnaie unique), mais aussi sur les politiques budgétaires.
Dans ce dernier cas, toute relance budgétaire contracyclique peut accroître les déficits publics et se traduire par une hausse des taux d’intérêt à long terme, situation instantanément anticipée par les marchés financiers (via les primes de risque) comme non soutenable. Par conséquent, les opérateurs ne souscrivent pas aux nouvelles émissions de titres publics, anticipant un reniement de l’objectif de change (i.e. une dévaluation), donc une élimination de tout ou partie des gains induits des taux d’intérêt. En d’autres termes, lorsqu’une politique économique n’est pas tenable, le coût de sa continuation s’en trouve considérablement accru. Dans ce contexte, l’union monétaire est susceptible de desserrer cette emprise des marchés par l’émergence d’une identité financière européenne enlevant toute opportunité spéculative consécutive à la concurrence des monnaies au sein d’un espace financièrement intégré.
Les leçons des crises du SME et la marche vers la monnaie unique
En ce sens, la conception et la mise en œuvre du traité de Maastricht (encadré 48_Ref239432276 ci-dessous_Ref239432279) tiennent compte des déficiences du SME révélées par les crises monétaires européennes. D’abord, le gradualisme du processus d’intégration, qui implique une convergence des performances économiques et une relative coordination des politiques économiques nationales, a permis d’éviter le risque d’enlisement, tout en prohibant un basculement brutal vers la monnaie unique. Ce passage graduel en trois phases [Beitone, Gilles, Parodi, 2006, 365-9] a répondu aux risques de la formation prématurée d’une union monétaire en cas d’hétérogénéité des économies concernées, facteur de comportement de free riding, donc de fragilisation de la future zone.
Encadré 48 : Le traité de Maastricht (1992) et la marche vers la monnaie unique
En juin 1988, les Douze, réunis au sommet de Hanovre, décident de nommer un groupe d’experts chargé « d’étudier et de proposer les étapes concrètes devant mener à l’Union Économique et Monétaire ». Le Rapport, publié en avril 1989 par ce comité (« le Rapport Delors »), a constitué la base des négociations qui ont abouti à la signature du « traité sur l’Union européenne » au sommet de Maastricht (7 février 1992), entré en vigueur le 1er novembre 1993 à la suite de la procédure de ratification. La marche vers la monnaie unique s’est, effectivement, engagée lors du sommet de Cannes (juin 1995) fixant comme date butoir irrévocable, le 1er janvier 1999. Parallèlement, le nom de « l’euro » pour la monnaie unique est adopté au sommet de Madrid (15-16 décembre 1995). Plus spécifiquement, en France, le passage à l’euro est adopté, le 22 avril 1998, par 334 députés contre 49. Le 23 avril, le Bundestag approuve, massivement, le passage à la monnaie unique par 575 voix sur 615.
Le traité de Maastricht prévoit un schéma de passage graduel à l’UEM, en trois phases. La phase I débute, en juillet 1990, avec la libéralisation des mouvements de capitaux entre les pays membres. Les principaux éléments de cette étape ont été l’achèvement du Marché unique (1993), le renforcement de la coordination des politiques monétaires et la poursuite de la convergence économique ; objectifs institutionnalisés lors du sommet du Luxembourg (13-14 décembre 1997). Ainsi, quatorze des quinze États membres ont présenté, depuis 1991, des « programmes de convergence » en vue de se conformer aux critères de passage à la monnaie unique (en matière d’inflation, de taux d’intérêt à long terme, et de finances publiques). La phase II a débuté le 1er janvier 1994, et astreint les États membres à certaines obligations telles que l’interdiction des financements monétaires des déficits publics et d’accès privilégié des collectivités publiques aux institutions financières, de même que l’application de la clause de “no bailing out”, c’est-à-dire l’absence de cautionnement mutuel entre États.
Cette phase II se caractérise, également, par la création de l’Institut Monétaire Européen (IME), précurseur de la future Banque Centrale Européenne (BCE), organisme consultatif se substituant à l’ancien Comité des Gouverneurs des Banques centrales entré en fonction le 1er juin 1998, après la désignation de la composition de son directoire lors du sommet de Bruxelles (2-3 mai 1998). L’IME a pour mission de renforcer la coopération et la coordination des Banques centrales nationales en matière de politique monétaire, de superviser le fonctionnement du SME (en reprenant les fonctions de compensation assurées par le FECOM), et de faciliter l’usage de même que le développement de l’écu. La phase III se caractérise par la fixation irrévocable des taux de conversion et la mise en place de la monnaie unique. Considérant les critères de convergence nominale, la majorité des États membres ne pouvait accéder à la phase III, fin 1996. En conséquence, elle a débuté le 1er janvier 1999, avec onze participants4, soit 290 millions d’habitants, après que les ministres des Finances concernés aient fixé les taux de conversion définitifs de leurs monnaies avec l’euro, comme 6,55957 francs français et 1,95583 deutsche mark pour 1 euro5. Simultanément, les dettes publiques des onze pays de l’euroland ont été converties en euros, créant un marché obligataire d’environ 6 300 milliards de dollars (5 375 milliards d’euros), se rapprochant du marché obligataire des États-Unis (environ 10 000 milliards de dollars, soit 8 532 milliards d’euros). Enfin, ce processus s’est concrétisé, le 1er janvier 2002, dans l’ensemble des pays membres, par la circulation effective de l’euro en tant que monnaie métallique de paiement, se substituant progressivement à l’ensemble des monnaies nationales constitutives de l’UEM.
Une autre leçon induite des crises du SME concerne la nécessité, pour la stabilité et l’efficacité de la future UEM, de renforcer la coordination des politiques économiques (budgétaires, fiscales, etc.) et d’élargir la gamme des indicateurs (prix, endettement privé, mouvements de capitaux, etc.) encadrant le processus coopératif. Ainsi, afin de pallier les risques de free riding budgétaire, le Conseil des ministres de l’Économie et des Finances a défini, lors du sommet de Dublin (13-14 décembre 1996), le « Pacte de stabilité et de croissance »6 destiné à prévenir les situations de « déficit excessif » et à activer les procédures de correction « à froid ». La troisième leçon s’applique aux futures relations de change entre la zone euro et les pays « pré-in », traitées lors du Conseil des Ministres de l’Économie et des Finances réuni à Vérone (avril 1996) par la création d’un « SME bis » prévoyant un arrimage des monnaies « pré-in » à l’euro, de même qu’une spécification des efforts de convergence préalables à un ralliement futur. L’objectif est, ainsi, de réduire le risque que certains pays, membres du Marché unique, usent de leurs taux de change via une dépréciation compétitive vis-à-vis de l’euro à des fins commerciales (dumping monétaire).
Plus spécifiquement, l’entrée dans l’Union européenne de dix nouveaux pays7, parmi lesquels huit Pays d’Europe Centrale et Orientale (PECO), le 1er mai 2004, a redynamisé le chantier de l’élargissement de l’UEM puisque l’adoption de l’euro sera la prochaine étape de l’intégration de ces nouveaux membres.
Incidences globales de la réalisation de l’Union Économique et Monétaire européenne sur le système de financement international
La réalisation de l’UEM a transformé le système de financement international aux niveaux, d’une part, des relations entre l’euro et les autres grandes monnaies internationales (dollar et yen), soit la configuration du polycentrisme représenté par la « triade monétaire » (États-Unis, Europe, Japon) ; d’autre part, de la demande et de la composition des réserves internationales, notamment celles des pays européens qui détiennent, dans les années 1990 jusqu’au début des années 2000, un tiers des réserves mondiales et représentent près de la moitié du commerce mondial.
La nouvelle donne monétaire et financière internationale est, principalement, caractérisée par l’essor du polycentrisme monétaire spécifié par l’existence d’une monnaie de réserve dominante (le dollar), progressivement « épaulée » par d’autres devises, spécialement le yen et le deutsche mark puis l’euro, qui demeurent des monnaies souvent partielles8 à l’échelle mondiale. En l’occurrence, la part des différentes devises dans le total des avoirs officiels en devises des Banques centrales illustre le rythme très graduel auquel les autorités monétaires ont été amenées à diversifier leurs réserves de change (tableau 24_Ref239432598, ci-dessous_Ref239432604).
Tableau 24 : Part des monnaies dans le total des avoirs officiels en devises de l’ensemble des pays, 1973-2008, fin d’années, taux de change constants, en %
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Entre 1999 et 2003, la monnaie unique a gagné 7 points de pourcentage de part dans les réserves de change mondiales. Par la suite, la période de large accumulation de réserves par les Banques centrales des pays émergents (triplement au niveau mondial entre 2000 et 2007) marque une stabilisation de la part de l’euro. Il faut cependant noter que la Russie, entre 2005 et 2007, a porté la part de l’euro dans ses réserves de 10 à 45 %.
Sources : FMI, BCE.
Sur le marché des actifs privés, la part des monnaies européennes passe, entre 1981 et 1995, de 13 à 37 % du portefeuille mondial, tandis que, corrélativement, celle du dollar a diminué, passant de 67 à 40 %. Cette proportion est relativement stable : par exemple, à fin 2007, 43 % des emprunts internationaux en obligations étaient en dollars, contre 32 % en euros. Sur le marché international des fonds empruntés, les transactions en dollar et en euro présentent des proportions comparables et également stables (autour de 40 et 30 %, respectivement). Le dollar reste prédominant, dans la mesure où, pour les émetteurs, la monnaie américaine présente des avantages substantiels en termes de moindres coûts d’utilisation (coûts d’information et de transaction) liés à l’étendue de son marché et à une liquidité élevée. De manière générale, l’euro progresse dans les pays relevant de sa zone d’influence, mais ne parvient pas à percer en Asie, en Amérique latine ou au Moyen-Orient.
En tant qu’instrument de transaction et unité de compte, le recul du dollar est faible. Il reste, d’abord, le principal instrument de transaction sur le marché des changes (90, 83 et 86 % respectivement en 1989, 1995 et 20079 ; à cette dernière date l’euro représente 37 %, la livre sterling et le yen 15 à 16 %), même si l’euro a fait disparaître les transactions intra-européennes. S’agissant des transactions commerciales, 29 % des exportations mondiales étaient libellées en euros en 2007 (contre 18 % en 2001). Cependant, alors que les États-Unis facturent en dollars 99,8 % de leurs exportations et paient en dollars 92 % de leurs importations, l’Allemagne, premier exportateur mondial, ne facture que 68 et 59 %, respectivement, de ses exportations et importations en dehors de la zone euro. Le dollar reste, également, la seule monnaie de fixation des cours des matières premières, et notamment de l’énergie, dont le marché est l’un des premiers mondiaux. En outre, le dollar reste prédominant dans le libellé de la dette des PED (fin 2007, environ 50 % de la dette africaine, 60 % de la dette de la zone Asie-Pacifique et 80 % de la dette sud-américaine et moyen-orientale). Par ailleurs, si le nombre de pays rattachant leur devise au dollar a régressé, le « billet vert » demeure, toutefois, une valeur d’ancrage essentielle, en particulier en Asie et en Amérique latine. Sur la base des pratiques « réelles » des Banques centrales, qui ne sont pas toujours conformes à leurs déclarations, les parts respectives du dollar et de l’euro sont ainsi estimées, respectivement à 40 et 30 % fin 2007.
