Chapitre 3
Le système de Bretton Woods de 1946 à 1973
« L’ordre monétaire international établi à Bretton Woods peut être vu comme le stade final dans la transition de la monnaie marchandise à la monnaie fictive, plaçant le système monétaire sur une fondation nouvelle. Une ligne de partage dans l’histoire monétaire, résultat d’un processus graduel s’étendant sur un demi-siècle depuis la Grande Guerre. »
Filippo Cesarano, 2006
La pénurie de dollars, 1946-1958
L’après-guerre
La situation après la guerre peut être résumée dans la balance des paiements globale en 1947 des 17 futurs pays européens de l’OECE, présentée par Triffin : un déficit énorme des paiements courants, qui sera financé essentiellement par des prêts américains, avant même le plan Marshall (cf. tableau 5). Le plus important (3,75 milliards) est accordé à la Grande-Bretagne, en même temps qu’un prêt canadien de 1,25 milliard, les deux sur 50 ans et un intérêt de 2 % par an1, suite à l’accord négocié par Keynes en 1945, mais la France reçoit également 1,2 milliard de dollars en 1946. Entre 1946 et 1955, le déficit du reste du monde vis-à-vis des États-Unis s’élève à 38 milliards de dollars, soit une somme supérieure au stock d’or mondial [Niveau, 1992].
Tableau 5 : Paiements extérieurs des pays de l’OECE, 1947, milliards de dollars
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Source : R. Triffin, cité par Niveau [1992].
Jusqu’en 1958, le système a été un système d’étalon-dollar, seul le dollar était librement convertible, les monnaies européennes et le yen étaient trop faibles pour adopter la libre convertibilité sur les marchés des changes. De façon irréaliste, les Américains avaient demandé à la fin 1945, en échange des prêts importants accordés, le retour à la convertibilité de la livre sterling en un an, pour le 21 décembre 1946. Devant l’hémorragie des réserves, l’achat massif de dollars, la convertibilité dut être abandonnée au bout de six semaines. Sur le prêt américain de 3,75 milliards de dollars de 1945, il ne restait plus que 400 millions… Peu de temps après, le plan Marshall passa devant le Congrès. De nombreux représentants et sénateurs furent d’ailleurs convaincus par cet exemple de la gravité de la situation en Europe, ce qui favorisa le vote.
Par la suite, en 1948 et en 1949, le franc fut dévalué à quatre reprises (voir encadré 18) et un système de taux multiples fut brièvement mis en place, un arrangement condamné par le FMI du fait des distorsions aux échanges qu’il entraînait, et qui ferma les ressources du Fonds temporairement à la France. La Grande-Bretagne dévalua à son tour en 1949, suivie par une vingtaine d’autres pays, après une récession aux États-Unis qui eut entre autres pour effet de réduire les exportations européennes et accroître la pénurie de dollars. Les exportations ne reprenaient pas rapidement du fait d’une surévaluation persistante des monnaies à l’égard du dollar, et du cloisonnement des marchés européens, avant les débuts du marché commun, douze ans après la fin de la guerre. Les pays se protégeaient et les contrôles des changes, les quotas d’importation, les tarifs élevés, étaient la règle. L’Europe de l’Est s’enfermait dans un système économique différent et encore plus isolé, celui du socialisme réel. Par ailleurs, la libéralisation à l’échelle mondiale, avec l’échec de l’OIC en 1949, puis les débuts assez lents du GATT, progressait difficilement. La guerre de Corée éclata en juin 1950, relançant l’économie mondiale et le cours des matières premières, et avec l’effet favorable des dévaluations, les pays européens commencèrent à redresser leurs comptes extérieurs.
Encadré 18 : Dévaluations, flottement, convertibilité, sous le système de Bretton Woods, 1946-1976
Contrairement à ce qui était prévu par les architectes du système, des changes ajustables, des modifications de parité fréquentes, pour tenir compte des différents résultats macro-économiques entre les pays, le système de Bretton Woods a été caractérisé par une relative fixité des changes (à l’exception du Canada, voir graphique 3). Les dévaluations et réévaluations ont été peu nombreuses, en dehors du cas français, comme l’indique la liste suivante et le graphique 2. La stabilité de la lire et du yen, respectivement à 625 pour un dollar et 360, pendant les années 1950 et 1960, est exemplaire à cet égard.
Les changements de parité devaient être autorisés par le FMI, à la différence (et en souvenir) de l’anarchie qui régnait avec les dévaluations sauvages des années 1930. Les monnaies européennes furent orientées à la baisse après la guerre, puis il y eut deux dévaluations françaises en 1957-1958, une réévaluation en Allemagne et aux Pays-Bas en 1961, une autre dévaluation en France en 1969, accompagnée d’une deuxième réévaluation du mark. La Grande-Bretagne dévalua également en 1967. Tous ces réajustements, loin d’être des mesures anodines de rééquilibrage, comme prévu par les pères fondateurs de Bretton Woods, étaient au contraire des moments de tension, de spéculation et de crise.


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Graphique 2 : Cours du dollar en lires, francs français, livres sterling, Deutsche Marks, yens, 1946-1971
Les pays européens n’avaient pas la possibilité d’utiliser l’arme des taux d’intérêt pour lutter contre les déficits extérieurs – hausse des taux pour freiner l’investissement et les importations – car cela aurait pesé sur l’activité économique dans un contexte de tensions sociales très fortes, « sacrifier la croissance et l’emploi, en utilisant le taux d’escompte, sur l’autel de l’équilibre extérieur, aurait mis en péril le compromis entre le capital et le travail. » [Eichengreen, 1996] Il leur fallait donc se résoudre aux contrôles de change et aux restrictions aux importations pour limiter le déficit. À la fin de la iv e République, avec le coût croissant de la guerre d’Algérie et des lois sociales, la France se livre ainsi à toute une série de mesures coercitives (dépôt en devises obligatoire pour importer, taxes sur les transactions en devises) et se vit même exclure de l’OECE. Le franc fut à nouveau dévalué en 1957, puis après le retour de De Gaulle et les débuts de la v e République, en 1958.
Avant d’arriver au plein fonctionnement du système, il a donc fallu attendre plus d’une décennie, une transition qui a duré en réalité pratiquement la moitié de ce qu’il est convenu d’appeler le système de Bretton Woods. La convertibilité des autres monnaies en dollars et entre elles a été restaurée fin 1958. Le dollar était convertible en or pour les seules Banques centrales, sur la base d’un dollar égal à 1/35e d’once. Toutes sont alors liées au dollar et à l’or, avec des taux de change fixes ajustables. La convertibilité met fin aux contrôles de change et facilite ainsi les échanges internationaux multilatéraux (voir encadré 19).


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Graphique 3 : Le flottement du dollar canadien (valeur en dollar américain), dans le cadre du système de Bretton Woods
Encadré 19 : La convertibilité dans le système de Bretton Woods
Il s’agit de la liberté des individus d’acheter et de vendre sa monnaie nationale contre des devises, ou encore de « la liberté d’effectuer ou de recevoir des paiements dans les transactions internationales, en devises, sans être sujet à des restrictions dues à des contrôles de change. » [Bordo, 1993] On parlera alors de « market convertibility », convertibilité sur le marché. Non pas contre de l’or, ce qui correspondait à la convertibilité dans le système de l’étalon-or, mais essentiellement contre des dollars, pour la période initiale de Bretton Woods, après la guerre.
Un autre type de convertibilité2 est la « convertibilité officielle », c’est-à-dire la possibilité pour les Banques centrales de convertir leur monnaie en dollars, et les dollars en or, auprès du Trésor américain, ce que la France ne cessera de faire par la suite (cf. infra). Ainsi, on peut parler d’une double convertibilité [Faugère Voisin, 2000], celle du dollar en or, et celles des autres devises en dollar. Le dollar est seul convertible en or et en devises, les autres ne le sont qu’en dollars et entre elles. Ce système aurait été adopté dès 1947, selon Denizet [1985], à la suite d’une lettre du Secrétaire au Trésor américain, John W. Snyder, au directeur du FMI annonçant que la Réserve fédérale n’interviendrait pas sur les marchés des changes pour défendre le dollar, laissant cela aux autres Banques centrales, mais s’engage à défendre le cours du dollar en or, c’est-à-dire à échanger les dollars aux taux fixe de 35 pour une once (voir aussi [Bassoni Beitone, 1989]).
Les premiers déséquilibres
Du fait de la pénurie de devises, lors de la phase de reconstruction, les pays européens pratiquèrent le bilatéralisme, de pair avec les contrôles de change. Pour la seule année 1947, deux cents accords bilatéraux furent passés en Europe occidentale. Il s’agissait d’établir des accords de pays à pays, pour déterminer des quotas d’importations et d’exportations et répartir les rares devises nécessaires, à travers la Banque centrale. Les États-Unis détenaient les deux tiers des réserves d’or mondiales à la fin de la guerre (graphique 4). Les stocks d’or américains devaient couvrir 25 % des émissions de billets par la Réserve fédérale, cette règle a été conservée jusqu’en 1968 et entraîna une limitation des politiques monétaires expansionnistes. Les pays européens avaient utilisé leur or pendant le conflit pour acheter des marchandises américaines, en outre, dès avant la guerre, l’or s’était réfugié aux États-Unis à la suite de la hausse de son prix en 19343. L’Europe et le Japon avaient des déficits de leur balance des paiements courants massifs, du fait des destructions et des besoins immenses de la reconstruction, au contraire les États-Unis avaient un excédent élevé durant les années 1940 et 1950 (voir graphiques 5 et 6). En fait, ils gardèrent cet excédent courant jusqu’en 1970, sauf quelques années, et la balance commerciale resta constamment excédentaire.
Selon la formule consacrée, le monde souffrait à l’époque d’une pénurie de dollars, les États-Unis représentant à eux seuls la moitié de la production manufacturée mondiale – un peu comme la Grande-Bretagne un siècle plus tôt –, et tous les pays devant se tourner vers eux pour importer les biens et équipements nécessaires à leur consommation, leur reconstruction ou leur développement. À l’époque, personne ne pouvait imaginer une situation de déficit permanent de la balance courante américaine, de compétitivité industrielle en baisse, de production manufacturée principalement située en Europe et en Asie, la situation d’écrasante domination économique des États-Unis paraissait au contraire durable, comme le rappelle Bordo [1993] :
« Les théories d’une pénurie permanente de dollars abondaient (Kindleberger, McDougall 4 ), et l’explication clé résidait dans l’avance de productivité américaine que le reste du monde ne pourrait jamais rattraper. D’autres facteurs étaient avancés, comme l’instabilité politique, l’absence de capacité entrepreneuriale, de faibles taux d’épargne ou des matières premières inadéquates. »
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Graphique 4 : Stock d’or mondial, États-Unis et reste du monde, dollars extérieurs
En réalité les pays européens et le Japon mirent peu d’années à relever leur économie, avec l’aide américaine (plan Marshall en Europe), et se remirent à exporter rapidement. Dès le début des années 1950, les balances extérieures courantes étaient redressées, dégageant des surplus, tandis qu’appa raissaient en contrepartie les premiers déficits américains (voir graphique 6 et graphique 8). La production industrielle avait augmenté de 40 % en 1952 et les exportations doublé. Les liquidités internationales furent de plus en plus fournies par les dollars, résultant du plan Marshall puis du déficit de la balance des paiements américaine globale, l’or ne pouvant satisfaire les besoins d’un monde et d’un commerce en expansion rapide (voir graphique 4). En 1959, les avoirs américains en or équilibrent les dollars détenus à l’extérieur et sont équivalents aux avoirs en or du reste du monde, en 1964, ils n’en représentent plus que la moitié et équilibrent les avoirs officiels extérieurs (dollars détenus par les Banques centrales). Dès les années 1950, les mouvements internationaux de capitaux connaissent une augmentation rapide, annonçant l’explosion des décennies suivantes. Les entreprises et les banques s’affranchissent assez vite des contrôles de changes nationaux, par exemple au niveau des retards et des avances (leads and lags) dans le paiement des dettes ou des transactions5, permettant de spéculer contre une monnaie, en cas de probabilité de dévaluation ou de réévaluation.


