Chapitre 3
Le système de Bretton
Woods de 1946 à 1973
« L’ordre monétaire
international établi à Bretton Woods peut être vu comme le stade final dans la transition de la
monnaie marchandise à la monnaie fictive, plaçant le système
monétaire sur une fondation nouvelle. Une ligne de partage dans
l’histoire monétaire, résultat d’un processus graduel s’étendant
sur un demi-siècle depuis la Grande Guerre. »
Filippo Cesarano, 2006
La pénurie de dollars, 1946-1958
L’après-guerre
La situation après la guerre peut être résumée
dans la balance des paiements globale en 1947 des 17 futurs pays
européens de l’OECE, présentée par Triffin : un déficit énorme
des paiements courants, qui sera financé essentiellement par des
prêts américains, avant même le plan Marshall (cf. tableau 5). Le plus important
(3,75 milliards) est accordé à la Grande-Bretagne, en même
temps qu’un prêt canadien de 1,25 milliard, les deux sur
50 ans et un intérêt de 2 % par an1, suite à l’accord négocié par Keynes en
1945, mais la France reçoit également 1,2 milliard de dollars
en 1946. Entre 1946 et 1955, le déficit du reste du monde vis-à-vis
des États-Unis s’élève à 38 milliards de dollars, soit une
somme supérieure au stock d’or mondial [Niveau, 1992].
Tableau 5 : Paiements extérieurs des pays de
l’OECE, 1947, milliards de dollars
Source : R. Triffin,
cité par Niveau [1992].
Jusqu’en 1958, le système a été un système
d’étalon-dollar, seul le dollar était librement convertible, les
monnaies européennes et le yen étaient trop faibles pour adopter la
libre convertibilité sur les marchés des changes. De façon
irréaliste, les Américains avaient demandé à la fin 1945, en
échange des prêts importants accordés, le retour à la
convertibilité de la livre sterling en un an, pour le
21 décembre 1946. Devant l’hémorragie des réserves, l’achat
massif de dollars, la convertibilité dut être abandonnée au bout de
six semaines. Sur le prêt américain de 3,75 milliards de
dollars de 1945, il ne restait plus que 400 millions… Peu de
temps après, le plan Marshall passa devant le Congrès. De nombreux
représentants et sénateurs furent d’ailleurs convaincus par cet
exemple de la gravité de la situation en Europe, ce qui favorisa le
vote.
Par la suite, en 1948 et en 1949, le franc fut
dévalué à quatre reprises (voir encadré 18) et un système de
taux multiples fut brièvement mis en place, un arrangement condamné
par le FMI du fait des distorsions aux échanges qu’il entraînait,
et qui ferma les ressources du Fonds temporairement à la France. La
Grande-Bretagne dévalua à son tour en 1949, suivie par une
vingtaine d’autres pays, après une récession aux États-Unis qui eut
entre autres pour effet de réduire les exportations européennes et
accroître la pénurie de dollars. Les exportations ne reprenaient
pas rapidement du fait d’une surévaluation persistante des monnaies
à l’égard du dollar, et du cloisonnement des marchés européens,
avant les débuts du marché commun, douze ans après la fin de la
guerre. Les pays se protégeaient et les contrôles des changes, les
quotas d’importation, les tarifs élevés, étaient la règle. L’Europe
de l’Est s’enfermait dans un système économique différent et encore
plus isolé, celui du socialisme réel. Par ailleurs, la
libéralisation à l’échelle mondiale, avec l’échec de l’OIC en 1949,
puis les débuts assez lents du GATT, progressait difficilement. La
guerre de Corée éclata en juin 1950, relançant l’économie mondiale
et le cours des matières premières, et avec l’effet favorable des
dévaluations, les pays européens commencèrent à redresser leurs
comptes extérieurs.
Encadré 18 : Dévaluations, flottement,
convertibilité, sous le système de Bretton
Woods, 1946-1976
Contrairement à ce qui était prévu par les
architectes du système, des changes ajustables, des modifications
de parité fréquentes, pour tenir compte des différents résultats
macro-économiques entre les pays, le système de Bretton Woods a été caractérisé par une relative
fixité des changes (à l’exception du Canada, voir
graphique 3). Les dévaluations et réévaluations ont été peu
nombreuses, en dehors du cas français, comme l’indique la liste
suivante et le graphique 2. La stabilité de la lire et du yen,
respectivement à 625 pour un dollar et 360, pendant les années 1950
et 1960, est exemplaire à cet égard.
Les changements de parité devaient être autorisés
par le FMI, à la différence (et en souvenir) de l’anarchie qui
régnait avec les dévaluations sauvages des années 1930. Les
monnaies européennes furent orientées à la baisse après la guerre,
puis il y eut deux dévaluations françaises en 1957-1958, une
réévaluation en Allemagne et aux Pays-Bas en 1961, une autre
dévaluation en France en 1969, accompagnée d’une deuxième
réévaluation du mark. La Grande-Bretagne dévalua également en 1967.
Tous ces réajustements, loin d’être des mesures anodines de
rééquilibrage, comme prévu par les pères fondateurs de Bretton Woods, étaient au contraire des moments de
tension, de spéculation et de crise.
Graphique 2 : Cours du dollar en lires,
francs français, livres sterling, Deutsche Marks, yens,
1946-1971
Les pays européens n’avaient pas la possibilité
d’utiliser l’arme des taux d’intérêt pour lutter contre les
déficits extérieurs – hausse des taux pour freiner
l’investissement et les importations – car cela aurait pesé
sur l’activité économique dans un contexte de tensions sociales
très fortes, « sacrifier la croissance et
l’emploi, en utilisant le taux d’escompte, sur l’autel de
l’équilibre extérieur, aurait mis en péril le compromis entre le
capital et le travail. » [Eichengreen, 1996] Il leur
fallait donc se résoudre aux contrôles de change et aux
restrictions aux importations pour limiter le déficit. À la fin de
la iv e République, avec le coût croissant de la
guerre d’Algérie et des lois sociales, la France se livre ainsi à
toute une série de mesures coercitives (dépôt en devises
obligatoire pour importer, taxes sur les transactions en devises)
et se vit même exclure de l’OECE. Le franc fut à nouveau dévalué en
1957, puis après le retour de De Gaulle et les débuts de la
v e République, en 1958.
Avant d’arriver au plein fonctionnement du
système, il a donc fallu attendre plus d’une décennie, une
transition qui a duré en réalité pratiquement la moitié de ce qu’il
est convenu d’appeler le système de Bretton
Woods. La convertibilité des autres monnaies en dollars et
entre elles a été restaurée fin 1958. Le dollar était convertible
en or pour les seules Banques centrales, sur la base d’un dollar
égal à 1/35e d’once. Toutes sont alors
liées au dollar et à l’or, avec des taux de change fixes
ajustables. La convertibilité met fin aux contrôles de change et
facilite ainsi les échanges internationaux multilatéraux (voir
encadré 19).
Graphique 3 : Le flottement du dollar
canadien (valeur en dollar américain), dans le cadre du système de
Bretton Woods
Encadré 19 : La convertibilité dans le
système de Bretton Woods
Il s’agit de la liberté des individus d’acheter
et de vendre sa monnaie nationale contre des devises, ou encore de
« la liberté d’effectuer ou de recevoir
des paiements dans les transactions internationales, en devises,
sans être sujet à des restrictions dues à des contrôles de
change. » [Bordo, 1993] On parlera alors de
« market convertibility »,
convertibilité sur le marché. Non pas
contre de l’or, ce qui correspondait à la convertibilité dans le
système de l’étalon-or, mais essentiellement contre des dollars,
pour la période initiale de Bretton
Woods, après la guerre.
Un autre type de convertibilité2 est la « convertibilité officielle »,
c’est-à-dire la possibilité pour les Banques centrales de convertir
leur monnaie en dollars, et les dollars en or, auprès du Trésor
américain, ce que la France ne cessera de faire par la suite
(cf. infra). Ainsi, on peut parler
d’une double convertibilité [Faugère
Voisin, 2000], celle du dollar en or, et celles des autres devises
en dollar. Le dollar est seul convertible en or et en devises, les autres ne le sont qu’en dollars
et entre elles. Ce système aurait été adopté dès 1947, selon
Denizet [1985], à la suite d’une lettre du Secrétaire au Trésor
américain, John W. Snyder, au directeur du FMI annonçant que la
Réserve fédérale n’interviendrait pas sur les marchés des changes
pour défendre le dollar, laissant cela aux autres Banques
centrales, mais s’engage à défendre le cours du dollar en or,
c’est-à-dire à échanger les dollars aux taux fixe de 35 pour une
once (voir aussi [Bassoni Beitone, 1989]).
Les premiers déséquilibres
Du fait de la pénurie de devises, lors de la phase
de reconstruction, les pays européens pratiquèrent le
bilatéralisme, de pair avec les contrôles de change. Pour la seule
année 1947, deux cents accords bilatéraux furent passés en Europe
occidentale. Il s’agissait d’établir des accords de pays à pays,
pour déterminer des quotas d’importations et d’exportations et
répartir les rares devises nécessaires, à travers la Banque
centrale. Les États-Unis détenaient les deux tiers des réserves
d’or mondiales à la fin de la guerre (graphique 4). Les stocks
d’or américains devaient couvrir 25 % des émissions de billets
par la Réserve fédérale, cette règle a été conservée jusqu’en 1968
et entraîna une limitation des politiques monétaires
expansionnistes. Les pays européens avaient utilisé leur or pendant
le conflit pour acheter des marchandises américaines, en outre, dès
avant la guerre, l’or s’était réfugié aux États-Unis à la suite de
la hausse de son prix en 19343.
L’Europe et le Japon avaient des déficits de leur balance des
paiements courants massifs, du fait des destructions et des besoins
immenses de la reconstruction, au contraire les États-Unis avaient
un excédent élevé durant les années 1940 et 1950 (voir
graphiques 5 et 6). En fait, ils gardèrent cet excédent
courant jusqu’en 1970, sauf quelques années, et la balance
commerciale resta constamment excédentaire.
Selon la formule consacrée, le monde souffrait à
l’époque d’une pénurie de dollars, les
États-Unis représentant à eux seuls la moitié de la production
manufacturée mondiale – un peu comme la Grande-Bretagne un
siècle plus tôt –, et tous les pays devant se tourner vers eux
pour importer les biens et équipements nécessaires à leur
consommation, leur reconstruction ou leur développement. À
l’époque, personne ne pouvait imaginer une situation de déficit
permanent de la balance courante américaine, de compétitivité
industrielle en baisse, de production manufacturée principalement
située en Europe et en Asie, la situation d’écrasante domination
économique des États-Unis paraissait au contraire durable, comme le
rappelle Bordo [1993] :
« Les théories d’une
pénurie permanente de dollars abondaient (Kindleberger,
McDougall 4
), et l’explication clé résidait dans l’avance
de productivité américaine que le reste du monde ne pourrait jamais
rattraper. D’autres facteurs étaient avancés, comme l’instabilité
politique, l’absence de capacité entrepreneuriale, de faibles taux
d’épargne ou des matières premières
inadéquates. »
Graphique 4 : Stock d’or mondial, États-Unis
et reste du monde, dollars extérieurs
En réalité les pays européens et le Japon mirent
peu d’années à relever leur économie, avec l’aide américaine (plan
Marshall en Europe), et se remirent à exporter rapidement. Dès le
début des années 1950, les balances extérieures courantes étaient
redressées, dégageant des surplus, tandis qu’appa raissaient en
contrepartie les premiers déficits américains (voir
graphique 6 et graphique 8). La production industrielle
avait augmenté de 40 % en 1952 et les exportations doublé. Les
liquidités internationales furent de plus en plus fournies par les
dollars, résultant du plan Marshall puis du déficit de la balance
des paiements américaine globale, l’or ne pouvant satisfaire les
besoins d’un monde et d’un commerce en expansion rapide (voir
graphique 4). En 1959, les avoirs américains en or équilibrent
les dollars détenus à l’extérieur et sont équivalents aux avoirs en
or du reste du monde, en 1964, ils n’en représentent plus que la
moitié et équilibrent les avoirs officiels extérieurs (dollars
détenus par les Banques centrales). Dès les années 1950, les
mouvements internationaux de capitaux connaissent une augmentation
rapide, annonçant l’explosion des décennies suivantes. Les
entreprises et les banques s’affranchissent assez vite des
contrôles de changes nationaux, par exemple au niveau des retards
et des avances (leads and lags) dans le
paiement des dettes ou des transactions5, permettant de spéculer contre une monnaie,
en cas de probabilité de dévaluation ou de réévaluation.
Graphique 5 : Soldes de la balance des
paiements courants et variations des réserves de change, Allemagne,
Italie, France, 1948-1958
Graphique 6 : Soldes de la balance des
paiements courants et variations des réserves de change,
États-Unis, 1946-1958, millions de $
L’UEP
L’OECE, devenue en 1961 l’OCDE, avait été créée en
1948 dans le but de répartir l’aide américaine, faciliter la
coopération et libéraliser les échanges entre les pays
bénéficiaires. L’Union européenne des paiements, et la Banque des
règlements internationaux (BRI) qui la représentait, furent créées
par l’OECE en 1950 pour faciliter les échanges multilatéraux entre
pays européens. Il s’agissait d’un organe de compensation
(clearing) où les pays réglaient en
dollars, en crédits sur la BRI ou en or, chaque mois, leurs dettes
et créances réciproques6,
« une application du plan Keynes au
niveau régional » (Lelart). En outre, des négociations
y étaient menées pour abaisser les barrières tarifaires entre pays
membres, donc entre pays européens, et non à l’égard des autres,
une exception au multilatéralisme mais une annonce du futur marché
commun. L’UEP fut un succès immédiat – « la plus importante progéniture du plan
Marshall » selon McKinnon –, elle devint dans les
années 1950 le centre d’une vaste zone de règlements multilatéraux
et finalement, en décembre 1958, les principaux pays européens
déclarèrent la convertibilité de leur monnaie pour les transactions
courantes. Avec l’UEP, le plan Keynes de 1943 et son International Clearing Union (ICU), banque
internationale de compensation, trouvent finalement une
application. En 1958, avec le retour à la convertibilité, l’UEP
cesse son activité : « Au lieu que
les soldes soient compensés globalement une fois par mois par la
BRI, les règlements étaient effectués au coup par coup et au jour
le jour sur les marchés des changes. L’Union pouvait donc
disparaître. » [Lelart, 2003] Elle fait place à un
Accord monétaire européen (AME), datant de 1955, appliqué en 1958,
prévoyant la convertibilité des principales monnaies du continent
pour les opérations courantes et réduisant à ± 0,75 % les
marges de fluctuation dans la zone.