Ces données illustrent une forme faible de polycentrisme monétaire [de Boissieu dans Walrafen, [1994], 229-244], dans laquelle la part du dollar, que ce soit dans les réserves officielles de change des Banques centrales, dans la facturation des échanges commerciaux internationaux, ou sur les marchés financiers, reste largement prépondérante, relativisant, par là même, la « triade monétaire ». Toutefois, l’euro est un candidat naturel au rôle de « monnaie totale » internationale (international currency), et, dispose d’avantages significatifs pour modifier cette situation. D’abord, c’est la monnaie domestique d’un vaste territoire (représentant, en 2008, 20 % du PIB mondial, soit une part équivalente à celle des États-Unis). En outre, les actifs financiers des pays membres devenant davantage substituables en raison de la suppression du risque de change intra-zone, le marché financier européen va gagner en liquidité et, ainsi, devenir plus attractif. Ensuite, la part de l’euro dans les réserves de change est appelée à s’accroître, notamment par convergence de la structure des réserves des Banques centrales des pays tiers sur celle de leurs exportations. L’Union attire, également, les pays européens restés à l’extérieur (pays « pré-in », les Pays d’Europe Centrale et Orientale PECO ; cf. ci-après) : pour incorporer l’UEM, ils ont ancré leurs monnaies à l’euro et financent leurs déficits extérieurs dans cette monnaie, d’autant que la structure de leur commerce extérieur, de leurs investissements, et de leur endettement extérieur, abonde en ce sens. Enfin, l’abondance d’épargne domestique et la faiblesse des taux dans la zone euro devraient favoriser l’activité d’emprunts en euro de la part des non résidents.
Par ailleurs, les tailles des marchés d’actions et d’obligations européens sont comparables à ceux des États-Unis, ce qui devrait conduire l’euro à devenir une monnaie internationale comparable au dollar, a fortiori dans le contexte de crise des années 2007 à 2009 où la défiance vis-à-vis du dollar ou des titres libellés dans cette monnaie peut opérer. Cet argument comporte, toutefois, certaines limites. D’abord, si dans certain cas (i.e. swaps de taux), la fusion des marchés et la constitution d’un marché unique important sont avérées, dans d’autres cas (dettes publiques, euro-obligations ou eurocrédit), le passage à une monnaie unique (l’euro) n’équivaut pas, ipso facto, à l’existence d’un marché plus liquide. Ainsi, pour les dettes publiques, les techniques d’émission, la fiscalité, et la qualité de signature (spreads) diffèrent entre les émetteurs, dès lors qu’il n’y a pas fusion totale des lignes d’emprunt, ni agence européenne d’émission de la dette. En outre, si la substituabilité entre les différentes dettes est accrue avec l’élimination du risque de change, elle n’est pas parfaite : le maintien de politiques budgétaires autonomes induit un éventuel « risque de spread » (i.e. les « primes de risque ») entre émetteurs, destiné à valoriser le risque de signature. Parallèlement, l’offre nette de titres en euros, disponibles pour les non-résidents, est susceptible d’être faible en raison de l’excès d’épargne longue.
En définitive, au terme d’un ajustement relativement rapide au cours des premières années d’introduction de l’euro, son poids international semble relativement stable. Il n’en va pas de même de son cours de change par rapport au dollar. Ainsi, durant la seconde moitié des années 1990, les bonnes performances boursières américaines et les fortes perspectives de croissance liées à la « nouvelle économie » ont attiré, vers les États-Unis, des flux importants de capitaux, en particulier en provenance d’Europe, qui ont renforcé la valeur du dollar. Les investisseurs européens, dans le but d’accroître le rendement de leur portefeuille, ont affaibli l’euro en se portant sur des actifs américains. Un second élément, plus structurel, explique cet affaiblissement. La création de l’euro et son corollaire, une politique monétaire commune à l’ensemble des pays membres de l’UEM, ont augmenté les corrélations entre les places boursières européennes. Dès lors, pour diversifier leurs portefeuilles, les investisseurs augmentent leur détention d’actifs en dehors de la zone euro, ce qui peut expliquer les réactions asymétriques (2000-2) des marchés financiers à l’égard de l’euro : l’euro s’affaiblit lorsque les nouvelles sont mauvaises, mais ne s’apprécie pas forcément lorsqu’elles sont bonnes… Un an après sa naissance, l’euro avait perdu plus de 15 % de sa valeur, passant de 1,17 $ (le 4 janvier 1999) à 1,03 $ (le 7 janvier 2000) pour 1 euro, après que la BCE ait relevé, en novembre, d’un demi point son taux directeur à 3 %. L’euro atteint son plus bas niveau depuis sa création le 26 octobre 2000, en cotant 0,823 dollar, malgré plusieurs interventions de la BCE, particulièrement celle concertée avec le FED et la Banque du Japon du 22 septembre 2000.
Tableau 25 : Historique de la parité euro/dollar, 2000-2009
079
(*) cours officiel de lancement au 1er janvier : 1,16650
(**) août 2009
Source : www.stox-office.com
Aujourd’hui (2009), l’euro est relativement bien orienté par rapport au dollar, pour se « stabiliser » dans un « canal horizontal » de 1,25/1,40. Si la monnaie unique a parfaitement impulsé l’unification des marchés de capitaux née de la création de l’Euroland (en 1999, 450 milliards d’euros ont été émis sur le marché obligataire international contre 540 milliards d’émission en dollars), avec la suppression du risque de change interne, sa volatilité face au dollar l’a privé, pour l’instant, de la réelle stature internationale que lui aurait conférée, en particulier, le rééquilibrage des réserves de change des pays asiatiques (7.1.2.) au profit de l’euro.
Dans une perspective de long terme, deux thèses principales quant aux niveaux et aux fluctuations de change de l’euro (« euro fort » vs « euro faible ») peuvent être avancées : d’une part, les tenants d’une dépréciation, à moyen terme, de l’euro dès lors que la crédibilité des institutions monétaires de l’UEM n’équivaudra pas, à moyen et long termes, celle de la Bundesbank ; d’autre part, ceux qui avancent le risque d’appréciation de l’euro résultant des choix d’allocation de portefeuille, notamment des non-résidents. La thèse en faveur de l’euro faible est que la première assertion relative à la crédibilité de la BCE ne renvoie pas à la constitution monétaire de l’Union, dès lors que les traités afférents affirment, sans ambiguïté, que l’objectif de la BCE est la stabilité des prix (encadré 49_Ref239492122 ci-dessous_Ref239492125), dans un cadre institutionnel d’indépendance la préservant des pressions politiques, mais plutôt à la composition, voire à la solidité, de l’Union. En effet, l’Union Européenne incluant des pays à tradition inflationniste (l’Italie, par exemple), l’objectif de stabilité des prix pourrait se heurter à des comportements nationaux de free riding. Ainsi, certains États membres, sous le couvert de l’Union, particulièrement en période de crise, comme celle de 2008-2009, pourraient avoir la latitude d’adopter des politiques imposant à leurs partenaires les conséquences financières négatives de leurs choix (externalité véhiculée par une hausse des taux d’intérêt) ; comportements susceptibles de remettre en cause la solidité de l’UEM via une moindre coopération et solidarité internes en rupture avec la logique de l’intérêt mutuellement avantageux, et de provoquer une défiance vis-à-vis de l’euro ; phénomènes amplifiés avec l’élargissement européen (7.1.2.).
Encadré 49 : Statuts et fonctionnement de la BCE
La Banque centrale européenne (BCE) a, statutairement, l’obligation de veiller à la stabilité des prix, conformément à l’article 105 du traité consolidé instituant la Communauté européenne, selon la définition quantitativiste, confirmée par le Conseil des Gouverneurs du 8 mai 2003, suivante : « La stabilité des prix est définie comme une progression sur un an de l’indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH) inférieure à 2 % dans la zone euro. » L’analyse monétaire conduite par la BCE pour apprécier les tendances de moyen et long termes repose sur la relation étroite supposée entre la quantité de monnaie en circulation et les prix sur longues périodes. Elle s’appuie sur différents indicateurs, notamment les composantes et les contreparties (en particulier le crédit) de M3. Le Conseil des Gouverneurs de la BCE, lors de sa réunion du 5 décembre 2002, a confirmé la valeur de référence de 4,5 % de progression annuelle de M3 sur le moyen terme, puis a annoncé (8 mai 2003) qu’il ne procéderait plus à l’examen annuel de cette valeur, tout en continuant à en étudier périodiquement les conditions et hypothèses sous-jacentes ; cette orientation à moyen terme de la politique monétaire étant confirmée par J.-C. Trichet lors de son entrée en fonction (1er novembre 2003) comme second Président de la BCE (pour plus de détails, voir 8.1.).
L’autre argument en « faveur » d’une dépréciation à terme de l’euro concerne les stratégies de diversification du risque des opérateurs privés. Lorsque ces derniers ont à leur disposition une multiplicité de monnaies européennes face à une seule monnaie internationale (le dollar), ils optent pour une structure de portefeuille en évaluant l’excès de rendement anticipé de chaque devise comparativement au dollar ainsi que les variances et covariances (corrélations) de ces rendements. Ainsi, la pluralité des devises européennes permettait une meilleure diversification du risque de change pour un investisseur basé en dollars. Ce phénomène est amplifié par la faiblesse du rendement de l’euro comparativement à celui obtenu, avant l’unification, avec les monnaies européennes « périphériques ».
La seconde thèse (« euro fort ») repose, également, sur la composition du portefeuille des non-résidents, mais dans une optique différente. Si les opérateurs internationaux privilégiaient la détention d’euros, une demande excédentaire sur le marché des changes, renforcée par un différentiel de taux d’intérêt favorables, pourrait provoquer, temporairement, une sur-appréciation au regard des fondamentaux ; l’euro étant, en l’occurrence, victime de son succès. Un second argument, en faveur de l’euro « fort », réside dans la capacité d’attraction de l’UEM sur les flux financiers des investisseurs non européens. Ces mouvements de capitaux sont, néanmoins, fortement dépendants du degré de liquidité du marché obligataire européen, qui reste limité par l’absence de dette fédérale et par la segmentation persistante des marchés des titres d’État.
En tout état de cause, la question en suspens concerne la contribution de l’euro à la stabilité monétaire internationale. Avec l’essor du poids international de l’euro, la BCE sera probablement confrontée, à moyen terme, à une instabilité de la demande de monnaie et d’actifs libellés en euros, avec le risque subséquent, en cas de réponse à une demande excédentaire par un accroissement de l’offre de monnaie, d’une révision à la baisse de sa crédibilité. Du point de vue de la parité de la monnaie unique, la zone euro formant un grand ensemble modérément ouvert (comparable à celui des États-Unis), la BCE pourrait accorder relativement peu d’importance à la valeur externe de l’euro, celle-ci n’étant pas utilisée comme arme commerciale (i.e le canal externe de la politique monétaire), d’où une relative stabilité du taux de change. Alternativement, la BCE, libérée de la contrainte externe, pourrait à l’image de la FED mobiliser sa politique monétaire à des fins internes de stabilisation économique (croissance et inflation) dans une optique contra-cyclique. Dans ce contexte, le taux de change entre l’euro et le dollar deviendrait plus volatile afin d’absorber les chocs asymétriques concernant les deux zones.
L’essor des marchés émergents et les premières crises
Outre les mutations liées aux processus préparatoires puis à la mise en œuvre de la monnaie unique, le système de financement international à partir des années 1990 est marqué par l’essor et les crises des marchés émergents, apparaissant comme un sous-groupe distinct au sein des pays en développement. En effet, alors que ces derniers restent dans leur ensemble confrontés à un phénomène chronique de rationnement du crédit, les marchés émergents ont accès aux financements extérieurs privés (7.2.1.). Pourtant, ces flux privés, extrêmement importants en « période tranquille », sont également extrêmement instables. Ainsi, dès 1994-1995, la « crise mexicaine » entraîne un retrait massif des capitaux investis dans les économies émergentes (7.2.2.). Les créanciers seront plus profondément déstabilisés encore par la crise généralisée dite « des monnaies asiatiques », qui touche en 1997 l’Asie du Sud-Est, alors considérée comme un modèle de développement économique (7.2.3.).