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Graphique 5 : Soldes de la balance des paiements courants et variations des réserves de change, Allemagne, Italie, France, 1948-1958
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Graphique 6 : Soldes de la balance des paiements courants et variations des réserves de change, États-Unis, 1946-1958, millions de $
L’UEP
L’OECE, devenue en 1961 l’OCDE, avait été créée en 1948 dans le but de répartir l’aide américaine, faciliter la coopération et libéraliser les échanges entre les pays bénéficiaires. L’Union européenne des paiements, et la Banque des règlements internationaux (BRI) qui la représentait, furent créées par l’OECE en 1950 pour faciliter les échanges multilatéraux entre pays européens. Il s’agissait d’un organe de compensation (clearing) où les pays réglaient en dollars, en crédits sur la BRI ou en or, chaque mois, leurs dettes et créances réciproques6, « une application du plan Keynes au niveau régional » (Lelart). En outre, des négociations y étaient menées pour abaisser les barrières tarifaires entre pays membres, donc entre pays européens, et non à l’égard des autres, une exception au multilatéralisme mais une annonce du futur marché commun. L’UEP fut un succès immédiat – « la plus importante progéniture du plan Marshall » selon McKinnon –, elle devint dans les années 1950 le centre d’une vaste zone de règlements multilatéraux et finalement, en décembre 1958, les principaux pays européens déclarèrent la convertibilité de leur monnaie pour les transactions courantes. Avec l’UEP, le plan Keynes de 1943 et son International Clearing Union (ICU), banque internationale de compensation, trouvent finalement une application. En 1958, avec le retour à la convertibilité, l’UEP cesse son activité : « Au lieu que les soldes soient compensés globalement une fois par mois par la BRI, les règlements étaient effectués au coup par coup et au jour le jour sur les marchés des changes. L’Union pouvait donc disparaître. » [Lelart, 2003] Elle fait place à un Accord monétaire européen (AME), datant de 1955, appliqué en 1958, prévoyant la convertibilité des principales monnaies du continent pour les opérations courantes et réduisant à ± 0,75 % les marges de fluctuation dans la zone.
Les « balances sterling »
Problème récurrent du Royaume-Uni dans l’après guerre, les balances sterling désignent les dettes amassées par le pays durant la guerre auprès de son empire, environ 4 milliards de livres (un tiers du PIB britannique) dues à des pays comme le Canada, l’Australie, la Nouvelle Zélande, l’Afrique du Sud, l’Égypte ou l’Inde7, contre seulement 0,5 milliard au début de la guerre. La Grande-Bretagne n’avait pas la possibilité d’exporter suffi samment pour financer les importations massives de ces pays pendant le conflit, et donc elle accumulait des dettes. Celles-ci s’atténuèrent progressivement dans les années 1950 grâce à une dévaluation de la livre en 1949 et le retour à l’équilibre de la balance courante. En outre, un prêt spécial américain en 1945, de 3,75 milliards de dollars, permit de gagner du temps. Mais quand la livre redevint convertible, en juillet 1947, la Grande-Bretagne ne put faire face aux demandes de conversion et suspendit la convertibilité un mois plus tard (cf. supra).

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Graphique 7 : Répartition des réserves mondiales de change
Le rôle de la livre comme monnaie internationale s’effacera peu à peu devant le dollar, les transactions libellées en livres représentaient la moitié du commerce mondial en 1945, 30 % en 1967. Même évolution pour les liquidités internationales (voir graphique 7). À la fin des années 1960, l’usage de la livre était confiné à la zone sterling.
Le rôle du Fonds
Les premières dévaluations arrivent à la fin des années 1940 (voir encadré 18), la France dévalue en janvier 1948, la Grande-Bretagne de 30 % en septembre 1949, en informant simplement le FMI. Il s’agissait là d’une violation des statuts du Fonds, qui exigeait une autorisation au-delà de 10 %, affaiblissant ainsi dès le début l’autorité de l’institution. D’autres suivront en Europe et le reste du monde, marquant le début du redressement des balances courantes. Ce qui aurait été pris auparavant comme le début d’une guerre monétaire, apparaissait dans l’après-guerre comme des ajustements nécessaires à la compétitivité des exportations.
La France avait créé en 1948 un système à taux de changes différents, pour tenter d’économiser les devises, l’un pour les importations de base, l’autre, variable, pour le tourisme et les mouvements de capitaux. Pour cette raison, une violation de la charte du Fonds, elle fut exclue de la possibilité d’emprunter jusqu’en 1952. Pourtant, lors d’une nouvelle dévaluation à la fin 1948, elle avait rétabli un taux de change unique. En fait, avec le plan Marshall qui atteignait alors sa pleine efficacité, les crédits du FMI étaient inutiles. Le rôle du FMI a été moindre que ce que les architectes du système prévoyaient en 1944. D’abord, dans l’immédiat après-guerre, le plan Marshall, l’Union européenne des paiements, la CECA puis le marché commun, ont été des acteurs de premier plan, ce qui a limité son influence. Il s’est orienté de ce fait assez vite vers les problèmes financiers des pays pauvres, en jouant un rôle essentiel dans leur développement. Mais pour les pays développés son rôle en retrait s’est confirmé par la suite, lors de la création du SME, lors de l’intégration économique nord-américaine, lors du passage aux changes flottants ou de la démonétisation de l’or. Comme le suppose Dornbusch [1993], peut-être cela a-t-il été une erreur de situer son siège à Washington8, trop près du pouvoir dominant, dont il paraissait être l’éma nation ; un emplacement dans une ville plus neutre – comme Bruxelles pour la CEE –, par exemple Montréal suggère l’auteur9, « aurait pu permettre plus d’audace et plus d’indépendance ».
Le dollar, monnaie internationale
Pendant la période de pénurie de dollars, avant le retour à la convertibilité des monnaies européennes et japonaise, le dollar est la monnaie internationale incontestée, on peut parler alors d’étalon-dollar de facto. Vers le milieu des années 1950, les réserves mondiales en dollars dépassent celles en livres sterling, principale devise détenue dans le monde depuis le xix e siècle. Par la suite, le dollar dépasse toutes les autres formes de liquidités internationales (or, droits de tirage sur le FMI, livres, autres devises, voir graphique 7). Il possède à l’échelon mondial toutes les caractéristiques d’une monnaie à l’échelle d’une société : instrument de mesure de la valeur des exportations et des importations et des autres monnaies de par son statut central dans le système de Bretton Woods, moyen de paiement international, réserve de valeur dans les comptes des Banques centrales.
L’Âge d’or de Bretton Woods, 1958 à 1968
L’idée d’âge d’or s’applique en fait pendant cette période davantage à l’évolution économique qu’à l’évolution monétaire, on est en effet dans la grande phase de croissance des années 1960, mais les problèmes du SMI ne font que s’accentuer (voir encadré 20 pour une chronologie). La croissance rapide du commerce international impliquait des liquidités que l’or seul ne pouvait assurer. Les ressources du Fonds, malgré les mesures prises pour les augmenter, non plus. Il restait donc le dollar qui devint la monnaie internationale incontestée à cette époque, d’autant plus qu’il était seul convertible en or, qu’il venait de l’économie dominante, du pays le plus stable et puissant militairement, que l’inflation américaine était faible grâce à une politique monétaire prudente. Les trois problèmes qui ont affecté le système pendant les années 1960 et 1970, et fait l’objet de tous les débats et conférences internationales de l’époque10, ont été le problème de l’équilibre, celui de la confiance et celui de la liquidité. On peut les examiner séparément, même s’ils sont bien sûr reliés entre eux (voir [Bordo, 1993]). Eichengreen [1993] ajoute les questions sur la performance du système et sa stabilité.
Encadré 20 : Les étapes du système de Bretton Woods, de 1958 à 1973
Décembre 1958 : Convertibilité de 14 monnaies européennes, pour les transactions courantes
Mars 1959 : Plan Triffin
Mars 1961 : Accord de Bâle entre Banques centrales pour garder les monnaies des autres comme réserves de change et se prêter entre elles
Octobre 1961 : Pool de l’or
Janvier 1962 : Début des demandes de conversion des dollars en or par la France
Février 1962 : Facilités d’échanges (Swaps) entre Banques centrales
Octobre 1962 : Accord de prêts entre Banques centrales (GAB : General Arrangements to Borrow)
Octobre 1963 : Premières rencontres pour l’élaboration des DTS
Février 1965 : Giscard d’Estaing et De Gaulle* proposent le retour à l’étalon-or
1967 : Guerre des 6 jours (juin), fermeture du canal de Suez (1967 à 1975), dévaluation de la livre sterling (novembre)
Mars 1968 : Fin du Pool de l’or, mise en place de deux prix de l’or, celui des Banques centrales, celui du marché libre
Novembre 1968 : Crise monétaire en Europe, fermeture des marchés des changes
Juillet 1969 : Mise en place des Droits de tirage spéciaux
Mai 1971 : Flottement du florin néerlandais et du mark allemand
Août 1971 : Suspension de la convertibilité du dollar en or par les États-Unis, surtaxe de 10 % sur les importations, mise en place de contrôles des changes un peu partout, flottement des monnaies
Décembre 1971 : Accords du Smithsonian Institute, Washington, réalignement des parités, changes fixes avec marges de fluctuation élargies, dévaluation du dollar en or à 38 $ pour une once
Juin 1972 : Flottement de la livre sterling
Février 1973 : Dévaluation du dollar à 42,22 $ pour une once d’or
Mars 1973 : Flottement généralisé des monnaies, l’or approche 200 £ l’once

« Eh oui, l’or, qui ne change pas de nature, qui se met indifféremment, en barres, en lingots ou en pièces, qui n’a pas de nationalité, qui est tenu, éternellement et universellement, comme la valeur inaltérable et fiduciaire par excellence. […] La loi suprême, la règle d’or – c’est bien le cas de le dire  – qu’il faut remettre en vigueur et en honneur dans les relations économiques internationales, c’est l’obligation d’équilibrer, d’une zone monétaire à l’autre, par rentrées et sorties effectives de métal précieux, la balance des paiements résultant de leurs échanges. » Charles De Gaulle, conférence de presse du 4 février 1965, cité par Bourguinat [1992]
L’équilibre de la balance des paiements ou le problème de l’ajustement
La fixité des changes de Bretton Woods empêchait les ajustements par les taux en cas de déficit ou d’excédent persistant. L’étalon-or possédait ce mécanisme, à travers les mouvements d’or, et la déflation en cas de déficit, mais dans le nouveau système, il était devenu inconcevable de pratiquer une déflation, avec ses conséquences négatives sur l’emploi et l’économie. Un système de changes flottants aurait permis cet ajustement, mais rien ne le rendait possible rapidement dans le système de Bretton Woods, à part des modifications de parités, plus rares et plus coûteuses politiquement.
Pour éviter ces dévaluations, il restait les politiques macro-économiques, monétaires et budgétaires, permettant de freiner l’activité en cas de déficit durable et limiter les importations, de contrôler l’inflation et relancer ainsi les exportations. Des restrictions directes aux importations étaient impraticables dans la période, celle du GATT et du marché commun européen. En outre, un autre déséquilibre existait, celui entre pays déficitaires et pays excédentaires. Les premiers devaient redresser leur situation, les seconds n’avaient guère de raisons de le faire, et pouvaient garder des excédents durables. L’accumulation de réserves de change n’a pas de limite, l’utilisation de ces réserves en a une, l’épuisement du stock, ou l’épuisement des possibilités d’emprunt.
Des pays structurellement déficitaires, comme la France, la Grande-Bretagne ou l’Italie, étaient confrontés à la nécessité de politiques d’austérité pour tenter de contenir leur inflation et rétablir leur balance extérieure, à des attaques spéculatives contre leur monnaie, à des emprunts et aides massifs extérieurs, et finalement à des dévaluations, comme en 1967 en Grande-Bretagne ou en 1958 et 1969 en France (voir encadré 18 supra). À l’inverse, le Japon, les Pays-Bas ou l’Allemagne étaient en situation d’excédent structurel. Le succès de leurs exportations et une inflation plus faible entraînaient une augmentation continue des réserves de change. Dans le cas allemand, cette augmentation alimentait les craintes de hausse de prix, dans un pays encore marqué par l’hyperinflation de 1923, ce qui explique les politiques de freinage, favorisant encore les excédents… Le DM fut finalement réévalué en 1961, mais pas assez pour freiner les exportations, et d’ailleurs les entreprises et le patronat étaient hostiles à toute réévaluation, de même que les autorités, jugeant non sans raison que les problèmes venaient des pays voisins trop laxistes, et non d’eux-mêmes.
Ainsi, même dans la période la plus conforme à ce qui était prévu, le fameux âge d’or de Bretton Woods, la réticence à modifier les parités, même en cas de déséquilibre grave des balances des paiements, a été la règle, pour les pays excédentaires qui ne voulaient pas handicaper leurs exportateurs et qui y voyaient une incitation pour les États-Unis à une politique laxiste vis-à-vis de leur commerce extérieur11 ; et pour les pays déficitaires, qui ne voulaient pas « perdre la face » pour des raisons de prestige national, et subir un échec devant l’opinion12, en dévaluant. Par ailleurs, il y avait l’idée qu’une dévaluation mènerait à d’autres dévaluations, engendrant un cercle vicieux de spéculation contre sa monnaie. Les brèches aux engagements pris ont été aussi fréquentes, avec des dévaluations sans autorisation (Grande-Bretagne en 1967), des cas de flottement à part (Canada de 1950 à 1962 !, voir graphique 3) et même des systèmes de taux de change multiples (France en 1948).
La liquidité du système
La liquidité était assurée par l’or, en quantité insuffisante dès la fin des années 1950, par les droits de tirage auprès du Fonds, limités, et par le dollar, mais qui avait l’inconvénient d’être la monnaie d’un pays, soumise à sa politique économique, au déficit de sa balance des paiements et au problème de la confiance. Si les États-Unis appliquaient une politique de restriction et redressaient leur balance courante, ils cessaient d’alimenter le monde en liquidités. S’ils laissaient courir leur déficit sans guère s’en soucier (benign neglect), ils étaient accusés d’un privilège inacceptable. Car bien sûr, cette particularité d’avoir pour monnaie la monnaie internationale plaçait les États-Unis dans une situation unique, ils pouvaient financer leur déficit avec leur propre monnaie, le fameux droit de seigneuriage. Rueff l’explique très bien, à sa façon à la fois emphatique et imagée (voir encadré 21). Les objections qui ont été faites à cette analyse (cf. [Mundell Svoboda, 1969]) sont que les avoirs en dollars le sont en titres comme les Bons du Trésor, rapportant un intérêt payé par les autorités US, et qu’ils peuvent servir à investir aux États-Unis, deux éléments qui réduisent les avantages du seigneuriage.
Encadré 21 : Jacques Rueff, le seigneuriage, et son tailleur…
« J’ai déjà écrit en 1961 que l’Occident risquait un effondrement du crédit et que le Gold Exchange Standard était un grand danger pour la civilisation occidentale. Si je l’ai fait, c’est parce que je suis convaincu – et je suis extrêmement solennel sur ce point  – que le GES atteint un tel degré d’absurdité qu’aucun cerveau humain doté du pouvoir de raison ne peut le défendre.
Quelle est l’essence de ce régime, et quelle est la différence avec l’étalon-or ? C’est que lorsqu’un pays avec une devise clé a un déficit de sa balance des paiements – disons les États-Unis par exemple  – il paye au pays créditeur des dollars, qui finissent dans sa Banque centrale. Mais les dollars ne sont pas d’utilité à Bonn, ou à Tokyo, ou à Paris. Le même jour, ils sont reprêtés sur le marché monétaire à New York, et donc retournent à leur endroit d’origine. Ainsi le pays débiteur ne perd pas ce que le pays créditeur a gagné. Et donc le pays avec la devise clé ne ressent jamais l’effet du déficit de sa balance des paiements. Et la principale conséquence est qu’il n’y a aucune raison d’aucune sorte pour que ce déficit disparaisse, tout simplement parce qu’il n’apparaît pas…
Laissez-moi être plus positif : si j’avais un accord avec mon tailleur que n’importe quelle somme d’argent que je lui paye, il me la retourne le même jour comme prêt, dans ce cas je n’aurais aucune objection du tout à lui commander toujours plus de costumes. » Dans [Rueff Hirsch, 1965]