Les « balances sterling »
Problème récurrent du Royaume-Uni dans l’après
guerre, les balances sterling désignent les dettes amassées par le
pays durant la guerre auprès de son empire, environ
4 milliards de livres (un tiers du PIB britannique) dues à des
pays comme le Canada, l’Australie, la Nouvelle Zélande, l’Afrique
du Sud, l’Égypte ou l’Inde7,
contre seulement 0,5 milliard au début de la guerre. La
Grande-Bretagne n’avait pas la possibilité d’exporter suffi samment
pour financer les importations massives de ces pays pendant le
conflit, et donc elle accumulait des dettes. Celles-ci
s’atténuèrent progressivement dans les années 1950 grâce à une
dévaluation de la livre en 1949 et le retour à l’équilibre de la
balance courante. En outre, un prêt spécial américain en 1945, de
3,75 milliards de dollars, permit de gagner du temps. Mais
quand la livre redevint convertible, en juillet 1947, la
Grande-Bretagne ne put faire face aux demandes de conversion et
suspendit la convertibilité un mois plus tard (cf. supra).
Graphique 7 : Répartition des réserves
mondiales de change
Le rôle de la livre comme monnaie internationale
s’effacera peu à peu devant le dollar, les transactions libellées
en livres représentaient la moitié du commerce mondial en 1945,
30 % en 1967. Même évolution pour les liquidités
internationales (voir graphique 7). À la fin des années 1960,
l’usage de la livre était confiné à la zone sterling.
Le rôle du Fonds
Les premières dévaluations arrivent à la fin des
années 1940 (voir encadré 18), la France dévalue en janvier
1948, la Grande-Bretagne de 30 % en septembre 1949, en
informant simplement le FMI. Il s’agissait là d’une violation des
statuts du Fonds, qui exigeait une autorisation au-delà de
10 %, affaiblissant ainsi dès le début l’autorité de
l’institution. D’autres suivront en Europe et le reste du monde,
marquant le début du redressement des balances courantes. Ce qui
aurait été pris auparavant comme le début d’une guerre monétaire,
apparaissait dans l’après-guerre comme des ajustements nécessaires
à la compétitivité des exportations.
La France avait créé en 1948 un système à taux de
changes différents, pour tenter d’économiser les devises, l’un pour
les importations de base, l’autre, variable, pour le tourisme et
les mouvements de capitaux. Pour cette raison, une violation de la
charte du Fonds, elle fut exclue de la possibilité d’emprunter
jusqu’en 1952. Pourtant, lors d’une nouvelle dévaluation à la fin
1948, elle avait rétabli un taux de change unique. En fait, avec le
plan Marshall qui atteignait alors sa pleine efficacité, les
crédits du FMI étaient inutiles. Le rôle du FMI a été moindre que
ce que les architectes du système prévoyaient en 1944. D’abord,
dans l’immédiat après-guerre, le plan Marshall, l’Union européenne
des paiements, la CECA puis le marché commun, ont été des acteurs
de premier plan, ce qui a limité son influence. Il s’est orienté de
ce fait assez vite vers les problèmes financiers des pays pauvres,
en jouant un rôle essentiel dans leur développement. Mais pour les
pays développés son rôle en retrait s’est confirmé par la suite,
lors de la création du SME, lors de l’intégration économique
nord-américaine, lors du passage aux changes flottants ou de la
démonétisation de l’or. Comme le suppose Dornbusch [1993],
peut-être cela a-t-il été une erreur de situer son siège à
Washington8, trop
près du pouvoir dominant, dont il paraissait être l’éma
nation ; un emplacement dans une ville plus neutre
– comme Bruxelles pour la CEE –, par exemple Montréal
suggère l’auteur9,
« aurait pu permettre plus d’audace et
plus d’indépendance ».
Le dollar, monnaie internationale
Pendant la période de pénurie de dollars, avant le
retour à la convertibilité des monnaies européennes et japonaise,
le dollar est la monnaie internationale incontestée, on peut parler
alors d’étalon-dollar de facto. Vers le
milieu des années 1950, les réserves mondiales en dollars dépassent
celles en livres sterling, principale devise détenue dans le monde
depuis le xix e siècle. Par la suite, le dollar dépasse
toutes les autres formes de liquidités internationales (or, droits
de tirage sur le FMI, livres, autres devises, voir
graphique 7). Il possède à l’échelon mondial toutes les
caractéristiques d’une monnaie à l’échelle d’une société :
instrument de mesure de la valeur des
exportations et des importations et des
autres monnaies de par son statut central dans le système de
Bretton Woods, moyen de paiement international, réserve de valeur dans les comptes des Banques
centrales.
L’Âge d’or de Bretton
Woods, 1958 à 1968
L’idée d’âge d’or s’applique en fait pendant cette
période davantage à l’évolution économique qu’à l’évolution
monétaire, on est en effet dans la grande phase de croissance des
années 1960, mais les problèmes du SMI ne font que s’accentuer
(voir encadré 20 pour une chronologie). La croissance rapide
du commerce international impliquait des liquidités que l’or seul
ne pouvait assurer. Les ressources du Fonds, malgré les mesures
prises pour les augmenter, non plus. Il restait donc le dollar qui
devint la monnaie internationale incontestée à cette époque,
d’autant plus qu’il était seul convertible en or, qu’il venait de
l’économie dominante, du pays le plus stable et puissant
militairement, que l’inflation américaine était faible grâce à une
politique monétaire prudente. Les trois problèmes qui ont affecté
le système pendant les années 1960 et 1970, et fait l’objet de tous
les débats et conférences internationales de l’époque10, ont été le problème de l’équilibre, celui de la
confiance et celui de la
liquidité. On peut les examiner séparément, même s’ils sont
bien sûr reliés entre eux (voir [Bordo, 1993]). Eichengreen [1993]
ajoute les questions sur la performance du système et sa
stabilité.
Encadré 20 : Les étapes du système de
Bretton Woods, de 1958 à 1973
Décembre 1958 :
Convertibilité de 14 monnaies européennes, pour les transactions
courantes
Mars 1959 : Plan
Triffin
Mars 1961 : Accord
de Bâle entre Banques centrales pour garder les monnaies des autres
comme réserves de change et se prêter entre elles
Octobre 1961 : Pool de l’or
Janvier 1962 :
Début des demandes de conversion des dollars en or par la
France
Février 1962 : Facilités d’échanges (Swaps)
entre Banques centrales
Octobre 1962 : Accord de prêts entre Banques
centrales (GAB : General Arrangements to
Borrow)
Octobre 1963 :
Premières rencontres pour l’élaboration des DTS
Février 1965 :
Giscard d’Estaing et De Gaulle* proposent le retour à
l’étalon-or
1967 : Guerre des
6 jours (juin), fermeture du canal de Suez (1967 à 1975),
dévaluation de la livre sterling (novembre)
Mars 1968 : Fin du
Pool de l’or, mise en place de deux prix de l’or, celui des Banques
centrales, celui du marché libre
Novembre 1968 : Crise monétaire en Europe,
fermeture des marchés des changes
Juillet 1969 :
Mise en place des Droits de tirage spéciaux
Mai 1971 :
Flottement du florin néerlandais et du mark allemand
Août 1971 : Suspension de la convertibilité
du dollar en or par les États-Unis, surtaxe de 10 % sur les
importations, mise en place de contrôles des changes un peu
partout, flottement des monnaies
Décembre 1971 : Accords du Smithsonian Institute, Washington, réalignement des
parités, changes fixes avec marges de fluctuation élargies,
dévaluation du dollar en or à 38 $ pour une once
Juin 1972 :
Flottement de la livre sterling
Février 1973 :
Dévaluation du dollar à 42,22 $ pour une once d’or
Mars 1973 : Flottement généralisé des
monnaies, l’or approche 200 £ l’once
* « Eh oui, l’or,
qui ne change pas de nature, qui se met indifféremment, en barres,
en lingots ou en pièces, qui n’a pas de nationalité, qui est tenu,
éternellement et universellement, comme la valeur inaltérable et
fiduciaire par excellence. […] La loi
suprême, la règle d’or – c’est bien le cas de le
dire – qu’il faut remettre en vigueur et en honneur dans
les relations économiques internationales, c’est l’obligation
d’équilibrer, d’une zone monétaire à l’autre, par rentrées et
sorties effectives de métal précieux, la balance des paiements
résultant de leurs échanges. » Charles De Gaulle,
conférence de presse du 4 février 1965, cité par Bourguinat
[1992]
L’équilibre de la balance des paiements ou le
problème de l’ajustement
La fixité des changes de Bretton Woods empêchait les ajustements par les
taux en cas de déficit ou d’excédent persistant. L’étalon-or
possédait ce mécanisme, à travers les mouvements d’or, et la
déflation en cas de déficit, mais dans le nouveau système, il était
devenu inconcevable de pratiquer une déflation, avec ses
conséquences négatives sur l’emploi et l’économie. Un système de
changes flottants aurait permis cet ajustement, mais rien ne le
rendait possible rapidement dans le système de Bretton Woods, à part des modifications de parités,
plus rares et plus coûteuses politiquement.
Pour éviter ces dévaluations, il restait les
politiques macro-économiques, monétaires et budgétaires, permettant
de freiner l’activité en cas de déficit durable et limiter les
importations, de contrôler l’inflation et relancer ainsi les
exportations. Des restrictions directes aux importations étaient
impraticables dans la période, celle du GATT et du marché commun
européen. En outre, un autre déséquilibre existait, celui entre
pays déficitaires et pays excédentaires. Les premiers devaient
redresser leur situation, les seconds n’avaient guère de raisons de
le faire, et pouvaient garder des excédents durables.
L’accumulation de réserves de change n’a pas de limite,
l’utilisation de ces réserves en a une, l’épuisement du stock, ou
l’épuisement des possibilités d’emprunt.
Des pays structurellement déficitaires, comme la
France, la Grande-Bretagne ou l’Italie, étaient confrontés à la
nécessité de politiques d’austérité pour tenter de contenir leur
inflation et rétablir leur balance extérieure, à des attaques
spéculatives contre leur monnaie, à des emprunts et aides massifs
extérieurs, et finalement à des dévaluations, comme en 1967 en
Grande-Bretagne ou en 1958 et 1969 en France (voir encadré 18
supra). À l’inverse, le Japon, les
Pays-Bas ou l’Allemagne étaient en situation d’excédent structurel.
Le succès de leurs exportations et une inflation plus faible
entraînaient une augmentation continue des réserves de change. Dans
le cas allemand, cette augmentation alimentait les craintes de
hausse de prix, dans un pays encore marqué par l’hyperinflation de
1923, ce qui explique les politiques de freinage, favorisant encore
les excédents… Le DM fut finalement réévalué en 1961, mais pas
assez pour freiner les exportations, et d’ailleurs les entreprises
et le patronat étaient hostiles à toute réévaluation, de même que
les autorités, jugeant non sans raison que les problèmes venaient
des pays voisins trop laxistes, et non d’eux-mêmes.
Ainsi, même dans la période la plus conforme à ce
qui était prévu, le fameux âge d’or de Bretton
Woods, la réticence à modifier les parités, même en cas de
déséquilibre grave des balances des paiements, a été la règle, pour
les pays excédentaires qui ne voulaient pas handicaper leurs
exportateurs et qui y voyaient une incitation pour les États-Unis à
une politique laxiste vis-à-vis de leur commerce
extérieur11 ; et pour les pays déficitaires, qui
ne voulaient pas « perdre la face » pour des raisons de
prestige national, et subir un échec devant l’opinion12, en dévaluant. Par ailleurs, il y avait
l’idée qu’une dévaluation mènerait à d’autres dévaluations,
engendrant un cercle vicieux de spéculation contre sa monnaie. Les
brèches aux engagements pris ont été aussi fréquentes, avec des
dévaluations sans autorisation (Grande-Bretagne en 1967), des cas
de flottement à part (Canada de 1950 à 1962 !, voir
graphique 3) et même des systèmes de taux de change multiples
(France en 1948).
La liquidité du système
La liquidité était assurée par l’or, en quantité
insuffisante dès la fin des années 1950, par les droits de tirage
auprès du Fonds, limités, et par le dollar, mais qui avait
l’inconvénient d’être la monnaie d’un pays, soumise à sa politique
économique, au déficit de sa balance des paiements et au problème
de la confiance. Si les États-Unis appliquaient une politique de
restriction et redressaient leur balance courante, ils cessaient
d’alimenter le monde en liquidités. S’ils laissaient courir leur
déficit sans guère s’en soucier (benign
neglect), ils étaient accusés d’un privilège inacceptable.
Car bien sûr, cette particularité d’avoir pour monnaie la monnaie
internationale plaçait les États-Unis dans une situation unique,
ils pouvaient financer leur déficit avec leur propre monnaie, le
fameux droit de seigneuriage. Rueff
l’explique très bien, à sa façon à la fois emphatique et imagée
(voir encadré 21). Les objections qui ont été faites à cette
analyse (cf. [Mundell Svoboda, 1969])
sont que les avoirs en dollars le sont en titres comme les Bons du
Trésor, rapportant un intérêt payé par les autorités US, et qu’ils
peuvent servir à investir aux États-Unis, deux éléments qui
réduisent les avantages du seigneuriage.
