Eraste Pétrovitch se pencha sur l'un des corps, celui d'une fille maigrichonne, aux épaules et à la poitrine tavelées d'éphélides. D'un geste brusque, il écarta les longs cheveux roux du visage au nez pointu, qu'altérait une grimace de souffrance. A l'emplacement de l'oreille droite, la défunte montrait un simple trou couleur cerise.

- qu'est-ce que c'est encore que cette blague ? s'exclama Zakharov, surpris. (Il consulta aussitôt l'étiquette attachée au pied du cadavre.) Marfa Setchkina, seize ans. Ah ! je me rappelle. Auto-empoisonnement au moyen d'allumettes phosphori-ques. Arrivée hier dans la journée. Mais elle avait alors ses deux oreilles, je m'en souviens parfaitement. O˘ donc est passée celle-là ?

Le fonctionnaire tira le poudrier de sa poche, l'ouvrit sans rien dire et le fourra sous le nez du médecin légiste.

Celui-ci saisit l'oreille d'une main ferme et assurée, et l'appliqua sur le trou couleur cerise.

317

- C'est elle ! qu'est-ce que cela veut dire ?

- J'aimerais l'apprendre de vous.

Fandorine colla contre son nez un mouchoir imprégné de parfum et, sentant monter la nausée, ordonna :

- Venez, nous causerons là-bas.

Ils regagnèrent la salle de dissection qu'Eraste Pétrovitch, en dépit du cadavre dépecé, trouva cette fois-ci presque douillette et confortable.

- T-trois questions. qui était ici hier soir ? A qui avez-vous parlé de l'instruction en cours et du rôle que j'y jouais ? Reconnaissez-vous cette écriture ?

Fandorine posa devant Zakharov la feuille d'emballage du " coliposta ". Il estima utile d'ajouter :

- Je sais que ce n'est pas vous qui avez écrit cela, je connais votre écriture. Toutefois, j'espère que vous comprenez ce que signifie la présente c-corres-pondance ?

Zakharov avait blêmi ; il n'avait, à l'évidence, plus aucune envie de bouffonner.

- J'attends une réponse, Igor Willemovitch. Dois-je rép-péter mes questions ?

Le médecin secoua la tête et loucha vers Groumov, qui, la mine exagérément concentrée, s'appliquait à tirer du ventre béant une drôle de chose bleu

‚tre. Zakharov déglutit, sa pomme d'Adam rebondit le long de son cou nerveux.

- Hier soir, d'anciens camarades de faculté sont passés ici me chercher. On fêtait l'anniversaire... de certain événement mémorable. Ils étaient sept ou huit. On a bu ici de l'alcool... de l'alcool de pharmacie, en souvenir de notre vie d'étudiants... Il est possible que j'aie l‚ché quelques mots sur l'enquête, c'est un peu confus dans ma mémoire... La journée 318

d'hier avait été dure, j'étais fatigué, j'ai été rapidement incapable de tenir debout... Il se tut.

- La troisième question, lui rappela Fandorine. A qui appartient cette écriture ? Et ne mentez pas en prétendant que vous l'ignorez. Elle est tout à fait caractéristique.

- Je n'ai pas l'habitude de mentir ! se défendit brutalement Zakharov. Je l'ai fort bien reconnue. Seulement je ne suis pas un mouchard, je suis un ancien étudiant de l'université de Moscou. Tirez ça au clair tout seul, sans moi.

Eraste Pétrovitch rétorqua d'un ton hostile :

- Vous n'êtes pas seulement un ancien étudiant, mais aussi un actuel médecin légiste, qui a p-prêté serment. Ou bien avez-vous oublié de quelle enquête il s'agit ?

Et il poursuivit d'une voix extrêmement posée, dépourvue de toute expression :

- Je pourrais, bien s˚r, procéder à une vérification des écritures de toutes les personnes ayant étudié avec vous à la faculté, mais cela prendrait des semaines. Votre honneur corporatif s'en trouverait sauf, mais je prendrais soin que vous fussiez traduit en justice et privé du droit d'exercer pour l'Etat. Vous me connaissez d'assez longue date, Zakharov. Je ne lance pas des p-paroles en l'air.

Zakharov tressaillit, sa pipe se mit à danser de droite et de gauche le long de la fente que dessinait sa bouche.

- De gr‚ce, monsieur le conseiller de collège... Je ne peux pas. Après cela, personne ne me tendrait plus la main. Ce n'est pas seulement exercer pour l'Etat qui me deviendrait impossible, mais exercer tout court.

319

J'ai une meilleure proposition, écoutez... (Le front jaune de l'expert se plissa.) Notre petite fête doit se prolonger aujourd'hui. Nous sommes convenus de nous retrouver à sept heures chez Bouryline. Il n'a pas terminé

ses études, comme du reste plusieurs d'entre nous, mais nous nous voyons de temps en temps... Je viens justement de terminer ma besogne, le reste, Groumov peut s'en occuper. Je m'apprêtais à faire un brin de toilette, à

changer de vêtements et partir. J'ai ici un logement. Un appartement de fonction adjacent au bureau du cimetière. C'est très pratique... Ainsi, si vous êtes d'accord, je puis vous emmener avec moi chez Bouryline. Je ne sais si tous ceux d'hier viendront, mais celui qui vous intéresse y sera à

coup s˚r, j'en suis certain... Excusez-moi, mais c'est tout ce qu'il m'est possible de faire. Honneur de médecin !

L'anatomopathologiste, par manque d'habitude, peinait à donner un caractère de vérité à ses intonations plaintives, aussi Eraste Pétrovitch troqua-t-il la colère pour la clémence et ne chercha-t-il pas à acculer son interlocuteur au mur. Il se contenta de hocher la tête, en s'étonnant de la bizarre élasticité de l'éthique corporative, laquelle interdisait de désigner un probable assassin dès lors qu'on avait été étudiant avec lui, mais permettait autant qu'on voulait d'introduire un espion dans la maison d'un ancien condisciple.

- Vous me compliquez la t‚che, mais c'est entendu, qu'il en soit ainsi. Il est déjà neuf heures. Allez vous changer et filons.

Durant le trajet (or ils se rendaient un peu loin, quai IakimanskaÔa), ils se turent la majeure partie du temps. Zakharov paraissait plus sombre qu'une

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nuée d'orage, mais Fandorine réussit à lui arracher malgré tout quelques informations sur l'hôte qui les attendait.

Il s'appelait Kouzma Sawitch Bouryline. Industriel, millionnaire, issu d'une vieille famille de marchands. Son frère, beaucoup plus ‚gé que lui, était devenu adepte de la secte des castrats. Il s'était " coupé du péché

", vivait en ermite, amassait des capitaux. Il s'apprêtait à " purifier "

également son frère cadet, dès que celui-ci aurait quatorze ans révolus, mais pile à la veille du " grand mystère ", Bouryline l'aîné était mort subitement, et l'adolescent non seulement avait conservé ses attributs naturels mais avait en plus hérité d'une fortune immense. Ainsi que Zakharov, toujours caustique, l'avait fait observer, la crainte éprouvée rétrospectivement pour une virilité sauvée par miracle avait apposé son empreinte sur toute la biographie ultérieure de Kouzma Bouryline. Il s'était trouvé désormais condamné à se prouver à lui-même toute sa vie qu'il n'était pas castrat, quitte à verser passablement dans l'excès.

- Pourquoi un individu aussi riche s'est-il inscrit en m-médecine ? demanda Fandorine.