Les Marchés financiers émergents (MFE) et la montée de nouveaux risques
Au début des années 1980, les nouveaux pays industrialisés d’Asie et d’Amérique latine deviennent des acteurs majeurs de la finance internationale, impulsant le phénomène des « Marchés financiers émergents » (MFE). L’essor et la place des MFE dans la capitalisation boursière mondiale (de 2,5 % à 13 % de 1983 à 1995) s’inscrivent dans un mouvement général de libéralisation financière des pays en développement caractérisé par un double processus de dérégulation des taux d’intérêt et de libéralisation des activités financières afin de stimuler la croissance, par le biais de l’ouverture du marché à de nouvelles banques, aux institutions non bancaires, de la privatisation des banques domestiques, etc. (encadré 50_Ref239505505, ci-après_Ref239505510).
Parallèlement, se développent les marchés de capitaux, favorisés par la modernisation des marchés monétaires et des changes, la création de marchés financiers classiques (actions et obligations), voire de marchés de produits dérivés (Singapour, Hong-Kong, Kuala Lumpur). Les marchés actions puis les marchés obligataires sont rapidement confrontés à plusieurs obstacles inhérents aux économies émergentes, comme la situation d’excédent budgétaire pour la plupart des pays est-asiatiques, le manque de crédibilité des institutions, la faiblesse du système de compensation et de règlement, l’étroitesse des possibilités de couverture en l’absence – la plupart du temps – de marchés dérivés, la rareté des agences de rating, etc. Ces marchés obligataires enregistrent, toutefois, une forte croissance nourrie d’un flux croissant d’émissions du secteur privé, pour atteindre 800 milliards de dollars en 1995, soit les deux tiers de la capitalisation des marchés actions, pour une capitalisation boursière multipliée par dix entre 1985 et 1995 (soit 13 % de la capitalisation boursière mondiale contre 4 % en 1985).
Encadré 50 : Du rationnement du crédit à la surcouverture du besoin de financement : Libéralisation financière et décentralisation des décisions de financement extérieur
Les afflux de capitaux ayant précédé les crises des années 1990 et 2000 sont caractérisés par un trait spécifique : le processus de dérèglementation des activités financières, désormais étendu au pays émergents, permet aux emprunteurs privés un large accès aux marchés financiers internationaux. Dès lors, la dette extérieure de ces pays n’est plus seulement souveraine – c’est-à-dire, contractée par le gouvernement – elle est aussi, de plus en plus, privée. En pratique, deux types de dette privée coexistent ainsi : la dette garantie, reprise par l’État en cas de difficultés de paiement de l’emprunteur ; et la dette non garantie. Toutefois, de facto, la distinction est beaucoup plus floue, les États en situation de crise ayant tendance autant que possible à reprendre à leur compte toutes les dettes contractées par des agents privés, pour éviter une trop forte dégradation de leurs conditions d’accès aux marchés de capitaux. Ce trait de comportement constitue, d’ailleurs, le principe clef du modèle de crises de troisième génération fondateur de Dooley [1997] (figure 5REF _Ref239580395 \h p. 271PAGEREF _Ref239580398 \h).
Décisions d’emprunt décentralisées
Lorsque les entreprises ont accès, de même que les gouvernements, aux marchés de capitaux internationaux (« décentralisation des décisions d’emprunt »), les flux de capitaux et l’endettement global du pays dépendent de plusieurs éléments :
- D’abord, les emprunteurs privés ne supportent pas la totalité du coût lié au défaut : les dettes dont ils sont titulaires sont en effet garanties, au moins de facto, par l’État. Ceci peut occasionner un suremprunt.
- Par ailleurs, si l’aversion au risque du secteur privé est en moyenne inférieure à celle du gouvernement, la déréglementation conduit également à un montant d’endettement extérieur plus important.
Tragédie des communs
Le troisième effet correspond au principe de la « tragédie des communs » et présente une importance déterminante dans l’explication de l’apparition de situations de surendettement. La « tragédie des communs » (Hardin [1968]) est un cadre d’analyse de l’épuisement d’une ressource rare librement accessible – son seul coût correspondant à l’impossibilité d’exercer simultanément une autre activité rémunératrice. Pour cette raison, la ressource est utilisée tant que son produit moyen (c’est-à-dire la part que chacun peut s’approprier) excède le rendement de l’activité alternative la plus rémunératrice, ce qui conduit à son épuisement. Habituellement, l’explication du phénomène de « tragédie des communs » fait appel à une image : la ressource librement accessible est alors un lac peuplé de poissons que chacun peut pêcher sans restriction. À long terme, cette absence de coordination occasionne un phénomène de sur-pêche et une disparition de l’espèce pêchée.


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On note f(x) la technologie de production correspondant à la ressource commune, (x) la somme des facteurs consacrés à l’exploitation du commun, et (p) le rendement de l’activité alternative la plus rentable. L’illustration graphique du phénomène de « tragédie des communs » fait alors apparaître une surexploitation dans le cas II. (exploitation libre) par rapport au cas I. (exploitation organisée par une Autorité publique).
Représentation graphique du phénomène de « tragédie des communs »
Dans le cas de l’endettement extérieur des pays en développement et émergents, la ressource susceptible d’épuisement est l’accès au financement extérieur (évaluation du risque pays satisfaisante). Cette ressource est exploitée au-delà de son seuil d’efficience dès lors que les prêts réalisés, ne répondant plus au critère de soutenabilité, conduisent à une dégradation rédhibitoire de l’évaluation dont le pays fait l’objet. Par rapport à l’aléa moral, l’intérêt du concept de « tragédie des communs » est double :
- D’abord, la prise de décision décrite est décentralisée : il est donc possible de traiter des conséquences de comportements non coordonnés ou non coopératifs.
- D’autre part, l’appropriation par des acteurs privés d’une ressource publique au delà du seuil d’efficience en constitue la dimension déterminante, ce qui correspond bien à la relation entre l’essor de la dette extérieure des entreprises privées dans le cadre du processus de dérèglementation et la dégradation de l’évaluation du risque pays susceptible de s’ensuivre au niveau national.
D’autre part, les MFE se caractérisent par l’instabilité de leurs régimes de financement interne. En effet, le recours à des financements de marché importants, dans le cadre d’une stratégie de développement à moyen terme, substitue à une contrainte intertemporelle, une contrainte financière instantanée sur le compte courant, voire le solde budgétaire. Dans ce contexte, les MFE, fragiles et totalement ouverts (dépendants) sur l’extérieur, sont particulièrement vulnérables à de brutales crises financières, monétaires et bancaires, caractérisées par trois phénomènes principaux.
D’une part, la fuite massive de capitaux liquides et, en premier lieu, ceux du secteur bancaire domestique qui convertit ses avoirs en monnaie étrangère dès l’annonce, voire dès les premières rumeurs, de « réajustement » du cours de la monnaie nationale, accentuant ainsi sa dépréciation (surréaction). D’autre part, le désengagement très rapide des capitaux étrangers placés sur le marché obligataire sous la forme de Bons du Trésor liés à la titrisation de la dette. Enfin, le retrait des investissements de portefeuille placés sur les Bourses nationales. Dès lors, l’effondrement des cours de la Bourse, la dépréciation des monnaies nationales et les sorties nettes de capitaux à court terme se conjuguent au sein d’un seul et même mouvement.
Au-delà du poids de la dette héritée, la demande de monnaie dans ces pays (i.e. leur capacité d’absorption) est souvent trop réduite comparativement à leur taille financière, soit une couverture excessive des besoins de financement par de la hot money, d’où les tensions sur les liquidités et les difficultés de placement de la dette publique. Ainsi, si les risques de défaut affectent, exclusivement, les pays dont les efforts d’ajustement sont insuffisants, les risques de marché (liés au retournement des flux financiers en cas de modification du différentiel d’intérêt avec les pays industrialisés et/ou des anticipations de change sur la monnaie locale) concernent tous les pays, notamment lorsque la part de besoin de financement structurel couverte par des capitaux stables est restreinte, quand les dettes extérieures à court terme excèdent les réserves en devises, et en cas de croissance du crédit supérieure à celle du PIB nominal. Enfin, la connexion des marchés de la dette publique avec une mobilité « parfaite » des capitaux privés, entraîne un facteur de risque supplémentaire, à savoir l’appel excessif du secteur privé à l’épargne extérieure, notamment par l’intermédiation bancaire.
Plus précisément, les entrées massives de capitaux privés vers les MFE, en principe favorables à la croissance des pays récipiendaires, ont, cependant, engendré des « bulles spéculatives »10 car elles créent l’illusion de la réussite économique et financière11, d’où les surévaluations des monnaies locales, vecteur de pénalisation de la croissance. En outre, jusqu’au début des années 1990, ces entrées de capitaux concernaient, essentiellement, des capitaux longs sous la forme d’Investissements Directs à l’Étranger (IDE), d’où un accroissement du stock de capital et un transfert de savoir-faire qui ont consolidé le processus de développement des économies concernées.
À partir de la décennie 1990, la plus forte intégration des pays émergents dans la finance internationale a, principalement, consisté en la libéralisation des flux de capitaux à court terme, par nature plus volatils. Alors, les réactions des marchés financiers sont susceptibles de provoquer de graves crises économiques et financières en raison de la tendance des opérateurs à répondre avec exubérance aux succès et à réagir de façon exagérée lorsque l’orientation du marché se modifie. En d’autres termes, tant que les investisseurs étrangers ont confiance, les « bulles » sur les marchés les plus spéculatifs (immobilier, marché actions) enflent selon une logique d’autovalidation des anticipations ; mais dès qu’un mouvement de défiance survient, le reflux brutal des capitaux précipite l’éclatement de la bulle amplifié par les difficultés d’évaluer le risque inhérent à des pays plus instables que des pays industrialisés et délivrant une information économique et financière moins crédible.
La crise mexicaine : un effet de surprise relatif
La crise mexicaine (décembre 1994) et son effet de contagion (« effet tequila »), de même que la crise des monnaies asiatiques (été 1997) puis russe (1998) et, dans un contexte singulier de currency board, argentine (2001) s’inscrivent dans ce cadre, et doivent être analysées en fonction des difficultés éprouvées par les États à gérer leurs économies (maîtrise de l’évolution de la masse monétaire, notamment) dans une situation de libéralisation des mouvements de capitaux. En effet, ces crises ont en commun d’avoir été nourries par la coexistence, non pacifique, d’une surévaluation de la monnaie domestique (avérée, objectivement, par rapport aux fondamentaux, ou ressentie comme telle, subjectivement, par les investisseurs non résidents) avec un endettement extérieur à court terme hypertrophié.
Encadré 51 : Le rôle des fragilités structurelles dans l’explication de la crise mexicaine de 1994-1995
La crise mexicaine de 1994-1995 est symptomatique de la précarité du redressement latino américain. En effet, durant la période [1990-1993], le Mexique a maîtrisé ses déséquilibres externes (prix et déficit budgétaire) par une politique économique d’assainissement assortie de réformes structurelles, mais au prix d’une forte dégradation de ses comptes extérieurs. Le déficit de la balance courante atteint 47 milliards de dollars en 1994, soit 7,5 points de PIB contre 3 milliards en 1990, résultant des effets combinés de l’accroissement des importations (de biens d’investissement notamment), de la forte dégradation de la compétitivité/prix des produits mexicains liée à l’appréciation du taux de change réel (plus de 20 % sur la période [1990-mi 1994]), de la baisse des tarifs douaniers due à la mise en œuvre de l’ALENA, et de l’accroissement de la charge d’intérêts liée à la progression de l’endettement extérieur dans un contexte de désinflation mondiale [d’Arvisenet Petit, 1997, 167 et s.]. D’où une forte croissance du besoin de financement extérieur (somme du déficit de la balance des paiements courants et du remboursement du principal de la dette) s’élevant, en 1994, à près de 10 points de PIB, intenable dans la durée12.