Jacques Rueff était en poste à Londres entre 1930 et 1934, à l’Ambassade de France. Il dresse un parallèle entre les deux époques, celle de l’étalon-devise-or des années 1920 après la conférence de Gênes, celle de Bretton Woods dans les années 1950 et 1960, dans les deux cas, le monde est forcé d’absorber les devises de pays anglo-saxons, leur cède un privilège indu et importe leur inflation : « C’est ainsi que le Gold Exchange Standard a accompli cette immense révolution de livrer au pays pourvu d’une monnaie bénéficiant d’un prestige international le merveilleux secret du déficit sans pleurs qui permet de donner en dollars sans les prendre dans les caisses, de prêter sans emprunter et d’acquérir sans payer. »
Rueff va même jusqu’à considérer que le système asymétrique de Bretton Woods est une menace pour les démocraties occidentales, une affirmation très pessimiste que la réalité a démentie, son effondrement n’ayant pas entraîné la démocratie avec lui :
« La liberté n’est pas un don gratuit*. Elle exige des systèmes monétaires efficaces. Si nous ne réussissons pas à extirper du nôtre, à bref délai, les perversions qui compromettent l’équilibre des balances des paiements, nous serons ramenés, inévitablement, à des mesures de contrôle direct des échanges internationaux, mesures qui feraient subir de graves atteintes à la prospérité de l’Occident, au bien-être de ses populations et à tous les principes qui font l’originalité et la grandeur de sa civilisation. »
Rueff, Œuvres complètes, cité dans [Bassoni Beitone, 1989]

* Traduction de la formule américaine classique (Freedom is not free) selon laquelle la liberté exige des sacrifices.
Pour les Allemands, cette situation alimentait l’inflation, à travers les déficits américains, ils demandaient aux États-Unis de pratiquer des politiques économiques restrictives, de façon à redresser leur équilibre extérieur. Les Allemands ne demandaient pas, pour autant, la conversion de leurs avoirs en dollars en or, le président de la Bundesbank, Karl Blessing, le précisant même en 1967 dans une lettre officielle. Les Français au contraire considéraient que les États-Unis bénéficiaient d’un privilège et se mirent à demander la conversion de leurs dollars en or, ils préconisaient, à travers les écrits de Jacques Rueff [1965, 1973], une réévaluation du métal précieux13 (doublement de son prix) et même un retour à l’étalon-or mettant tous les pays sur un pied d’égalité et restaurant des mécanismes neutres. La solution d’une réévaluation du prix de l’or fut refusée par les gouvernements américains successifs, et de toute façon le Congrès, avec la vieille tradition démocrate défavorable à l’or, l’aurait rejetée.
Le paradoxe de Rueff, et de tous ceux qui voulaient voir la fin du système de Bretton Woods et son « privilège exorbitant » donné aux États-Unis et au dollar, c’est qu’en réalité le système fut suivi par un système d’étalon-dollar, et une démonétisation de l’or. Ainsi toutes les demandes de conversion en or, la France en tête, ne firent plus tard qu’accentuer le privilège du dollar, et retirer à l’or le rôle qui lui restait. Pour les partisans de l’étalon-or, il s’agit d’un échec total. Mais cet échec est la conséquence d’une position irréaliste, l’idée d’un retour à l’étalon-or. Tous les indices depuis 1914 indiquaient son déclin, l’évolution historique à long terme ne pouvait être contrecarrée, et les positions gaulliennes sur les questions monétaires apparaissaient déjà comme étrangement surannées. C’est l’analyse implicite de Garber [1993], dans le passage suivant :
« L’inflation de dollars conduisit à l’abandon du système de changes fixes, au fur et à mesure que les Banques centrales trouvaient qu’elles absorbaient des montants excessifs de dollars dans leurs liquidités, mais elle ne conduisit pas à l’abandon du dollar en tant qu’unité de compte et ultime source de la liquidité mondiale. […] Dans cette circonstance, et de façon ironique, ce fut précisément la passion française pour l’or qui évinça l’or du système monétaire. »
Robert Triffin, un économiste belge professeur à Harvard puis à Yale, ayant occupé des postes à la Réserve fédérale et au FMI, faisait la même analyse que Rueff sur l’écart croissant entre les réserves d’or et les liquidités en dollars, mais différait sur les solutions14, pour lui il fallait créer de nouveaux actifs monétaires, ce qui a débouché plus tard sur les DTS, mais en quantité très insuffisante, juste un appoint pour le commerce mondial. Triffin prévoyait qu’en cas contraire, des restrictions aux importations et une déflation étaient à craindre, car les États-Unis ne fourniraient pas plus de liquidités. Son diagnostic s’est avéré juste, mais pas ses prédictions, nulle déflation, nul retour au protectionnisme, n’ont eu lieu, les dollars ont continué à alimenter les réserves internationales. Pour Rueff au contraire, il y avait trop de liquidités, ce qu’il exprime de façon imagée dans un article du Monde (24 septembre 1965), lorsque le groupe des Dix commence à étudier la création de nouveaux instruments de réserve : « Des plans d’irrigation pendant le déluge » !
Naturellement si les Banques centrales n’avaient pas cherché à accumuler l’or, répondant en cela à une sorte d’atavisme ancestral, et leurs gouvernements avec elles, le système aurait pu fonctionner longtemps, les liquidités internationales en dollars servant le commerce mondial, comme finalement cela arrivera en 1971 avec le passage à l’étalon-dollar, c’est ce que Kindleberger et quelques autres15 tentèrent d’expliquer, dans leur « point de vue minoritaire » :
« Le point important est que ces réserves en dollars non seulement apportent des liquidités internationales aux autres pays, mais sont une contrepartie nécessaire pour l’intermédiation qui fournit des liquidités aux institutions européennes de crédit et d’épargne. La reconnaissance de cette réalité mettrait fin aux conversions des dollars en or par les Banques centrales, au déclin rampant des réserves officielles qui en résulte, et à la dislocation des flux de capitaux auquel il conduit. […]
Un manque de confiance dans le dollar aussi fort que celui qui existe aujourd’hui est la conséquence de l’attitude des gouvernements, des banquiers centraux, des économistes académiques et des journalistes, qui ne fait que refléter leur incapacité à comprendre les implications de sa fonction d’intermédiaire. Malgré l’influence de ces secteurs, le marché privé reste confiant dans le dollar, comme le montrent les augmentations des avoirs privés d’actifs liquides en dollars. La spéculation privée sur l’or, contre le dollar, est simplement le résultat de l’attitude et des actions des officiels gouvernementaux et des banquiers centraux, partout médiatisées. Bien qu’il y ait eu une spéculation de ce type, elle a été largement induite par la réticence de quelques Banques centrales à accumuler des dollars. »
Autrement dit, selon la boutade de Max Corden, “It is not the Triffin problem, but the belief in the Triffin problem, that caused the problem !” 16 Le marché international des capitaux fournissait les besoins en liquidité internationale, selon ces auteurs, et la création des DTS ne servait à rien, elle n’a d’ailleurs pas empêché le système de s’effondrer. Mundell de son côté avait expliqué en 1968 que dans un monde à n pays et à n monnaies, étant donné que les déficits et les surplus de toutes les balances des paiements s’annulent, « il suffit de n-1 balances des paiements indépendantes, car l’équilibre des balances de ces n-1 pays implique l’équilibre de la balance des paiements du nième pays ». C’est ce qu’il appelait le problème de la redondance, qui est « de décider ce qu’on fait avec ce degré de liberté supplémentaire ». Dans l’étalon-or, le métal jaune sert de nième monnaie, résolvant le problème de Mundell. Mais dans le GES de Bretton Woods, comme le souligne McKinnon [1996] en reprenant l’idée, « la solution alternative à des négociations détaillées à n pays, est simple et élégante. Si un candidat naturel existe, donnez-lui le rôle d’être le nième pays. Les États-Unis sont ce nième pays dans le système actuel, le pays passif, tandis que les autres doivent fixer leurs parités et leurs objectifs de balance des paiements de façon indépendante ». Voir les règles du jeu correspondant au système de Bretton Woods selon McKinnon, avec des règles différentes pour les États-Unis et le reste du monde (encadré 22).
Encadré 22 : Les règles du jeu de « l’étalon-dollar à changes fixes » (système de Bretton Woods), 1950-1970, selon Ronald McKinnon (1996)
Pour les pays développés autres que les États-Unis
I. Fixer une parité permanente pour la monnaie nationale, en dollars, dans la limite de 1 % de fluctuation de part et d’autre.
II. Convertibilité libre des opérations courantes de la balance des paiements ; contrôle des changes pour isoler les marchés financiers domestiques.
III. Utiliser le dollar comme devise clé et garder des réserves de change en bons du Trésor US.
IV. Subordonner la croissance de l’offre de monnaie à long terme au maintien de changes fixes, selon le taux d’inflation américain.
V. Compenser les pertes de change temporaires par une politique monétaire interne de la Banque centrale visant à restaurer la liquidité des banques et l’offre de monnaie, par des achats de titres.
VI. Limiter les déséquilibres en compte courant en pratiquant une politique budgétaire compensatrice.

Pour les États-Unis
VII. Ne pas intervenir sur les taux de change ; pratiquer le libre-échange sans objectifs de balance des paiements ou de taux de change (benign neglect) ; ne pas conserver de réserves importantes en devises et neutraliser les conséquences monétaires internes des interventions des autres Banques centrales.
VIII. Ouvrir les marchés de capitaux US aux opérateurs publics étrangers et résidents privés comme emprunteurs ou déposants.
IX. Maintenir une position de créditeur international net en dollars et limiter les déficits budgétaires.
X. Limiter la hausse des prix des biens échangeables par une politique monétaire adaptée, de façon à faire du dollar un stabilisateur (anchor) des prix mondiaux.

Le schéma suivant correspond au mécanisme monétaire et réel de propagation internationale de Bretton Woods selon McKinnon :

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avec M masse monétaire, P niveau des prix, Y Production
La masse monétaire US est la variable dominante, son interaction avec le PIB Y détermine le niveau des prix aux États-Unis. Celui-ci, du fait des changes fixes, influence le niveau des prix dans le reste du monde. L’influence de la production américaine sur celle du reste du monde est plus faible, comme la flèche en pointillés l’indique. La production du reste du monde dépend plutôt de facteurs d’offre, liés au rattrapage et à la reconstruction d’après-guerre, dans le cadre des Trente glorieuses. Cette croissance provoque une hausse de la masse monétaire endogène dans le reste du monde en même temps que le niveau des prix. Ce qui est important à retenir est que dans les années 1950 la stabilité de l’économie et de la monnaie américaines servent d’ancrage international, un peu comme plus tard, dans les changes flottants, la stabilité du mark servira d’ancrage au Système monétaire européen puis à l’euro.