Encadré 21 : Jacques Rueff, le
seigneuriage, et son tailleur…
« J’ai déjà écrit en
1961 que l’Occident risquait un effondrement du crédit et que le
Gold Exchange Standard était un grand danger pour la civilisation
occidentale. Si je l’ai fait, c’est parce que je suis convaincu
– et je suis extrêmement solennel sur ce point –
que le GES atteint un tel degré d’absurdité qu’aucun cerveau humain
doté du pouvoir de raison ne peut le défendre.
Quelle est l’essence de ce
régime, et quelle est la différence avec l’étalon-or ? C’est
que lorsqu’un pays avec une devise clé a un déficit de sa balance
des paiements – disons les États-Unis par exemple –
il paye au pays créditeur des dollars, qui finissent dans sa Banque
centrale. Mais les dollars ne sont pas d’utilité à Bonn, ou à
Tokyo, ou à Paris. Le même jour, ils sont reprêtés sur le marché
monétaire à New York, et donc retournent à leur endroit d’origine.
Ainsi le pays débiteur ne perd pas ce que le pays créditeur a
gagné. Et donc le pays avec la devise clé ne ressent jamais l’effet
du déficit de sa balance des paiements. Et la principale
conséquence est qu’il n’y a aucune raison d’aucune sorte pour que
ce déficit disparaisse, tout simplement parce qu’il n’apparaît
pas…
Laissez-moi être plus
positif : si j’avais un accord avec mon tailleur que n’importe
quelle somme d’argent que je lui paye, il me la retourne le même
jour comme prêt, dans ce cas je n’aurais aucune objection du tout à
lui commander toujours plus de costumes. » Dans [Rueff
Hirsch, 1965]
Jacques Rueff était en poste à Londres entre 1930
et 1934, à l’Ambassade de France. Il dresse un parallèle entre les
deux époques, celle de l’étalon-devise-or des années 1920 après la
conférence de Gênes, celle de Bretton
Woods dans les années 1950 et 1960, dans les deux cas, le
monde est forcé d’absorber les devises de pays anglo-saxons, leur
cède un privilège indu et importe leur inflation :
« C’est ainsi que le Gold Exchange
Standard a accompli cette immense révolution de livrer au
pays pourvu d’une monnaie bénéficiant d’un prestige international
le merveilleux secret du déficit sans
pleurs qui permet de donner en dollars sans les prendre dans
les caisses, de prêter sans emprunter et d’acquérir sans
payer. »
Rueff va même jusqu’à considérer que le système
asymétrique de Bretton Woods est une
menace pour les démocraties occidentales, une affirmation très
pessimiste que la réalité a démentie, son effondrement n’ayant pas
entraîné la démocratie avec lui :
« La liberté n’est pas
un don gratuit*. Elle exige des systèmes monétaires efficaces. Si
nous ne réussissons pas à extirper du nôtre, à bref délai, les
perversions qui compromettent l’équilibre des balances des
paiements, nous serons ramenés, inévitablement, à des mesures de
contrôle direct des échanges internationaux, mesures qui feraient
subir de graves atteintes à la prospérité de l’Occident, au
bien-être de ses populations et à tous les principes qui font
l’originalité et la grandeur de sa
civilisation. »
Rueff, Œuvres
complètes, cité dans [Bassoni Beitone, 1989]
* Traduction de la formule américaine
classique (Freedom is not free) selon
laquelle la liberté exige des sacrifices.
Pour les Allemands, cette situation alimentait
l’inflation, à travers les déficits américains, ils demandaient aux
États-Unis de pratiquer des politiques économiques restrictives, de
façon à redresser leur équilibre extérieur. Les Allemands ne
demandaient pas, pour autant, la conversion de leurs avoirs en
dollars en or, le président de la Bundesbank, Karl Blessing, le
précisant même en 1967 dans une lettre officielle. Les Français au
contraire considéraient que les États-Unis bénéficiaient d’un
privilège et se mirent à demander la conversion de leurs dollars en
or, ils préconisaient, à travers les écrits de Jacques Rueff [1965,
1973], une réévaluation du métal précieux13 (doublement de son prix) et même un retour
à l’étalon-or mettant tous les pays sur un pied d’égalité et
restaurant des mécanismes neutres. La solution d’une réévaluation
du prix de l’or fut refusée par les gouvernements américains
successifs, et de toute façon le Congrès, avec la vieille tradition
démocrate défavorable à l’or, l’aurait rejetée.
Le paradoxe de Rueff, et de tous ceux qui
voulaient voir la fin du système de Bretton
Woods et son « privilège exorbitant » donné aux
États-Unis et au dollar, c’est qu’en réalité le système fut suivi
par un système d’étalon-dollar, et une démonétisation de l’or.
Ainsi toutes les demandes de conversion en or, la France en tête,
ne firent plus tard qu’accentuer le privilège du dollar, et retirer
à l’or le rôle qui lui restait. Pour les partisans de l’étalon-or,
il s’agit d’un échec total. Mais cet échec est la conséquence d’une
position irréaliste, l’idée d’un retour à l’étalon-or. Tous les
indices depuis 1914 indiquaient son déclin, l’évolution historique
à long terme ne pouvait être contrecarrée, et les positions
gaulliennes sur les questions monétaires apparaissaient déjà comme
étrangement surannées. C’est l’analyse implicite de Garber [1993],
dans le passage suivant :
« L’inflation de
dollars conduisit à l’abandon du système de changes fixes, au fur
et à mesure que les Banques centrales trouvaient qu’elles
absorbaient des montants excessifs de dollars dans leurs
liquidités, mais elle ne conduisit pas à l’abandon du dollar en
tant qu’unité de compte et ultime source de la liquidité
mondiale. […] Dans cette circonstance,
et de façon ironique, ce fut précisément la passion française pour
l’or qui évinça l’or du système monétaire. »
Robert Triffin, un économiste belge professeur à
Harvard puis à Yale, ayant occupé des postes à la Réserve fédérale
et au FMI, faisait la même analyse que Rueff sur l’écart croissant
entre les réserves d’or et les liquidités en dollars, mais
différait sur les solutions14,
pour lui il fallait créer de nouveaux actifs monétaires, ce qui a
débouché plus tard sur les DTS, mais en quantité très insuffisante,
juste un appoint pour le commerce mondial. Triffin prévoyait qu’en
cas contraire, des restrictions aux importations et une déflation
étaient à craindre, car les États-Unis ne fourniraient pas plus de
liquidités. Son diagnostic s’est avéré juste, mais pas ses
prédictions, nulle déflation, nul retour au protectionnisme, n’ont
eu lieu, les dollars ont continué à alimenter les réserves
internationales. Pour Rueff au contraire, il y avait trop de
liquidités, ce qu’il exprime de façon imagée dans un article du
Monde (24 septembre 1965), lorsque le groupe des Dix commence
à étudier la création de nouveaux instruments de réserve :
« Des plans d’irrigation pendant le
déluge » !
Naturellement si les Banques centrales n’avaient
pas cherché à accumuler l’or, répondant en cela à une sorte
d’atavisme ancestral, et leurs gouvernements avec elles, le système
aurait pu fonctionner longtemps, les liquidités internationales en
dollars servant le commerce mondial, comme finalement cela arrivera
en 1971 avec le passage à l’étalon-dollar, c’est ce que
Kindleberger et quelques autres15
tentèrent d’expliquer, dans leur « point
de vue minoritaire » :
« Le point important
est que ces réserves en dollars non seulement apportent des
liquidités internationales aux autres pays, mais sont une
contrepartie nécessaire pour l’intermédiation qui fournit des
liquidités aux institutions européennes de crédit et d’épargne. La
reconnaissance de cette réalité mettrait fin aux conversions des
dollars en or par les Banques centrales, au déclin rampant des
réserves officielles qui en résulte, et à la dislocation des flux
de capitaux auquel il conduit. […]
Un manque de confiance dans
le dollar aussi fort que celui qui existe aujourd’hui est la
conséquence de l’attitude des gouvernements, des banquiers
centraux, des économistes académiques et des journalistes, qui ne
fait que refléter leur incapacité à comprendre les implications de
sa fonction d’intermédiaire. Malgré l’influence de ces secteurs, le
marché privé reste confiant dans le dollar, comme le montrent les
augmentations des avoirs privés d’actifs liquides en dollars. La
spéculation privée sur l’or, contre le dollar, est simplement le
résultat de l’attitude et des actions des officiels gouvernementaux
et des banquiers centraux, partout médiatisées. Bien qu’il y ait eu
une spéculation de ce type, elle a été largement induite par la
réticence de quelques Banques centrales à accumuler des
dollars. »
Autrement dit, selon la boutade de Max Corden,
“It is not the Triffin problem, but the belief
in the Triffin problem, that caused the problem !”
16 Le marché international des capitaux
fournissait les besoins en liquidité internationale, selon ces
auteurs, et la création des DTS ne servait à rien, elle n’a
d’ailleurs pas empêché le système de s’effondrer. Mundell de son
côté avait expliqué en 1968 que dans un monde à n pays et à n
monnaies, étant donné que les déficits et les surplus de toutes les
balances des paiements s’annulent, « il
suffit de n-1 balances des paiements indépendantes, car l’équilibre
des balances de ces n-1 pays implique l’équilibre de la balance des
paiements du nième pays ». C’est ce qu’il appelait le
problème de la redondance, qui est
« de décider ce qu’on fait avec ce degré
de liberté supplémentaire ». Dans l’étalon-or, le métal
jaune sert de nième monnaie, résolvant le problème de Mundell. Mais
dans le GES de Bretton Woods, comme le
souligne McKinnon [1996] en reprenant l’idée, « la solution alternative à des négociations
détaillées à n pays, est simple et élégante. Si un candidat naturel
existe, donnez-lui le rôle d’être le nième pays. Les États-Unis
sont ce nième pays dans le système actuel, le pays passif, tandis
que les autres doivent fixer leurs parités et leurs objectifs de
balance des paiements de façon indépendante ». Voir les
règles du jeu correspondant au système de Bretton Woods selon McKinnon, avec des règles
différentes pour les États-Unis et le reste du monde
(encadré 22).
Encadré 22 : Les règles du jeu de
« l’étalon-dollar à changes fixes » (système de
Bretton Woods), 1950-1970, selon Ronald
McKinnon (1996)
Pour les pays développés
autres que les États-Unis
I. Fixer une parité permanente pour la
monnaie nationale, en dollars, dans la limite de 1 % de
fluctuation de part et d’autre.
II. Convertibilité libre des opérations
courantes de la balance des paiements ; contrôle des changes
pour isoler les marchés financiers domestiques.
III. Utiliser le dollar comme devise clé et
garder des réserves de change en bons du Trésor US.
IV. Subordonner la croissance de l’offre de
monnaie à long terme au maintien de changes fixes, selon le taux
d’inflation américain.
V. Compenser les pertes de change
temporaires par une politique monétaire interne de la Banque
centrale visant à restaurer la liquidité des banques et l’offre de
monnaie, par des achats de titres.
VI. Limiter les déséquilibres en compte
courant en pratiquant une politique budgétaire compensatrice.
Pour les
États-Unis
VII. Ne pas intervenir sur les taux de
change ; pratiquer le libre-échange sans objectifs de balance
des paiements ou de taux de change (benign
neglect) ; ne pas conserver de réserves importantes en
devises et neutraliser les conséquences monétaires internes des
interventions des autres Banques centrales.
VIII. Ouvrir les marchés de capitaux US aux
opérateurs publics étrangers et résidents privés comme emprunteurs
ou déposants.
IX. Maintenir une position de créditeur
international net en dollars et limiter les déficits
budgétaires.
X. Limiter la hausse des prix des biens
échangeables par une politique monétaire adaptée, de façon à faire
du dollar un stabilisateur (anchor) des
prix mondiaux.
Le schéma suivant correspond au mécanisme
monétaire et réel de propagation internationale de Bretton Woods selon McKinnon :
avec M masse monétaire, P niveau des prix, Y
Production
La masse monétaire US est la variable dominante,
son interaction avec le PIB Y détermine le niveau des prix aux
États-Unis. Celui-ci, du fait des changes fixes, influence le
niveau des prix dans le reste du monde. L’influence de la
production américaine sur celle du reste du monde est plus faible,
comme la flèche en pointillés l’indique. La production du reste du
monde dépend plutôt de facteurs d’offre, liés au rattrapage et à la
reconstruction d’après-guerre, dans le cadre des Trente glorieuses.
Cette croissance provoque une hausse de la masse monétaire endogène
dans le reste du monde en même temps que le niveau des prix. Ce qui
est important à retenir est que dans les années 1950 la stabilité
de l’économie et de la monnaie américaines servent d’ancrage
international, un peu comme plus tard, dans les changes flottants,
la stabilité du mark servira d’ancrage au Système monétaire
européen puis à l’euro.
Les caractéristiques
effectives du système
1) Fixer une parité aux monnaies en dollar,
et une parité du dollar en or. Le dollar seul est convertible en or
(35 pour une once), pour les Banques centrales, mais l’or est
démonétisé pour les transactions privées.
2) Maintenir des taux de change fixes, avec
des variations de ± 1 % autour des parités, grâce aux
interventions des Banques centrales sur les marchés des changes.
Autoriser des dévaluations ou réévaluations avec l’accord du FMI et
seulement en cas de « déséquilibre fondamental » pour
éviter les dévaluations compétitives.
3) Libre convertibilité des monnaies entre
elles, libre circulation des capitaux pour les paiements courants,
mais contrôle des changes pour les mouvements spéculatifs.
4) Amortir les déséquilibres à court terme
de balance des paiements par des tirages sur le FMI ou des crédits
du FMI.
5) Autonomie des politiques
macro-économiques nationales, notamment en matière d’inflation et
d’emploi.