Durant cette période, les IDE n’ont représenté que 2 points de PIB au Mexique, et les financements par crédit à moyen et long terme sont passés de 5 % à 2 % du PIB. Le bouclage du financement extérieur a été assuré par des émissions d’obligations internationales et, surtout, par le placement de titres publics en pesos auprès de non-résidents, ainsi que par des dépôts bancaires ouverts par ces derniers (94 milliards de dollars mi 1994, la part des valeurs gouvernementales détenues par les non-résidents passant de 33 % fin 1992 à près de 60 % à l’automne 1994). L’attractivité de ces placements a débouché sur une « surcouverture » des besoins de financement en 1992 et 1993, conduisant à un gonflement artificiel des réserves de change (28 milliards de dollars en février 1994). La libéralisation financière conjuguée à des taux d’intérêt élevés liés à une politique monétaire restrictive ont attiré des capitaux extérieurs, d’où une surévaluation du peso.
À partir de 1992, deux mouvements contradictoires, à savoir la baisse des financements stables et la hausse des besoins de financement, s’amplifient pour atteindre, en 1993-1994, un écart de près de 6 points de PIB couvert par des capitaux volatils ; illustrant, par là même, la compatibilité entre un risque souverain et une situation d’équilibre budgétaire13, dès lors que le financement du déficit des paiements extérieurs est assuré par une substitution de détenteurs non-résidents à des détenteurs résidents d’une dette publique interne titrisée.
Au début de l’année 1994, outre l’élévation du déficit courant, les marchés financiers latino-américains (dette souveraine, Bourse) se sont orientés à la baisse avec le relèvement des taux d’intérêt américains, ce qui, associé à une forte instabilité politique (i.e. la révolte des paysans pauvres et de la guérilla zapatiste du Chiapas de même que l’assassinat du candidat officiel à la Présidence, L.D. Colosio, dauphin désigné du président Salinas), facteur aggravant de la fébrilité des marchés, provoque une crise de change (mars 1994). Les sorties de capitaux afférentes génèrent, alors, une hausse des taux d’intérêt domestiques et une dépréciation de facto du peso de 9 %, malgré la mobilisation de 10 milliards de réserves de change, entre février et avril. Lors des mois suivants, malgré le contexte de morosité, les capitaux volatils, attirés par le niveau exceptionnel des rendements et le résultat « positif » des élections (i.e. la perspective de privatisations fructueuses pour les investisseurs internationaux), reviennent massivement pour se placer sur les titres gouvernementaux indexés sur le dollar (Tesobonos), couvrant, ainsi, le besoin de financement extérieur.
En décembre 1994, les marchés prennent conscience de l’importance du déficit extérieur ce qui, considérant l’aggravation de la crise politique du Chiapas, provoque de nouvelles sorties de capitaux via la vente des obligations d’État, dont une proportion importante arrivait de toute façon à échéance posant, par là même (i.e. indépendamment des ventes de détresse -distress sales- liées à la crise), le problème du financement de forts déficits commerciaux et des transactions courantes par des flux de capitaux privés à court terme. Le 20 décembre, le plancher de la bande de fluctuation autorisée de la monnaie nationale est relevé de 15 %, puis le flottement libre du peso est décidé, dont le cours oscille entre 5 et 5,70 par dollar, les réserves de change passant de 13 à 6,3 milliards de dollars de novembre à décembre. Parallèlement, les cours boursiers et ceux de la dette souveraine chutent, le taux interbancaire passant de 19 % en novembre 1994 à 40 % début janvier 1995. En phase avec le flottement du peso, un plan de lutte contre l’inflation (blocage des prix des produits de première nécessité), de réduction des dépenses publiques et de privatisations est mis en œuvre par le Président Zedillo (janvier/mars 1995), épaulé par un dispositif d’aide financière internationale de près de 50 milliards de dollars, soit l’équivalent du total des flux d’investissements à destination des pays en développement en 1993, année particulièrement faste.
Plus précisément, le Fonds Monétaire International met à la disposition du Mexique une « stand-by facility » de 18 milliards de dollars, le Trésor américain « offre » une facilité de 20 milliards de dollars à court et moyen terme sous forme de swaps de garantie sur les recettes pétrolières, auxquelles s’ajoutent 10 milliards injectés par la BRI. L’intégralité du sauvetage est, donc, d’origine publique ; les banques commerciales, qui devaient initialement apporter 3 milliards de dollars, s’étant désistées quelques semaines avant l’annonce de ce plan. Ce dernier s’accompagne de conditionnalités (baisse des salaires et du crédit, élargissement des programmes de privatisation) qui vont accentuer la récession. Par ailleurs, ces conditionnalités mettent fin à la souveraineté nationale du Mexique, désormais sous tutelle, dont la politique étrangère était, malgré son virage libéral des années 1980 et le contrecoup de la crise de la dette de 1982, l’une des plus indépendantes d’Amérique latine.
La survenance de la crise mexicaine n’a quasiment pas été prévue, donc anticipée, par les opérateurs. Par conséquent, les lourdes pertes enregistrées par les détenteurs de titres mexicains ont provoqué une logique de défiance contagieuse à l’encontre de l’ensemble des MFE, perçus par les investisseurs internationaux comme appartenant à la même classe de risques, d’où un mouvement de contagion appelé « effet tequila ». Trois séries de raisons peuvent expliquer la proximité temporelle des crises monétaires.
1 D’abord, les crises peuvent avoir une cause identique comme, par exemple, des chocs économiques dans les pays industrialisés qui se répercu tent, sous forme de crise, dans les pays émergents (« effet de mousson »). Ainsi, la forte hausse des taux d’intérêt aux États-Unis, au début des années 1980 (5.1.1.), a constitué un facteur important de la crise de la dette en Amérique latine. De même, la forte appréciation du dollar, surtout vis-à-vis du yen durant la période [1995-7] a contribué à affaiblir le secteur extérieur des pays d’Asie du Sud-Est.
2 La seconde raison tient au couplage des échanges et des marchés de capitaux internationaux (la dévaluation de la monnaie d’un pays rend les autres moins concurrentiels, par exemple) voire aux interdépendances dans les portefeuilles des créanciers (l’illiquidité d’un marché peut contraindre les intermédiaires financiers à liquider leurs actifs sur d’autres marchés). Les « débordements » dus à ces interconnexions ont favorisé et amplifié la propagation de la crise en Asie orientale.
3 Enfin, la troisième raison tient à ce qu’un choc survenant dans un pays peut inciter les créanciers à réévaluer les facteurs économiques déterminants d’autres pays, ou à réduire le coefficient de risque de leur portefeuille, et adopter un comportement de « fuite vers les actifs de qualité » (“flight to quality”). Ce dernier effet de contagion est lié à un comportement « moutonnier » des investisseurs (grégarisation des comportements) consistant « à anticiper ceux des changements prochains dans l’ambiance et l’information que l’expérience fait apparaître comme les plus propres à influencer la psychologie de masse du marché » [Keynes, 1996, 170], dû à un effet d’entraînement alimenté par des informations asymétriques, voire à la réaction des gérants de fonds aux fortes incitations.
Ces effets de débordement et de contagion ont joué un rôle important dans la crise mexicaine de 1994-1995. Dans ce contexte, le resserrement, après la crise, de la corrélation entre les mouvements des prix des actions et les remboursements d’obligations Brady entre les pays émergents d’Amérique latine est traditionnellement expliqué, considérant les différentiels macro-économiques de ces pays, soit par un comportement grégaire des investisseurs, soit par le fait que les opérateurs liquidaient des actions de plusieurs MFE, en dépit de leurs singularités nationales, afin de mobiliser des fonds pour faire face à l’accroissement attendu des demandes de remboursement sur d’autres marchés ; en d’autres termes, par des interdépendances dans les portefeuilles des créanciers. [Calvo Reinhart, 1996]
Certains analystes soutiennent qu’il est difficile de déceler les données macro-économiques fondamentales susceptibles d’expliquer cet « effet tequila », ce dernier étant, au contraire, perçu comme la manifestation du « pessimisme » ambiant des opérateurs. Dans ce cas, les événements survenus au Mexique auraient incité les investisseurs à anticiper des difficultés similaires dans d’autres économies émergentes, déclenchant ainsi des sorties nettes de capitaux et une attaque contre d’autres monnaies, alors que les données économiques de base restaient inchangées. [Calvo, 1996] Selon d’autres observateurs, le retournement induit des anticipations de la crise mexicaine n’aurait affecté que les pays dont la situation économique était défaillante. Ces pays auraient été vulnérables au pessimisme auto-réalisateur des investisseurs, c’est-à-dire à la contagion (encadré 52_Ref239517591 ci-dessous_Ref239517595), alors que les pays dont les déterminants économiques restaient sains n’auraient subi que des baisses momentanées de leurs entrées de capitaux [Sachs, Tornell, Velasco, 1996]. Il est, en effet, apparu rapidement que, dans un grand nombre de cas, le reflux des mouvements de capitaux est resté éminemment temporaire, et n’a été durable que pour un nombre très limité de pays, notamment, outre le Mexique, l’Argentine et les Philippines.
Encadré 52 : Principaux déterminants des différences de vulnérabilité des pays à l’« effet tequila »
Trois éléments permettent de cerner les différences de vulnérabilité des pays à « l’effet tequila » :
- Le niveau du taux de change réel (“The crucial real exchange rate”) : l’appréciation du taux de change réel de la monnaie domestique dans la période précritique conduit à une nette dégradation des résultats à l’exportation. Il en résulte que plus une monnaie est, initialement, surévaluée, et plus la probabilité d’une correction brutale est forte ;
- L’essor du crédit (“lending boom”) : une forte croissance du crédit intérieur réel, en fragilisant les bilans bancaires, augmente la vulnérabilité du pays face à une érosion de la confiance des investisseurs. Une chute des dépôts provoquée par une anticipation de dévaluation et/ou la faiblesse de la couverture en devises des engagements extérieurs du système bancaire, peuvent provoquer une panique (“run”) ou un rationnement du crédit lorsque la Banque centrale ne relâche pas sa politique monétaire, souvent incompatible avec le régime de change ;
- Les réserves (“low reserves”) : en cas d’inversion des mouvements de capitaux, les détenteurs de titres en monnaie domestique ou de dépôts bancaires convertissent leurs avoirs en monnaie étrangère, d’où une ponction sur les réserves. Le risque de dévaluation (i.e. la soutenabilité du régime de change) est, alors, étroitement lié au niveau des engagements non couverts du secteur bancaire domestique, à savoir le ratio M2/réserves internationales ; autrement dit, le rapport des réserves au stock de crédit, qui rend compte de la capacité de l’économie à résister aux pressions spéculatives sans correction brutale du cours de change.