Les caractéristiques effectives du système
1) Fixer une parité aux monnaies en dollar, et une parité du dollar en or. Le dollar seul est convertible en or (35 pour une once), pour les Banques centrales, mais l’or est démonétisé pour les transactions privées.
2) Maintenir des taux de change fixes, avec des variations de ± 1 % autour des parités, grâce aux interventions des Banques centrales sur les marchés des changes. Autoriser des dévaluations ou réévaluations avec l’accord du FMI et seulement en cas de « déséquilibre fondamental » pour éviter les dévaluations compétitives.
3) Libre convertibilité des monnaies entre elles, libre circulation des capitaux pour les paiements courants, mais contrôle des changes pour les mouvements spéculatifs.
4) Amortir les déséquilibres à court terme de balance des paiements par des tirages sur le FMI ou des crédits du FMI.
5) Autonomie des politiques macro-économiques nationales, notamment en matière d’inflation et d’emploi.
Source : R. McKinnon, The Rules of the Game, MIT Press, 1996
Mais cette analyse n’a pas été acceptée par les pays européens, qui continuaient à vouloir accumuler de l’or, mettant en place un déséquilibre qui a fini par détruire le système. En outre, si l’inflation aux États-Unis est restée faible pendant les deux premières décennies de Bretton Woods (de 1950 à 1967 le taux annuel d’inflation a été inférieur à 2 %, ce qui a permis une stabilité fournie par le pays pivot), elle s’est accélérée à la fin des années 1960, accroissant la défiance vis-à-vis du dollar et de l’Amérique, en tant que centre du système monétaire. Tant que l’inflation était faible aux États-Unis, l’économie américaine servait d’ancrage au système de Bretton Woods, et permettait de maintenir les changes fixes. En effet, les autres pays se sentaient plus ou moins obligés de garder aussi une stabilité monétaire interne, s’ils voulaient maintenir leurs parités. On a vu que les dévaluations et réévaluations ont été peu nombreuses et le système fonctionnait. Mais dès qu’elle a commencé à s’accélérer au centre, la perte de confiance s’est installée, les divergences se sont accentuées, les crises monétaires se sont faites plus fréquentes, jusqu’à l’éclatement final.
Les États-Unis tentèrent de limiter les conversions en émettant des bons à long terme libellés en devises contre les dollars accumulés à l’extérieur. Ainsi, pour les Banques centrales, il était préférable d’avoir des titres rémunérés, plutôt que du métal précieux stérile, et la Réserve fédérale économisait son or. Cependant les taux servis n’étaient pas assez élevés pour dissuader les tentatives de conversion. Durant les années 1950 et 1970, les États-Unis conservent en moyenne un excédent des paiements courants, ce n’est qu’après 1971 que cet excédent laissera la place à un déficit abyssal. Mais cet excédent fut plus que compensé par des sorties de capitaux, liées d’abord à l’aide et aux dépenses militaires, puis à des investissements étrangers considérables dans les années 1960, la différence étant comblée par une baisse des réserves de change (graphique 8). En 1970, les dollars détenus à l’extérieur (dont les 4/5e par les Banques centrales) représentaient environ cinq fois le stock d’or des États-Unis. Encore en 1959, les montants s’équilibraient, le stock d’or américain couvrait les dollars extérieurs.
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Graphique 8 : Balance des paiements américaine, 1950-1971
Le graphique 8 montre que, dès 1950, les sorties nettes de capitaux de la balance américaine dépassent l’excédent courant, et donc les réserves diminuent, la balance globale est déficitaire, les États-Unis alimentent le reste du monde en dollars. En 1971, la balance des paiements courants devient à son tour déficitaire.
Pour faire face au problème de la liquidité, des mesures furent tentées, comme l’augmentation des quotas, de 50 % en 1958, 25 % en 1965 et 1970, la création de nouvelles facilités de crédit, et surtout la création de nouveaux droits de tirage sur le Fonds, les fameux Droits de tirage spéciaux (DTS), en 1967.
Encadré 23 : Les DTS
En 1968, le premier amendement aux articles du FMI crée les Droits de tirage spéciaux, à la suite de nombreux rapports et conférences internationales dans les années 1960. Il fallait remédier à l’insuffisance des liquidités internationales dans une période de forte croissance, et des échanges et de la production. Le Groupe des dix* est à l’origine de la proposition et du comité qui élabora le projet. Par rapport aux 8,8 milliards de dollars à l’origine, les ressources du Fonds n’atteignaient que 9 milliards en 1958, elles furent augmentées de 50 % en 1959, mais le commerce mondial avait doublé depuis la guerre, il fallait donc encore augmenter les liquidités. En 1961, les GAB (Accords généraux d’emprunts) permirent de mettre en place des prêts au FMI par le Groupe des dix pour 6 milliards de dollars. Enfin, en 1966, les quotes-parts furent à nouveau accrues, de 25 %.
Les propositions d’Edward Bernstein, dans ses articles, sont à l’origine des deux réformes, les GAB et les DTS. Bernstein avait quitté le Fonds en 1958 et créé une société de conseil, EMB Ltd, qui proposait des analyses et des articles régulièrement. De son côté, Robert Triffin avait proposé une réforme plus ambitieuse, la création d’une Banque centrale mondiale, à la façon du plan Keynes vingt ans plus tôt, capable de créer des liquidités internationales. Le FMI et les gouvernements se sont montrés plus prudents en appuyant les réformes mineures. Le nom initial des DTS était Unités de réserves (Reserve Units), dans la proposition de Bernstein, mais au groupe des Dix, les Français s’opposèrent à l’idée d’unités de réserves, mais étaient d’accord pour des droits de tirages spéciaux. La solution la plus simple était donc la suivante : « On aura des unités de réserves, mais on les appellera Droits de tirages spéciaux ! » (Bernstein, cité dans [Black, 1991]). Un compte de tirage spécial fut donc créé en 1968, à côté du compte ordinaire. Les DTS étaient crédités à chaque pays, proportionnellement aux quotas, pour un total général de 9,5 milliards de dollars. Chaque membre s’engageait à accepter cette nouvelle monnaie, créée ex nihilo (« du néant habillé en monnaie » dira même Rueff), et non gagée sur l’or. Un DTS équivalait à un dollar, soit un 35e d’once d’or, mais sans convertibilité. Un lien avec l’or était exclu, étant donné déjà l’insuffisance du stock existant face aux dollars en circulation. Les DTS ne pouvaient servir qu’à régler des soldes de balances de paiements entre pays membres, et ils étaient assortis du paiement d’un intérêt (faible) par le Fonds.
Le rôle des DTS est resté mineur comme réserve internationale, environ 5 % des réserves mondiales dans les années 1970. Ils ont servi d’unité de mesures dans les présentations du FMI, ils sont définis à partir d’un panier de monnaies (16 au début, 4 actuellement : $, £, ¥, €) et ne circulent qu’entre Banques centrales et d’autres organismes bancaires comme la BRI. On les a accusés d’entretenir l’inflation mondiale des années 1970, mais leur rôle limité contredit cette idée : « Les DTS étaient censés se substituer aux dollars… qui, loin de voir leur progression se ralentir, ont augmenté cinq fois plus qu’eux ! On ne peut pas s’étonner qu’ainsi commencée l’expérience ait été à ce jour, dans une large mesure, un échec. » [Lelart, 2003]

* Comme les Trois mousquetaires qui étaient quatre, le Groupe des dix compte onze membres. C’était un club informel des dix pays les plus industrialisés de l’époque (Belgique, Canada, France, Allemagne, Italie, Japon, Pays-Bas, Suède, Royaume-Uni, États-Unis, Suisse).
Encadré 24 : Les nouvelles facilités de crédit
Le mécanisme de financement compensatoire
Pour aider les pays en proie à des fluctuations erratiques de leurs recettes d’exportation, dues à l’instabilité des cours des produits de base, le FMI a créé en 1963 cette facilité permettant d’emprunter jusqu’à 100 % du quota, en plus des retraits ordinaires.

Le mécanisme de financement des stocks régulateurs
Pour aider des pays à régulariser les cours des produits primaires qu’ils exportent, cette facilité, allant jusqu’à 30 % du quota, leur permet d’acheter des stocks, c’est-à-dire d’intervenir sur les marchés mondiaux. Là aussi, elle s’ajoute aux crédits existants.

Le mécanisme élargi de crédit
Facilité permettant d’accroître les tirages, en cas de difficultés de balance des paiements, jusqu’à 140 % du quota, en contrepartie d’un plan d’austérité approuvé par le Fonds. S’ajoutant aux prêts ordinaires, le total (hors autres facilités) ne peut aller au-delà de 265 % du quota.
En plus de ces trois mécanismes permanents, le FMI a mis en place des « concours sur emprunt », hors quote-part. Les Accords généraux d’emprunts de 1962, financés par le Groupe des dix, ont été le premier de ces concours. Ils ont été suivis en 1974-1975, peu après la première crise du pétrole, par un « mécanisme pétrolier » et un « mécanisme de financement supplémentaire », utilisant les ressources financières des pays de l’OPEP, les pétrodollars.
Le total des prêts du FMI à un pays membre ne pouvait excéder 600 % de son quota, hors les mécanismes de financement compensatoire, et des stocks régulateurs et pétrolier. (voir [Dehove Mathis, 1985])
Par ailleurs, Triffin mettait l’accent, en 1960, sur les problèmes liés à la fixité du prix de l’or depuis 1934. Dans un monde d’inflation, alors que tous les biens voyaient leur prix augmenter, seul l’or avait un prix nominal stable, et donc un prix réel en baisse. Il était donc chaque jour un peu plus sous-évalué, ce qui d’une part pesait sur les liquidités mondiales, et d’autre part alimentait la spéculation, les spéculateurs étant persuadés que son prix, artificiellement bas du fait des règles du système, ne pouvait qu’être un jour réévalué. En outre, il s’agissait d’une spéculation gagnante à tout coup, comme le note Eichengreen [2007], « un pari forcément gagné, la probabilité d’une baisse du prix de l’or en dollars étant pratiquement de zéro… l’inélasticité de la production d’or face à une économie mondiale en expansion expliquant ce fait ». Des achats spéculatifs d’or étaient donc la conséquence de ce décalage. Tout augmentait, sauf l’or qui restait immobile.
Plusieurs raisons provoquaient donc cette spéculation, d’une part il apparaissait de plus en plus clair que le prix de l’or serait un jour augmenté, le commerce et l’économie mondiales progressant plus rapidement que le stock d’or total, et l’inflation continuant. Ainsi ceux qui auraient gardé des dollars seraient désavantagés par rapport aux autres, le jour de l’inévitable réévaluation. D’autre part, la perspective d’une cessation de la convertibilité – ce qui arriva effectivement très vite – incitait à obtenir de l’or en échange des dollars rapidement, avant que ce ne fût impossible. Enfin les demandes d’or n’auraient fait que refléter l’insuffisance de l’or face à la croissance de l’économie mondiale et des échanges, c’est la pénurie des réserves globales qui explique le phénomène : les différents pays auraient simplement cherché à faire évoluer leurs réserves en parallèle avec les transactions internationales, et comme ils ne pouvaient obtenir plus d’or de la production des mines, ils se tournaient vers l’autre source, les réserves américaines que leurs dollars pouvaient obtenir [Bernstein, 1993].
En outre, la production d’or n’augmentait pas assez du fait de son prix trop bas (voir graphique 9 et graphique 10). La recherche de nouveaux gisements et les investissements miniers étaient découragés par la fixité et l’écart croissant entre les coûts d’exploitation et le prix du métal précieux. Triffin exprime dans une contradiction devenue célèbre – le dilemme ou paradoxe de Triffin –, le fait que le déficit américain croissant, alimentant le monde en dollars, ne pouvait mener qu’à une crise de la convertibilité (convertibilité en or), les réserves s’amenuisant par rapport aux dollars extérieurs. Mais si les États-Unis réduisaient leur déficit, ils condamnaient le monde à une crise de liquidité, entraînant une déflation mondiale. Il y a donc incompatibilité entre la convertibilité du dollar et le fait que les États-Unis fournissent la liquidité internationale à un monde en expansion. Exprimé de façon différente, on peut dire avec Levi [2005] que :
« Les réserves internationales doivent croître au même rythme que le commerce mondial, et donc le fournisseur de ces réserves, les États-Unis, doit enregistrer des déficits de balance des paiements, moyen pour les autres pays d’accumuler des avoirs en dollars. Mais bien que les déficits US soient nécessaires, plus ils augmentaient, plus les détenteurs de dollars doutaient de la capacité américaine de convertir ces dollars en or au prix convenu. »
La solution de Triffin avait l’avantage de la simplicité : donner au FMI un rôle de Banque centrale des Banques centrales, le charger d’émettre la liquidité mondiale indépendamment de l’or, convertir toutes les réserves en monnaie internationale émise par le Fonds. On voit là qu’il s’agissait d’un retour au plan Keynes, plus rationnel que le système compliqué et bancal reposant sur le dollar et l’or.