- Bouryline a étudié toutes sortes de matières, aussi bien chez nous qu'à

l'étranger. Il est curieux, instable. Il n'a que faire de diplômes, aussi n'a-t-il achevé ses études nulle part. quant à la faculté de médecine, il en a été chassé.

- Pour quelle raison ?

- Il s'en est trouvé assez, répondit l'expert sans préciser davantage. Vous découvrirez bientôt par vous-même de quel genre de personnage il s'agit.

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Le perron illuminé de l'hôtel particulier des Bou-ryline, dont la façade donnait sur la rivière, s'apercevait de loin. Lui seul resplendissait de vives lumières multicolores sur toute la longueur de ce quai enténébré et peuplé de marchands qui durant le grand carême se couchaient tôt et n'allumaient aucun feu sans nécessité. La maison était grande, b‚tie dans un style mauresco-gothique des plus saugrenus : elle possédait bien tourelles pointues, chimères et griffons, mais en même temps présentait un toit-terrasse, un dôme recouvrant une serre, et même un beffroi en forme de minaret.

Les badauds se pressaient contre la claire-voie, considéraient les fenêtres éclairées comme un jour de fête, échangeaient des propos désapprobateurs : durant la semaine de la Passion, la dernière du grand carême de quarante jours, une pareille débauche ! De la demeure se déversaient à grands flots sur la rivière silencieuse des glapissements étouffés de violons tsiganes, des grattements de guitare, des tintements de grelots, des éclats de rire, et aussi, par instants, des sortes de rugissements assourdis.

Les deux hommes entrèrent, se débarrassèrent de leurs pardessus pour les abandonner aux mains des portiers, et là une surprise attendait Fandorine : sous son manteau noir, boutonné jusqu'au menton, l'expert, constata-t-il, portait frac et cravate blanche.

En réponse à son regard étonné, Zakharov grimaça un sourire :

- Une tradition.

Ils gravirent un large escalier de marbre. Des laquais à livrée cramoisie ouvrirent toutes grandes devant eux de hautes portes couvertes de dorures, et Fandorine découvrit un vaste salon, envahi de pal-322

miers, de magnolias et autres plantes exotiques en pot. La dernière mode européenne était de transformer son salon en une jungle. " Les jardins suspendus de Sémiramis ", appelait-on ça. Seuls les gens très riches en avaient les moyens.

Les invités étaient installés à leur aise sous ces frondaisons de paradis -

tous, comme Zakharov, affublés d'un frac et d'une cravate blanche. Eraste Pétrovitch n'était pas en reste d'élégance, avec son veston beige américain, son gilet citron à grands ramages et son pantalon d'excellente coupe à pli permanent, néanmoins il se sentit quelque peu carnavalesque au milieu de cette assemblée de noir et de blanc. Sacré Zakharov, il aurait pu le prévenir de la manière dont il comptait se costumer.

Par ailleurs, Fandorine se f˚t-il présenté en habit, il n'e˚t pas mieux réussi à se fondre parmi les invités, car ceux-ci étaient fort peu nombreux, tout au plus une douzaine. C'étaient, dans l'ensemble, des messieurs de mine très convenable et même respectable, bien qu'aucun ne f˚t très ‚gé - la trentaine pour la plupart, quelques-uns, peut-être, un peu plus vieux. Les visages étaient rouges, échauffés par l'alcool, certains même quelque peu hébétés ; visiblement leurs propriétaires n'étaient guère accoutumés à pareille animation. A l'extrémité opposée de la pièce se dessinaient d'autres portes à dorures, étroitement closes celles-là.

Derrière elles on entendait des tintements de vaisselle et les accents d'un orchestre tsigane en pleine répétition. Selon toute apparence, il s'y préparait un banquet.

Les nouveaux arrivants tombèrent au beau milieu d'un discours que prononçait un monsieur un peu chauve, portant bedaine et lorgnon doré.

323

- Zenzinov, un ancien premier de la classe. Il est déjà professeur titulaire, chuchota Zakharov avec, sembla-t-il, une pointe de jalousie.

- ... Il n'est qu'en pareille occasion que nous puissions évoquer nos frasques d'alors et ces journées insignes. Il y a sept ans, nous nous étions retrouvés durant la Semaine sainte, comme aujourd'hui. (Le professeur titulaire se tut un instant et secoua la tête avec air d'amertume.) Comme on dit, qui évoque le passé perd un oil, mais qui l'oublie perd les deux. Et l'on dit encore : tout froment fait farine. Eh bien, nous avons fait farine. Nous avons pris de l'‚ge, des rides et de la graisse. Dieu merci, Kouzma, au moins, est resté le même chenapan qu'autrefois, et est là pour nous titiller un peu de temps à autre, ennuyeux esculapes que nous sommes !

Tous, en cet endroit, éclatèrent de rire et se tournèrent en grand chahut vers un homme de belle prestance qui, assis dans un fauteuil, jambes croisées, était occupé à siroter une énorme coupe de vin. C'était là, à

l'évidence, le sieur Kouzma Bou-ryline. Teint bilieux, expression spirituelle, large face de type tatar, pommettes saillantes, menton obstiné. Cheveux noirs, coupés en brosse.

- Aux uns le pain, aux autres la peine ! lança d'une voix forte un individu aux cheveux longs et à la figure émaciée, qui ne ressemblait guère aux autres. (Lui aussi portait un frac, mais qui visiblement n'avait pas été

taillé pour lui, et, à n'en pas douter, au lieu d'une chemise amidonnée arborait un plastron.) Toi, Zenzinov, tu n'as pas été mouillé dans l'histoire. C'était bien normal, pour le chouchou des grands pontes.

D'autres ont eu moins de chance. Tomberg a sombré dans l'alcool, Sténitch, 324

dit-on, a perdu l'esprit, Sotski est allé pourrir en prison. Ces derniers temps, d'ailleurs, son fantôme me poursuit partout. Ainsi, hier...

- Tomberg est devenu ivrogne, Sténitch cinglé, Sotski est mort, et Zakharov, au lieu d'être chirurgien, dépèce aujourd'hui des cadavres pour le compte de la police, coupa brutalement le maître de maison en fixant du reste non pas Zakharov mais Eraste Pétrovitch, avec une particulière et inamicale attention.

- qui nous amènes-tu là, Igor, sacrée gueule d'Anglais ? Je ne me rappelle pas avoir jamais vu ce gandin au milieu de notre confrérie de carabins.

Zakharov, le Judas, s'écarta ostensiblement du fonctionnaire et déclara comme si de rien n'était :

- Je vous présente, messieurs, Eraste Pétrovitch Fandorine, personnalité

bien connue de certains milieux. Il travaille au service du général gouverneur sur les affaires les plus graves affectant la s˚reté. Il a exigé

que je le conduise ici. Je ne pouvais refuser : je suis tenu d'obéir à

l'autorité supérieure. Cela dit, je vous demande de le traiter avec affection et bienveillance.

Les membres de la corporation émirent des braillements indignés. L'un se leva d'un bond, un autre se mit à applaudir en ricanant.

- C'est scandaleux !

- Ces messieurs ne se gênent plus !

- A le voir, pourtant, on ne dirait pas que c'est un flic.

En entendant ces remarques, et d'autres semblables, fuser de tous côtés, Eraste Pétrovitch p‚lit et fronça les sourcils. L'affaire prenait un tour déplaisant. Il fusilla du regard son perfide compagnon 325

mais n'eut le temps de rien lui dire. Le maître de maison, en deux enjambées, était déjà sur lui et l'empoignait par les épaules. Une solide poigne que celle de Kouzma Sawitch, pas moyen de bouger !