De ce qui précède, on peut établir « un scénario type » de crise financière et/ou bancaire :
En premier lieu, une période prolongée de « surchauffe » de l’économie durant laquelle l’inflation est relativement élevée et la monnaie surévaluée, avec des conséquences défavorables pour les secteurs exportateurs (i.e. forts déficits courants). Parallèlement, la politique monétaire est sensiblement expansionniste, avec une forte progression du crédit intérieur (liée en particulier à des entrées massives de capitaux à court terme, non stérilisées, c’est-à-dire supérieures aux besoins réels de l’économie, dues à la libéralisation du système financier) qui, dans les pays dont le régime de change est fixe ou inflexible (comme dans le cas des pays asiatiques), compromet l’objectif de taux de change. De ce fait, la vulnérabilité financière de l’éco nomie s’accroît, amplifiée par la hausse des engagements du système bancaire non couverts par des réserves de change et par la baisse des prix des actifs. Dès lors, un choc, tel qu’une baisse de l’activité réelle, un ralentissement des entrées de capitaux, une dégradation des termes de l’échange, une chute marquée des prix des actifs ou une hausse des taux d’intérêt mondiaux, vient affaiblir un système bancaire trop exposé.
La crise des monnaies asiatiques : un effet de surprise profondément déstabilisant
Considérant leur rythme de croissance14, les économies est-asiatiques sont parmi les MFE les plus prospères des décennies 1980 et 1990. En outre, l’orientation prudente de leurs politiques budgétaires, associée à des taux d’épargne privée élevés, en font un modèle de développement. Cet environnement favorable et son corollaire, la sous-estimation des risques par les opérateurs en quête de meilleurs rendements à un moment où les placements au Japon et en Europe sont moins rentables du fait de leurs demandes domestiques et, conséquemment, des faibles niveaux de leurs taux d’intérêt, provoquent, à partir de 1992-1993, un afflux massif de capitaux privés vers les MFE. Face à ces importantes entrées de capitaux (82 milliards de dollars sur la période 1991-6), largement supérieures à l’écart épargne/investissement (47 milliards de dollars pour la même période), la politique de change d’ancrage au dollar conduit logiquement les autorités monétaires des pays d’Asie à augmenter leurs réserves de change afin d’éviter l’appréciation de leurs monnaies. La stérilisation des entrées de capitaux entraîne une hausse des taux d’intérêt à court terme alimentant de nouveaux flux. Simultanément, la distribution des crédits s’accélère malgré l’évolution des taux d’intérêt.
L’allocation des ressources n’est alors plus affectée, à l’instar des flux de capitaux longs, directement par les créditeurs étrangers sur des investissements productifs, mais par les systèmes bancaires domestiques, souvent inaptes à apprécier le risque dans un contexte de faible supervision bancaire, dont l’orientation du crédit alimente les marchés spéculatifs. En outre, avec la libéralisation financière, les banques locales empruntent en devises étrangères (en dollars, essentiellement) afin de prêter en monnaies nationales. En conséquence, ces banques cumulent trois types de risques : un risque de crédit, lié au possible défaut de solvabilité de leurs débiteurs ; un risque de transformation, en empruntant à court terme pour prêter à long terme ; un risque de change puisqu’elles empruntent en devises en anticipant une tradition de garantie publique, manifestation d’un aléa moral (7.2.3.), qui déresponsabilise l’ensemble des opérateurs.
Dans ce contexte, face aux tensions sur la parité du baht depuis la crise de change d’août 1996, les autorités thaïlandaises persistent, dans un pre mier temps, à stabiliser le taux de change contre un panier de devises au sein duquel le dollar occupe une place prépondérante (environ 80 %), d’où la mise en place (mai 1997) d’un contrôle des changes destiné à empêcher les banques à consentir des prêts en bahts aux étrangers. La baisse des réserves et le niveau élevé des taux d’intérêt, dans un environnement bancaire et financier fragilisé par l’éclatement de la « bulle spéculative », remettent en cause la crédibilité de ce programme. En fait, la rigidité de la politique d’ancrage du baht, au sein d’une étroite bande d’intervention (+/- 0,02 %), favorise, en donnant l’illusion tant aux prêteurs qu’aux emprunteurs d’une neutralisation du risque de change, l’endettement en monnaie étrangère (via le Bangkok International Banking Facilities, BIBF) et la négligence du recours aux opérations de couverture de change (pour un récapitulatif synthétique des causes internes de la « crise des monnaies asiatiques », voir encadré 53_Ref239518415 ci-dessous_Ref239518418).
Encadré 53 : La « crise des monnaies asiatiques » : causes internes des attaques spéculatives
Cinq causes internes de ces attaques spéculatives peuvent être avancées :
1 la « surchauffe » progressive des économies qui se manifeste par le creusement d’importants déficits extérieurs et par une hausse des prix de l’immobilier et des cours des actions ;
2 le maintien coûte que coûte de taux de change fixes pendant une période longue, ce qui complique la réponse de la politique monétaire à la « surchauffe » et finit par apparaître comme une garantie implicite du cours de change des monnaies, encourageant les emprunts extérieurs (souvent à court terme), d’où une exposition excessive des établissements financiers et des firmes au risque de change ;
3 les carences de la gestion des établissements et des risques financiers, l’application laxiste des règles prudentielles et l’insuffisance des contrôles, associées à l’orientation du crédit et à l’octroi de prêts privilégiés par l’État entraînent une grave détérioration du portefeuille des banques ;
4 des difficultés dans la diffusion des données et le manque de transparence empêchent les marchés de se faire une opinion « réaliste » des fondamentaux et accroissent le niveau d’incertitude ;
5 les déficiences dans la gestion des affaires publiques et privées conjuguées à l’instabilité politique exacerbent la crise de confiance, accroissent la réticence des créanciers extérieurs à renouveler les prêts à court terme et intensifient les pressions à la baisse des marchés des changes et boursiers.
En pratique, de 1985 à 1995, le baht montre une grande stabilité nominale (25 bahts par dollar, en moyenne annuelle), mais subit une première attaque spéculative des non-résidents en août 1996. Une deuxième attaque similaire survient le 16 mai 1997, face à laquelle les autorités thaïlandaises, avec l’aide des Banques centrales asiatiques, mobilisent 5 milliards de dollars pour soutenir la parité, et scindent le marché des changes en deux compartiments (offshore et domestique) [d’Arvisenet Petit, 1997].
Le scénario de la crise des monnaies asiatiques est, alors, le suivant : l’appréciation tendancielle du baht affecte la compétitivité/prix des exportations thaïlandaises, illustrée par le gonflement du déficit de sa balance commerciale. En outre, la baisse des actifs immobiliers et financiers rend ces placements moins attractifs, alors que, simultanément, le rendement des placements monétaires devient aléatoire compte tenu des anticipations de dévaluation. Au total, les autorités doivent abandonner, le 7 juillet 1997, l’ancrage monétaire datant de 1985. La dépréciation du baht est immédiate (près de 25 % de sa valeur par rapport au dollar en deux semaines), d’où une grave crise de liquidités pour les banques et les firmes, dont la charge réelle d’endettement contracté en monnaie étrangère s’alourdit considérablement. Dans ce contexte, l’altération de la confiance des opérateurs nourrit des mouvements de panique, amplifiant les retraits de capitaux, de même que les ressorts de la contagion de la crise à l’ensemble de la zone disposant du même régime de change (« effet tequila », 4.2.2.), consacrant la dimension collective des comportements financiers qui transcende les cadres nationaux. Le 8 octobre, les autorités indonésiennes sollicitent l’intervention du Fonds Monétaire International (un plan de sauvetage de 23 milliards de dollars est prévu) ; le 23 octobre, la Bourse de Hong-Kong subit un krach ; le 19 novembre, la Corée du Sud requiert, à son tour, l’appui du Fonds Monétaire International. L’effet de propagation affecte, alors, toutes les monnaies de la zone, le flottement devenant de facto le régime de change de l’ensemble de ces devises.
Tableau 26 : Les monnaies asiatiques avant et après la crise de 1997 : tableau de synthèse
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Source : d’Arvisenet Petit [1997, 186].
Toutefois, les effets classiques de relance et de compétitivité de la dévaluation sont, dans le cas des pays asiatiques, érodés, d’abord, en raison de l’accélération de l’inflation due au renchérissement consécutif des biens importés ; ensuite, parce que dans des économies caractérisées par une faible capacité d’absorption et de fortes inégalités de revenus, l’effondrement des marchés extérieurs ne peut être compensé par la demande intérieure ; enfin, en raison du choc en retour de l’effet de contagion. En effet, l’extension de la dépréciation aux monnaies de la zone entame une partie des gains de compétitivité/prix espérés dans la mesure où ces pays entretiennent d’importantes relations commerciales entre eux, et sont en concurrence sur les marchés tiers. Enfin, le surajustement des marchés financiers alourdit la charge de la dette des firmes endettées en dollars auprès des banques offshore alors que leurs ressources sont libellées en monnaie nationale, d’où une dégradation additionnelle du bilan des banques. En définitive, la crise du baht montre les limites de l’intervention de la Banque centrale et des accords de coopération monétaire lorsque les agents privés perdent confiance dans la parité. [d’Arvisenet Petit, 1997, 185]
Un plan de stabilisation macro-économique et de restructuration du système financier est élaboré (5 août), afin de répondre aux conditionnalités du Fonds Monétaire International quant à l’octroi d’aides supplémentaires. Il s’agit, d’une part, de ramener le déficit des paiements courants de 8 % du PIB en 1996 à 5 % en 1997, et à 3 % en 1998, par des mesures de restriction budgétaire (modération des dépenses publiques, relèvement des taux de TVA). L’application de l’autre volet de ce plan, relatif à l’assainissement des secteurs financier et bancarisé, se traduit par la suspension de la moitié des sociétés financières, afin d’alléger la contrainte pesant sur la Banque centrale et d’assurer la continuité des paiements intérieurs en améliorant la solvabilité du système bancaire. L’annonce de ce programme permet le déblocage, sous l’égide du Fonds Monétaire International, d’une contribution bi et multilatérale de 17 milliards de dollars afin de permettre à la Thaïlande d’honorer ses engagements à court terme tout en maintenant son niveau de réserves.
La mise en œuvre de ce programme ne permet pas, cependant, une réorientation des marchés, d’où la nécessité de maintenir des taux d’intérêt élevés, ce qui, combiné avec une baisse du taux de croissance, accroît la fragilité des systèmes financier et bancaire. Cette situation résulte du haut degré de défiance des opérateurs face à la gestion de la crise. Ainsi, au regard de l’importance des engagements à court terme contractés auprès des créanciers étrangers, la situation des réserves de change s’avère plus dégradée comparativement aux annonces officielles. En outre, la fragilité politique accroît l’incertitude sur la capacité des autorités à appliquer, dans la continuité, l’intégralité du plan annoncé, différence notable avec le Mexique de 1994-1995. À cette singularité, s’ajoutent le caractère principalement privé de l’endettement extérieur auprès des banques internationales ; l’interconnexion d’économies dépendantes des marchés extérieurs ; l’incapacité du Japon, en raison de ses propres difficultés, à jouer auprès des premiers pays touchés (la Thaïlande et l’Indonésie) le rôle de prêteur en dernier ressort tenu par les États-Unis à l’égard du Mexique ; l’entrée en crise de la Corée du Sud et du Japon, pays industrialisés exportateurs majeurs mais aussi principaux clients des économies concernées. À ces difficultés internes s’additionne celle liée aux fortes fluctuations de la parité yen/dollar durant la période [1994-1997], qui contribuent à créer les conditions d’une crise en modifiant « artificiellement » la compétitivité internationale de ces pays.
En définitive, la complexité des causes et des conséquences de la crise des monnaies asiatiques déstabilise profondément les investisseurs. La crise mexicaine de 1994-1995 avait eu des effets de propagation importants mais généralement peu durables, en partie parce que les marchés financiers ont l’habitude des défauts de paiement des débiteurs latino-américains – il suffit de se souvenir que la crise de la dette de 1982 a éclaté à la suite des moratoires brésilien et mexicain. Il en va tout à fait différemment des pays du Sud-Est asiatique, qui étaient généralement cités en exemple (le « modèle asiatique ») de développement économique. Postérieurement à la crise qui frappe ces pays en 1997-1998, les investisseurs internationaux dans leur ensemble, à l’exception des fonds spécialisés qui représentent des montants peu importants, prennent l’habitude de pratiquer, en cas d’alerte locale sur les marchés émergents, une réappréciation de risque globale, en matière de volumes de capitaux investis aussi bien que de conditions de financement.