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Graphique 9 : Réserves mondiales officielles d’or (en tonnes),1948-2008
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Graphique 10 : Prix de l’or en dollars, 1948-2008
À long terme, le décalage entre le stock d’or mondial, même avec d’autres découvertes, et le commerce international et le PIB mondial en croissance continue, ne pouvait que condamner un système basé sur la convertibilité des monnaies en or. Même avec des augmentations des prix de l’or et avec la création de nouvelles monnaies de compte, le problème continuerait à se poser, si ces monnaies de compte restaient convertibles, ce qui est la base du système de Bretton Woods. Des crises de convertibilité ne pouvaient que survenir, comme ce fut d’ailleurs le cas à la fin des années 1960 et au début des années 1970.
La confiance dans le système
Ou plutôt la confiance dans le dollar, pivot du système. Au fur et à mesure que les avoirs internationaux en dollars augmentaient, il était de plus en plus évident que le stock d’or américain qui était censé les garantir, ne pourrait suffire à faire face aux éventuelles demandes de conversion. La croissance forte de l’après-guerre ne faisait qu’accentuer le décalage, un décalage encore aggravé par les flux d’or quittant les États-Unis, du fait des demandes de conversion des Banques centrales. Comme le dit McKinnon [1996], dans les années 1960, cette situation « maintenait éveillés la nuit les hommes politiques américains, comme les présidents Kennedy et Johnson, inquiets des pertes en or du pays ». Le problème central était ainsi encore celui de l’or, de la pénurie d’or, et de la confiance dans le dollar convertible ou non en or.
Une première alerte eut lieu en octobre 1960 en Angleterre, avec une ruée vers les achats d’or, sur le marché libre, le marché de l’or matière première, accessible aux particuliers. Le métal, dont le prix fixe était maintenu par les interventions des Banques centrales à 35 $ l’once monta à 40 dollars. 1960 est l’année de la campagne électorale présidentielle américaine, Kennedy contre Nixon, et le premier, candidat démocrate, par tradition le parti hostile à l’or, avait annoncé une politique de relance de type keynésien. Ses effets inflationnistes attendus permettaient d’anticiper une éventuelle dévaluation du dollar, par rapport à l’or. Acheter de l’or à 35 ou même 40 dollars sur le marché pouvait apparaître comme l’occasion d’un gain important. Les autorités américaines acheminèrent de l’or vers Londres et la Bank of England pour faire baisser le prix. Kennedy une fois élu maintint l’engagement américain sur le prix fixe de l’or, mais les tensions dans la guerre froide (la crise de Cuba, l’escalade au Vietnam) et au Moyen-Orient (guerre des Six jours en 1967) contribuèrent à la poursuite de la spéculation et les États-Unis durent alimenter le marché.
Le pool de l’or, proposé par le gouvernement américain pour remédier à cette situation, fut créé en 1961 (cf. encadré 25). Il s’agit d’un arrangement entre huit pays pour mettre en commun leur or et intervenir afin de maintenir le prix de 35 $ l’once sur le marché. Les conversions officielles continuèrent néanmoins et le stock américain évolua rapidement à la baisse durant toutes les années 1960 (cf. graphique 4). Entre 1950 et 1957, l’accroissement des stocks d’or des pays européens (l’équivalent d’environ 4 milliards de dollars) vint de nouvelles mines ouvertes et des ventes de l’URSS. Les réserves d’or américaines ne diminuèrent pas pendant cette période. Mais de 1957 à 1965, les réserves d’or européennes s’accrurent de 13 milliards de dollars, dont l’essentiel venait des demandes de conversion aux États-Unis. Les réserves américaines baissèrent alors de 9 milliards [Bernstein, 1993]. L’or conserverait une fonction stratégique et monétaire essentielle en cas de conflit, et on était en plein dans la guerre froide. Il était donc considéré comme vital aux États-Unis de ne pas laisser s’épuiser les réserves.
Encadré 25 : Le Pool de l’or
Le pool de l’or a fonctionné durant les années 1960, pendant la pleine période de fonctionnement du système de Bretton Woods. Il est, selon l’expression de Barry Eichengreen, « critique pour comprendre le système ». Lancé en 1961 pour mieux répartir la charge de la convertibilité or du dollar, il comprenait, outre les États-Unis, la Belgique, la Hollande, la Suisse, la France, l’Italie, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Il s’agissait de stabiliser le cours de l’or par des interventions communes. Les États-Unis contribuaient pour la moitié de l’or fourni, l’Allemagne pour 11 %, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie pour 9,25 %, la Belgique, la Hollande et la Suisse pour 3,75 % chacune. La Banque d’Angleterre centralisait les ressources et dirigeait les opérations. En réalité, seuls les États-Unis fournissaient l’or qui était vendu sur le marché libre, pour la raison bien simple que les autres pays rachetaient aux États-Unis, sous forme de conversion de leurs dollars, l’or qu’ils vendaient sur le marché libre. Les pays européens avaient intérêt ensemble à aider le dollar, à ne pas convertir leurs dollars en or, pour préserver le SMI. Mais ils avaient un intérêt individuel différent, comme la France a commencé à le montrer la première, qui était d’obtenir de l’or avant que son prix ne soit réévalué, ce qui comme on l’a dit, dans un monde d’inflation, ne pouvait manquer d’arriver. Eichengreen [2007] compare le pool à un cartel, où les tentations sont grandes pour un membre donné à ne pas respecter son engagement initial.
Le marché de l’or était resté fermé à Londres après la guerre jusqu’en 1954, à la demande du FMI. Ensuite il a été utilisé à la fois par les autorités officielles et des intervenants privés, son cours étant maintenu fixe grâce aux interventions de la Banque d’Angleterre (graphique 11). Pour éviter les tentations d’arbitrage, aussi bien pour les Banques centrales que pour les acteurs privés, il fallait empêcher la hausse de l’or sur le marché. Il aurait suffi, en effet, de convertir des dollars en or auprès des autorités monétaires américaines (acheter de l’or) pour le revendre au cours plus élevé du marché pour réaliser un bénéfice. Les acteurs privés ne pouvaient pas convertir leurs dollars en or auprès des États-Unis, mais ils pouvaient acheter de l’or sur le marché et attendre sa hausse. Plus le stock d’or américain diminuait, plus cette tentation était forte, et plus il y avait d’achats d’or, plus le stock diminuait.
Deux phases sont distinguées dans l’histoire du pool de l’or. Tout d’abord, dans la période 1961-1965, le prix de l’or reste sous contrôle et le pool est même acheteur net d’or. L’offre avait été augmentée par des ventes soviétiques et des découvertes en Afrique du Sud. La deuxième période va de 1965 à la fin du système. En février 1965, la France, alors à l’apogée du pouvoir gaulliste, entama une campagne tonitruante en faveur d’un retour à l’étalon-or, accompagnée de conversions massives. Commencées en 1962, ces conversions culminèrent en 1966, avec par exemple l’achat de 2,8 milliards de dollars en or au premier trimestre de cette année, soit 85 % des demandes de conversion de la période. La Belgique, la Hollande et la Suisse suivirent la même politique de reconstitution de réserves en or, mais plus discrètement. Mai 68 et les difficultés économiques qui suivirent furent l’occasion pour les États-Unis de récupérer une partie de l’or transféré en France, environ un milliard fut ainsi utilisé par les autorités françaises. Au contraire, l’Angleterre, l’Italie et surtout l’Allemagne, plus sensibles aux demandes américaines, évitèrent les conversions. À la même période, au milieu des années 1960, la production mondiale d’or, commença à baisser et les achats privés à augmenter.
Sur le plan politique, la guerre du Vietnam coûtait de plus en plus cher, et les dépenses publiques américaines s’accrurent considérablement, provoquant une poussée inflationniste (la production militaire n’était pas consommée, donc provoquait un écart croissant avec l’offre consommable du côté de la demande globale). Les dépenses publiques en hausse, avec la Grande Société de Lyndon Johnson et toutes ses mesures sociales, contribuèrent au déficit du budget et à l’inflation. La balance des paiements courants vit son excédent s’amenuiser progressivement pendant la présidence de Lyndon Johnson et l’enlisement dans la guerre (figure 8). Comme le rappelle Martin Feldstein [1993], « quand le président Johnson se trouva confronté à l’idée que la poursuite de la guerre plus son programme de “great society” seraient inflationnistes à moins qu’il ne soit prêt à accepter une hausse des impôts impopulaire ou des taux d’intérêt réels plus élevés, il choisit d’ignorer ses obligations internationales ».


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Graphique 11 : Prix de l’or sur le marché libre à Londres en dollars, 1960-1975
Du côté de l’offre, les pays producteurs avaient maintenant tendance à limiter leurs ventes et garder l’or en attendant une éventuelle hausse du prix. Tout cela renforçait la pression sur l’or, les achats spéculatifs, la hausse du prix sur le marché libre, et finalement la défense mise en place par le pool de l’or dut cesser. Après la vente de l’équivalent de 3 milliards de dollars d’or (dont 2,2 d’origine américaine) entre novembre 1967 et mars 1968, le pool de l’or cessa de fonctionner, en mars 1968 avec la fermeture du marché de l’or pour onze jours par le gouvernement britannique. La France l’avait quitté dès juin 196717. Le pool ne pouvait fonctionner que si les ventes et les achats s’équilibraient à moyen et long terme, il ne pouvait durer s’il n’y avait que des ventes, ce qui était le cas à la fin. Les gouverneurs des Banques centrales se réunirent à la Réserve fédérale de New York le 17 mars 1968, à la demande des États-Unis, et il fut décidé que le prix officiel serait maintenu pour les autorités monétaires, mais que sur le marché libre, l’or pourrait fluctuer. Les Banques centrales cessaient d’intervenir, d’acheter ou de vendre de l’or, les deux secteurs, officiel et privé, étaient déconnectés. En même temps, les États-Unis, devant l’épuisement de leurs réserves en or, abandonnèrent le ratio de 25 % entre l’or et les billets émis. Le ratio était en fait une fiction, car à chaque fois que les réserves en or s’approchaient du minimum légal, le ratio était réduit, comme en 1945, et il fut finalement éliminé. Théoriquement sous régime d’étalon-or en 1934, les États-Unis ne l’étaient déjà plus en fait, le lien fixe or/émission de monnaie étant absent. On passe en 1968 à un système d’étalon-dollar de facto, quoique non encore officiel. Le prix de l’or s’éleva jusqu’à 42 $ sur le marché libre, mais il revint à 35 $ à la fin 1969 grâce à des ventes massives de l’Afrique du Sud, pour s’élever en flèche dans les années 1970 (graphique 11 p. 120).
Les causes de l’échec du pool sont résumées par Eichengreen, elles tiennent à un certain nombre de faiblesses :
- Les membres n’avaient pas la même vision de son rôle, pour les États-Unis, il devait permettre de sauver le système de Bretton Woods et éviter le retour à un repliement comme celui des années 1930 ; pour la France et d’autres pays européens, il entretenait un système déséquilibré favorable aux États-Unis.
- Le pool ne disposait pas d’un mécanisme obligeant ses membres à agir pour maintenir leurs interventions et les sanctionnant s’ils ne le faisaient pas. Quand la France se retira en 1967, les États-Unis envisagèrent des sanctions, allant jusqu’à la réclamation de dettes datant de 1918, sans finalement s’y résoudre.
- Le pool était limité à 8 membres, ce qui réduisait son efficacité dans un monde d’environ 120 nations qui pouvaient continuer à demander la conversion de leurs dollars.
- Ses interventions étaient opaques, manquant de publicité, ce qui entraînait toutes sortes de rumeurs alimentant la spéculation.
- Enfin et surtout, le pool ne pouvait rien faire contre la faille structurelle du système, l’écart croissant entre une économie mondiale en expansion et en inflation et un stock d’or limité et à prix fixe.
On peut aussi voir l’expérience du pool de l’or comme une étape vers l’inconvertibilité du dollar, selon l’analyse de Lelart [2003]. La mise en place du pool en 1961 correspond à une première réduction de la convertibilité du dollar en or, puisque « les pays qui avaient reçu des dollars en règlement de l’or cédé à la Grande-Bretagne ne pouvaient ensuite demander leur conversion aux États-Unis, car le pool aurait perdu tout son sens ». Et à la fin du pool, en 1968, le double marché de l’or correspond encore à une limitation de la convertibilité, puisque celle-ci n’existe plus qu’entre Banques centrales. La fin totale viendra peu après, le 15 août 1971.
Voir Barry Eichengreen, “The Anatomy of the Gold Pool”, dans Global Imbalances and the Lessons of Bretton Woods, MIT Press, 2007, et [Lelart, 2003].
C’est à ce moment-là que les thèses monétaires françaises, notamment celles de Jacques Rueff, de retour à l’étalon-or, en commençant par une réévaluation de son prix (doublement proposé) eurent le plus de chances d’être appliquées. Thèse également soutenue aux États-Unis par le chef de file de l’école autrichienne, Murray Rothbard [2005]. Malheureusement le mois de mars 1968, annonçait des événements qui allaient déstabiliser la France pour longtemps. Les arguments ne manquaient pas, outre l’abondance retrouvée des liquidités internationales, la hausse de son prix allait stimuler la production d’or, décourager la spéculation, décrocher le monde peu à peu du dollar, et rétablir un système plus juste, plus neutre, où aucun pays ne serait avantagé indûment. En attendant les mécanismes automatiques de l’époque classique…
En fait cette réforme n’avait aucune chance de se produire. D’abord parce que la puissance dominante y était opposée, ensuite parce que cela ne faisait que reculer le problème, qu’est-ce qui empêcherait au bout de quelques années une nouvelle pénurie, une nouvelle réévaluation ? Enfin, parce que personne ne voulait revenir aux contraintes économiques et sociales des soi-disant mécanismes de l’étalon-or. Plus généralement, la solution des partisans de l’or n’allait pas dans le sens de l’histoire. Le système de Bretton Woods n’est à l’évidence qu’un système de transition entre l’étalon-or de la fin du xix e et du début du xx e, et le système actuel complètement détaché de l’or : on garde un rôle pour l’or, mais moindre qu’auparavant, et donc, du point de vue de l’évolution historique, revenir en arrière à la « relique barbare » semblait inconcevable.
Les voix s’exprimant en sens inverse, abandonner l’or purement et simplement, le démonétiser, aller vers un système d’étalon-dollar accepté, officialisé, semblaient bien davantage en phase avec l’évolution des faits et des idées. Tous les pays auraient des contraintes de balance des paiements, les États-Unis seuls, en tant que puissance économique dominante, devaient accepter une attitude passive, conduisant à un déficit permanent, de façon à alimenter le monde en monnaie internationale, autrement dit adopter une attitude de « négligence bénigne » vis-à-vis de leur équilibre extérieur. C’est la thèse qui a prévalu après quelques années, thèse défendue à l’époque par des autorités du monde de l’analyse économique et monétaire comme l’Américain Ronald McKinnon [1969] à Stanford ou le Canadien Robert Mundell [1969] à Columbia.
Pour Max Corden [1993] ou John Williamson [1977], le problème de la confiance a été la principale raison de l’échec final de Bretton Woods, un système vicié à la base (fundamentally flawed), un système de changes fixes ajustables incompatible avec la libre circulation des capitaux qui s’est progressivement installée dans le monde après la guerre : « Le système des changes fixes s’est écroulé parce qu’il ne fournissait pas une méthode viable, à l’abri des crises, pour modifier les taux de change dans un monde de mobilité des capitaux » (Williamson). Une perte de confiance ici ou là conduit à des crises spéculatives et des dévaluations retardées, mais finalement forcées. Même des contrôles de change rétablis n’auraient pas résolu le problème. La multinationalisation des firmes leur permettant, avec les prix de transfert, les décalages de paiements, les mouvements de fonds entre filiales, de passer à travers et contourner les règlements.
Encadré 26 : Les « gnomes de Zürich » contre la livre sterling, 1964-1968
La livre perd définitivement son rôle dominant du passé au cours des années 1960, sous les gouvernements travaillistes, notamment celui d’Harold Wilson (1964-1970). La croissance et la productivité faibles (à l’époque des Trente glorieuses), les déficits extérieurs élevés, expliquent les attaques spéculatives de la période contre la monnaie britannique.
Tableau 6 : Données économiques en Grande-Bretagne, 1961-1971
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Source : OCDE, cité par [Dehove Mathis, 1986].
Malgré toutes les mesures d’austérité (gel des salaires et des prix, réduction des dépenses publiques, impôts croissants) et de protection, malgré l’aide internationale massive, notamment des États-Unis et du FMI, le gouvernement ne peut enrayer la spéculation contre la livre, qui est dévaluée de 14 % en novembre 1967. C’est lors de ces crises à répétition que l’immortelle expression « gnomes de Zürich » a été employée. Il s’agissait d’une réaction d’humeur du ministre des Affaires étrangères, George Brown*, accusant les banquiers suisses de spéculer contre la livre. La balance commerciale se redresse après la dévaluation, mais surtout du fait d’une croissance faible après un sursaut en 1968, sans que le pays n’arrive à redresser sa compétitivité, le taux d’inflation s’accélère au contraire (voir tableau 6). Il faudra attendre pour cela les années 1980 et les « remèdes de cheval » du gouvernement conservateur de Margaret Thatcher.