- Dans cette maison, apprenez-le, il n'y a qu'une seule autorité

supérieure : Kouzma Bouryline ! rugit le millionnaire. On ne vient pas chez moi sans invitation, encore moins quand on est de la police. Et qui s'y risque une fois y renonce à jamais.

- Kouzma, tu te rappelles chez le comte TolstoÔ ? cria le type à cheveux longs. Comment on avait balancé à la flotte l'inspecteur de quartier à

cheval sur ton ours ? Offrons la même promenade à ce gommeux ! D'ailleurs, ça fera du bien à Potapytch, il a l'air de se morfondre ici.

Bouryline rejeta la tête en arrière et partit d'un rire retentissant.

- Oh, Filka, sacré pochard, c'est pour ça que tu me plais, pour ton imagination ! Eh là ! qu'on amène ici Potapytch !

quelques-uns parmi les invités, qui n'étaient pas encore tout à fait ivres, tentèrent de raisonner leur hôte, mais deux robustes laquais tiraient déjà

hors de la salle à manger un gros ours velu muselé et attaché à une chaîne.

La bête poussait des grognements offensés, refusait d'avancer, s'entêtait à

s'asseoir, et les laquais devaient le traîner de force, de sorte que ses griffes crissaient sur le parquet ciré. Un grand bac planté d'un palmier fut renversé et s'effondra sur le sol, des mottes de terre volèrent en tout sens.

- C'en est trop ! Kouzma ! intervint Zenzinov. Nous ne sommes plus des gamins comme autrefois.

326

Tu auras des ennuis ! Je te préviens, je m'en vais si tu ne cesses pas !

- Il a raison ! renchérit sur le professeur titulaire une autre personne raisonnable. Cela va faire un scandale, et ce n'est vraiment pas la peine.

- Eh bien fichez le camp au diable ! aboya Bouryline. Seulement sachez bien, bande de clystères, que j'ai réservé l'établissement de madame Joly pour toute la nuit. Et que nous irons sans vous.

Ces paroles prononcées, les voix de protestation se turent aussitôt.

Eraste Pétrovitch se tenait sagement immobile. Il n'avait pas proféré un mot ni esquissé le moindre geste pour se libérer. Ses yeux bleu sombre observaient le riche marchand sans trahir le moindre sentiment.

Bouryline commanda à ses domestiques d'un ton pressé :

- Tournez donc Potapytch de dos, qu'il n'aille pas éborgner la police. Vous avez apporté une corde ? Toi aussi, retourne-toi, suppôt de l'Etat.

Afonia, Potapytch sait nager ?

- Et comment, Kouzma Sawitch ! répondit gaiement le laquais, hirsute et le front barré d'un hareng. L'été, à la datcha, il adore même barboter.

- Eh bien, il va en avoir encore l'occasion. En avril, la baille est s˚rement froide. Alors quoi, on s'obstine ! cria Bouryline, s'emportant contre le fonctionnaire. Demi-tour !

Il se cramponna de toutes ses forces aux épaules de Fandorine pour tenter de lui faire tourner le dos, mais l'autre ne bougea pas d'un pouce, comme s'il e˚t été taillé dans le roc. Bouryline pesa sur lui, de toute la puissance de sa musculature. Sa face

327

s'empourpra, des veines saillirent sur son front. Fandorine continuait d'observer le maître de maison avec le même calme, seul un léger sourire ironique se dessinait à la commissure de ses lèvres.

Kouzma Sawitch geignit encore un peu sous l'effort mais, ayant senti qu'il devenait ridicule, il baissa les bras et posa sur l'étrange fonctionnaire un regard interloqué. Un grand silence s'installa dans la pièce.

- C'est de vous, mon très cher, que j'ai besoin, dit enfin Eraste Pétrovitch, ouvrant pour la première fois la bouche. Nous allons b-bavarder un peu ?

Il saisit le poignet de l'industriel entre deux doigts et marcha d'un pas vif et décidé vers les portes closes de la salle de banquet. Il faut croire que les doigts du conseiller de collège possédaient quelque propriété

singulière, car l'autre, en dépit de sa corpulence, grimaça de douleur et le suivit en trottinant. Les laquais, désemparés, se pétrifièrent, et l'ours en profita aussitôt pour s'asseoir, balançant sa grosse tête poilue avec un air bêta.

Parvenu à la porte, Fandorine fit volte-face.

- Continuez de vous amuser, m-messieurs. Kouzma Sawitch, en attendant, me fournira quelques éclaircissements.

Le dernier détail que releva Eraste Pétrovitch avant de tourner le dos aux invités fut le regard concentré de l'expert Zakharov.

La table dressée dans la salle de banquet était prodigieusement appétissante. Le conseiller de collège jeta un furtif coup d'oil au porcelet qui y sommeillait paisiblement, entouré de rondelles dorées 328

d'ananas, à l'intimidante dépouille d'esturgeon en gelée, aux échafaudages compliqués de salades, aux pinces rouges des homards, et se rappela que depuis sa méditation ratée, il était resté le ventre vide. Ce n'est rien, se consola-t-il. Il est dit chez Confucius : " L'homme bien né se rassasie en s'abstenant. "

Dans un angle éloigné, les chemises, ch‚les et foulards d'un orchestre tsigane dessinaient des formes écarlates. Les musiciens aperçurent le maître de maison qu'un élégant monsieur à fines moustaches tirait par la main, et ils interrompirent leur chant à la moitié d'un mot. Bouryline leur adressa un signe agacé de sa main libre : inutile d'ouvrir de grands yeux, ça ne vous concerne pas.

La soliste, couverte de colliers et de rubans, interpréta faussement son geste et entonna d'une voix profonde :

Hélas, point de pro-mi-se,

Hélas, point de. ma-ri-ée...

Le chour reprit en sourdine, au quart de sa puissance :

// conduit sa damoiselle

Dans la maison de rondins...

Eraste Pétrovitch l‚cha la main du millionnaire et se retourna face à lui.

- J'ai bien reçu votre envoi. Dois-je le considérer comme un aveu ?

Bouryline frottait son poignet endolori. Il regarda Fandorine avec curiosité.

- Eh bien, quelle force vous avez, monsieur le conseiller de collège ! On ne le dirait pas à première vue... quel envoi déjà ? Et pour avouer quoi ?

- Tenez, vous voyez, vous connaissez même mon grade, alors que Zakharov tout à l'heure ne l'a pas

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mentionné. C'est vous qui avez coupé l'oreille, et p-personne d'autre. Vous avez été étudiant en médecine, et vous étiez hier chez Zakharov avec vos anciens condisciples. Il était certain, voyez-vous, que celui que je cherchais serait ici aujourd'hui, or qui d'autre que vous s'y trouvait forcément ? C'est votre écriture ?

Il présenta à l'industriel le papier d'emballage du " coliposta ".

Kouzma Sawitch se pencha et esquissa un sourire ironique.