La période de crises récurrentes des marchés financiers émergents
À la fin de la décennie 1990, les crises financières des marchés émergents prennent un caractère récurrent. La logique d’autorenforcement favorise d’ailleurs cette récurrence : chaque défaut individuel d’un pays émergent entraîne un renchérissement des conditions d’emprunt de tous les autres, et donc fragilise leurs situations. Deux épisodes de crises, au cours de cette période, vont avoir des effets particulièrement notables : d’abord, la crise russe de 1998, avec la crainte de matérialisation d’un risque systémique. Pour éviter ce risque, la gestion de la crise, sous la coordination des Institutions Financières Internationales, s’effectue en dehors des contraintes usuelles de conditionnalité (7.3.1.). La crise argentine de 2000-2001, au contraire, marque la rupture de la causalité liant crise financière locale et déstabilisation du système de financement international, ce qui permet d’éviter le renflouement massif et systématique (7.3.2.). En effet, les comportements d’aléa moral des prêteurs, qui ne supportent habituellement qu’une partie de leurs pertes à l’issue des différents mécanismes d’intervention publique déclenchés par les crises, semblent être un trait dominant majeur des crises des marchés émergents (7.3.3.).
La crise russe et ses effets de propagation
En 1998, c’est la débâcle du rouble, dont la convertibilité vis-à-vis du dollar a été suspendue (26 août) qui a, grandement, menacé la stabilité du Système monétaire international. Cette crise est la résultante de la conjugaison de trois principaux facteurs : des mouvements de capitaux spéculatifs, aussi bienvenus qu’incontrôlables ; des économies en transition contraintes d’appliquer, ex abrupto (i.e. de manière non gradualiste, cf. supra), des réformes de libéralisation économique et financière définies par les pays de capitalisme évolué ou par les Organisations internationales, sans s’être véritablement et préalablement dotées d’assises économiques, financières et politiques saines [Andreff, 1993] ; enfin, des marchés boursiers et des changes livrés à eux-mêmes, en temps réel.
À cette étiologie, s’ajoute une cause spécifique à la Russie : la dérive du déficit du Budget fédéral qui s’élève, en 1997, à 6,1 % du PIB, donnée préoccupante en raison de la faiblesse des rentrées fiscales, en dépit de nombreuses privatisations. Simultanément, la hausse de taux d’intérêt liée à la crise des monnaies asiatiques (voir ci-dessus), conjuguée à la baisse des prix du pétrole, ont accru l’inquiétude quant à la soutenabilité des finances publiques, d’où l’annonce de réformes destinées à accroître le recouvrement fiscal, et, de façon générale, à respecter les conditionnalités émises par le FMI, aussitôt rejetées par la Chambre basse du Parlement, la Douma.


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Dès le mois d’avril 1998, le taux de souscription des titres publics, déjà généralement inférieur à 100 % depuis le début de l’année, chute nettement. Simultanément, les échéances de titres anciennement émis connaissent un pic autour de 16 milliards de roubles, c’est-à-dire environ le double des échéances habituelles.
Graphique 35 : Taux de couverture des émissions de titres publics russes et échéances, janvier 1998-juin1998
L’étroitesse de l’épargne domestique a conduit les autorités russes à faire appel à l’extérieur pour financer leurs déficits publics, notamment par l’émission de Bons du Trésor (GKO et OFZ) à destination des opérateurs internationaux15 (graphique 35_Ref239566073 ci-dessus_Ref239566076). L’irréalisme, tant des hypothèses adoptées lors de la préparation du Budget 1998, que des taux d’intérêt prévisionnels (compris entre 12 et 14 %) retenus lors de l’accord de février 1998 conclu entre le Fonds Monétaire International et la Russie, conjugué à l’impuissance du gouvernement face à la Douma à faire adopter son plan de redressement des finances publiques, ont généré une crise de confiance de la part des investisseurs internationaux sensibilisés par les mauvais chiffres des rentrées fiscales du premier trimestre 1998. Cette défiance s’est, alors, concrétisée par un reflux des Investissements Directs à l’Étranger et des investissements de portefeuille à destination de la Russie qui, associé à des sorties nettes de capitaux, a contraint la Banque centrale de Russie (BCR) à mobiliser ses réserves de change à des fins de stabilisation interne, pour atteindre, en mai, 15 milliards de $ contre 20 milliards de dettes souscrits par les non résidents.
Dans ce contexte, le risque d’épuisement des réserves de la BCR conduit les opérateurs à anticiper une dévaluation du rouble, donc à vendre massivement (distress sales) les titres d’État sur le marché secondaire, d’où la décision de la BCR d’élever ses taux d’intérêt, soit 30 % pour le taux de refinancement et 50 % pour le taux des prises de pension. Face à l’ampleur des problèmes à résoudre, le retour (raté16) du Premier ministre V. Tchernomyrdine, après le limogeage de S. Kirienko, et l’annonce de son plan de restructuration de la dette intérieure (relatif aux titres venant à échéance le 31 décembre 1999, soit l’équivalent de 33 milliards de $) n’ont pas dissipé les graves menaces qui pesaient sur les différentes places financières : le 26 août 1998, en moins de deux heures, le rouble perdait 5 % de sa valeur contre le dollar (8,26 roubles pour 1 $ contre 7,86 roubles la veille), pour s’effondrer à 13,3 puis 17 roubles pour 1 $, le 29 août (bien au-delà de la marge haute de fluctuation de 9,5 roubles instaurée, le 17 août, par la BCR), alors que le mark s’appréciait, corrélativement, de 69 % !
En définitive, la Russie aura cumulé dévaluation et défaut sur sa dette, l’effondrement financier s’étant propagé via le marché de la dette publique interne. Différents signes négatifs (privatisation ratée de l’entreprise pétrolière Rosneft, plan de redressement de la Tokobank, incertitudes et intrigues politiques, grève des mineurs contre les impayés de salaires, relance de la crise asiatique, critiques du Fonds Monétaire International à l’encontre du plan de redressement budgétaire, etc.) ont conduit les détenteurs de Bons du Trésor à court terme à vendre, sans souscrire aux nouvelles émissions, d’où une hausse des taux. La défiance s’est alors propagée au marché actions, qui est retombé à son niveau du début de l’année 1987, point de départ du gonflement de la « bulle spéculative » la plus spectaculaire de tous les MFE. Pour les investisseurs, le niveau et la structure de la dette interne de la Russie plaçaient, désormais, ce pays dans une situation de « cessation de paiement ».
En effet, durant les années 1990, les banques russes ont obtenu des lignes de crédit leur permettant d’acquérir des Bons du Trésor russes, une opération a priori sans risques importants, dès lors que les rendements de certaines émissions atteignaient jusqu’à 200 %. Dans l’impossibilité de rembourser les obligations arrivant à échéance, l’État a donc décidé de restructurer sa dette et de transformer les Bons du Trésor à court terme en Bons du Trésor à long terme (remboursement de toutes ces obligations dans trois ou cinq ans avec des taux d’intérêt compris entre 20 et 30 %), d’où un important risque de faillite pour les banques, fortement détentrices de titres courts et exposées à la dévaluation du rouble (i.e. l’équivalent de 70 milliards de dollars de GKO) ; de même pour les assureurs, dont 60 % des réserves sont investies en Bons d’État. Les banques étrangères, principalement allemandes, qui possédaient l’équivalent de 20 milliards de $ de Bons du Trésor russes, ont, alors, annoncé des provisions afin de couvrir les pertes encourues, annonce à l’origine de la rechute des marchés financiers occidentaux. La plupart des grandes places ont, conséquemment, enregistré un net recul et le mark s’est affaibli face au dollar, les investisseurs trouvant l’Allemagne et ses banques trop exposées sur la Russie.
Les craintes de propagation inhérente à une forte défiance des investisseurs à l’égard des MFE, perçus comme appartenant à une même classe de risque, ont fait chuter les Bourses latino-américaines (l’indice des valeurs boursières Bovespa du Brésil a baissé de 25 % et celui du Venezuela de 63 % durant le mois d’août), alors que le bolivar vénézuélien, le peso mexicain et le réal brésilien étaient attaqués17. En Colombie les autorités monétaires ont décidé, dans l’urgence (2 septembre), d’élargir à 23 % (contre 14 %) la bande de fluctuation du peso face au dollar, alors que les autorités équatoriennes décidaient (14 septembre) de dévaluer leur monnaie, le sucre, de 15 % ; tandis qu’au Mexique, les rendements des certificats de trésorerie (CETES) se sont envolés, passant de 36,94 % à 47,86 %, cette élévation des taux visant à freiner la hausse du $ qui, en six semaines, avait progressé de 20 % par rapport au peso. En Asie, la Malaisie a adopté la solution la plus radicale en instaurant un contrôle des changes sur les comptes extérieurs interdisant les règlements en ringgits à l’étranger, de même qu’une parité fixe de 3,80 ringgits pour 1 dollar pendant une période indéterminée, le ringgit ayant perdu 40 % de sa valeur face au dollar depuis juillet 1997.
Encadré 54 : La propagation de la crise russe de 1998 : effets de déstabilisation sur les pays industrialisés
La défiance occasionnée par la crise russe se propage aux pays industrialisés considérés comme les plus « fragiles » : le dollar canadien se trouve au plus bas face au dollar américain depuis plus d’un siècle à 1,565 pour 1 $. La couronne norvégienne recule de 1,4 % face au mark (son plus bas cours depuis 1995). Même la couronne danoise, qui souffre de ne pas faire partie de la zone euro, est attaquée et doit être défendue par la Banque centrale. Parallèlement, les États-Unis sont, particulièrement, exposés, dès lors qu’ils sont entourés de pays ayant dévalué de facto leurs monnaies, d’où un risque accru de creusement du déficit de la balance commerciale américaine.
Cet accroissement de la mobilité des capitaux devant l’addition de la crise russe, de la récession dans les pays asiatiques et des difficultés de financement de certains pays latino-américains, conduisent à une appréciation globale dégradée du risque par les agents. Dès lors, la « fuite vers la sécurité » (“flight to safety”) a succédé à la « fuite vers des actifs de qualité » (“flight to quality”). D’amples choix de portefeuille se sont polarisés sur les titres publics les plus liquides et bénéficiant de meilleures signatures (“flight to safe quality”) en délaissant, temporairement, les actions de même que les titres obligataires, publics ou privés, de moindre signature. Ce phénomène, particulièrement visible aux États-Unis et en Europe occidentale, a pris de revers certains acteurs s’appuyant sur de forts effets de levier (comme le fonds spéculatif LTCM, Long Term Capital Management, qui avait engagé plus de 25 fois son capital de départ [égal à 4 milliards de dollars]), et nourri le phénomène de « repli sur son habitat monétaire » (note 10 p. 190REF _Ref239561240).