* Le personnage est également célèbre pour ses sautes d’humeur et ses excès de boisson. Lors d’une visite en Uruguay, il arriva éméché à un cocktail dansant et, voyant une élégante en longue robe rouge, l’invita pour la prochaine danse, pour s’attirer la réponse suivante : « Je ne danserai pas avec vous pour trois raisons. La première est que vous êtes saoul. La seconde est que l’orchestre ne joue pas une valse, mais l’hymne national. La troisième est que je suis le cardinal archevêque de Montevideo ! »
La performance du système
En ce qui concerne la performance en matière d’intégration des marchés financiers internationaux, conduisant à une convergence des taux d’intérêt et facilitant le financement des déficits de balances des paiements, Eichengreen [1993] trouve peu de différence avec les autres périodes, le système de Bretton Woods ne se distingue pas particulièrement à cet égard. Par contre, la performance en termes de croissance économique a été particulièrement brillante sous Bretton Woods, les taux ont été en moyenne de 4,2 % par an pour les pays du G7, alors que la moyenne a été seulement de 2,2 % pour les vingt années après Bretton Woods.
Bien sûr, de nombreux autres facteurs ont été à l’œuvre, comme la libéralisation des échanges internationaux, le rattrapage après la guerre et les investissements élevés, les politiques macro-économiques et le succès de la régulation keynésienne, les faibles prix de l’énergie, la baisse du coût des transports, la paix sociale due à l’État-providence, etc., mais il reste que dans la mentalité générale, Bretton Woods est associé à un âge d’or de l’économie, celui des Trente glorieuses, et à la nostalgie des années 1950 et 1960.
La fin du système de Bretton Woods, 1968-1971
« La fin de l’éphémère système de Bretton Woods n’a pas seulement mis un terme à cette reconstruction de l’après-guerre, mais elle a apporté la diffusion généralisée dans le monde de la monnaie basée sur la confiance (fiat money), un tournant capital, après 2 500 ans de monnaie marchandise. » Filippo Cesarano, 2006
Deux types d’explications ont été fournies sur la fin du système de Bretton Woods, les premières mettent en avant des déséquilibres de politiques économiques, comme une expansion monétaire et une inflation trop forte aux États-Unis, favorisant un déficit extérieur et faisant perdre la confiance dans le dollar, tout cela incitant à des conversions massives, ou encore des déficits budgétaires croissants liés à la guerre du Vietnam. Les secondes insistent sur des déséquilibres structurels, internes au système de Bretton Woods lui-même, c’est-à-dire la possibilité de convertir les dollars en or, avec une quantité limitée d’or et une économie en expansion.
Si on examine l’évolution des masses monétaires, on constate qu’elles progressent de façon comparable aux États-Unis et chez leurs principaux partenaires, avec même une modération un peu plus grande aux États-Unis. Cependant, il est exact que la masse monétaire a progressé aux États-Unis, alors même que la base or diminuait. Le déficit budgétaire s’est également accru au cours des années 1960, favorisant une dégradation de la balance des paiements courants. Mais ces politiques ne faisaient que précipiter le déséquilibre, elles ne le créaient pas. Comme le dit Eichengreen [1993] : « Les failles structurelles dictaient un effondrement tôt ou tard ; les politiques américaines et les autres ne déterminaient que le timing de l’événement ».
Le système a bien fonctionné jusqu’en 1957, mais par la suite un déséquilibre croissant s’est installé. Non pas parce que l’inflation était plus forte aux États-Unis, en fait les prix sont restés stables jusqu’en 1965, la période 1958-1965 étant sans doute celle de la plus grande stabilité monétaire dans le pays. Non pas parce que le déficit des paiements courants s’est accru, en fait les États-Unis enregistrent un surplus moyen de 5 milliards de dollars chaque année entre 1961 et 1965, soit 20 % des exportations. Mais parce que des sorties de capitaux massives commencent à cette époque : les investissements directs étrangers des États-Unis passent de 2 milliards par an dans les années 1950 à 6 dans les années 1960 et 23 dans les années 1971-1975. À partir de là, l’écart croissant entre les avoirs en dollars extérieurs et la base or aux États-Unis a précipité la chute.
Encadré 27 : Des voix prophétiques
Frank Graham, auteur pionnier de la nouvelle économie internationale, avait annoncé en 1949, peu avant la sienne, la mort inévitable du système de Bretton Woods, du fait de l’incompatibilité entre des changes fixes et des politiques monétaires nationales indépendantes. Une voix minoritaire à l’époque, mais prémonitoire, qui prenait position pour des changes flexibles : « On dirait bien que, après tout ça18, nous pourrions quand même avoir appris qu’on ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre (we cannot both have our cake and eat it). Nous devrions savoir que nous devons soit abandonner les changes fixes, soit la souveraineté monétaire nationale, si nous voulons éviter les ruptures du commerce international libre ou les systèmes de contrôle et d’interdictions qui sont la seule alternative quand les valeurs des devises divergent – comme elles le font toujours – de ce qui était, peut-être, les valeurs correctes quand les changes fixes avaient été établis. Pourtant la même erreur a été faite par la nouvelle organisation monétaire, qui n’a guère essayé de réduire les souverainetés monétaires nationales. […] Rien n’a été fait pour l’adoption par les pays membres de politiques monétaires convergentes, sans lesquelles un système de changes fixes n’a simplement aucun sens. […] Des politiques monétaires nationales non coordonnées, dans le cadre d’échanges internationaux non discriminatoires, multilatéraux, basés sur la libre entreprise, et des changes fixes, même temporaires, ne peuvent aller ensemble. Il faut choisir entre les deux. Si on insiste sur des changes fixes, il faut procéder immédiatement à la coordination des politiques monétaires internationales sur la base d’accords, sinon nous perdrons notre proie à la recherche d’une ombre. Si cette coordination est tenue pour impraticable, plus tôt nous abandonnerons tout effort pour garder des taux de change fixes entre les différentes devises, mieux ce sera pour tout le monde. Ceci requerra la réforme, ou le décès, de l’organisation monétaire internationale. » [Graham, 1949]
La position de Milton Friedman [1953] était aussi d’établir les changes flottants, et de traiter l’or comme n’importe quelle matière première, en établissant un marché libre pour ce métal, et cela bien avant que ce ne soit réalisé, dans les années 1970, sinon on risquait d’obtenir « le pire des deux mondes » :
« Le résultat du système de Bretton Woods a été de retenir le pire des deux mondes. Le système de change d’après-guerre, temporairement fixe mais sujet à des modifications de temps à autre sur la décision des gouvernements, ne peut fournir ni la certitude sur les taux de change et l’affranchissement d’une action publique irresponsable propre à l’étalon-or, ni l’indépendance de chaque pays vis-à-vis des caprices monétaires d’autres pays, ni la liberté de chaque pays de poursuivre une stabilité monétaire interne, par ses moyens, qui sont l’apanage de véritables changes flottants. Ce système sacrifie les réalisations simultanées des deux objectifs majeurs d’un commerce multilatéral vigoureux et l’indépendance de la politique monétaire interne, sur l’autel de l’objectif essentiellement mineur d’un taux de change rigide. »
Triffin avait également annoncé la fin du système en 1960, on l’a vu, Rueff aussi, dans des termes assez dramatiques, en 1965 :
« Ce dont je suis sûr, si nous restons dans le même régime, on arrivera un jour à l’épuisement des moyens de paiement externes des États-Unis. Ce qui signifie, qu’ils le veuillent ou non, quel que soit l’accord au FMI ou au GATT, qu’ils auront à établir un embargo sur l’or, établir des quotas sur les importations, imposer des restrictions sur les voyages internationaux et couper les liens entre les nations. » [Rueff Hirsch, 1965]
Et Keynes lui, même, dans un passage du Traité de la monnaie [1930] illustre bien le lien entre le système monétaire et le reste de l’économie, ainsi que le problème posé par les changes fixes. Il compare l’économie à une sorte d’énorme machine où tous les éléments sont connectés, et annonce que si on introduit de la fluidité dans un ensemble par ailleurs rigide, on risque de casser la machine, si tout est fluide au contraire, la fixité d’un élément pose problème. En 1930, l’économie est plus rigide qu’après-guerre, les pays sont isolés derrière de hautes barrières douanières, les contrôles de change sont pratiqués partout, après la guerre c’est l’inverse :
« Est-il sage d’avoir un système monétaire avec un contour bien plus large que notre système bancaire, notre système tarifaire et notre système salarial ? Peut-on permettre un degré de mobilité disproportionné à un seul élément dans un système économique que nous laissons extrêmement rigide dans tous les autres aspects ? S’il y avait la même mobilité internationale que nationale, cela pourrait être une autre affaire. Mais introduire un élément mobile, très sensible aux influences extérieures, comme une pièce connectée d’une machine dans laquelle les autres éléments sont bien plus rigides, cela pourrait conduire à une cassure. »
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Graphique 12 : Avoirs en dollars extérieurs et stock d’or US, millions de dollars, 1964-1976
Le graphique 12 résume de façon évidente le problème, l’écart croissant entre le stock d’or américain et les réserves de change internationales en dollars accumulées à l’extérieur des États-Unis.
Pour éviter cet écart croissant, les autorités américaines tentèrent tout au long des années 1960 des mesures visant à limiter les sorties d’or et de dollars. Des impôts nouveaux furent créés, comme une taxe sur les prêts à long terme des banques américaines à l’étranger, une taxe sur les acquisitions d’obligations étrangères19 ; des contrôles également de mouvements de capitaux, avec plafonnements aux investissements directs américains à l’extérieur ainsi qu’aux opérations des banques. Eisenhower interdit aux Américains, à la toute fin de son mandat, en janvier 1961, la possession d’or à l’extérieur des États-Unis, Kennedy la possession de pièces d’or. L’attribution de visas fut simplifiée, pour encourager le tourisme dans le pays. Le gouvernement proposa aux étrangers les obligations Roosa, des Bons du Trésor garantis contre une dévaluation éventuelle du dollar. Toutes ces mesures d’une part n’empêchèrent pas le déséquilibre de s’aggraver, et d’autre part furent critiquées par tous ceux qui ne voyaient pas de problème dans ce déséquilibre, du fait de la position de banquier central joué par les États-Unis et leur rôle essentiel de fournir la liquidité au système mondial des échanges (voir [Kindleberger, Despres, Salant, 1966]).
La fin du pool de l’or marqua en fait la déstabilisation du système de Bretton Woods. Une instabilité croissante et rapide conduisit à son abandon peu après, en août 1971. L’inflation croissante elle aussi à la fin des années 1960 participa à cette instabilité. La politique monétaire expansionniste des États-Unis explique largement cette inflation, exportée vers le reste du monde. Les Banques centrales accumulaient des montagnes de dollars qu’elles avaient des difficultés de plus en plus grandes à stériliser. Les pays à excédent comme l’Allemagne voyaient les dollars affluer et malgré des mesures restrictives enregistraient des taux d’inflation en hausse (de 2 % en 1969 à 4 en 1971 par exemple). Le dollar qui était à la base du système et devait en garantir la stabilité, se dévaluait en termes réels, de biens qu’il pouvait acquérir, avec l’inflation croissante. L’or apparaissait évidemment comme de plus en plus sous-évalué si la stabilité des prix des années fastes du système n’était plus assurée (cf. graphique 13).