- Et à qui d'autre ? Vous avez donc apprécié mon petit cadeau ? J'ai ordonné qu'il vous soit livré sans faute à l'heure du repas. Vous n'avez pas avalé votre bouillon de travers, au moins ? Vous avez d˚ réunir un conseil, échafauder des hypothèses, non ? Bon, je l'avoue, j'aime blaguer.

quand l'alcool a eu dénoué la langue de ce cher Igor Zakharov, l'idée m'est venue de faire une farce. Vous avez entendu parler du Jack l'Eventreur de Londres ? Il a joué un tour exactement semblable à la police de là-bas. Il y avait chez Igor une fille crevée étendue sur une table, une rousse. Je me suis discrètement emparé d'un scalpel, j'ai tranché en douce une oreille à

la fille, l'ai enveloppée dans mon mouchoir, et hop ! dans la poche ! Il vous dépeignait, monsieur Fandorine, en termes tellement fleuris : et vous êtes comme ci, et vous êtes comme ça, et vous pouvez démêler n'importe quel écheveau. Je dois dire que Zakharov ne mentait pas, vous êtes un curieux personnage. J'aime les curieux personnages, j'en suis un moi-même. (Dans les yeux étroits du millionnaire s'alluma une flamme rusée.) Voici ce que je vous propose. Oubliez cette plaisanterie, qui de toute 330

manière a fait long feu. Et joignez-vous donc à nous. Je vous promets une fameuse nouba. Je vous confie sous le sceau du secret que j'ai imaginé un très divertissant petit kundst˘ck pour tous ces anciens carabins, mes amis de longue date. Tout est déjà prêt chez madame Joly. Demain la ville entière se tordra de rire, quand on saura. Venez ! Parole, vous ne le regretterez pas.

A ce moment le chour suspendit brusquement sa lente et paisible mélopée pour tonner à pleine voix :

Kouzia-Kouzia-Kouzia-Kouzia,

Kouzia-Kouzia-Kouzia-Kouzia,

Kouzia-Kouzia-Kouzia-Kouzia,

Kouzia, vide ton verre !

Bouryline lança un bref coup d'oil par-dessus son épaule et le braillement se tut.

- Vous séjournez fréquemment à l'étranger ? demanda tout à trac Fandorine.

- C'est ici que je séjourne fréquemment. (Le maître de maison ne paraissait nullement surpris de ce soudain changement de sujet.) Je n'ai aucune raison de rester user mes fonds de culotte en Russie. J'emploie des gérants très avisés qui se débrouillent fort bien sans moi. Dans une grande affaire comme la mienne, il n'est besoin que d'une seule chose : s'y entendre en hommes. Si l'on choisit correctement ses gens, on peut ensuite se tourner les pouces, l'affaire marche toute seule.

- Vous étiez en Angleterre récemment ?

- Je vais souvent à Leeds et à Sheffield. J'y possède des usines. Je fais des apparitions à Londres, à cause de la Bourse. La dernière fois, c'était en décembre. Après ce fut Paris, puis retour à Moscou 331

pour l'Epiphanie. Mais pourquoi me parlez-vous de l'Angleterre ?

Eraste Pétrovitch abaissa légèrement les paupières pour atténuer l'éclat de ses yeux. Il balaya un grain de poussière sur sa manche et déclara d'une voix posée :

- Je vous mets en état d'arrestation pour acte de profanation sur le corps de la demoiselle Setchkina. Il s'agit pour l'instant d'une décision administrative, mais il y aura au matin une ordonnance du procureur. Votre avocat ne pourra pas déposer de caution avant demain midi. Vous venez avec moi, vos invités n'ont qu'à rentrer chez eux. La visite au bordel est annulée. Il n'y a pas lieu de d-déshonorer de respectables médecins. quant à vous, Bouryline, vous aurez tout loisir de faire la nouba dans la salle de police.

Pour me remercier d'avoir sauvé la fillette, cette nuit un songe m'est venu.

J'ai rêvé que j'étais devant le Trône du Seigneur.

" Assieds-toi à sénestre, m'a dit le Roi des deux. Repose-toi, car tu apportes aux hommes la joie et la délivrance, et c'est là une pénible besogne. Mes enfants sont déraisonnables. Leurs regards sont inversés, ce qui est noir leur paraît blanc, et ce qui est blanc, noir ; le malheur leur est bonheur, et le bonheur, malheur. quand par faveur Je rappelle auprès de Moi l'un d'eux encore petit enfant, les autres pleurent et plaignent l'élu au lieu de se réjouir pour lui. quand J'en laisse certains vivre jusqu'à

cent ans, jusqu'à épuisement de leur corps et extinction de leur esprit, en manière de ch‚timent et d'enseignement pour les

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autres, ceux-ci ne s'effraient nullement de ce terrible sort, mais au contraire l'envient. Après une bataille meurtrière, Je vois se réjouir ceux que J'ai réprouvés, quand même ils ont reçu les pires blessures, et ceux qui sont tombés, rappelés par Moi devant Ma Face, les autres s'apitoient sur eux et en secret même les méprisent comme autant de médiocres. Or ce sont ceux-là les vrais heureux, puisqu'ils sont déjà auprès de Moi ; et les malheureux, ceux qui restent. que dois-Je faire des hommes, dis-moi, bonne

‚me que tu es ? Comment leur faire entendre raison ? "

Et j'ai eu pitié du Seigneur, vainement assoiffé de l'amour de ses déraisonnables enfants.

Le triomphe de Pluton

6 avril, Jeudi saint

II échut ce jour-là à Tioulpanov d'assister Ijitsyne dans sa t‚che.

La veille, tard dans la soirée, après une " séance d'analyse " au cours de laquelle il était apparu qu'on avait à présent bien plus de suspects qu'il n'en fallait, le chef avait arpenté un moment son bureau en tripotant bruyamment son chapelet, puis avait déclaré : " C'est bon, Tioulpanov. La nuit porte conseil. Allez vous reposer, vous avez suffisamment g-galopé

aujourd'hui. "

Anissi pensait que la décision finale serait la suivante : établir une surveillance discrète autour de Sténitch, NesvitskaÔa et Bouryline (quand celui-ci serait remis en liberté), contrôler tous leurs déplacements au cours de l'année écoulée, et peut-être encore monter quelque nouvelle expérience pouvant servir l'enquête.

Mais non, l'imprévisible chef en jugea autrement. Le lendemain matin, quand Anissi, rentrant la tête dans les épaules sous un sinistre crachin, se présenta rue MalaÔa NikitskaÔa, Massa lui remit un billet : 334

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Et tiens, attrape ça ! De quel lait-il encore parler ?

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Le juge en charge des affaires sensibles était introuvable. Anissi téléphona au Palais. " II est sorti après un appel de la Direction de la gendarmerie ", lui apprit-on. Il joignit la Direction de la gendarmerie, on lui répondit : " II a quitté les lieux pour une affaire urgente ne souffrant pas d'être exposée par téléphone. " La voix de l'officier de service était si tendue que Tioulpanov comprit : à vue de nez, un nouveau crime. Un quart d'heure plus tard, un coursier arrivait, envoyé par Ijitsyne : le sergent de ville Linkov. Il était d'abord passé chez le conseiller de collège, ne l'avait pas trouvé et s'était présenté chez Tioulpanov, rue des Grenades.

- Un crime cauchemardesque, Votre Noblesse, exposa Linkov, en proie à une terrible émotion. Un assassinat monstrueux commis contre une toute jeune personne. quel malheur, quel malheur...

Il renifla et rougit, visiblement honteux de sa sensiblerie.

Anissi considérait le policier, gauche, mal b‚ti, au cou trop mince, et lisait en lui comme dans un livre. Instruit, sentimental, et sans doute grand amateur

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de bouquins. Il était entré dans la police poussé par la misère, seulement ce rude métier n'était pas pour les fragiles créatures comme lui.

Tioulpanov e˚t partagé son sort s'il n'avait eu la chance de rencontrer Eraste Pétrovitch.

- Venez, Linkov, dit Anissi en voussoyant à dessein le jeune agent de police. Allons directement à la morgue, puisque de toute façon c'est là-bas que le corps sera transporté.