Source : R. McKinnon, The Rules of the Game, MIT Press, 1996
Mais cette analyse n’a pas été acceptée par les
pays européens, qui continuaient à vouloir accumuler de l’or,
mettant en place un déséquilibre qui a fini par détruire le
système. En outre, si l’inflation aux États-Unis est restée faible
pendant les deux premières décennies de Bretton Woods (de 1950 à 1967 le taux annuel
d’inflation a été inférieur à 2 %, ce qui a permis une
stabilité fournie par le pays pivot), elle s’est accélérée à la fin
des années 1960, accroissant la défiance vis-à-vis du dollar et de
l’Amérique, en tant que centre du système monétaire. Tant que
l’inflation était faible aux États-Unis, l’économie américaine
servait d’ancrage au système de Bretton
Woods, et permettait de maintenir les changes fixes. En
effet, les autres pays se sentaient plus ou moins obligés de garder
aussi une stabilité monétaire interne, s’ils voulaient maintenir
leurs parités. On a vu que les dévaluations et réévaluations ont
été peu nombreuses et le système fonctionnait. Mais dès qu’elle a
commencé à s’accélérer au centre, la perte de confiance s’est
installée, les divergences se sont accentuées, les crises
monétaires se sont faites plus fréquentes, jusqu’à l’éclatement
final.
Les États-Unis tentèrent de limiter les
conversions en émettant des bons à long terme libellés en devises
contre les dollars accumulés à l’extérieur. Ainsi, pour les Banques
centrales, il était préférable d’avoir des titres rémunérés, plutôt
que du métal précieux stérile, et la Réserve fédérale économisait
son or. Cependant les taux servis n’étaient pas assez élevés pour
dissuader les tentatives de conversion. Durant les années 1950 et
1970, les États-Unis conservent en moyenne un excédent des
paiements courants, ce n’est qu’après 1971 que cet excédent
laissera la place à un déficit abyssal. Mais cet excédent fut plus
que compensé par des sorties de capitaux, liées d’abord à l’aide et
aux dépenses militaires, puis à des investissements étrangers
considérables dans les années 1960, la différence étant comblée par
une baisse des réserves de change (graphique 8). En 1970, les
dollars détenus à l’extérieur (dont les 4/5e par les Banques centrales) représentaient
environ cinq fois le stock d’or des États-Unis. Encore en 1959, les
montants s’équilibraient, le stock d’or américain couvrait les
dollars extérieurs.
Graphique 8 : Balance des paiements
américaine, 1950-1971
Le graphique 8 montre que, dès 1950, les sorties
nettes de capitaux de la balance américaine dépassent l’excédent
courant, et donc les réserves diminuent, la balance globale est
déficitaire, les États-Unis alimentent le reste du monde en
dollars. En 1971, la balance des paiements courants devient à son
tour déficitaire.
Pour faire face au problème de la liquidité, des
mesures furent tentées, comme l’augmentation des quotas, de
50 % en 1958, 25 % en 1965 et 1970, la création de
nouvelles facilités de crédit, et surtout la création de nouveaux
droits de tirage sur le Fonds, les fameux Droits de tirage spéciaux
(DTS), en 1967.
Encadré 23 : Les DTS
En 1968, le premier amendement aux articles du
FMI crée les Droits de tirage spéciaux, à la suite de nombreux
rapports et conférences internationales dans les années 1960. Il
fallait remédier à l’insuffisance des liquidités internationales
dans une période de forte croissance, et des échanges et de la
production. Le Groupe des dix* est à l’origine de la proposition et
du comité qui élabora le projet. Par rapport aux 8,8 milliards
de dollars à l’origine, les ressources du Fonds n’atteignaient que
9 milliards en 1958, elles furent augmentées de 50 % en
1959, mais le commerce mondial avait doublé depuis la guerre, il
fallait donc encore augmenter les liquidités. En 1961, les GAB
(Accords généraux d’emprunts) permirent de mettre en place des
prêts au FMI par le Groupe des dix pour 6 milliards de dollars.
Enfin, en 1966, les quotes-parts furent à nouveau accrues, de
25 %.
Les propositions d’Edward Bernstein, dans ses
articles, sont à l’origine des deux réformes, les GAB et les DTS.
Bernstein avait quitté le Fonds en 1958 et créé une société de
conseil, EMB Ltd, qui proposait des analyses et des articles
régulièrement. De son côté, Robert Triffin avait proposé une
réforme plus ambitieuse, la création d’une Banque centrale
mondiale, à la façon du plan Keynes vingt ans plus tôt, capable de
créer des liquidités internationales. Le FMI et les gouvernements
se sont montrés plus prudents en appuyant les réformes mineures. Le
nom initial des DTS était Unités de réserves (Reserve Units), dans la proposition de Bernstein,
mais au groupe des Dix, les Français s’opposèrent à l’idée d’unités
de réserves, mais étaient d’accord pour des droits de tirages
spéciaux. La solution la plus simple était donc la suivante :
« On aura des unités de réserves, mais on
les appellera Droits de tirages spéciaux ! »
(Bernstein, cité dans [Black, 1991]). Un compte de tirage spécial
fut donc créé en 1968, à côté du compte ordinaire. Les DTS étaient
crédités à chaque pays, proportionnellement aux quotas, pour un
total général de 9,5 milliards de dollars. Chaque membre
s’engageait à accepter cette nouvelle monnaie, créée ex nihilo (« du néant habillé en
monnaie » dira même Rueff), et non gagée sur l’or. Un DTS
équivalait à un dollar, soit un 35e
d’once d’or, mais sans convertibilité. Un lien avec l’or était
exclu, étant donné déjà l’insuffisance du stock existant face aux
dollars en circulation. Les DTS ne pouvaient servir qu’à régler des
soldes de balances de paiements entre pays membres, et ils étaient
assortis du paiement d’un intérêt (faible) par le Fonds.
Le rôle des DTS est resté mineur comme réserve
internationale, environ 5 % des réserves mondiales dans les
années 1970. Ils ont servi d’unité de mesures dans les
présentations du FMI, ils sont définis à partir d’un panier de
monnaies (16 au début, 4 actuellement : $, £, ¥, €) et ne
circulent qu’entre Banques centrales et d’autres organismes
bancaires comme la BRI. On les a accusés d’entretenir l’inflation
mondiale des années 1970, mais leur rôle limité contredit cette
idée : « Les DTS étaient censés se substituer aux dollars… qui,
loin de voir leur progression se ralentir, ont augmenté cinq fois
plus qu’eux ! On ne peut pas s’étonner qu’ainsi commencée
l’expérience ait été à ce jour, dans une large mesure, un
échec. » [Lelart, 2003]
* Comme les Trois mousquetaires qui étaient
quatre, le Groupe des dix compte onze membres. C’était un club
informel des dix pays les plus industrialisés de l’époque
(Belgique, Canada, France, Allemagne, Italie, Japon, Pays-Bas,
Suède, Royaume-Uni, États-Unis, Suisse).
Encadré 24 : Les nouvelles facilités de
crédit
Le mécanisme de financement
compensatoire
Pour aider les pays en proie à des fluctuations
erratiques de leurs recettes d’exportation, dues à l’instabilité
des cours des produits de base, le FMI a créé en 1963 cette
facilité permettant d’emprunter jusqu’à 100 % du quota, en
plus des retraits ordinaires.
Le mécanisme de financement
des stocks régulateurs
Pour aider des pays à régulariser les cours des
produits primaires qu’ils exportent, cette facilité, allant jusqu’à
30 % du quota, leur permet d’acheter des stocks, c’est-à-dire
d’intervenir sur les marchés mondiaux. Là aussi, elle s’ajoute aux
crédits existants.
Le mécanisme élargi de
crédit
Facilité permettant d’accroître les tirages, en
cas de difficultés de balance des paiements, jusqu’à 140 % du
quota, en contrepartie d’un plan d’austérité approuvé par le Fonds.
S’ajoutant aux prêts ordinaires, le total (hors autres facilités)
ne peut aller au-delà de 265 % du quota.
En plus de ces trois mécanismes permanents, le
FMI a mis en place des « concours sur
emprunt », hors quote-part. Les Accords généraux
d’emprunts de 1962, financés par le Groupe des dix, ont été le
premier de ces concours. Ils ont été suivis en 1974-1975, peu après
la première crise du pétrole, par un « mécanisme
pétrolier » et un « mécanisme de financement
supplémentaire », utilisant les ressources financières des
pays de l’OPEP, les pétrodollars.
Le total des prêts du FMI à un pays membre ne
pouvait excéder 600 % de son quota, hors les mécanismes de
financement compensatoire, et des stocks régulateurs et pétrolier.
(voir [Dehove Mathis, 1985])
Par ailleurs, Triffin mettait l’accent, en 1960,
sur les problèmes liés à la fixité du prix de l’or depuis 1934.
Dans un monde d’inflation, alors que tous les biens voyaient leur
prix augmenter, seul l’or avait un prix nominal stable, et donc un
prix réel en baisse. Il était donc chaque jour un peu plus
sous-évalué, ce qui d’une part pesait sur les liquidités mondiales,
et d’autre part alimentait la spéculation, les spéculateurs étant
persuadés que son prix, artificiellement bas du fait des règles du
système, ne pouvait qu’être un jour réévalué. En outre, il
s’agissait d’une spéculation gagnante à tout coup, comme le note
Eichengreen [2007], « un pari forcément
gagné, la probabilité d’une baisse du prix de l’or en dollars étant
pratiquement de zéro… l’inélasticité de la production d’or face à
une économie mondiale en expansion expliquant ce
fait ». Des achats spéculatifs d’or étaient donc la
conséquence de ce décalage. Tout augmentait, sauf l’or qui restait
immobile.
Plusieurs raisons provoquaient donc cette
spéculation, d’une part il apparaissait de plus en plus clair que
le prix de l’or serait un jour augmenté, le commerce et l’économie
mondiales progressant plus rapidement que le stock d’or total, et
l’inflation continuant. Ainsi ceux qui auraient gardé des dollars
seraient désavantagés par rapport aux autres, le jour de
l’inévitable réévaluation. D’autre part, la perspective d’une
cessation de la convertibilité – ce qui arriva effectivement
très vite – incitait à obtenir de l’or en échange des dollars
rapidement, avant que ce ne fût impossible. Enfin les demandes d’or
n’auraient fait que refléter l’insuffisance de l’or face à la
croissance de l’économie mondiale et des échanges, c’est la pénurie
des réserves globales qui explique le phénomène : les
différents pays auraient simplement cherché à faire évoluer leurs
réserves en parallèle avec les transactions internationales, et
comme ils ne pouvaient obtenir plus d’or de la production des
mines, ils se tournaient vers l’autre source, les réserves
américaines que leurs dollars pouvaient obtenir [Bernstein,
1993].
En outre, la production d’or n’augmentait pas
assez du fait de son prix trop bas (voir graphique 9 et
graphique 10). La recherche de nouveaux gisements et les
investissements miniers étaient découragés par la fixité et l’écart
croissant entre les coûts d’exploitation et le prix du métal
précieux. Triffin exprime dans une contradiction devenue célèbre
– le dilemme ou paradoxe de
Triffin –, le fait que le déficit américain croissant,
alimentant le monde en dollars, ne pouvait mener qu’à une crise de la convertibilité (convertibilité en
or), les réserves s’amenuisant par rapport aux dollars extérieurs.
Mais si les États-Unis réduisaient leur déficit, ils condamnaient
le monde à une crise de liquidité,
entraînant une déflation mondiale. Il y a donc incompatibilité
entre la convertibilité du dollar et le fait que les États-Unis
fournissent la liquidité internationale à un monde en expansion.
Exprimé de façon différente, on peut dire avec Levi [2005]
que :
« Les réserves
internationales doivent croître au même rythme que le commerce
mondial, et donc le fournisseur de ces réserves, les États-Unis,
doit enregistrer des déficits de balance des paiements, moyen pour
les autres pays d’accumuler des avoirs en dollars. Mais bien que
les déficits US soient nécessaires, plus ils augmentaient, plus les
détenteurs de dollars doutaient de la capacité américaine de
convertir ces dollars en or au prix convenu. »
La solution de Triffin avait l’avantage de la
simplicité : donner au FMI un rôle de Banque centrale des
Banques centrales, le charger d’émettre la liquidité mondiale
indépendamment de l’or, convertir toutes les réserves en monnaie
internationale émise par le Fonds. On voit là qu’il s’agissait d’un
retour au plan Keynes, plus rationnel que le système compliqué et
bancal reposant sur le dollar et l’or.
Graphique 9 : Réserves mondiales officielles
d’or (en tonnes),1948-2008
Graphique 10 : Prix de l’or en dollars,
1948-2008
À long terme, le décalage entre le stock d’or
mondial, même avec d’autres découvertes, et le commerce
international et le PIB mondial en croissance continue, ne pouvait
que condamner un système basé sur la convertibilité des monnaies en
or. Même avec des augmentations des prix de l’or et avec la
création de nouvelles monnaies de compte, le problème continuerait
à se poser, si ces monnaies de compte restaient convertibles, ce
qui est la base du système de Bretton
Woods. Des crises de convertibilité ne pouvaient que
survenir, comme ce fut d’ailleurs le cas à la fin des années 1960
et au début des années 1970.
La confiance dans le système
Ou plutôt la confiance dans le dollar, pivot du
système. Au fur et à mesure que les avoirs internationaux en
dollars augmentaient, il était de plus en plus évident que le stock
d’or américain qui était censé les garantir, ne pourrait suffire à
faire face aux éventuelles demandes de conversion. La croissance
forte de l’après-guerre ne faisait qu’accentuer le décalage, un
décalage encore aggravé par les flux d’or quittant les États-Unis,
du fait des demandes de conversion des Banques centrales. Comme le
dit McKinnon [1996], dans les années 1960, cette situation
« maintenait éveillés la nuit les hommes
politiques américains, comme les présidents Kennedy et Johnson,
inquiets des pertes en or du pays ». Le problème
central était ainsi encore celui de l’or, de la pénurie d’or, et de la confiance dans le dollar
convertible ou non en or.