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Graphique 13 : Taux d’inflation, États-Unis, France, Allemagne, 1965-1976
Un autre facteur à l’origine de l’effondrement du système réside dans l’écart entre les parités officielles et les taux de change qui auraient dû refléter l’évolution économique des grands pays. Le dollar était de plus en plus surévalué, face à l’augmentation rapide de la productivité en Europe et au Japon, et donc de la compétitivité de leurs économies. Il se dépréciera rapidement au cours des années 1970 avec la fin du système et le flottement (graphique 14).


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Graphique 14 : Dépréciation du dollar vis-à-vis des autres monnaies, 1967-1976 (Indice moyen pondéré, 1973 = 100)
Des crises monétaires surviennent en Europe à la fin des années 1960, la France doit dévaluer à la suite des événements de mai 1968, l’Allemagne réévaluer. Le graphique 15 montre l’impact des grèves en France sur la balance des paiements et les réserves de change, alimentant la fuite des capitaux et la spéculation contre le franc. Aux États-Unis, la politique monétaire restrictive, notamment la fameuse régulation Q qui appliquait des plafonds sur les dépôts, entraîna des sorties de capitaux vers l’Europe et les placements en dollars à l’extérieur du pays (marché des eurodollars, voir encadré 28). L’attente d’une réévaluation du mark entraîna des afflux massifs de dollars vers l’Allemagne en 1970-1971, et le 5 mai 1971, les autorités annoncèrent le flottement de leur monnaie, suivies par les autres pays à monnaie forte, comme la Suisse, la Hollande, l’Autriche et la Belgique. Le déficit américain, à la fois de la balance commerciale et de la balance courante, apparut en 1971 (tableau 7 et graphique 8), tandis que les demandes de conversion de dollars en or, notamment par la France et la Grande-Bretagne, se poursuivaient.
Pour faire face à cette évolution, le président Nixon déclara le 15 août 1971 l’inconvertibilité temporaire du dollar en or, ainsi qu’un droit de douane additionnel de 10 % sur les importations20. Rappelant le rattrapage des pays autrefois aidés, comme ceux d’Europe de l’Ouest et le Japon, il les invite à mieux répartir la tâche de « la défense de la liberté dans le monde » : « Il n’y a plus de raison que les États-Unis luttent avec une main attachée derrière le dos. » En même temps des mesures intérieures sont prises (allègements fiscaux pour les entreprises investissant dans le pays, limitation des dépenses publiques, contrôle des prix et des salaires) et une conférence internationale est convoquée. Il s’agissait d’une reconnaissance de l’échec de la politique américaine en ce qui concerne la gestion de l’or :
« Le système de Bretton Woods avait duré 25 ans, c’est-à-dire le temps qu’il a fallu pour épuiser les réserves d’or américaines. » [Bernstein, 1993] Une acceptation de la réalité en quelque sorte :
« Ce qui est arrivé en août 1971, c’est l’abandon de cette anomalie de la convertibilité du dollar en or, alors que les États-Unis n’étaient plus depuis longtemps dans un régime d’étalon-or. Un pays qui perd plus de la moitié de ses réserves en or, comme l’ont fait les États-Unis entre 1958 et 1971, sans réduire sa masse monétaire, n’est évidemment pas en étalon-or. »
Bernstein, cité par Black [1991]
Une rencontre aux Açores entre Nixon et Pompidou les 13 et 14 décembre aboutit à un accord qui sera entériné à Washington le 17 décembre au Smithsonian Institute : dévaluation du dollar de 8 % par rapport à l’or (35 à 38 $ pour une once), la première fois depuis 1934 ; le mark, le yen, le franc suisse, le franc français, le florin et le franc belge sont réévalués par rapport au dollar. Les marges de fluctuation sont élargies à + ou – 2,25 % autour des parités en dollars (au lieu de 1 %), la surtaxe sur les importations américaines est levée mais le dollar restait inconvertible en or. Deux ans après, en 1973, l’autre aspect majeur du système de Bretton Woods, les changes fixes, disparaissait à son tour, avec le passage aux changes flottants.
La cause majeure de la disparition du système de Bretton Woods réside dans le déséquilibre introduit dès le départ entre un prix fixe de sa base monétaire, l’or, et un monde en mouvement, un monde en expansion qui allait se caractériser en plus par une inflation croissante. L’or ne pouvait voir son prix rester fixe quand tous les autres augmentaient. En outre, un deuxième facteur réside dans les changes fixes, si les pays participants voient leurs économies diverger, et si les pays à excédent sont réticents à réévaluer leur monnaie. La liberté croissante des mouvements de capitaux facilita dans ce contexte les crises monétaires, caractérisées par de grandes vagues de capitaux spéculatifs jouant une monnaie contre l’autre. La spéculation contre une monnaie précipite la crise, car en vendant des devises dont la valeur est prévue en baisse après la crise et en achetant celles dont la valeur sera supérieure, les pressions sont accrues et les Banques centrales sont contraintes d’opérer les ajustements pour éviter des pertes.
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Graphique 15 : Balance des paiements de la France et évolution des réserves de change, 1950-1971
Encadré 28 : Eurodollars
Il s’agit d’avoirs bancaires libellés en dollars américains circulant à l’extérieur des États-Unis, entre des non-résidents de ce pays. Les eurodollars sont une monnaie scripturale, des dépôts bancaires, qui peuvent redevenir de simples dollars en rentrant aux États-Unis. Ils portent sur des montants élevés (au moins un million de dollars) et sont donc l’affaire des entreprises et des banques. Le marché des eurodollars forme l’essentiel du marché international des capitaux, avec d’autres monnaies qui circulent à l’extérieur de leur pays d’origine. On parlait alors des eurodevises, dont les eurodollars constituaient environ les trois quarts dans les années 1970.
L’origine des eurodollars, et du terme employé, réside dans le nom d’une banque russe en Europe, l’Eurobank, filiale de la Banque d’État de l’URSS. Pendant la guerre de Corée, en 1951, craignant un gel de leurs avoirs aux États-Unis, les Soviétiques transférèrent leurs dollars en Europe, à l’Eurobank, d’où le nom des premiers eurodollars. Le préfixe euro dans eurodollars ne signifiait donc pas que les dollars étaient détenus en Europe. Il a encore moins de rapport avec l’euro qui sera créé bien plus tard. Tout dépôt bancaire en dollar externe aux États-Unis sera ainsi qualifié de dépôt en eurodollar, même si les termes asiadollars ou pétrodollars ont été aussi utilisés. On a même proposé, sans grand succès, le mot xénodevises, pour toute monnaie réalisée sous forme d’un dépôt en devises étrangères. Les acteurs du marché des eurodollars sont du côté de l’offre de capitaux les organismes internationaux comme le FMI ou la Banque mondiale, les Banques centrales et privées, les grandes firmes multinationales, les pays à excédent comme les pays pétroliers ; et du côté des emprunteurs, les banques commerciales, les Banques centrales, les grandes entreprises, les pays à déficit, notamment les pays endettés du Sud.
Dans les années 1970, le marché des eurodollars s’envole, sous l’effet de différents facteurs :
- Tout d’abord les deux chocs pétroliers, en 1973 et 1979, qui voient affluer les dollars vers les pays producteurs.
- Ensuite le déficit commercial et des biens et services croissant de la balance des paiements américaine (voir tableau 7 et graphique 16).
- La réglementation restrictive américaine des années 1930, non conçue pour l’inflation des années 1960, notamment la réglementation Q*, qui provoque des sorties de dollars massives vers Londres et les autres places étrangères.
- La poursuite des investissements directs américains de par le monde.
- La libéralisation progressive des mouvements de capitaux.
- L’absence enfin de réglementation du marché lui-même, le marché des eurodollars n’étant pas réglementé par une autorité centrale, comme les marchés de capitaux nationaux et les banques commerciales dans leurs activités intérieures.
Le marché des eurodollars a joué un rôle positif, puisqu’il a permis de financer les déficits extérieurs, il a contribué à l’expansion économique mondiale en facilitant les crédits, mais il a constitué, comme d’ailleurs plus largement la mondialisation, un obstacle à des politiques monétaires indépendantes des États, et il a introduit un risque élevé dans les opérations financières, en transformant des dépôts à court terme en prêts à long terme, souvent à des pays non solvables.
L’évolution du SMI des années 1950 aux années 1970 peut être vue comme le passage d’un système d’émission de liquidités internationales (les dollars) par les seuls États-Unis, un « régime interne », à un système d’émission des dollars, notamment de dollars extérieurs aux États-Unis, par l’ensemble des pays, en particulier les pays européens et les pays producteurs de pétrole, un « régime externe » de création de dollars internationaux (cf. [Dehove Mathis, 1986]).

Q Regulation, décision, datant de 1933 et du Glass-Seagall Act séparant les banques en banques de dépôt et banques d’affaires, qui limitait les taux d’intérêt payés par les banques sur les dépôts à terme, et les interdisait sur les comptes courants. Elle a été supprimée en 1980, au début de la période de déréglementation, à la fin de la présidence Carter.
Tableau 7 : Balance commerciale et balance des biens et services US, soldes en milliards de $
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Source : Official statistics of the US, Department of Commerce, Bureau of Economic Analysis

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Graphique 16 : Le solde commercial américain, 1960-2000
On peut dresser un parallèle entre les systèmes monétaires internationaux après les deux guerres mondiales, comme le fait Mundell [1993]. Dans les deux cas, l’inflation causée par la guerre avait renchéri le prix réel de l’or et rendu l’or rare par rapport aux besoins de l’économie mondiale et du commerce international en expansion. La pénurie d’or dans les deux cas fut suppléée par la création de liquidités internationales sous forme de devises, dollar et sterling après 1918, dollar seul après 1945. Une réponse au problème de cet écart croissant avait été donnée dans l’entre-deux-guerres par la déflation, avec la volonté de retrouver la parité or de 1914. Cette erreur de politique économique ne fut pas répétée après 1945, du fait du changement complet des mentalités avec l’influence des idées keynésiennes et la nouvelle donne sociale et démocratique, et l’or fut au contraire abandonné progressivement, en 1968, 1971 et 1976.
Mais une cause ultime de l’échec de Bretton Woods, peu souvent avancée, réside dans ce qui a précisément été vanté dans ce système, à savoir le fait qu’il s’agisse de la première tentative d’administrer depuis le haut l’organisation monétaire internationale, de mettre en place une organisation rationnelle, au lieu de se laisser imposer un système résultant des multiples interactions économiques ou politiques, comme dans le cas de l’étalon-or du xix e. Keynes avait bien précisé l’ampleur de ce changement, lors de son discours final à la Chambre des Lords, le 18 décembre 1945, présentant l’accord issu de la conférence de Bretton Woods :
« L’étalon-or, tel que je le comprends, signifie un système sous lequel la valeur extérieure de la monnaie nationale est liée de façon rigide à une quantité fixe d’or et implique des politiques financières dépendantes. Le Fonds introduit à cet égard une innovation historique (epoch-making) dans une institution internationale, dont l’objet est d’établir des principes sains. Car il permet que la valeur de la monnaie soit altérée si nécessaire, pour se plier à des objectifs de politique économique interne. »
Mais les participants à la Conférence, les négociateurs de l’accord, ceux qui l’ont préparé pendant deux ans, et même un aussi grand économiste que Keynes, ne pouvaient pas prévoir de quoi l’après-guerre serait fait. Keynes est mort en 1946, White en 1948, tous deux étaient des hommes encore imprégnés par le xix e siècle et ayant vécu leur vie adulte au début du xx e. Après dix ans de dépression profonde, un commerce international divisé par trois, ils ne pouvaient guère anticiper les trente années de croissance qui suivirent la guerre, à un rythme jamais vu dans l’histoire de l’humanité, pas plus que le boom encore plus rapide et durable des échanges extérieurs. Ils craignaient même le risque, après la guerre, d’un retour à la dépression !21 Et donc, mettre en place des règles adaptées à un monde inconnu, en changement rapide, se heurtait aux plus grandes difficultés, comme l’évolution du système et sa fin rapide l’ont bien montré. C’est ce qu’exprime Martin Feldstein avec force, allant à l’encontre de l’image d’Épinal d’un Keynes omniscient et d’un White prudent, pères fondateurs d’un système éclairé (voir encadré 29).
Encadré 29 : Les leçons de Bretton Woods, selon Martin Feldstein*
« L’erreur fondamentale à Bretton Woods ne tient pas aux règles particulières du système, mais à l’idée même qu’un système détaillé de règles puisse être élaboré et soit applicable à un monde en changement rapide. Au lieu d’accepter un accord dans lequel les taux de change seraient déterminés par le marché et les gouvernements nationaux auraient la responsabilité de politiques intérieures saines, les architectes du système ont créé des règles qui semblaient attractives au plan logique, mais qui étaient inapplicables en pratique.
Il n’est donc pas du tout surprenant que le système de règles économiques internationales détaillées développé à Bretton Woods n’ait jamais correspondu au fonctionnement et aux arrangements de la finance mondiale, et ait dû finalement être abandonné. Dans un monde dynamique gouverné par des acteurs politiques réels, n’importe quel système détaillé de ce type ne peut que durer une courte période. Il était sans aucun doute très difficile pour les leaders politiques et les économistes officiels qui ont conçu Bretton Woods dans les dernières années de la guerre d’anticiper correctement la façon dont l’économie mondiale allait évoluer dans les décennies à venir. L’économie avait été en dépression ou en guerre depuis presque vingt ans, dépression et guerre qui avaient pratiquement détruit le commerce mondial. Les contrôles économiques étaient devenus un mode de vie en Europe comme aux États-Unis. […] Les changements dynamiques dans la banque et la finance qui seraient introduits par des innovations dans les télécommunications ou la théorie financière ne pouvaient pas être prévus. […] De nombreux économistes voyaient les taux de change stables comme une condition nécessaire de l’expansion du commerce international. Le contrôle des mouvements de capitaux dans un tel système n’était pas considéré comme une difficulté technique (car de tels contrôles étaient déjà en place), ni même économiquement désavantageux. Le manque de flexibilité des taux de change n’était pas vu comme important pour la stabilisation macro-économique, pour toute une génération d’économistes qui croyaient dans le pouvoir des politiques keynésiennes domestiques.
La croissance économique et le commerce mondial repartirent après la guerre. Les marchés privés de capitaux se développèrent avec une ampleur et des caractéristiques qui n’avaient jamais été anticipées. Comme ils furent capables de fournir des fonds aux pays en déséquilibre temporaire de leur balance des paiements, la stabilisation par le FMI et ses prêts ne fut pas nécessaire, et le Fonds perdit son levier le plus efficace sur les économies nationales. En outre, les développements sur les marchés financiers mondiaux rendirent de plus en plus difficile d’appliquer des contrôles de capitaux, et par là de maintenir le système de changes fixes ajustables. Les idées des économistes professionnels furent aussi largement modifiées au fil des années après Bretton Woods. Le pessimisme keynésien original sur les perspectives de plein emploi disparut rapidement à la lumière des faits. […] Les changes flottants sont aujourd’hui mieux considérés qu’à l’époque de Bretton Woods. Les économistes reconnaissent les inconvénients d’un système qui reliait l’offre de liquidités internationales au stock d’or, et qui ne pouvait pas réévaluer l’or vis-à-vis du dollar sans créer des paniques sur la monnaie de réserve. »