Voilà ce qui s'appelait de la déduction : le calcul se révéla exact. Anissi passa une petite demi-heure dans la maisonnette du gardien Pakhomenko, à

deviser avec le plaisant bonhomme de la vie de tous les jours, et enfin trois voitures vinrent se ranger devant le portail, suivies d'un fourgon entièrement clos, dépourvu de fenêtre, de ceux qu'on nomme " chariots à

viande ".

De la première voiture descendirent Ijitsyne et Zakharov, de la deuxième un photographe accompagné de son assistant, de la troisième deux gendarmes et le brigadier Pribloudko. Du fourgon, personne ne descendit. Les gendarmes en ouvrirent les portières à la peinture écaillée et sortirent un brancard sur lequel était étendue une forme assez > courte recouverte d'une b‚che.

Le médecin légiste paraissait maussade et rongeait le tuyau de son éternelle bouffarde avec un singulier acharnement ; le juge en revanche avait l'air vif et animé, presque joyeux même. Apercevant Anissi, pourtant, sa figure s'allongea :

- Ah ! c'est vous ! Par conséquent vous avez déjà flairé de quoi il retournait ? Votre chef est ici aussi ?

Mais quand il eut appris que Fandorine n'était pas là et ne viendrait pas, et que pour l'instant son

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adjoint ne savait rien de bien sérieux, Ijitsyne reprit du poil de la bête.

- Eh bien, à présent ça va valser, déclara-t-il en se frottant énergiquement les mains. Ecoutez donc. Aujourd'hui, à l'aube, les gardes-voies de la branche de raccordement de la ligne Moscou-Brest ont découvert dans des buissons, non loin du passage à niveau de la rue Novo-TikhvinskaÔa, le cadavre d'une fillette, une vagabonde. Igor Willemovitch a établi que la mort n'était pas survenue plus tard que minuit. Le spectacle, je vous l'assure, Tioulpanov, n'était guère appétissant ! (Ijitsyne eut un bref ricanement.) Imaginez : la panse, naturellement, vidée, les tripes pendues aux branches alentour, et quant à

la figure...

- quoi, à nouveau le baiser sanglant ? s'écria Anissi sous le coup de l'émotion.

Le juge d'instruction pouffa et, incapable de se contenir, partit d'un long fou rire : les nerfs, à l'évidence.

- Ouille ! vous me tuez ! prononça-t-il enfin en épongeant ses larmes. Vous y tenez, Fandorine et vous, à ce fameux baiser ! Je vais vous montrer, vous allez comprendre. Eh ! Silakov ! Arrête-toi ! Montre son visage !

Les gendarmes déposèrent le brancard par terre et retournèrent un coin de la b‚che. Devant l'attitude énigmatique du juge, Anissi s'attendait à

quelque chose de particulièrement atroce : yeux vitreux, grimace de cauchemar, langue pendant hors de la bouche... mais il ne vit rien de tout cela. Sous la toile il découvrit comme une miche de pain couleur rouge-noir incrustée de deux billes blanches au milieu desquelles se détachait un cercle sombre.

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- qu'est-ce que c'est ? demanda Tioulpanov, surpris, et ses dents se mirent toutes seules à claquer.

- C'est très simple : notre plaisantin l'a laissée littéralement défigurée, expliqua Ijitsyne avec une sinistre bonne humeur. Igor Willemovitch dit que la peau a été découpée sous la ligne des cheveux et ensuite arrachée comme une écorce d'orange. Le voilà, votre baiser ! Et surtout, maintenant, elle est impossible à identifier.

Tout bizarrement bougeait et vacillait devant les yeux d'Anissi. La voix du juge ne lui parvenait plus que très étouffée.

- C'est très simple : c'en est fini du secret. Ces fripons de gardes-voies ont déballé l'histoire à tout le monde. L'un d'eux a été transporté

évanoui. Mais même sans cela, des rumeurs couraient déjà dans Moscou. La Direction de la gendarmerie est submergée d'informations diverses concernant un tueur qui aurait décidé d'exterminer le genre féminin.

Ce matin, à la première heure, un rapport a été expédié à Saint-Pétersbourg. Toute la vérité, nue et sans fard. Le ministre en personne, le comte Tolstov, va se déplacer jusqu'ici. Comme je vous le dis. C'est très simple, par conséquent, les têtes vont voler. Je tiens à la mienne, je ne sais pas pour vous. Votre chef peut jouer aux devinettes autant qu'il lui fait plaisir, que risque-t-il ? Il a un protecteur en haut lieu. Mais quant à moi, je vais continuer à mener mon enquête sans me perdre en déductions, en usant de fermeté et d'énergie. L'heure, c'est très simple, n'est plus au gaspillage de salive.

Tioulpanov se détourna du brancard, déglutit et chassa le voile trouble qui lui couvrait les yeux. Il

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emplit sa poitrine d'une grande bouffée d'air. Le malaise s'atténua.

Il ne pouvait cependant laisser passer le " gaspillage de salive ", aussi déclara-t-il d'une voix glacée :

- Mon chef, pour sa part, dit que la fermeté et l'énergie valent surtout pour fendre son bois et bêcher son potager.

- Très précisément, cher monsieur. (Le juge adressa un signe aux gendarmes pour qu'ils emportent le cadavre à la morgue.) Je compte bien, sacré nom, retourner tout Moscou de fond en comble, et si je casse du bois, le résultat sera là pour me faire pardonner. Sans résultat, de toute façon, je ne sauverai pas ma tête. On vous a collé sur mon dos pour me surveiller, Tioulpanov ? Eh bien, surveillez à votre guise, mais ne venez pas vous fourrer dans mes pattes avec vos observations. Et si vous voulez formuler des plaintes, ne vous gênez pas. Je connais le comte Dmitri Andréiévitch, il apprécie la fermeté et l'audace, et ferme les yeux sur les menues entorses faite à la procédure judiciaire, dès lors que ces privautés sont dictées par les intérêts de l'affaire.

- Il m'est déjà arrivé d'entendre pareils propos dans la bouche de policiers, mais dans celle d'un représentant du ministère public, ils prennent une étrange résonance, répliqua Anissi, certain qulîraste Pétrovitch, à sa place, n'e˚t pas répondu autrement à Ijitsyne.

Cependant le juge d'instruction ne releva même pas la digne réprimande tout empreinte de retenue qui lui était adressée, aussi Tioulpanov résolut-il d'adopter un ton strictement officiel :

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- Venez-en plutôt au fait, monsieur le conseiller aulique. En quoi consiste votre plan ?

Ils entrèrent dans le bureau de l'expert en médecine légale et s'installèrent à sa table, profitant du fait que Zakharov, pendant ce temps, s'occupait du cadavre dans la salle de dissection.

- Eh bien, soit ! (Ijitsyne considéra avec un air de supériorité l'officier subalterne.) C'est très simple, faisons fonctionner un peu nos méninges.

qui notre éventreur assassine-t-il ? Des prostituées, des clochardes, des mendiantes, autrement dit des femmes appartenant aux bas-fonds, les pires rebuts de la société. Certes, on ne saurait établir aujourd'hui d'o˘

sortaient les anonymes, celles exhumées des fosses communes. Il est bien connu que notre police moscovite, en pareils cas, ne s'embarrasse guère de paperasserie inutile. En revanche, celles que nous avons tirées des tombes d˚ment répertoriées, nous savons parfaitement en quels lieux elles ont été

ramassées.

Ijitsyne ouvrit un petit carnet recouvert de toile cirée.

- Ah, voilà ! La mendiante Maria la Bigle a été tuée le 11 février, rue des Trois-Saints, dans un asile de nuit tenu par un certain Sytchouguine.