Une première alerte eut lieu en octobre 1960 en
Angleterre, avec une ruée vers les achats d’or, sur le marché
libre, le marché de l’or matière première, accessible aux
particuliers. Le métal, dont le prix fixe était maintenu par les
interventions des Banques centrales à 35 $ l’once monta à
40 dollars. 1960 est l’année de la campagne électorale
présidentielle américaine, Kennedy contre Nixon, et le premier,
candidat démocrate, par tradition le parti hostile à l’or, avait
annoncé une politique de relance de type keynésien. Ses effets
inflationnistes attendus permettaient d’anticiper une éventuelle
dévaluation du dollar, par rapport à l’or. Acheter de l’or à 35 ou
même 40 dollars sur le marché pouvait apparaître comme
l’occasion d’un gain important. Les autorités américaines
acheminèrent de l’or vers Londres et la Bank
of England pour faire baisser le prix. Kennedy une fois élu
maintint l’engagement américain sur le prix fixe de l’or, mais les
tensions dans la guerre froide (la crise de Cuba, l’escalade au
Vietnam) et au Moyen-Orient (guerre des Six jours en 1967)
contribuèrent à la poursuite de la spéculation et les États-Unis
durent alimenter le marché.
Le pool de l’or, proposé par le gouvernement
américain pour remédier à cette situation, fut créé en 1961
(cf. encadré 25). Il s’agit d’un
arrangement entre huit pays pour mettre en commun leur or et
intervenir afin de maintenir le prix de 35 $ l’once sur le
marché. Les conversions officielles continuèrent néanmoins et le
stock américain évolua rapidement à la baisse durant toutes les
années 1960 (cf. graphique 4).
Entre 1950 et 1957, l’accroissement des stocks d’or des pays
européens (l’équivalent d’environ 4 milliards de dollars) vint
de nouvelles mines ouvertes et des ventes de l’URSS. Les réserves
d’or américaines ne diminuèrent pas pendant cette période. Mais de
1957 à 1965, les réserves d’or européennes s’accrurent de
13 milliards de dollars, dont l’essentiel venait des demandes
de conversion aux États-Unis. Les réserves américaines baissèrent
alors de 9 milliards [Bernstein, 1993]. L’or conserverait une
fonction stratégique et monétaire essentielle en cas de conflit, et
on était en plein dans la guerre froide. Il était donc considéré
comme vital aux États-Unis de ne pas laisser s’épuiser les
réserves.
Encadré 25 : Le Pool de l’or
Le pool de l’or a fonctionné durant les années
1960, pendant la pleine période de fonctionnement du système de
Bretton Woods. Il est, selon
l’expression de Barry Eichengreen, « critique pour comprendre
le système ». Lancé en 1961 pour mieux répartir la charge de
la convertibilité or du dollar, il comprenait, outre les
États-Unis, la Belgique, la Hollande, la Suisse, la France,
l’Italie, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Il s’agissait de
stabiliser le cours de l’or par des interventions communes. Les
États-Unis contribuaient pour la moitié de l’or fourni, l’Allemagne
pour 11 %, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie pour
9,25 %, la Belgique, la Hollande et la Suisse pour 3,75 %
chacune. La Banque d’Angleterre centralisait les ressources et
dirigeait les opérations. En réalité, seuls les États-Unis
fournissaient l’or qui était vendu sur le marché libre, pour la
raison bien simple que les autres pays rachetaient aux États-Unis,
sous forme de conversion de leurs dollars, l’or qu’ils vendaient
sur le marché libre. Les pays européens avaient intérêt ensemble à
aider le dollar, à ne pas convertir leurs dollars en or, pour
préserver le SMI. Mais ils avaient un intérêt individuel différent,
comme la France a commencé à le montrer la première, qui était
d’obtenir de l’or avant que son prix ne soit réévalué, ce qui comme
on l’a dit, dans un monde d’inflation, ne pouvait manquer
d’arriver. Eichengreen [2007] compare le pool à un cartel, où les
tentations sont grandes pour un membre donné à ne pas respecter son
engagement initial.
Le marché de l’or était resté fermé à Londres
après la guerre jusqu’en 1954, à la demande du FMI. Ensuite il a
été utilisé à la fois par les autorités officielles et des
intervenants privés, son cours étant maintenu fixe grâce aux
interventions de la Banque d’Angleterre (graphique 11). Pour
éviter les tentations d’arbitrage, aussi bien pour les Banques
centrales que pour les acteurs privés, il fallait empêcher la
hausse de l’or sur le marché. Il aurait suffi, en effet, de
convertir des dollars en or auprès des autorités monétaires
américaines (acheter de l’or) pour le revendre au cours plus élevé
du marché pour réaliser un bénéfice. Les acteurs privés ne
pouvaient pas convertir leurs dollars en or auprès des États-Unis,
mais ils pouvaient acheter de l’or sur le marché et attendre sa
hausse. Plus le stock d’or américain diminuait, plus cette
tentation était forte, et plus il y avait d’achats d’or, plus le
stock diminuait.
Deux phases sont distinguées dans l’histoire du
pool de l’or. Tout d’abord, dans la période 1961-1965, le prix de
l’or reste sous contrôle et le pool est même acheteur net d’or.
L’offre avait été augmentée par des ventes soviétiques et des
découvertes en Afrique du Sud. La deuxième période va de 1965 à la
fin du système. En février 1965, la France, alors à l’apogée du
pouvoir gaulliste, entama une campagne tonitruante en faveur d’un
retour à l’étalon-or, accompagnée de conversions massives.
Commencées en 1962, ces conversions culminèrent en 1966, avec par
exemple l’achat de 2,8 milliards de dollars en or au premier
trimestre de cette année, soit 85 % des demandes de conversion
de la période. La Belgique, la Hollande et la Suisse suivirent la
même politique de reconstitution de réserves en or, mais plus
discrètement. Mai 68 et les difficultés économiques qui suivirent
furent l’occasion pour les États-Unis de récupérer une partie de
l’or transféré en France, environ un milliard fut ainsi utilisé par
les autorités françaises. Au contraire, l’Angleterre, l’Italie et
surtout l’Allemagne, plus sensibles aux demandes américaines,
évitèrent les conversions. À la même période, au milieu des années
1960, la production mondiale d’or, commença à baisser et les achats
privés à augmenter.
Sur le plan politique, la guerre du Vietnam
coûtait de plus en plus cher, et les dépenses publiques américaines
s’accrurent considérablement, provoquant une poussée inflationniste
(la production militaire n’était pas consommée, donc provoquait un
écart croissant avec l’offre consommable du côté de la demande
globale). Les dépenses publiques en hausse, avec la Grande Société de Lyndon Johnson et toutes ses
mesures sociales, contribuèrent au déficit du budget et à
l’inflation. La balance des paiements courants vit son excédent
s’amenuiser progressivement pendant la présidence de Lyndon Johnson
et l’enlisement dans la guerre (figure 8). Comme le rappelle
Martin Feldstein [1993], « quand le
président Johnson se trouva confronté à l’idée que la poursuite de
la guerre plus son programme de “great society” seraient inflationnistes à moins qu’il ne soit prêt à
accepter une hausse des impôts impopulaire ou des taux d’intérêt
réels plus élevés, il choisit d’ignorer ses obligations
internationales ».
Graphique 11 : Prix de l’or sur le marché
libre à Londres en dollars, 1960-1975
Du côté de l’offre, les pays producteurs avaient
maintenant tendance à limiter leurs ventes et garder l’or en
attendant une éventuelle hausse du prix. Tout cela renforçait la
pression sur l’or, les achats spéculatifs, la hausse du prix sur le
marché libre, et finalement la défense mise en place par le pool de
l’or dut cesser. Après la vente de l’équivalent de 3 milliards
de dollars d’or (dont 2,2 d’origine américaine) entre novembre 1967
et mars 1968, le pool de l’or cessa de fonctionner, en mars 1968
avec la fermeture du marché de l’or pour onze jours par le
gouvernement britannique. La France l’avait quitté dès juin
196717. Le pool ne pouvait fonctionner que si
les ventes et les achats s’équilibraient à moyen et long terme, il
ne pouvait durer s’il n’y avait que des ventes, ce qui était le cas
à la fin. Les gouverneurs des Banques centrales se réunirent à la
Réserve fédérale de New York le 17 mars 1968, à la demande des
États-Unis, et il fut décidé que le prix officiel serait maintenu
pour les autorités monétaires, mais que sur le marché libre, l’or
pourrait fluctuer. Les Banques centrales cessaient d’intervenir,
d’acheter ou de vendre de l’or, les deux secteurs, officiel et
privé, étaient déconnectés. En même temps, les États-Unis, devant
l’épuisement de leurs réserves en or, abandonnèrent le ratio de
25 % entre l’or et les billets émis. Le ratio était en fait
une fiction, car à chaque fois que les réserves en or
s’approchaient du minimum légal, le ratio était réduit, comme en
1945, et il fut finalement éliminé. Théoriquement sous régime
d’étalon-or en 1934, les États-Unis ne l’étaient déjà plus en fait,
le lien fixe or/émission de monnaie étant absent. On passe en 1968
à un système d’étalon-dollar de facto,
quoique non encore officiel. Le prix de l’or s’éleva jusqu’à
42 $ sur le marché libre, mais il revint à 35 $ à la fin
1969 grâce à des ventes massives de l’Afrique du Sud, pour s’élever
en flèche dans les années 1970 (graphique 11
p. 120).
Les causes de l’échec du pool sont résumées par
Eichengreen, elles tiennent à un certain nombre de
faiblesses :
- Les membres
n’avaient pas la même vision de son rôle, pour les États-Unis, il
devait permettre de sauver le système de Bretton Woods et éviter le retour à un repliement
comme celui des années 1930 ; pour la France et d’autres pays
européens, il entretenait un système déséquilibré favorable aux
États-Unis.
- Le pool ne
disposait pas d’un mécanisme obligeant ses membres à agir pour
maintenir leurs interventions et les sanctionnant s’ils ne le
faisaient pas. Quand la France se retira en 1967, les États-Unis
envisagèrent des sanctions, allant jusqu’à la réclamation de dettes
datant de 1918, sans finalement s’y résoudre.
- Le pool
était limité à 8 membres, ce qui réduisait son efficacité dans
un monde d’environ 120 nations qui pouvaient continuer à
demander la conversion de leurs dollars.
- Ses
interventions étaient opaques, manquant de publicité, ce qui
entraînait toutes sortes de rumeurs alimentant la
spéculation.
- Enfin et
surtout, le pool ne pouvait rien faire contre la faille
structurelle du système, l’écart croissant entre une économie
mondiale en expansion et en inflation et un stock d’or limité et à
prix fixe.
On peut aussi voir l’expérience du pool de l’or
comme une étape vers l’inconvertibilité du dollar, selon l’analyse
de Lelart [2003]. La mise en place du pool en 1961 correspond à une
première réduction de la convertibilité du dollar en or, puisque
« les pays qui avaient reçu des dollars
en règlement de l’or cédé à la Grande-Bretagne ne pouvaient ensuite
demander leur conversion aux États-Unis, car le pool aurait perdu
tout son sens ». Et à la fin du pool, en 1968, le
double marché de l’or correspond encore à une limitation de la
convertibilité, puisque celle-ci n’existe plus qu’entre Banques
centrales. La fin totale viendra peu après, le 15 août
1971.
Voir Barry Eichengreen, “The Anatomy of the Gold
Pool”, dans Global Imbalances and the Lessons
of Bretton Woods, MIT Press, 2007, et [Lelart, 2003].
C’est à ce moment-là que les thèses monétaires
françaises, notamment celles de Jacques Rueff, de retour à
l’étalon-or, en commençant par une réévaluation de son prix
(doublement proposé) eurent le plus de chances d’être appliquées.
Thèse également soutenue aux États-Unis par le chef de file de
l’école autrichienne, Murray Rothbard [2005]. Malheureusement le
mois de mars 1968, annonçait des événements qui allaient
déstabiliser la France pour longtemps. Les arguments ne manquaient
pas, outre l’abondance retrouvée des liquidités internationales, la
hausse de son prix allait stimuler la production d’or, décourager
la spéculation, décrocher le monde peu à peu du dollar, et rétablir
un système plus juste, plus neutre, où aucun pays ne serait
avantagé indûment. En attendant les mécanismes automatiques de
l’époque classique…
En fait cette réforme n’avait aucune chance de se
produire. D’abord parce que la puissance dominante y était opposée,
ensuite parce que cela ne faisait que reculer le problème,
qu’est-ce qui empêcherait au bout de quelques années une nouvelle
pénurie, une nouvelle réévaluation ? Enfin, parce que personne
ne voulait revenir aux contraintes économiques et sociales des
soi-disant mécanismes de l’étalon-or. Plus généralement, la
solution des partisans de l’or n’allait pas dans le sens de
l’histoire. Le système de Bretton Woods
n’est à l’évidence qu’un système de transition entre l’étalon-or de
la fin du xix e et du début du xx e, et le système
actuel complètement détaché de l’or : on garde un rôle pour
l’or, mais moindre qu’auparavant, et donc, du point de vue de
l’évolution historique, revenir en arrière à la « relique
barbare » semblait inconcevable.
Les voix s’exprimant en sens inverse, abandonner
l’or purement et simplement, le démonétiser, aller vers un système
d’étalon-dollar accepté, officialisé, semblaient bien davantage en
phase avec l’évolution des faits et des idées. Tous les pays
auraient des contraintes de balance des paiements, les États-Unis
seuls, en tant que puissance économique dominante, devaient
accepter une attitude passive, conduisant à un déficit permanent,
de façon à alimenter le monde en monnaie internationale, autrement
dit adopter une attitude de « négligence bénigne »
vis-à-vis de leur équilibre extérieur. C’est la thèse qui a prévalu
après quelques années, thèse défendue à l’époque par des autorités
du monde de l’analyse économique et monétaire comme l’Américain
Ronald McKinnon [1969] à Stanford ou le Canadien Robert Mundell
[1969] à Columbia.