* Président du National Bureau of Economic Research, professeur à Harvard, et conseiller du président Barack Obama. Ce texte a été publié dans le livre édité par Michael Bordo et Barry Eichengreen sur le système de Bretton Woods en 1993.
Des changes fixes ajustables aux changes flexibles, 1971-1973
« Le système monétaire mondial actuel est, je crois, sans précédent : aucune monnaie importante n’a plus de lien avec une marchandise. »
Milton Friedman, 1986
Après les accords du Smithsonian Institute de la fin 1971, la spéculation s’accroît en 1972, rendant le maintien des parités difficile, malgré l’élargissement des marges à ± 2,25 %, du fait de l’accélération de l’inflation aux États-Unis (voir graphique 13). Le flottement de la livre sterling en 1972, suivie par le yen et le franc suisse au début 1973, pour des raisons inverses, spéculation à la baisse contre la livre, à la hausse pour les deux monnaies fortes, sont les premières étapes menant au flottement généralisé. La spéculation se tourne contre le dollar, qui est à nouveau dévalué de 10 % le 13 février 1973 (l’once d’or passe de 38 $ à 42,22), mais cela n’empêcha pas la fuite des capitaux, cherchant refuge dans les monnaies fortes, et finalement l’Allemagne laissa flotter le DM, de même que les autres pays de la CEE.
Les Européens, qui voyaient les marges possibles entre leurs monnaies s’établir à un maximum de 4,5 %, du fait que la marge admise de 2,25 % pour chaque monnaie l’était par rapport au dollar, établissent, le 7 mars 1972, le « Serpent monétaire européen » – ancêtre du SME et de l’euro –, un accord de rétrécissement des marges à 2,25 % maximum pour limiter le risque de change et ne pas nuire aux échanges internes à la Communauté. Le serpent (marges européennes) oscille dans le tunnel (marges plus larges du Smithsonian). Le Royaume-Uni adhère le premier mai à l’accord européen, mais une attaque spéculative contre la livre le force à en sortir en juin. L’accroissement des mouvements spéculatifs entraîne finalement la fermeture des marchés des changes le 1er mars 1973, les taux de change se mettent à fluctuer librement, à l’exception des monnaies européennes engagées dans le serpent, qui sort du tunnel, pour une bonne raison, c’est qu’il n’existe plus. Mars 1973 marque l’entrée dans un nouveau système monétaire, les changes flottants et l’étalon-dollar. Le système issu de l’accord du Smithsonian Institute était déjà celui d’un dollar non convertible en or (les États-Unis ne vendaient plus d’or au nouveau prix officiel).
Le FMI est resté hostile à la flexibilité des changes pendant toute la période de Bretton Woods, de même d’ailleurs que les grandes Banques centrales. Plus de création monétaire internationale paraissait une meilleure solution aux problèmes du SMI que des fluctuations de change. Cependant, la multiplication des crises monétaires dans les années 1960 l’amena à une évolution, et un rapport de 1970 préconisait une flexibilité limitée et temporaire.
La France au contraire reste attachée à la stabilité des changes, héritage d’une mémoire monétaire particulière, celle de crises qui remontent à Law, aux assignats, aux années 1920 et aux multiples dévaluations de l’après 1945. Comme le dit Eichengreen [1997], « dans peu de pays, instabilité des taux de change a autant rimé avec difficultés monétaires ». Cela explique ses efforts dans le cadre de la communauté européenne pour maintenir la fixité, efforts qui aboutiront plus tard à l’euro.
L’or sera officiellement démonétisé trois ans plus tard, en 1976, aux accords de la Jamaïque, même si les Banques centrales et le FMI continuent à en conserver des stocks, comme Keynes l’avait prévu dès 1929, lorsqu’il constatait la ruée des Banques centrales vers l’or, alors même que la conférence de Gênes les autorisait à conserver des réserves en devises : « J’avais oublié que l’or était un fétiche. Je n’avais pas prévu que les rituels seraient donc poursuivis, même après qu’ils aient perdu leur signification… » Comme le résume Wyplosz [1993], la fin du système de Bretton Woods, la déconnexion avec l’or en 1968-1971, puis le passage des changes fixes aux changes flottants en 1971-1973, s’expliquent parce que ces deux liens se sont trouvés menacés : « Le lien or-dollar s’est défait du fait de l’accumulation des créances extérieures en dollars ; le lien dollar-autres devises s’est défait à cause des différentiels croissants d’inflation entre les pays. »
Il est difficile de faire fonctionner un système de changes fixes dans un contexte de liberté de circulation des capitaux, comme cela a été le cas de façon croissante au fur et à mesure qu’on s’éloignait de la guerre. On peut rendre compatibles les deux en procédant à des changements fréquents de parité, en ajustant les taux de change, ce qui était prévu à Bretton Woods. Or ces ajustements ont été peu fréquents et difficiles, obtenus seulement à l’occasion de crises monétaires mettant les gouvernements et les opinions à l’épreuve, aussi bien lors des dévaluations que des réévaluations. La trop grande rigidité de changes fixes peu ajustables explique l’échec final du système. Il a duré un quart de siècle, grâce à la coopération permanente des Banques centrales et des gouvernements des pays démocratiques, renforcée, comme le souligne Eichengreen [1996], par la solidarité de ces pays dans la guerre froide.
Malgré la fin du système de Bretton Woods au sens strict en 1971-1973, tous ses aspects institutionnels vont être maintenus par la suite, comme un bon nombre de ses règles. Ce n’est que le système de changes fixes ajustables qui disparaît, ainsi que la convertibilité du dollar en or. Le FMI, l’ouverture, la concertation, les droits de tirage, ordinaires ou spéciaux, la Banque mondiale, la convertibilité des monnaies, la circulation des capitaux, le rôle central du dollar, la possibilité de mener la politique économique interne (en matière de croissance et d’emploi) indépendamment du déficit extérieur, etc., tous ces éléments restent en place jusqu’à aujourd’hui. On peut ainsi parler de la poursuite du système de Bretton Woods depuis bientôt 70 ans, d’un système de Bretton Woods au sens large.
Et cela d’autant plus que dans ses structures globales mêmes, le système monétaire actuel semble répéter Bretton Woods, comme le soutiennent Dooley, Folkerts-Landau et Garber [2003, 2004a,b, 2005] : aujourd’hui comme hier, on trouve un Centre et une Périphérie, le Centre émettant la monnaie internationale et vivant au-dessus de ses moyens, la périphérie pratiquant une croissance tirée par les exportations, grâce à une monnaie sous-évaluée, afin de rattraper, avec des excédents commerciaux continus et des avoirs massifs dans la monnaie internationale émise par le Centre. La Chine et les autres pays émergents n’ont fait que remplacer l’Europe et le Japon de la période de Bretton Woods. Le Centre, c’est-à-dire les États-Unis dans les deux cas, peut conserver un déficit permanent de sa balance des paiements courants parce que la périphérie a besoin de son marché pour y exporter et se développer, et est donc désireuse d’accumuler des dollars.
1 Intérêt regretté d’ailleurs par Keynes dans son discours à la Chambre des Lords.
2 Distinction due à Tew [1988].
3 Roosevelt avait dévalué le dollar, faisant passer sa parité de 0,0484 once d’or à 0,0286, soit de 20,67 $ pour une once à 35 $.
4 [Kindleberger, 1950] ; [McDougall, 1957].
5 Pour contourner les contrôles de changes, les entreprises peuvent retarder ou avancer les paiements en devises et ainsi bénéficier des gains des dévaluations ou réévaluations.
6 Sur l’UEP, voir [Lelart, 2003], [Eichengreen, 1993], [Niveau, 1992], [Dehem, 1972].
7 L’Inde était le principal créditeur, avec plus de 1,2 milliard de livres, et utilisera cette situation dans la négociation de son indépendance en 1947 (cf. [Niveau, 1992]).
8 C’est un des points sur lesquels Keynes s’était battu en 1944, il voulait tout d’abord que les institutions soient à Londres, les deux, ou l’une des deux, puis il s’est rabattu sur New York, sans succès.
9 Les Britanniques à Bretton Woods voulaient même que le Fonds soit en Europe, la délégation américaine s’y opposa avec l’argument que le Congrès n’accepterait pas.
10 Voir [Mundell, 1969].
11 « Ils pensaient que, s’ils étaient disposés à réévaluer à chaque fois que la balance des paiements américaines manifestait des signes de faiblesses ou que les sorties de capitaux augmentaient, les Américains se sentiraient libres de poursuivre des politiques trop expansionnistes et donc inflationnistes, c’est-à-dire adopter une politique de “benign neglect” pour leur balance des paiements. » [Solomon, 1993]
12 L’illustration la plus spectaculaire de cette association avec l’image du pays fut en novembre 1968 la déclaration étonnante de De Gaulle refusant la dévaluation du franc (sur les conseils de Raymond Barre et Jean-Marcel Jeanneney), alors que le fait semblait acquis. André Malraux, ministre de la Culture, appuie avec lyrisme : « Le général de Gaulle ne dévalue pas, car si le général de Gaulle dévalue, c’est la France qui se dévalue elle-même. » Les Français approuvent massivement, selon les sondages, mais la dévaluation aura lieu neuf mois plus tard, sous la présidence de Georges Pompidou.
13 Roy Harrod, en Angleterre, avait également pris position pour une réévaluation de l’or, voir son livre paru en 1965 : Reforming the World’s Money, Macmillan. Milton Gilbert aux États-Unis aussi, voir The Gold-Dollar system: Conditions of Equilibrium and the Price of Gold, Essays in International Finance, no 70, 1968. En dehors de ces quelques voix, la France n’était guère suivie que par l’Afrique du Sud, pour des raisons évidentes.
14 Interrogé par Fred Hirsch, « Nombre d’entre nous sont largement d’accord avec vos critiques sur le GES, qui curieusement sont de même nature que celles faites par l’autre bord, avec Triffin », Rueff répond : « Vous avez parlé en premier de mon ami Triffin. Je dois dire que nous sommes en plein accord sur le diagnostic. Nous différons sur le remède, mais le diagnostic est le même. » [Rueff Hirsch, 1965]
15 [Kindleberger, Despres et Salant, 1966]. Max Corden [1993] soutient également ce point de vue, en constatant qu’après 1973, il n’y a eu aucune réticence de la part des Banques centrales à continuer à accumuler des dollars, même si ceux-ci n’étaient plus convertibles en or. Il faut dire qu’elles n’avaient guère le choix…
16 « Ce n’est pas le problème soulevé par Triffin, mais la croyance en ce problème, qui a créé le problème ! »
17 Ce départ avait été maintenu secret, mais révélé par un article du Monde en novembre 1967.
18 Il fait allusion ici aux troubles monétaires de l’entre-deux-guerres.
19 Il s’agit de la fameuse Interest Equalization Tax, décidée en 1963, qui frappait les intérêts des obligations de firmes étrangères achetées par des résidents américains. Elle eut pour effet de déplacer le marché des capitaux obligataires vers Londres.
20 Voir la chronologie précise des événements dans [Bassoni Beitone, 1989, 102-103].
21 On voit aujourd’hui les Trente Glorieuses comme une évidence, mais à l’époque ce n’était certes pas le cas, Edward Bernstein, travaillant au FMI dans les années d’après-guerre raconte [1993] : « La crainte d’une Grande dépression demeurait, et, à chaque récession jusqu’à celle de 1957-1958, le Fonds avait à rassurer ses membres qu’il ne s’agissait pas du début d’une longue dépression et que l’économie américaine allait bientôt repartir. » Sur le rôle de Bernstein, voir Stanley Black [1991]