Gorge tranchée, ventre ouvert, un rein manquant. La prostituée Alexandra Zotova avait été trouvée, avant cela, le 5 février, passage Svinine, sur la chaussée. Là encore, gorge tranchée, plus matrice extirpée. Ces deux-là sont manifestement de nos clientes.

Le juge d'instruction s'approcha d'un grand plan de Moscou affiché au mur, pareil à ceux qu'utilisait la police, et y pointa un long doigt nerveux : 340

- C'est très simple, regardons. Celle de mardi, la dénommée Andréitchkina, a été découverte ici, rue SeleznevskaÔa. La gamine d'aujourd'hui, juste là, près du passage à niveau de la rue Novo-Tikhvins-kaÔa. Les deux endroits sont distants d'à peine une verste l'un de l'autre. Et il n'y a pas davantage jusqu'au faubourg tatar de Vypolzov.

- que vient faire le faubourg tatar là-dedans ? demanda Tioulpanov.

- Après, après... répondit Ijitsyne en agitant la main. Ne vous en mêlez pas pour l'instant... Les deux vieux cadavres à présent. La rue des Trois-Saints est ici. Et voilà le passage Svinine. Dans un même rayon de trois cent cinquante pas autour de la synagogue qui se trouve passage Spassoglinichtchevski.

- En ce cas, c'est encore plus près de la place Khitrov, objecta Anissi. Il ne se passe pas de jour qu'on n'y assassine quelqu'un. qu'y a-t-il là

d'étonnant, en plein cour d'un foyer de criminalité !

- On y assassine, mais pas comme ça ! Non, Tioulpanov, ce qu'on flaire ici n'est pas le relent du crime chrétien ordinaire. Il émane de ces éventrations un souffle de fanatisme et de cruauté qui ne nous appartient pas. Les chrétiens orthodoxes commettent bien des horreurs, mais jamais à

ce point. Et il est inutile d'avancer des absurdités à propos du fameux Jack londonien qui en réalité serait russe et serait revenu se divertir un peu dans les vastes étendues de sa patrie. Foutaises, cher monsieur ! Si un Russe s'en va visiter Londres, c'est qu'il relève d'un milieu social cultivé. Mais est-ce qu'un homme cultivé irait farfouiller dans les tripes nauséabondes de je ne sais quelle Maria la Bigle ? Vous pouvez l'imaginer ?

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Anissi ne pouvait rien imaginer de tel, aussi secoua-t-il honnêtement la tête.

- Eh bien, vous voyez ! C'est l'évidence même ! Il faut être un rêveur et un théoricien comme votre supérieur hiérarchique pour substituer au bon sens des constructions de l'esprit purement abstraites. Or moi, Tioulpanov, je suis un homme pratique.

- Mais comment expliquer alors la connaissance de l'anatomie ? objecta Anissi, s'empressant de défendre son chef. Et le maniement professionnel d'un instrument de chirurgie ? Seul un médecin a pu commettre toutes ces atrocités !

Ijitsyne sourit, victorieux.

- C'est là que Fandorine se trompe ! Depuis le début, son hypothèse me heurte. C'est im-pos-sible, dit-il en détachant chaque syllabe. C'est tout bonnement impossible, et point final. quand un homme issu d'un milieu convenable est un pervers, il invente des trucs plus raffinés que ces ignominies. (L'enquêteur eut un mouvement de tête en direction de la salle de dissection.) Rappelez-vous le marquis de Sade. Ou bien prenez simplement l'affaire du notaire Schiller, survenue l'an passé. Il avait fait boire une fille jusqu'à ce qu'elle en perde connaissance, lui avait fourré en certain endroit un b‚ton de dynamite, puis avait allumé la mèche.

On voit tout de suite que le personnage est instruit, même si c'est un monstre, bien s˚r. Mais les abominations auxquelles nous avons été

confrontés, seul en est capable un mufle, une bête sans éducation. quant aux connaissances anatomiques et à l'habileté chirurgicale, là encore tout s'explique très simplement, messieurs les malins.

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Le juge ménagea une pause dans son discours, puis, levant le doigt pour appuyer son effet, il murmura :

- Un boucher ! Voilà qui connaît l'anatomie aussi bien qu'un chirurgien.

Chaque jour que Dieu fait, il prélève des foies, des estomacs, des reins avec une habileté et une précision d'horloger, qui valent bien celles de feu le sieur Pirogov1. Et puis les couteaux d'un bon boucher ne sont pas moins acérés qu'un scalpel.

Tioulpanov se taisait, ébranlé. Le déplaisant Ijitsyne avait raison !

Comment pouvait-on avoir oublié l'hypothèse d'un boucher !

Ijitsyne se trouva satisfait de la réaction de son interlocuteur.

- Et maintenant, passons à mon plan. (Il s'approcha à nouveau de la carte.) C'est très simple, nous avons deux foyers. Les deux premiers cadavres ont été découverts ici, les deux derniers là. Nous ignorons ce qui explique le changement de lieu d'activité du criminel. Peut-être a-t-il jugé que la partie nord de Moscou se prêtait mieux à ses jeux scélérats que la partie centrale : terrains vagues, bosquets, habitations plus clairsemées... A tout hasard, je fais peser mes soupçons sur tous les bouchers habitant les deux coins qui nous intéressent. J'ai déjà une liste. (Le juge tira un feuillet de sa poche et le posa sur la table devant Anissi.) J'ai là en tout dix-sept personnes. J'attire votre attention sur les noms marqués d'une

1. NikolaÔ Ivanovitch Pirogov (1810-1881) : célèbre chirurgien russe, qui se distingua notamment par les prouesses médicales qu'il accomplit à

Sébastopol et sur le thé‚tre d'autres batailles sanglantes.

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étoile à six branches ou d'un croissant. Tenez, c'est ici, à Vypolzov, que se trouve le village tatar. Les Tatars ont leurs propres bouchers, de vrais forbans. Je vous rappelle que, de la remise o˘ on a retrouvé

l'Andréitchkina jusqu'à ce faubourg, il n'y a pas une verste. Même distance jusqu'au passage à niveau o˘ a été découvert le cadavre de la gamine défigurée. Et ici (le long doigt se déplaça sur la carte), à proximité

immédiate des passages Svinine et des Trois-Saints, la synagogue. Au service de celle-ci, des sacrificateurs, de ces sales bouchers youpins qui mettent à mort les bêtes selon leur coutume barbare. Vous n'avez jamais vu comment ils procèdent ? Cela ressemble beaucoup à la besogne de notre ami.

Vous sentez, Tioulpanov, l'odeur qui se dégage de l'affaire ? A en juger par les narines dilatées du juge en charge des affaires sensibles, l'odeur en question était celle d'un procès retentissant, suivi de sérieuses récompenses et d'un avancement vertigineux dans la carrière.

- Tioulpanov, vous êtes un homme jeune. Votre avenir est entre vos mains.

Vous pouvez vous accrocher à Fandorine, et vous vous retrouverez le bec dans l'eau. Mais vous pouvez aussi travailler pour le bien de l'instruction, et alors je ne vous oublierai pas. Vous êtes un garçon intelligent, débrouillard. J'ai besoin d'assistants de cette trempe.