Pour Max Corden [1993] ou John Williamson [1977],
le problème de la confiance a été la principale raison de l’échec
final de Bretton Woods, un système
vicié à la base (fundamentally flawed),
un système de changes fixes ajustables incompatible avec la libre
circulation des capitaux qui s’est progressivement installée dans
le monde après la guerre : « Le
système des changes fixes s’est écroulé parce qu’il ne fournissait
pas une méthode viable, à l’abri des crises, pour modifier les taux
de change dans un monde de mobilité des capitaux »
(Williamson). Une perte de confiance ici ou là conduit à des crises
spéculatives et des dévaluations retardées, mais finalement
forcées. Même des contrôles de change rétablis n’auraient pas
résolu le problème. La multinationalisation des firmes leur
permettant, avec les prix de transfert, les décalages de paiements,
les mouvements de fonds entre filiales, de passer à travers et
contourner les règlements.
Encadré 26 : Les « gnomes de
Zürich » contre la livre sterling, 1964-1968
La livre perd définitivement son rôle dominant du
passé au cours des années 1960, sous les gouvernements
travaillistes, notamment celui d’Harold Wilson (1964-1970). La
croissance et la productivité faibles (à l’époque des Trente
glorieuses), les déficits extérieurs élevés, expliquent les
attaques spéculatives de la période contre la monnaie
britannique.
Tableau 6 : Données économiques en
Grande-Bretagne, 1961-1971
Source : OCDE, cité par
[Dehove Mathis, 1986].
Malgré toutes les mesures d’austérité (gel des
salaires et des prix, réduction des dépenses publiques, impôts
croissants) et de protection, malgré l’aide internationale massive,
notamment des États-Unis et du FMI, le gouvernement ne peut enrayer
la spéculation contre la livre, qui est dévaluée de 14 % en
novembre 1967. C’est lors de ces crises à répétition que
l’immortelle expression « gnomes de
Zürich » a été employée. Il s’agissait d’une réaction
d’humeur du ministre des Affaires étrangères, George Brown*,
accusant les banquiers suisses de spéculer contre la livre. La
balance commerciale se redresse après la dévaluation, mais surtout
du fait d’une croissance faible après un sursaut en 1968, sans que
le pays n’arrive à redresser sa compétitivité, le taux d’inflation
s’accélère au contraire (voir tableau 6). Il faudra attendre
pour cela les années 1980 et les « remèdes de cheval » du
gouvernement conservateur de Margaret Thatcher.
* Le personnage est également célèbre pour
ses sautes d’humeur et ses excès de boisson. Lors d’une visite en
Uruguay, il arriva éméché à un cocktail dansant et, voyant une
élégante en longue robe rouge, l’invita pour la prochaine danse,
pour s’attirer la réponse suivante : « Je ne danserai pas avec vous pour trois raisons. La
première est que vous êtes saoul. La seconde est que l’orchestre ne
joue pas une valse, mais l’hymne national. La troisième est que je
suis le cardinal archevêque de
Montevideo ! »
La performance du système
En ce qui concerne la performance en matière
d’intégration des marchés financiers internationaux, conduisant à
une convergence des taux d’intérêt et facilitant le financement des
déficits de balances des paiements, Eichengreen [1993] trouve peu
de différence avec les autres périodes, le système de Bretton Woods ne se distingue pas particulièrement
à cet égard. Par contre, la performance en termes de croissance
économique a été particulièrement brillante sous Bretton Woods, les taux ont été en moyenne de
4,2 % par an pour les pays du G7, alors que la moyenne a été
seulement de 2,2 % pour les vingt années après Bretton Woods.
Bien sûr, de nombreux autres facteurs ont été à
l’œuvre, comme la libéralisation des échanges internationaux, le
rattrapage après la guerre et les investissements élevés, les
politiques macro-économiques et le succès de la régulation
keynésienne, les faibles prix de l’énergie, la baisse du coût des
transports, la paix sociale due à l’État-providence, etc., mais il
reste que dans la mentalité générale, Bretton
Woods est associé à un âge d’or de l’économie, celui des
Trente glorieuses, et à la nostalgie des années 1950 et 1960.
La fin du système de Bretton Woods, 1968-1971
« La fin de l’éphémère
système de Bretton Woods n’a pas
seulement mis un terme à cette reconstruction de l’après-guerre,
mais elle a apporté la diffusion généralisée dans le monde de la
monnaie basée sur la confiance (fiat money), un tournant capital,
après 2 500 ans de monnaie marchandise. »
Filippo Cesarano, 2006
Deux types d’explications ont été fournies sur la
fin du système de Bretton Woods, les
premières mettent en avant des déséquilibres de politiques
économiques, comme une expansion monétaire et une inflation trop
forte aux États-Unis, favorisant un déficit extérieur et faisant
perdre la confiance dans le dollar, tout cela incitant à des
conversions massives, ou encore des déficits budgétaires croissants
liés à la guerre du Vietnam. Les secondes insistent sur des
déséquilibres structurels, internes au système de Bretton Woods lui-même, c’est-à-dire la possibilité
de convertir les dollars en or, avec une quantité limitée d’or et
une économie en expansion.
Si on examine l’évolution des masses monétaires,
on constate qu’elles progressent de façon comparable aux États-Unis
et chez leurs principaux partenaires, avec même une modération un
peu plus grande aux États-Unis. Cependant, il est exact que la
masse monétaire a progressé aux États-Unis, alors même que la base
or diminuait. Le déficit budgétaire s’est également accru au cours
des années 1960, favorisant une dégradation de la balance des
paiements courants. Mais ces politiques ne faisaient que précipiter
le déséquilibre, elles ne le créaient pas. Comme le dit Eichengreen
[1993] : « Les failles structurelles
dictaient un effondrement tôt ou tard ; les politiques
américaines et les autres ne déterminaient que le timing
de l’événement ».
Le système a bien fonctionné jusqu’en 1957, mais
par la suite un déséquilibre croissant s’est installé. Non pas
parce que l’inflation était plus forte aux États-Unis, en fait les
prix sont restés stables jusqu’en 1965, la période 1958-1965 étant
sans doute celle de la plus grande stabilité monétaire dans le
pays. Non pas parce que le déficit des paiements courants s’est
accru, en fait les États-Unis enregistrent un surplus moyen de
5 milliards de dollars chaque année entre 1961 et 1965, soit
20 % des exportations. Mais parce que des sorties de capitaux
massives commencent à cette époque : les investissements
directs étrangers des États-Unis passent de 2 milliards par an
dans les années 1950 à 6 dans les années 1960 et 23 dans les années
1971-1975. À partir de là, l’écart croissant entre les avoirs en
dollars extérieurs et la base or aux États-Unis a précipité la
chute.
Encadré 27 : Des voix prophétiques
Frank Graham, auteur pionnier de la nouvelle
économie internationale, avait annoncé en 1949, peu avant la
sienne, la mort inévitable du système de Bretton Woods, du fait de l’incompatibilité entre
des changes fixes et des politiques monétaires nationales
indépendantes. Une voix minoritaire à l’époque, mais prémonitoire,
qui prenait position pour des changes flexibles : « On
dirait bien que, après tout ça18,
nous pourrions quand même avoir appris qu’on ne peut avoir le
beurre et l’argent du beurre (we cannot both
have our cake and eat it). Nous devrions savoir que nous
devons soit abandonner les changes fixes, soit la souveraineté
monétaire nationale, si nous voulons éviter les ruptures du
commerce international libre ou les systèmes de contrôle et
d’interdictions qui sont la seule alternative quand les valeurs des
devises divergent – comme elles le font toujours – de ce
qui était, peut-être, les valeurs correctes quand les changes fixes
avaient été établis. Pourtant la même erreur a été faite par la
nouvelle organisation monétaire, qui n’a guère essayé de réduire
les souverainetés monétaires nationales. […] Rien n’a été fait pour
l’adoption par les pays membres de politiques monétaires
convergentes, sans lesquelles un système de changes fixes n’a
simplement aucun sens. […] Des politiques monétaires nationales non
coordonnées, dans le cadre d’échanges internationaux non
discriminatoires, multilatéraux, basés sur la libre entreprise, et
des changes fixes, même temporaires, ne peuvent aller ensemble.
Il faut choisir entre les deux. Si on
insiste sur des changes fixes, il faut procéder immédiatement à la
coordination des politiques monétaires internationales sur la base
d’accords, sinon nous perdrons notre proie à la recherche d’une
ombre. Si cette coordination est tenue pour impraticable, plus tôt
nous abandonnerons tout effort pour garder des taux de change fixes
entre les différentes devises, mieux ce sera pour tout le monde.
Ceci requerra la réforme, ou le décès, de l’organisation monétaire
internationale. » [Graham, 1949]
La position de Milton Friedman [1953] était aussi
d’établir les changes flottants, et de traiter l’or comme n’importe
quelle matière première, en établissant un marché libre pour ce
métal, et cela bien avant que ce ne soit réalisé, dans les années
1970, sinon on risquait d’obtenir « le pire des deux
mondes » :
« Le résultat du
système de Bretton Woods a été de
retenir le pire des deux mondes. Le système de change
d’après-guerre, temporairement fixe mais sujet à des modifications
de temps à autre sur la décision des gouvernements, ne peut fournir
ni la certitude sur les taux de change et l’affranchissement d’une
action publique irresponsable propre à l’étalon-or, ni
l’indépendance de chaque pays vis-à-vis des caprices monétaires
d’autres pays, ni la liberté de chaque pays de poursuivre une
stabilité monétaire interne, par ses moyens, qui sont l’apanage de
véritables changes flottants. Ce système sacrifie les réalisations
simultanées des deux objectifs majeurs d’un commerce multilatéral
vigoureux et l’indépendance de la politique monétaire interne, sur
l’autel de l’objectif essentiellement mineur d’un taux de change
rigide. »
Triffin avait également annoncé la fin du système
en 1960, on l’a vu, Rueff aussi, dans des termes assez dramatiques,
en 1965 :
« Ce dont je suis sûr,
si nous restons dans le même régime, on arrivera un jour à
l’épuisement des moyens de paiement externes des États-Unis. Ce qui
signifie, qu’ils le veuillent ou non, quel que soit l’accord au FMI
ou au GATT, qu’ils auront à établir un embargo sur l’or, établir
des quotas sur les importations, imposer des restrictions sur les
voyages internationaux et couper les liens entre les
nations. » [Rueff Hirsch, 1965]
Et Keynes lui, même, dans un passage du
Traité de la monnaie [1930] illustre
bien le lien entre le système monétaire et le reste de l’économie,
ainsi que le problème posé par les changes fixes. Il compare
l’économie à une sorte d’énorme machine où tous les éléments sont
connectés, et annonce que si on introduit de la fluidité dans un
ensemble par ailleurs rigide, on risque de casser la machine, si
tout est fluide au contraire, la fixité d’un élément pose problème.
En 1930, l’économie est plus rigide qu’après-guerre, les pays sont
isolés derrière de hautes barrières douanières, les contrôles de
change sont pratiqués partout, après la guerre c’est
l’inverse :
« Est-il sage d’avoir
un système monétaire avec un contour bien plus large que notre
système bancaire, notre système tarifaire et notre système
salarial ? Peut-on permettre un degré de mobilité
disproportionné à un seul élément dans un système économique que
nous laissons extrêmement rigide dans tous les autres
aspects ? S’il y avait la même mobilité internationale que
nationale, cela pourrait être une autre affaire. Mais introduire un
élément mobile, très sensible aux influences extérieures, comme une
pièce connectée d’une machine dans laquelle les autres éléments
sont bien plus rigides, cela pourrait conduire à une
cassure. »
Graphique 12 : Avoirs en dollars extérieurs
et stock d’or US, millions de dollars, 1964-1976
Le graphique 12 résume de façon évidente le
problème, l’écart croissant entre le stock d’or américain et les
réserves de change internationales en dollars accumulées à
l’extérieur des États-Unis.
Pour éviter cet écart croissant, les autorités
américaines tentèrent tout au long des années 1960 des mesures
visant à limiter les sorties d’or et de dollars. Des impôts
nouveaux furent créés, comme une taxe sur les prêts à long terme
des banques américaines à l’étranger, une taxe sur les acquisitions
d’obligations étrangères19 ; des contrôles également de
mouvements de capitaux, avec plafonnements aux investissements
directs américains à l’extérieur ainsi qu’aux opérations des
banques. Eisenhower interdit aux Américains, à la toute fin de son
mandat, en janvier 1961, la possession d’or à l’extérieur des
États-Unis, Kennedy la possession de pièces d’or. L’attribution de
visas fut simplifiée, pour encourager le tourisme dans le pays. Le
gouvernement proposa aux étrangers les obligations Roosa, des Bons
du Trésor garantis contre une dévaluation éventuelle du dollar.
Toutes ces mesures d’une part n’empêchèrent pas le déséquilibre de
s’aggraver, et d’autre part furent critiquées par tous ceux qui ne
voyaient pas de problème dans ce déséquilibre, du fait de la
position de banquier central joué par les États-Unis et leur rôle
essentiel de fournir la liquidité au système mondial des échanges
(voir [Kindleberger, Despres, Salant, 1966]).
La fin du pool de l’or marqua en fait la
déstabilisation du système de Bretton
Woods. Une instabilité croissante et rapide conduisit à son
abandon peu après, en août 1971. L’inflation croissante elle aussi
à la fin des années 1960 participa à cette instabilité. La
politique monétaire expansionniste des États-Unis explique
largement cette inflation, exportée vers le reste du monde. Les
Banques centrales accumulaient des montagnes de dollars qu’elles
avaient des difficultés de plus en plus grandes à stériliser. Les
pays à excédent comme l’Allemagne voyaient les dollars affluer et
malgré des mesures restrictives enregistraient des taux d’inflation
en hausse (de 2 % en 1969 à 4 en 1971 par exemple). Le dollar
qui était à la base du système et devait en garantir la stabilité,
se dévaluait en termes réels, de biens qu’il pouvait acquérir, avec
l’inflation croissante. L’or apparaissait évidemment comme de plus
en plus sous-évalué si la stabilité des prix des années fastes du
système n’était plus assurée (cf.
graphique 13).