Cet engouement des opérateurs pour les emprunts d’État n’est pas sans risque pour les pays de la zone euro, souvent victimes de leurs propres succès. Ainsi, le marché des taux allemands, grand bénéficiaire du mouvement de fuite vers la qualité, enregistre l’afflux régulier et massif de capitaux en provenance du Japon et des MFE qui alimentent une demande, sans précédent, pour les emprunts d’État allemands, confrontée à la parcimonie des autorités allemandes quant aux émissions de Bons à dix ans (seulement 60 milliards de marks sur les deux premiers trimestres 1998). Ainsi, sur le marché dérivé de la dette allemande (Eurex Deutschland), la position des acheteurs à moyen terme représente 170 milliards de marks, alors que le montant des obligations livrables avoisine 70 milliards. Conséquemment, les opérateurs sont obligés de reporter leurs positions sur l’échéance suivante (décembre), dysfonctionnement symptomatique du fait que le marché européen est perçu, par les investisseurs internationaux, comme le deuxième marché mondial alors qu’il n’est pas encore structuré pour remplir cette fonction.
Face au risque de propagation mondiale des crises russe et asiatique, le G7 se réunit (14 septembre 1998) à New York, à l’initiative des États-Unis, dont les déclarations marquent un tournant dans l’appréciation par les responsables de la conjoncture internationale : en l’occurrence, la principale menace n’est plus l’inflation mais l’instabilité financière des économies. Les pays industrialisés se sont, donc, fermement engagés à « soutenir une approche de coopération internationale pour aider les pays qui ont été atteints par les développements récents sur les marchés financiers », et ont exprimé « leur préoccupation à l’égard de l’ampleur des retraits de capitaux généralisés des marchés émergents qui ne prennent pas en compte la diversité des perspectives économiques et les progrès significatifs qui ont été réalisés dans de nombreux pays18 ».
La crise argentine et la décorrélation des marchés de capitaux internationaux aux situations individuelles des débiteurs émergents
Par rapport aux crises précédentes, la singularité de la crise argentine (2002) tient au régime de change auquel elle est associée. En effet, un currency board 19 fut instauré le 1er avril 1991, sous l’égide du Président péroniste Carlos Menem, par une « loi de convertibilité » (la “convertibilitad”) entre le peso argentin et le dollar américain (i.e. 1 peso = 1 US$) associée à un durcissement des lois sur les faillites d’entreprises, une loi de supervision bancaire et une abolition du contrôle des changes. Simultanément, un vaste programme de privatisation est engagé, concernant les banques, les firmes du secteur exposé (principalement le secteur pétrolier), et les services publics (électricité, télécommunications, eau). Ainsi, entre 1990 et 1995, les recettes globales des privatisations s’élèvent à près de 7 milliards de pesos. [Chauvin Villa, 2003]
Tableau 27 : Endettement et solde budgétaire argentins (1996-2002)
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Sources : d’après [Chauvin Villa, 2003, 23].
Toutefois, « l’effet tequila » (cf. supra) de la crise mexicaine de 1995 se traduit, pour l’Argentine, par des sorties de capitaux, des transferts massifs des dépôts domestiques en pesos vers des comptes en dollars argentins, et une forte hausse des taux d’intérêt sur les actifs en monnaie nationale. Par conséquent, la Banque centrale réduit les réserves obligatoires en pesos des banques commerciales, convertit en $ la totalité du système de règlement interbancaire, et met en place un « filet de sécurité » afin de garantir la liquidité bancaire. Ce dispositif est complété (avril 1996) par la création de deux « fonds fiduciaires » via des emprunts domestique et étranger, afin de financer les réformes du système bancaire (fermeture des banques insolvables, privatisation des banques publiques régionales, resserrement du dispositif prudentiel, etc.).
À partir de 1998, les fondamentaux de l’Argentine se détériorent sous l’action conjuguée de la dévaluation du réal brésilien, principal partenaire commercial, qui dégrade la compétitivité-prix des exportations argentines ; de la politique monétaire restrictive (i.e. taux d’intérêt réels élevés) des États-Unis ; des effets de propagation des crises asiatique et russe prenant la forme d’importantes sorties de capitaux et d’une élévation des primes de risque. La récession est, en outre, accentuée par la rigidité du currency board, lequel exige un accroissement des rentrées fiscales (création de nouveaux impôts [1999], hausse de la TVA et des taxes sur les opérations bancaires). Malgré ces mesures, le déficit budgétaire s’aggrave, les autorités décidant de le financer par les privatisations et l’endettement en dollar, précipitant le pays dans une dynamique de défaut.
Cette situation de création monétaire par endettement, incompatible avec un currency board, débouche (décembre 2001-janvier 2002) sur une loi d’urgence économique proposée par le nouveau président péroniste E. Duhalde (après les deux mandats présidentiels éphémères de Fernando de la Rua et celui d’Adolfo Rodriguez Saà), laquelle consacre l’abandon du currency board et la normalisation juridique aux changes flottants. Le 2 décembre 2001, le « corralito » et le « corralon » fixent des mesures de restriction (250 pesos par semaine et par compte) sur les retraits en espèces des dépôts bancaires en pesos. Le 23 décembre, les autorités suspendent, pour 60 jours, le service de la dette extérieure. Le 30 décembre, le currency board est abandonné, avec suspension de la supervision bancaire et de la loi sur les faillites des entreprises (février 2002).
Cette loi ouvre la voie à une dévaluation de près de 29 % du peso, malgré plusieurs plans de relance (notamment celui de novembre 2000) et l’injection d’une aide financière de 39,7 milliards de $, dont 13,7 du FMI en décembre 2000. Après onze ans d’un modèle ultralibéral, c’est une nouvelle étape marquée par un retour en force de l’interventionnisme public pour tenter d’enrayer la récession, en privilégiant la production nationale et en instaurant un nouveau système de change dual avec un dollar à 1,40 peso pour le commerce extérieur et un flottement libre de la monnaie pour les autres opérations. Afin d’amortir les effets de la dévaluation (tableau 28_Ref239576779 ci-après), la loi établit une conversion en pesos d’une partie des dettes contractées en dollars par les particuliers et les PME, tout en maintenant le « corralito ». Ce régime du taux de change dual sera progressivement abandonné durant l’année 2002, de même que le « corralito » (29 novembre 2002) puis le « corralon » (février 2003). [Chauvin Villa, 2003]
Tableau 28 : Les effets internes de la crise argentine
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Source : Ministère de l’Économie argentin
En définitive, l’éclatement du currency board montre qu’il n’unifie qu’en apparence les monnaies nationale et étrangère, publique et privée ; la globalisation financière n’exonérant pas les opérateurs de la nécessaire distinction entre monnaies domestiques, devises, et la monnaie internationale. Du point de vue des effets de propagation, la crise argentine est la première crise de marchés émergents sans effets de propagation : à partir de janvier 2003, on observe, en effet, une décorrélation entre la prime de risque du pays en difficulté (l’Argentine) et la prime de risque moyenne des MFE (9.1.).
Les crises des marchés émergents ou « crises de troisième génération » comme conséquence de la généralisation des comportements d’aléa moral
Au-delà des fragilités internes des MFE, la récurrence des crises touchant ces pays entre 1994 et 2001-2002 pose la question centrale de l’aléa moral des prêteurs. L’aléa moral correspond au comportement d’un acteur, qui assuré contre la réalisation d’un risque, adopte par ce fait même un comportement plus risqué – et, donc, accroît la probabilité de réalisation du risque en question. La traduction directe et immédiate de ce principe conduit à l’une des principales critiques formulées à l’égard du Fonds Monétaire International : si un gouvernement pense pouvoir bénéficier de prêts des Institutions Financières Internationales en cas de difficultés concernant sa dette extérieure, il pourrait avoir tendance à opter pour une gestion moins rigoureuse de ses finances publiques. L’objet de la conditionnalité est pré cisément d’éviter cette dérive. L’aléa moral mis en cause dans la littérature économique relative aux mécanismes des crises des MFE n’est cependant pas celui des gouvernements, mais celui des prêteurs privés. En réalité le problème n’est pas nouveau : dans le cas de la crise de la dette des pays en développement de 1982, les banques internationales qui avaient prêté sans discernement ont largement absorbé les pertes correspondantes par le biais du provisionnement des pertes, avec déductibilité des sommes provisionnées de leurs bénéfices imposables. [Bourguinat, 1992] Cependant, l’intervention publique, notamment multilatérale, dans les crises des MFE, prend une ampleur inédite, qui conduit à une prise de conscience généralisée des bénéfices indirectement retirés de cette intervention par les investisseurs internationaux.
Schématiquement, on peut définir deux types d’asymétrie d’information concernant les prêteurs sur les marchés financiers internationaux :
- L’asymétrie d’information sur la nature des emprunteurs ou émetteurs de titres : dans ce cas, l’investisseur ignore quel degré de risque présentent réellement ceux-ci. Il s’agit de la « sélection inverse » (encadré 30_Ref236839809 p. 145REF _Ref236839817).
- L’asymétrie d’information sur le comportement des emprunteurs ou émetteurs de titres : ici, l’investisseur ignore quel type de projets ceux-ci vont réellement mettre en œuvre. Il s’agit de l’aléa moral. L’observation des mécanismes de résolution des crises survenues depuis le début des années 1980 (crise de la dette de 1982, crises des pays émergents survenues à partir de la crise mexicaine de 1994/1995) conduit à constater que l’assurance contre le risque concerne non seulement les emprunteurs, mais également les prêteurs (garantie des dettes des entreprises élargie aux créances non garanties de jure, utilisation des transferts bilatéraux et multilatéraux pour rembourser les dettes contractées auprès de prêteurs privés, provisionnement des pertes…). En conséquence, l’analyse de risque pratiquée par les investisseurs risque de s’avérer moins rigoureuse, et les montants investis d’être plus importants qu’en l’absence de tels mécanismes de garantie.
Encadré 55 : Aléa moral et stratégies indirectes de réduction de l’asymétrie d’information
En pratique, en situation d’aléa moral dans les décisions d’investissements internationaux, l’importance des critères habituels de décision se trouve relativisée au profit de stratégies de réduction indirecte de l’asymétrie d’information, voire de logiques purement spéculatives. La réduction de l’aléa moral par celle de la sélection inverse fait partie de ces stratégies indirectes. Si l’on en revient à la distinction entre sélection inverse et aléa moral, c’est-à-dire entre nature et comportement des emprunteurs, il paraît ainsi raisonnable de poser que la première peut être connue des prêteurs plus facilement, et à moindre coût, que le second. Dans cette hypothèse, ceux-ci peuvent souhaiter limiter l’aléa moral auquel ils sont confrontés en réduisant la sélection inverse : si la qualité moyenne de l’emprunteur est intrinsèquement meilleure, les effets des variations de taux d’intérêt (par exemple) sur leurs comportements seront probablement moins dommageables. Il en résulte une polarisation des flux de capitaux, en direction d’un petit nombre de pays, sélectionnés comme a priori moins risqués.
Parmi les stratégies indirectes de réduction de l’asymétrie d’information, on peut également citer, notamment, l’observation des comportements des emprunteurs supposés similaires (dans ce cas, l’analyse de risque-pays se fait par zone, et non au niveau individuel de chaque État) ; l’observation des comportements des autres prêteurs (l’emprunt lui-même devenant alors signal de solvabilité) ; l’utilisation de la dette à court terme (en cas d’erreur d’appréciation, la dette n’est pas renouvelée) ; l’ancrage du taux de change nominal conçu comme une garantie implicite (le prêteur raisonne alors comme s’il existait un système de parités fixes entre la monnaie de libellé du prêt et celle de l’emprunteur).