Anissi ouvrit la bouche pour remettre l'insolent à sa place, mais déjà

Ijitsyne poursuivait :

- Parmi les dix-sept bouchers qui nous intéressent, on compte quatre Tatars et trois Juifs. Ils sont les premiers suspects. Mais pour éviter d'être accusé de parti pris, je les arrête tous. Et je les travaille comme il convient. Dieu merci, je possède un peu d'expérience. (Il sourit en se frottant les mains.) C'est

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très simple, écoutez. En tout premier lieu, je fais nourrir les mécréants de viande salée, puisque aussi bien ils ne sont pas tenus d'observer le carême. Ils ne bouffent pas de porc, aussi les régalerai-je de conserve de bouf : nous savons respecter les coutumes étrangères. quant aux chrétiens, je leur ferai servir du hareng. Et rien à boire. Et interdiction de dormir.

Ils passeront une petite nuit à brailler, et dès l'aube, pour qu'ils n'aillent pas s'ennuyer, je les convoquerai un à un dans mon bureau, et mes gars leur feront la leçon à coups de " chaussette ". Vous savez ce que c'est qu'une " chaussette " ? Tioulpanov secoua la tête, atterré.

- Une merveilleuse invention : un simple bas rempli de sable humide.

Aucune trace, mais avec cela très efficace, surtout appliqué aux reins et autres endroits sensibles.

- Léonti Andréiévitch, mais vous avez fait l'université ! s'écria Anissi.

- Justement. Et c'est pourquoi je sais quand on peut agir selon les règles, et quand l'intérêt de la société autorise à y passer outre.

- Mais quoi, et si votre hypothèse est fausse et que l'Eventreur n'est nullement un boucher ?

- C'est un boucher, qui voulez-vous que ce soit d'autre ? rétorqua Ijitsyne dans un haussement d'épaules. Je croyais pourtant avoir été

assez convaincant sur ce point, non ?

- Mais si, au lieu du coupable, c'était le plus fragile qui venait à

avouer ! Alors le vrai meurtrier resterait impuni !

Le juge avait pris tant d'assurance qu'il eut le culot de tapoter l'épaule d'Anissi d'un geste protecteur.

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- J'ai prévu également ce cas. Bien s˚r, nous aurions l'air fin si aujourd'hui nous faisions pendre un MoÔshé ou un Abdoul, et que trois mois plus tard la police découvre une autre putain éventrée. Mais le cas sort de l'ordinaire et est à ranger dans la catégorie des crimes contre l'Etat.

Pensez ! Saboter la visite du souverain, ce n'est pas rien ! C'est pourquoi il est permis de prendre des mesures d'exception. (Ijitsyne serra le poing à s'en faire craquer les jointures.) L'un ira à la potence, et les seize autres seront déportés. Sur décision administrative, sans aucune publicité.

Dans des lieux bien froids et déserts, o˘ il n'est personne, généralement, à égorger. Et la police, par-dessus le marché, continuera là-bas de garder un oil sur eux.

Le " plan " de l'audacieux juge d'instruction remplit Anissi d'horreur, bien qu'on ne p˚t nier le caractère d'efficacité de semblables mesures. Les autorités supérieures, effrayées par l'arrivée prochaine du terrible comte Tolstov, seraient bien capables d'approuver une telle initiative, et la vie de dix-sept personnes totalement innocentes se trouverait alors piétinée.

Comment empêcher cela ? Ah, Eraste Pétrovitch, o˘ donc êtes-vous passé ?

Anissi laissa échapper un gémissement, remua ses célèbres oreilles, demanda en pensée pardon à son chef de la liberté qu'il allait prendre, puis s'efforça de relater à Ijitsyne tout ce que l'enquête avait permis d'apprendre la veille. qu'au moins il ne se hausse pas trop du col, qu'au moins il sache qu'à côté de sa version " bouchère ", il en existait d'autres un peu mieux étayées.

Léonti Andréiévitch l'écouta jusqu'au bout avec attention, sans l'interrompre une seule fois. Son

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visage nerveux au début s'empourpra, puis blêmit, et enfin se couvrit de marbrures tandis que son regard devenait comme ivre.

quand Tioulpanov en eut terminé, le juge passa une langue p‚le sur ses grosses dents et résuma aussitôt :

- Une sage-femme nihiliste ? Un étudiant cinglé ? Un marchand fantaisiste ?

Tiens, tiens...

Ijitsyne se leva d'un bond, arpenta la pièce d'un pas vif et s'ébouriffa les cheveux, geste qui porta un irréparable préjudice à sa raie jusqu'alors impeccable.

- Parfait ! s'exclama-t-il en s'immobilisant devant Anissi. Je suis très heureux, Tioulpanov, que vous ayez décidé de collaborer franchement avec moi. quels secrets peut-il y avoir entre nous ? Après tout, nous ouvrons pour la même cause, n'est-ce pas ?

Anissi sentit son cour se glacer : aÔe, aÔe, aÔe ! il avait eu tort de bavarder. Mais il était déjà trop tard pour freiner le juge.

- Eh bien quoi, essayons ! Bien entendu, j'arrête de toute façon mes bouchers, mais pour l'instant je les laisse mariner un peu. Nous allons d'abord travailler vos " carabins ".

- Comment ça, les " travailler " ? demanda Anissi, affolé au souvenir de l'infirmier et de la doctoresse. A la " chaussette ", vous voulez dire ?

- Non, avec ces clients-là, il faut s'y prendre autrement.

Le juge d'instruction réfléchit un moment, s'approuva lui-même de la tête et exposa un nouveau plan d'action :

- C'est très simple, voici comment nous allons opérer. Les gens instruits, Tioulpanov, réclament une méthode adaptée. L'instruction amollit le cour 347

de l'homme, le rend sensible. Si notre étripeur est un individu bien installé dans la société, c'est un lycanthrope : le jour, il est comme vous et moi, mais, la nuit, dans ses instants de frénésie meurtrière, il est comme possédé par un démon. C'est là-dessus que nous allons jouer. Je vais les prendre, les petits chéris, quand ils sont normaux, et je vais leur coller sous les yeux l'ouvre du loup-garou. Nous verrons si leur sensibilité est capable d'encaisser le tableau. Je suis certain que le coupable flanchera. Il découvrira à la lumière du jour à quelle besogne se livre son autre " moi ", et il se trahira, forcément il se trahira.

Psychologie, Tioulpanov, psychologie ! C'est décidé. Nous allons procéder à

une expérience judiciaire.

Anissi, sans savoir pourquoi, se rappela soudain un conte que lui racontait sa maman quand il était enfant, un conte o˘ Pétia le Coq sanglotait d'une voix lamentable : " Le renard m'emporte par-delà les bois bleus, par-delà

les hautes montagnes, dans son terrier profond... "

Chef ! Eraste Pétrovitch ! Les choses vont mal, très mal...

Anissi ne voulut pas assister à la préparation de l'" expérience judiciaire

". Il s'enferma dans le bureau de Zakharov et, pour ne plus penser à

l'erreur qu'il avait commise, s'absorba dans la lecture du journal qui traînait sur la table, parcourant toutes les colonnes à la suite, sans distinction.

Les Nouvelles de Moscou de ce 6 (18) avril communiquaient ce qui suit : 348

ACH»VEMENT DE LA CONSTRUCTION DE LA TOUR EIFFEL

Paris. L'agence Reuters annonce qu'on vient ici de terminer enfin le gigantesque et parfaitement inutile assemblage de poutrelles métalliques avec lequel les Français comptent éblouir les visiteurs de la quinzième Exposition internationale. Ce dangereux projet suscite la légitime inquiétude des Parisiens. Peut-on tolérer que Paris soit dominé par une espèce d'im-mense cheminée d'usine écrasant de sa taille absurde tous les admirables monuments de la capitale ? Des ingénieurs compétents expriment des doutes quant à la capacité d'une construction de pareille hauteur, relativement élancée et érigée sur une base trois fois moindre que son élévation, à

résister à la pression du vent.