Graphique 13 : Taux d’inflation, États-Unis,
France, Allemagne, 1965-1976
Un autre facteur à l’origine de l’effondrement du
système réside dans l’écart entre les parités officielles et les
taux de change qui auraient dû refléter l’évolution économique des
grands pays. Le dollar était de plus en plus surévalué, face à
l’augmentation rapide de la productivité en Europe et au Japon, et
donc de la compétitivité de leurs économies. Il se dépréciera
rapidement au cours des années 1970 avec la fin du système et le
flottement (graphique 14).
Graphique 14 : Dépréciation du dollar
vis-à-vis des autres monnaies, 1967-1976 (Indice moyen pondéré,
1973 = 100)
Des crises monétaires surviennent en Europe à la
fin des années 1960, la France doit dévaluer à la suite des
événements de mai 1968, l’Allemagne réévaluer. Le graphique 15
montre l’impact des grèves en France sur la balance des paiements
et les réserves de change, alimentant la fuite des capitaux et la
spéculation contre le franc. Aux États-Unis, la politique monétaire
restrictive, notamment la fameuse régulation
Q qui appliquait des plafonds sur les dépôts, entraîna des
sorties de capitaux vers l’Europe et les placements en dollars à
l’extérieur du pays (marché des eurodollars, voir encadré 28).
L’attente d’une réévaluation du mark entraîna des afflux massifs de
dollars vers l’Allemagne en 1970-1971, et le 5 mai 1971, les
autorités annoncèrent le flottement de leur monnaie, suivies par
les autres pays à monnaie forte, comme la Suisse, la Hollande,
l’Autriche et la Belgique. Le déficit américain, à la fois de la
balance commerciale et de la balance courante, apparut en 1971
(tableau 7 et graphique 8), tandis que les demandes de
conversion de dollars en or, notamment par la France et la
Grande-Bretagne, se poursuivaient.
Pour faire face à cette évolution, le président Nixon déclara le 15 août 1971
l’inconvertibilité temporaire du dollar en or, ainsi qu’un
droit de douane additionnel de 10 % sur les
importations20.
Rappelant le rattrapage des pays autrefois aidés, comme ceux
d’Europe de l’Ouest et le Japon, il les invite à mieux répartir la
tâche de « la défense de la liberté dans le
monde » : « Il n’y a plus de
raison que les États-Unis luttent avec une main attachée derrière
le dos. » En même temps des mesures intérieures sont
prises (allègements fiscaux pour les entreprises investissant dans
le pays, limitation des dépenses publiques, contrôle des prix et
des salaires) et une conférence internationale est convoquée. Il
s’agissait d’une reconnaissance de l’échec de la politique
américaine en ce qui concerne la gestion de l’or :
« Le système de
Bretton Woods avait duré 25 ans,
c’est-à-dire le temps qu’il a fallu pour épuiser les réserves d’or
américaines. » [Bernstein, 1993] Une acceptation de la
réalité en quelque sorte :
« Ce qui est arrivé en
août 1971, c’est l’abandon de cette anomalie de la convertibilité
du dollar en or, alors que les États-Unis n’étaient plus depuis
longtemps dans un régime d’étalon-or. Un pays qui perd plus de la
moitié de ses réserves en or, comme l’ont fait les États-Unis entre
1958 et 1971, sans réduire sa masse monétaire, n’est évidemment pas
en étalon-or. »
Bernstein, cité par Black [1991]
Une rencontre aux Açores entre Nixon et Pompidou
les 13 et 14 décembre aboutit à un accord qui sera entériné à
Washington le 17 décembre au Smithsonian
Institute : dévaluation du dollar de 8 % par
rapport à l’or (35 à 38 $ pour une once), la première fois
depuis 1934 ; le mark, le yen, le franc suisse, le franc
français, le florin et le franc belge sont réévalués par rapport au
dollar. Les marges de fluctuation sont élargies à + ou
– 2,25 % autour des parités en dollars (au lieu de
1 %), la surtaxe sur les importations américaines est levée
mais le dollar restait inconvertible en or. Deux ans après, en
1973, l’autre aspect majeur du système de Bretton Woods, les changes fixes, disparaissait à
son tour, avec le passage aux changes flottants.
La cause majeure de la disparition du système de
Bretton Woods réside dans le
déséquilibre introduit dès le départ entre un prix fixe de sa base
monétaire, l’or, et un monde en mouvement, un monde en expansion
qui allait se caractériser en plus par une inflation croissante.
L’or ne pouvait voir son prix rester fixe quand tous les autres
augmentaient. En outre, un deuxième facteur réside dans les changes
fixes, si les pays participants voient leurs économies diverger, et
si les pays à excédent sont réticents à réévaluer leur monnaie. La
liberté croissante des mouvements de capitaux facilita dans ce
contexte les crises monétaires, caractérisées par de grandes vagues
de capitaux spéculatifs jouant une monnaie contre l’autre. La
spéculation contre une monnaie précipite la crise, car en vendant
des devises dont la valeur est prévue en baisse après la crise et
en achetant celles dont la valeur sera supérieure, les pressions
sont accrues et les Banques centrales sont contraintes d’opérer les
ajustements pour éviter des pertes.
Graphique 15 : Balance des paiements de la
France et évolution des réserves de change, 1950-1971
Encadré 28 : Eurodollars
Il s’agit d’avoirs bancaires libellés en dollars
américains circulant à l’extérieur des États-Unis, entre des
non-résidents de ce pays. Les eurodollars sont une monnaie
scripturale, des dépôts bancaires, qui peuvent redevenir de simples
dollars en rentrant aux États-Unis. Ils portent sur des montants
élevés (au moins un million de dollars) et sont donc l’affaire des
entreprises et des banques. Le marché des eurodollars forme
l’essentiel du marché international des capitaux, avec d’autres
monnaies qui circulent à l’extérieur de leur pays d’origine. On
parlait alors des eurodevises, dont les eurodollars constituaient
environ les trois quarts dans les années 1970.
L’origine des eurodollars, et du terme employé,
réside dans le nom d’une banque russe en Europe, l’Eurobank, filiale de la Banque d’État de l’URSS.
Pendant la guerre de Corée, en 1951, craignant un gel de leurs
avoirs aux États-Unis, les Soviétiques transférèrent leurs dollars
en Europe, à l’Eurobank, d’où le nom
des premiers eurodollars. Le préfixe euro dans eurodollars ne signifiait donc pas que
les dollars étaient détenus en Europe. Il a encore moins de rapport
avec l’euro qui sera créé bien plus tard. Tout dépôt bancaire en
dollar externe aux États-Unis sera ainsi qualifié de dépôt en
eurodollar, même si les termes asiadollars ou pétrodollars ont été
aussi utilisés. On a même proposé, sans grand succès, le mot
xénodevises, pour toute monnaie
réalisée sous forme d’un dépôt en devises étrangères. Les acteurs
du marché des eurodollars sont du côté de l’offre de capitaux les
organismes internationaux comme le FMI ou la Banque mondiale, les
Banques centrales et privées, les grandes firmes multinationales,
les pays à excédent comme les pays pétroliers ; et du côté des
emprunteurs, les banques commerciales, les Banques centrales, les
grandes entreprises, les pays à déficit, notamment les pays
endettés du Sud.
Dans les années 1970, le marché des eurodollars
s’envole, sous l’effet de différents facteurs :
- Tout d’abord
les deux chocs pétroliers, en 1973 et 1979, qui voient affluer les
dollars vers les pays producteurs.
- Ensuite le
déficit commercial et des biens et services croissant de la balance
des paiements américaine (voir tableau 7 et
graphique 16).
- La
réglementation restrictive américaine des années 1930, non conçue
pour l’inflation des années 1960, notamment la réglementation Q*, qui provoque des sorties de
dollars massives vers Londres et les autres places
étrangères.
- La poursuite
des investissements directs américains de par le monde.
- La
libéralisation progressive des mouvements de capitaux.
- L’absence
enfin de réglementation du marché lui-même, le marché des
eurodollars n’étant pas réglementé par une autorité centrale, comme
les marchés de capitaux nationaux et les banques commerciales dans
leurs activités intérieures.
Le marché des eurodollars a joué un rôle positif,
puisqu’il a permis de financer les déficits extérieurs, il a
contribué à l’expansion économique mondiale en facilitant les
crédits, mais il a constitué, comme d’ailleurs plus largement la
mondialisation, un obstacle à des politiques monétaires
indépendantes des États, et il a introduit un risque élevé dans les
opérations financières, en transformant des dépôts à court terme en
prêts à long terme, souvent à des pays non solvables.
L’évolution du SMI des années 1950 aux années
1970 peut être vue comme le passage d’un système d’émission de
liquidités internationales (les dollars) par les seuls États-Unis,
un « régime interne », à un
système d’émission des dollars, notamment de dollars extérieurs aux
États-Unis, par l’ensemble des pays, en particulier les pays
européens et les pays producteurs de pétrole, un « régime externe » de création de dollars
internationaux (cf. [Dehove Mathis,
1986]).
* Q Regulation, décision, datant de 1933 et du
Glass-Seagall Act séparant les banques
en banques de dépôt et banques d’affaires, qui limitait les taux
d’intérêt payés par les banques sur les dépôts à terme, et les
interdisait sur les comptes courants. Elle a été supprimée en 1980,
au début de la période de déréglementation, à la fin de la
présidence Carter.
Tableau 7 : Balance commerciale et balance
des biens et services US, soldes en milliards de $
Source : Official
statistics of the US, Department of Commerce, Bureau of Economic
Analysis
Graphique 16 : Le solde commercial
américain, 1960-2000
On peut dresser un parallèle entre les systèmes
monétaires internationaux après les deux guerres mondiales, comme
le fait Mundell [1993]. Dans les deux cas, l’inflation causée par
la guerre avait renchéri le prix réel de l’or et rendu l’or rare
par rapport aux besoins de l’économie mondiale et du commerce
international en expansion. La pénurie d’or dans les deux cas fut
suppléée par la création de liquidités internationales sous forme
de devises, dollar et sterling après 1918, dollar seul après 1945.
Une réponse au problème de cet écart croissant avait été donnée
dans l’entre-deux-guerres par la déflation, avec la volonté de
retrouver la parité or de 1914. Cette erreur de politique
économique ne fut pas répétée après 1945, du fait du changement
complet des mentalités avec l’influence des idées keynésiennes et
la nouvelle donne sociale et démocratique, et l’or fut au contraire
abandonné progressivement, en 1968, 1971 et 1976.
Mais une cause ultime de l’échec de Bretton Woods, peu souvent avancée, réside dans ce
qui a précisément été vanté dans ce système, à savoir le fait qu’il
s’agisse de la première tentative d’administrer depuis le haut
l’organisation monétaire internationale, de mettre en place une
organisation rationnelle, au lieu de se laisser imposer un système
résultant des multiples interactions économiques ou politiques,
comme dans le cas de l’étalon-or du xix e. Keynes avait
bien précisé l’ampleur de ce changement, lors de son discours final
à la Chambre des Lords, le 18 décembre 1945, présentant
l’accord issu de la conférence de Bretton
Woods :
« L’étalon-or, tel que
je le comprends, signifie un système sous lequel la valeur
extérieure de la monnaie nationale est liée de façon rigide à une
quantité fixe d’or et implique des politiques financières
dépendantes. Le Fonds introduit à cet égard une innovation
historique (epoch-making) dans une
institution internationale, dont l’objet est d’établir des
principes sains. Car il permet que la valeur de la monnaie soit
altérée si nécessaire, pour se plier à des objectifs de politique
économique interne. »
Mais les participants à la Conférence, les
négociateurs de l’accord, ceux qui l’ont préparé pendant deux ans,
et même un aussi grand économiste que Keynes, ne pouvaient pas
prévoir de quoi l’après-guerre serait fait. Keynes est mort en
1946, White en 1948, tous deux étaient des hommes encore imprégnés
par le xix e siècle et ayant vécu leur vie adulte au
début du xx e. Après dix ans de dépression profonde, un
commerce international divisé par trois, ils ne pouvaient guère
anticiper les trente années de croissance qui suivirent la guerre,
à un rythme jamais vu dans l’histoire de l’humanité, pas plus que
le boom encore plus rapide et durable des échanges extérieurs. Ils
craignaient même le risque, après la guerre, d’un retour à la
dépression !21 Et
donc, mettre en place des règles adaptées à un monde inconnu, en
changement rapide, se heurtait aux plus grandes difficultés, comme
l’évolution du système et sa fin rapide l’ont bien montré. C’est ce
qu’exprime Martin Feldstein avec force, allant à l’encontre de
l’image d’Épinal d’un Keynes omniscient et d’un White prudent,
pères fondateurs d’un système éclairé (voir encadré 29).
Encadré 29 : Les leçons de Bretton Woods, selon Martin Feldstein*
« L’erreur fondamentale
à Bretton Woods ne tient pas aux règles
particulières du système, mais à l’idée même qu’un système détaillé
de règles puisse être élaboré et soit applicable à un monde en
changement rapide. Au lieu d’accepter un accord dans lequel les
taux de change seraient déterminés par le marché et les
gouvernements nationaux auraient la responsabilité de politiques
intérieures saines, les architectes du système ont créé des règles
qui semblaient attractives au plan logique, mais qui étaient
inapplicables en pratique.
Il n’est donc pas du tout
surprenant que le système de règles économiques internationales
détaillées développé à Bretton Woods n’ait jamais correspondu au fonctionnement et aux
arrangements de la finance mondiale, et ait dû finalement être
abandonné. Dans un monde dynamique gouverné par des acteurs
politiques réels, n’importe quel système détaillé de ce type ne
peut que durer une courte période. Il était sans aucun doute très
difficile pour les leaders politiques et les économistes officiels
qui ont conçu Bretton Woods dans les
dernières années de la guerre d’anticiper correctement la façon
dont l’économie mondiale allait évoluer dans les décennies à venir.