En conséquence, les débiteurs sont exposés à des comportements de panique des créanciers dès lors que leur réputation, ou celle d’emprunteurs supposés similaires, se dégrade significativement. L’assèchement du crédit déclenche sans délai l’illiquidité et le défaut. Il s’agit alors, selon la configuration de l’emprunteur, d’une crise de deuxième génération (si l’assèchement des flux de capitaux répond à une dégradation de la réputation de l’emprunteur sans véritable fondement, ou à une logique de contagion pure) ; ou d’une crise de première ou troisième génération (si le renversement d’anticipation des investisseurs est lié à leur appréciation d’une dégradation rédhibitoire des fondamentaux macro-économiques ou du système de financement domestique, encadré 47_Ref239431043 p. 238). En définitive, l’aléa moral des prêteurs fournit donc une explication à trois phénomènes structurants des flux de capitaux internationaux actuels : d’abord, l’importance de l’afflux de financements dont font l’objet certains pays dont les fondamentaux, a posteriori, ne le justifient pas toujours ; ensuite, la polarisation de ces flux au profit d’un petit nombre de destinataires ; et, enfin, leur réversibilité en cas de mauvaises nouvelles, même si celles-ci ne concernent pas directement l’emprunteur, ou ne seraient pas considérées comme rédhibitoires dans le cadre d’une analyse de risque « classique ».
Le modèle de Dooley [1997], premier schéma formalisé d’analyse de la crise asiatique de 1997-1998, est précisément construit sur l’hypothèse d’une large diffusion des comportements d’aléa moral des prêteurs, dans un contexte où les emprunteurs privés ont accès aux marchés de capitaux internationaux20 : il s’agit du mécanisme selon lequel l’anticipation d’une garantie des dettes privées par les prêteurs les conduit à y associer un différentiel d’intérêt strictement positif. L’arbitrage risque-rendement habituel en matière de gestion de portefeuille (c’est-à-dire le choix entre « haut risque/haut rendement », par exemple un placement dans les pays émergents ; et « faible risque/faible rendement », par exemple, un placement dans les pays industrialisés) se trouve de facto exclu d’un tel univers, au profit d’un arbitrage « rendement-rendement » (le niveau de risque représenté par le placement dans les pays émergents ne compense plus le rendement qu’il permet de réaliser, puisqu’il existe un mécanisme de garantie).


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Figure 5 : Dette publique, dette privée et différentiels d’intérêt : le modèle de Dooley [1997]
Dans cette grille de lecture (figure 5_Ref239580395 ci-dessus_Ref239580398), le déclenchement de la crise n’est toutefois pas inévitable. En effet, la croissance des dettes privées (PL, principalement contractées par les banques) dépend de l’efficacité de la supervision bancaire. Par ailleurs, le taux de garantie de facto (s) de ces dettes est également déterminé par l’attitude du gouvernement. En conséquence, si la Banque centrale exerce un contrôle efficace sur son réseau de banques de second rang (en s’appuyant éventuellement sur l’expertise d’autres Banques centrales et/ou sur celle des Institutions financières inter nationales21) et que le taux de garantie des créances privées n’est pas trop important, il est tout à fait concevable que le passif du gouvernement reste inférieur à son actif. Dans ce cas, le processus de libéralisation financière et l’endettement extérieur des banques n’entraînent pas de crise, dès lors que les investisseurs n’anticipent pas l’insolvabilité globale du pays.
En pratique, ceci suppose que le gouvernement soit à même de déterminer le taux de garantie optimal sur les dettes privées : nul ou trop faible, il ne permet pas de compenser l’aversion au risque des investisseurs internationaux ; trop élevé, il entraîne un afflux de capitaux incontrôlé qui, outre l’insolvabilité globale qui s’ensuit, perturbe le fonctionnement des systèmes d’intermédiation domestique (surliquidité des banques nationales qui analysent alors moins finement le risque de leurs emprunteurs).
Finalement, le modèle de Dooley permet donc, en plus de la grille de lecture de la crise des monnaies asiatiques, de dégager un « code de bonnes pratiques » en matière de libéralisation financière, articulées autour du contrôle du volume et des modalités de l’endettement extérieur des agents privés, et d’une réflexion approfondie sur les signaux qu’il convient de transmettre au secteur privé pour ce qui concerne l’ampleur des garanties publiques exercées aux niveaux national et multilatéral. Dans les faits, après la crise argentine, les MFE n’ont plus enregistré de crise majeure, l’effet d’apprentissage des investisseurs internationaux étant généralement invoqué comme principale cause. Sans entrer dans le débat relatif au rôle de l’amélioration des fondamentaux – l’exemple de la crise des monnaies asiatiques montre que l’appréciation portée sur les mêmes variables est susceptible de renversements d’opinions radicaux, aussi bien parmi les investisseurs que parmi les théoriciens, il faut noter que les MFE ont libéralisé le fonctionnement de leurs systèmes de financement domestiques au cours de la même période, quelques années avant la période de crises récurrentes les affectant. La normalisation de l’accès aux financements extérieurs privés d’une partie des pays en développement devrait les conduire au même type de réformes, avec en germe la possibilité d’une nouvelle série de crises.
1 C’est-à-dire tout choc perturbant l’équilibre macro-économique de l’un des membres de la zone, les autres n’étant pas, immédiatement, directement et également concernés.
2 L’indemnisation du chômage et les dépenses de « reconstruction » de l’économie est-allemande provoquent un transfert annuel de ressources publiques de l’ouest vers l’est du pays de 150 milliards de marks, de 1990 à 1995, soit 6 % du PIB de l’ex-RFA et 40 % de celui de l’ex-RDA ! En outre, le gouvernement allemand décide de financer ces dépenses par l’emprunt et non par l’impôt. Dès la chute du Mur de Berlin, cette perspective est anticipée par les marchés et les taux longs augmentent en quelques mois de 2 points, en Allemagne, mais aussi, par l’intégration des marchés, dans les autres pays européens.
3 Ce défaut de coordination est encore manifeste aujourd’hui eu égard à la nature désordonnée des différents plans de relance et/ou de renflouement des banques.
4 C’est au sommet de Bruxelles (2-3 mai 1998) que le Conseil des chefs d’État et de Gouvernement de l’Union a dévoilé la liste des onze pays « élus » pour le passage à l’euro, soit l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la Finlande la France, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Portugal. La Grande-Bretagne, le Danemark et la Suède ont décidé de repousser leurs adhésions ; quant à la Grèce, elle ne satisfait pas encore aux critères : la drachme sera, effectivement, réévaluée de 3,5 % en janvier 2000, afin d’incorporer la zone euro, et la Grèce deviendra le douzième État membre de l’UEM à la suite du Conseil européen de Feira du 19 juin 2000, qui fixe son entrée au 1er janvier 2001. Le taux de conversion est de 340,75 drachmes pour 1 euro.
5 Les parités contre euro, fixées le 31 décembre 1998, s’établissent comme suit : 1,95583 deutsche mark ; 6,55957 francs français ; 13,7603 schillings autrichiens ; 40,3399 francs belges ; 40,3399 francs luxembourgeois ; 166,386 pesetas espagnoles ; 5,94573 marks finlandais ; 0,787564 punt irlandais ; 1 936,27 lires italiennes ; 2,20371 florins néerlandais ; 200,482 escudos portugais.
6 Décrié par les autorités française et allemande en 2003, confrontées au creusement de leurs déficits budgétaires (autour de 4 % de leurs PIB respectifs) et de leurs endettements publics, le « Pacte de stabilité et de croissance » énonce que les pays participant à l’UEM ne peuvent afficher un déficit budgétaire supérieur à 3 % de leur PIB. En cas de dépassement, des sanctions financières peuvent être appliquées à l’État membre « déviant », sauf si celui-ci peut arguer de « circonstances exceptionnelles », comme une catastrophe naturelle ou une récession « grave » (i.e. un recul d’au moins de 2 % du PIB sur un an).
7 Chypre, la République tchèque, l’Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, Malte, la Pologne, la Slovaquie et la Slovénie.
8 C’est-à-dire, selon la conception de Hicks [1967, 1-16], une monnaie unité de compte et moyen de paiement mais sans attribut de réserve de valeur.
9 La somme des transactions étant égale à 200 % puisque faisant intervenir un couple de devises.
10 Voir note 9REF _Ref239505252 p. 187.
11 Comme nous l’avons déjà relevé en introduction générale, l’histoire, quelquefois, bégaie. J.-K. Galbraith [1995], réfléchissant aux crises des années 1930 en faisant référence aux illusions des années 1920, à la spéculation boursière et à l’inflation des actifs financiers prises pour de la création de richesses, relevait que : « Le monde de la haute finance se laisse seulement comprendre si l’on a conscience que le maximum d’admiration va à ceux-là mêmes qui fraient la voie aux plus grandes catastrophes. » N’est-ce pas, également, la manière adéquate de caractériser les illusions de l’époque récente liées à la globalisation financière, a fortiori la période de crise de 2008-2009 avec le comportement des banques et de ses traders, sur la question des bonus notamment ?
12 À la différence du Mexique, certains pays d’Asie du Sud-Est ont supporté des besoins de financement extérieur élevés et durables sans crise financière majeure, car les déficits étaient financés par une épargne domestique forte et des flux internationaux de capitaux peu volatils, essentiellement sous forme d’IDE.
13 En 1993 et 1994, le solde de financement du secteur public est quasi équilibré avec un encours en valeurs gouvernementales stable autour de 130 milliards de pesos.
14 Le taux de croissance annuel moyen du PIB réel des « nouvelles économies industrielles d’Asie » (Corée du Sud, Hong-Kong, Singapour et Taiwan) est de 7,8 % pour la période [1980-9] et de 6,1 % pour [1990-9].
15 Les GKO, Bons du Trésor à court terme, représentaient 3,5 % du PIB en 1995, pour atteindre 14,4 % du PIB en 1997.
16 La candidature de V. Tchernomyrdine, présentée deux fois par B. Eltsine, a été, en définitive, rejetée le 7 septembre 1998 par la Douma. C’est E. Primakov, ancien ministre des Affaires étrangères, qui a, le 11 septembre, été investi.
17 En définitive, les autorités brésiliennes ont dévalué, le 15 janvier 1999, de facto de quelque 20 % le réal pour atteindre une stabilisation du cours à 140 pour 1 $. En découplant le réal du lien glissant (i.e. le crawling peg, soit, en l’occurrence, une mini dévaluation programmée de 0,6 % par mois) qui l’unissait au dollar depuis le 1er juillet 1994, le « plan réal » perdait beaucoup de signification.
18 L’examen de la controverse suscitée par les opérations de renflouement des MFE est réalisé en 9.1.3.
19 Le principe du currency board consiste en ce que la monnaie Banque centrale (M0), soit les réserves et la monnaie fiduciaire, soit gagée à 100 % sur ses réserves de change (or et devises), dont les variations déterminent directement celles de l’encours bancaire. Ceci nécessite que le taux de change soit rigoureusement fixe et que la Banque centrale s’interdise toute émission autonome de monnaie, tant au bénéfice de l’État (déficit budgétaire) qu’à destination des banques commerciales. Il n’y a donc plus d’opération autonome de refinancement d’actifs bancaires par l’institut d’émission : l’accroissement, éventuel, de la masse monétaire totale ne peut, alors, découler que de l’augmentation de l’épargne domestique ou d’entrées de capitaux.
20 Pour le détail des conséquences de ce dernier point, voir (encadré 50_Ref239505505 p. 249).
21 Cet appui peut être obtenu, en particulier, dans le cadre du Programme d’Évaluation du Secteur Financier (PESF). Lancé en mai 1999 par le FMI et la Banque mondiale, ce programme a pour but d’appuyer les efforts entrepris par les pays membres pour assainir leurs systèmes financiers (réseaux de banques privées et marchés de titres). Il s’agit, avec l’appui d’experts issus d’administrations nationales et d’organismes de normalisation, de recenser les forces et les faiblesses des systèmes financiers nationaux ; de déterminer comment les principales sources de risques sont gérées ; d’évaluer les besoins de développement et d’assistance technique du secteur ; et de contribuer à l’établissement des priorités de programmes d’action.