L’économie avait été en dépression ou en guerre depuis presque
vingt ans, dépression et guerre qui avaient pratiquement détruit le
commerce mondial. Les contrôles économiques étaient devenus un mode
de vie en Europe comme aux États-Unis. […] Les changements dynamiques dans la banque et la finance
qui seraient introduits par des innovations dans les
télécommunications ou la théorie financière ne pouvaient pas être
prévus. […] De nombreux économistes
voyaient les taux de change stables comme une condition nécessaire
de l’expansion du commerce international. Le contrôle des
mouvements de capitaux dans un tel système n’était pas considéré
comme une difficulté technique (car de tels contrôles étaient déjà
en place), ni même économiquement désavantageux. Le manque de
flexibilité des taux de change n’était pas vu comme important pour
la stabilisation macro-économique, pour toute une génération
d’économistes qui croyaient dans le pouvoir des politiques
keynésiennes domestiques.
La croissance économique et
le commerce mondial repartirent après la guerre. Les marchés privés
de capitaux se développèrent avec une ampleur et des
caractéristiques qui n’avaient jamais été anticipées. Comme ils
furent capables de fournir des fonds aux pays en déséquilibre
temporaire de leur balance des paiements, la stabilisation par le
FMI et ses prêts ne fut pas nécessaire, et le Fonds perdit son
levier le plus efficace sur les économies nationales. En outre, les
développements sur les marchés financiers mondiaux rendirent de
plus en plus difficile d’appliquer des contrôles de capitaux, et
par là de maintenir le système de changes fixes ajustables. Les
idées des économistes professionnels furent aussi largement
modifiées au fil des années après Bretton Woods. Le pessimisme keynésien original sur les perspectives de
plein emploi disparut rapidement à la lumière des faits. […]
Les changes flottants sont aujourd’hui mieux
considérés qu’à l’époque de Bretton Woods. Les économistes reconnaissent les inconvénients d’un
système qui reliait l’offre de liquidités internationales au stock
d’or, et qui ne pouvait pas réévaluer l’or vis-à-vis du dollar sans
créer des paniques sur la monnaie de réserve. »
* Président du National
Bureau of Economic Research, professeur à Harvard, et
conseiller du président Barack Obama. Ce texte a été publié dans le
livre édité par Michael Bordo et Barry Eichengreen sur le système
de Bretton Woods en 1993.
Des changes fixes ajustables aux changes
flexibles, 1971-1973
« Le système monétaire
mondial actuel est, je crois, sans précédent : aucune monnaie
importante n’a plus de lien avec une
marchandise. »
Milton Friedman, 1986
Après les accords du Smithsonian Institute de la fin 1971, la
spéculation s’accroît en 1972, rendant le maintien des parités
difficile, malgré l’élargissement des marges à ± 2,25 %,
du fait de l’accélération de l’inflation aux États-Unis (voir
graphique 13). Le flottement de la livre sterling en 1972,
suivie par le yen et le franc suisse au début 1973, pour des
raisons inverses, spéculation à la baisse contre la livre, à la
hausse pour les deux monnaies fortes, sont les premières étapes
menant au flottement généralisé. La spéculation se tourne contre le
dollar, qui est à nouveau dévalué de 10 % le 13 février 1973
(l’once d’or passe de 38 $ à 42,22), mais cela n’empêcha pas
la fuite des capitaux, cherchant refuge dans les monnaies fortes,
et finalement l’Allemagne laissa flotter le DM, de même que les
autres pays de la CEE.
Les Européens, qui voyaient les marges possibles
entre leurs monnaies s’établir à un maximum de 4,5 %, du fait
que la marge admise de 2,25 % pour chaque monnaie l’était par
rapport au dollar, établissent, le 7 mars 1972, le
« Serpent monétaire européen » – ancêtre du SME et
de l’euro –, un accord de rétrécissement des marges à
2,25 % maximum pour limiter le risque de change et ne pas
nuire aux échanges internes à la Communauté. Le serpent (marges
européennes) oscille dans le tunnel
(marges plus larges du Smithsonian). Le Royaume-Uni adhère le
premier mai à l’accord européen, mais une attaque spéculative
contre la livre le force à en sortir en juin. L’accroissement des
mouvements spéculatifs entraîne finalement la fermeture des marchés
des changes le 1er mars 1973, les
taux de change se mettent à fluctuer librement, à l’exception des
monnaies européennes engagées dans le serpent, qui sort du tunnel, pour une bonne raison, c’est qu’il
n’existe plus. Mars 1973 marque l’entrée dans un nouveau système
monétaire, les changes flottants et l’étalon-dollar. Le système
issu de l’accord du Smithsonian
Institute était déjà celui d’un dollar non convertible en or
(les États-Unis ne vendaient plus d’or au nouveau prix
officiel).
Le FMI est resté hostile à la flexibilité des
changes pendant toute la période de Bretton
Woods, de même d’ailleurs que les grandes Banques centrales.
Plus de création monétaire internationale paraissait une meilleure
solution aux problèmes du SMI que des fluctuations de change.
Cependant, la multiplication des crises monétaires dans les années
1960 l’amena à une évolution, et un rapport de 1970 préconisait une
flexibilité limitée et temporaire.
La France au contraire reste attachée à la
stabilité des changes, héritage d’une mémoire monétaire
particulière, celle de crises qui remontent à Law, aux assignats,
aux années 1920 et aux multiples dévaluations de l’après 1945.
Comme le dit Eichengreen [1997], « dans
peu de pays, instabilité des taux de change a autant rimé avec
difficultés monétaires ». Cela explique ses efforts
dans le cadre de la communauté européenne pour maintenir la fixité,
efforts qui aboutiront plus tard à l’euro.
L’or sera officiellement démonétisé trois ans plus
tard, en 1976, aux accords de la Jamaïque, même si les Banques
centrales et le FMI continuent à en conserver des stocks, comme
Keynes l’avait prévu dès 1929, lorsqu’il constatait la ruée des
Banques centrales vers l’or, alors même que la conférence de Gênes
les autorisait à conserver des réserves en devises :
« J’avais oublié que l’or était un
fétiche. Je n’avais pas prévu que les rituels seraient donc
poursuivis, même après qu’ils aient perdu leur
signification… » Comme le résume Wyplosz [1993], la fin
du système de Bretton Woods, la
déconnexion avec l’or en 1968-1971, puis le passage des changes
fixes aux changes flottants en 1971-1973, s’expliquent parce que
ces deux liens se sont trouvés menacés : « Le lien
or-dollar s’est défait du fait de
l’accumulation des créances extérieures en dollars ; le lien
dollar-autres devises s’est défait à
cause des différentiels croissants d’inflation entre les
pays. »
Il est difficile de faire fonctionner un système
de changes fixes dans un contexte de liberté de circulation des
capitaux, comme cela a été le cas de façon croissante au fur et à
mesure qu’on s’éloignait de la guerre. On peut rendre compatibles
les deux en procédant à des changements fréquents de parité, en
ajustant les taux de change, ce qui était prévu à Bretton Woods. Or ces ajustements ont été peu
fréquents et difficiles, obtenus seulement à l’occasion de crises
monétaires mettant les gouvernements et les opinions à l’épreuve,
aussi bien lors des dévaluations que des réévaluations. La trop
grande rigidité de changes fixes peu ajustables explique l’échec
final du système. Il a duré un quart de siècle, grâce à la
coopération permanente des Banques centrales et des gouvernements
des pays démocratiques, renforcée, comme le souligne Eichengreen
[1996], par la solidarité de ces pays dans la guerre froide.
Malgré la fin du système de Bretton Woods au sens strict en 1971-1973, tous ses
aspects institutionnels vont être maintenus par la suite, comme un
bon nombre de ses règles. Ce n’est que le système de changes fixes
ajustables qui disparaît, ainsi que la convertibilité du dollar en
or. Le FMI, l’ouverture, la concertation, les droits de tirage,
ordinaires ou spéciaux, la Banque mondiale, la convertibilité des
monnaies, la circulation des capitaux, le rôle central du dollar,
la possibilité de mener la politique économique interne (en matière
de croissance et d’emploi) indépendamment du déficit extérieur,
etc., tous ces éléments restent en place jusqu’à aujourd’hui. On
peut ainsi parler de la poursuite du système de Bretton Woods depuis bientôt 70 ans, d’un
système de Bretton Woods au sens
large.
Et cela d’autant plus que dans ses structures
globales mêmes, le système monétaire actuel semble répéter
Bretton Woods, comme le soutiennent
Dooley, Folkerts-Landau et Garber [2003, 2004a,b, 2005] :
aujourd’hui comme hier, on trouve un Centre et une Périphérie, le
Centre émettant la monnaie internationale et vivant au-dessus de
ses moyens, la périphérie pratiquant une croissance tirée par les
exportations, grâce à une monnaie sous-évaluée, afin de rattraper,
avec des excédents commerciaux continus et des avoirs massifs dans
la monnaie internationale émise par le Centre. La Chine et les
autres pays émergents n’ont fait que remplacer l’Europe et le Japon
de la période de Bretton Woods. Le
Centre, c’est-à-dire les États-Unis dans les deux cas, peut
conserver un déficit permanent de sa balance des paiements courants
parce que la périphérie a besoin de son marché pour y exporter et
se développer, et est donc désireuse d’accumuler des dollars.
1 Intérêt regretté d’ailleurs par Keynes dans son
discours à la Chambre des Lords.
2 Distinction due à Tew [1988].
3 Roosevelt avait dévalué le dollar, faisant passer
sa parité de 0,0484 once d’or à 0,0286, soit de 20,67 $
pour une once à 35 $.
4 [Kindleberger, 1950] ; [McDougall,
1957].
5 Pour contourner les contrôles de changes, les
entreprises peuvent retarder ou avancer les paiements en devises et
ainsi bénéficier des gains des dévaluations ou réévaluations.
6 Sur l’UEP, voir [Lelart, 2003], [Eichengreen,
1993], [Niveau, 1992], [Dehem, 1972].
7 L’Inde était le principal créditeur, avec plus de
1,2 milliard de livres, et utilisera cette situation dans la
négociation de son indépendance en 1947 (cf. [Niveau, 1992]).
8 C’est un des points sur lesquels Keynes s’était
battu en 1944, il voulait tout d’abord que les institutions soient
à Londres, les deux, ou l’une des deux, puis il s’est rabattu sur
New York, sans succès.
9 Les Britanniques à Bretton
Woods voulaient même que le Fonds soit en Europe, la
délégation américaine s’y opposa avec l’argument que le Congrès
n’accepterait pas.
10 Voir [Mundell, 1969].
11 « Ils pensaient que, s’ils étaient disposés
à réévaluer à chaque fois que la balance des paiements américaines
manifestait des signes de faiblesses ou que les sorties de capitaux
augmentaient, les Américains se sentiraient libres de poursuivre
des politiques trop expansionnistes et donc inflationnistes,
c’est-à-dire adopter une politique de “benign
neglect” pour leur balance des paiements. » [Solomon,
1993]
12 L’illustration la plus spectaculaire de cette
association avec l’image du pays fut en novembre 1968 la
déclaration étonnante de De Gaulle refusant la dévaluation du franc
(sur les conseils de Raymond Barre et Jean-Marcel Jeanneney), alors
que le fait semblait acquis. André Malraux, ministre de la Culture,
appuie avec lyrisme : « Le général
de Gaulle ne dévalue pas, car si le général de Gaulle dévalue,
c’est la France qui se dévalue elle-même. » Les
Français approuvent massivement, selon les sondages, mais la
dévaluation aura lieu neuf mois plus tard, sous la présidence de
Georges Pompidou.
13 Roy Harrod, en Angleterre, avait également pris
position pour une réévaluation de l’or, voir son livre paru en
1965 : Reforming the World’s
Money, Macmillan. Milton Gilbert aux États-Unis aussi, voir
The Gold-Dollar system: Conditions of
Equilibrium and the Price of Gold, Essays in International
Finance, no 70, 1968. En dehors de
ces quelques voix, la France n’était guère suivie que par l’Afrique
du Sud, pour des raisons évidentes.
14 Interrogé par Fred Hirsch, « Nombre d’entre nous sont largement d’accord avec
vos critiques sur le GES, qui curieusement sont de même nature que
celles faites par l’autre bord, avec Triffin », Rueff
répond : « Vous avez parlé en
premier de mon ami Triffin. Je dois dire que nous sommes en plein
accord sur le diagnostic. Nous différons sur le remède, mais le
diagnostic est le même. » [Rueff Hirsch, 1965]
15 [Kindleberger, Despres et Salant, 1966]. Max
Corden [1993] soutient également ce point de vue, en constatant
qu’après 1973, il n’y a eu aucune réticence de la part des Banques
centrales à continuer à accumuler des dollars, même si ceux-ci
n’étaient plus convertibles en or. Il faut dire qu’elles n’avaient
guère le choix…
16 « Ce n’est pas le problème soulevé par
Triffin, mais la croyance en ce problème, qui a créé le
problème ! »
17 Ce départ avait été maintenu secret, mais révélé
par un article du Monde en novembre
1967.
18 Il fait allusion ici aux troubles monétaires de
l’entre-deux-guerres.
19 Il s’agit de la fameuse Interest Equalization Tax, décidée en 1963, qui
frappait les intérêts des obligations de firmes étrangères achetées
par des résidents américains. Elle eut pour effet de déplacer le
marché des capitaux obligataires vers Londres.
20 Voir la chronologie précise des événements dans
[Bassoni Beitone, 1989, 102-103].
21 On voit aujourd’hui les Trente Glorieuses comme
une évidence, mais à l’époque ce n’était certes pas le cas, Edward
Bernstein, travaillant au FMI dans les années d’après-guerre
raconte [1993] : « La crainte d’une
Grande dépression demeurait, et, à chaque récession jusqu’à celle
de 1957-1958, le Fonds avait à rassurer ses membres qu’il ne
s’agissait pas du début d’une longue dépression et que l’économie
américaine allait bientôt repartir. » Sur le rôle de
Bernstein, voir Stanley Black [1991]