DUEL AU SABRE

Rome. Toute l'Italie ne parle plus que du duel qui a opposé le général Andreotti et le député Ca-vallo. Dans un discours prononcé la semaine dernière devant des vétérans de la bataille de Solférino, le général Andreotti avait exprimé son inquiétude concernant l'exorbitante influence juive dans le monde éditorial et journalistique. Le député Cava-llo, d'origine Israélite,

s'est estimé offensé par cette assertion pourtant des plus légitimes et, prenant la parole au Parlement, s'est permis de traiter le général d'" ‚ne sicilien ", d'o˘ s'est ensuivi un duel. Au deuxième assaut, le général Andreotti s'est trouvé légèrement blessé d'un coup de sabre à l'épaule, sur quoi la rencontre a pris fin. Les adversaires ont échangé une poignée de main.

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UN MINISTRE SOUFFRANT

St-Pétersbourg. Le ressent plus de douleur ministre des Voies de dans la poitrine. Le communication, récem- malade a passé hier une ment atteint d'une pneu- nuit paisible. Il garde monie, va mieux : il ne toute sa conscience.

Anissi lut également les réclames : pour une poudre glycérinée rafraîchissante, pour un cirage, pour un nouveau lit pliant et un fume-cigare antinicotini-que. Saisi d'une étrange apathie, il étudia un long moment une image ainsi légendée :

Powder-closet inodore, breveté par l'ingénieur mécanicien S. Timokhovitch.

Peu co˚teux, satisfait à toutes les règles de l'hygiène, peut être installé

dans n'importe quelle pièce d'habitation. L'appareil est en démonstration à

la maison Adadourov, près des Portes Rouges. Possibilité de location pour les villégiatures.

Puis il se contenta de rester assis, à regarder tristement par la fenêtre.

Ijitsyne en revanche était l'énergie même. Sous sa surveillance personnelle, des tables supplémentaires avaient été apportées dans la salle de dissection, de sorte que leur nombre s'élevait à présent à treize. Les deux fossoyeurs, le gardien et les sergents de ville trimballèrent du frigo, sur des civières, les trois cadavres identifiés et les dix anonymes, parmi lesquels celui de la petite mendiante. Le juge d'instruction ordonna à plusieurs reprises de changer les corps de place, tantôt comme ci, tantôt comme ça, cherchant à

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obtenir un effet visuel maximal. Anissi rentrait la tête dans les épaules quand lui parvenait à travers la porte la voix de ténor, perçante et autoritaire, d'Ijitsyne.

- O˘ pousses-tu la table, imbécile ! ? En U, ai-je dit, en U !

Ou bien, pire :

- Pas comme ça, pas comme ça ! Ouvre-lui plus grand le ventre ! quoi, c'est collé par le gel ! Sers-toi de la bêche, de la bêche ! Voilà, maintenant c'est bien.

Les personnes interpellées par la police furent amenées à trois heures de l'après-midi, chacune dans une voiture différente, et sous escorte.

Tioulpanov, de sa fenêtre, vit d'abord conduire à la morgue un homme au visage rond, large d'épaules, portant une queue-de-pie chiffonnée et une cravate blanche nouée de travers : certainement l'industriel Bouryline, qui n'avait pas d˚ rentrer chez lui depuis son arrestation de la veille. Une dizaine de minutes après, ce fut le tour de Sténitch. Il était en blouse blanche (à l'évidence il sortait de sa clinique) et jetait autour de lui des regards de bête traquée. Bientôt arriva également la Nesvits-kaÔ'a.

Elle marchait entre deux gendarmes, les épaules droites et la tête haute.

Le visage de la sage-femme était défiguré de haine.

La porte grinça, Ijitsyne passa la tête par l'entreb‚illement. Figure fiévreuse, rouge d'excitation, on e˚t dit un entrepreneur de thé‚tre juste avant une première.

- Les petits chéris attendent pour l'instant au bureau du cimetière, sous surveillance, annonça-t-il. Venez donc jeter un coup d'oil, me dire si c'est bien.

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Tioulpanov se leva avec indolence et passa dans la salle de dissection.

Au milieu du vaste local s'ouvrait un espace vide entouré de trois côtés par des tables. Sur chacune d'elles, recouvert d'une b‚che, un cadavre.

Derrière les tables, le long des murs, les gendarmes, les sergents de ville, les fossoyeurs, le gardien : une personne pour deux défunts. A une table d'extrémité, assis sur une simple chaise de bois, se trouvait Zakharov, sanglé dans son tablier comme à l'ordinaire, l'éternelle pipe entre les dents. L'expert paraissait s'ennuyer ferme, sinon même somnoler. Derrière lui, un peu sur le côté, se tenait Groumov, telle l'épouse auprès de son digne mari sur un portrait photographique de petits-bourgeois. Il ne manquait plus qu'il pos‚t une main sur l'épaule de Zakharov. L'assistant avait l'air abattu : à l'évidence ce discret personnage n'était pas accoutumé à un tel remue-ménage au royaume du silence. Il régnait une odeur de désinfectant, mais le puissant parfum chimique laissait malgré tout percer un relent insistant et douce‚tre de décomposition. A l'écart, sur une table isolée, se dressait une pile de sachets en papier. L'avisé Léonti Andréiévitch avait tout prévu, même le cas o˘ quelqu'un vomirait.

- Je me tiendrai ici, expliquait Ijistyne. Eux là. A mon commandement, les sept que voici empoigneront un drap de la main droite, un autre de la main gauche, et les rabattront. Un spectacle exceptionnel ! Vous le constaterez vous-même bientôt. Et le nez, vous entendez, je leur collerai le nez, à ces canailles, en plein dans la gadoue ! Je vous garantis que les nerfs du criminel ne tiendront pas. Ou bien

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tiendront-ils ? s'alarma soudain le juge en considérant sa mise en scène d'un oil sceptique.

- Ils ne tiendront pas, répondit Anissi, morose. Les nerfs d'aucun des trois ne tiendront.

Son regard croisa celui de Pakhomenko, et celui-ci lui adressa un clin d'oil furtif : " Te frappe pas, mon gars, rappelle-toi la corne sur ton cour ", semblait-il lui dire.

- qu'on les fasse entrer ! aboya Ijitsyne en se tournant vers la porte.

Il courut précipitamment jusqu'au milieu de la pièce et se campa dans une posture censée exprimer une inflexible rigueur : bras croisés sur la poitrine, jambe en avant, étroit menton tendu, sourcils froncés.

On introduisit les suspects. Sténitch fixa aussitôt les terribles linceuls de toile grossière et rentra la tête dans les épaules. Il ne parut même pas remarquer la présence d'Anissi, non plus que celle des autres. La NesvitskaÔa en revanche n'accorda aucune attention aux tables. Elle considéra chacun tour à tour, s'attarda sur Tioulpanov et esquissa un sourire de mépris. Anissi rougit douloureusement. Le marchand alla se poster à côté de la table o˘ s'empilaient les sachets de papier et se mit à

tourner la tête en tous sens avec curiosité. Il lança un clin d'oil à

Zakharov. Celui-ci lui répondit d'un signe de tête discret.

- Je suis un homme direct, commença Ijitsyne d'une voix sèche et perçante, en détachant chaque mot. Aussi n'ai-je pas l'intention de tourner autour du pot. Au cours de ces derniers mois une série d'assassinats monstrueux ont été commis à Moscou. Les instances judiciaires savent pertinemment que 353

l'auteur de ces crimes est l'un de vous trois. Je vais vous montrer dans un instant quelque chose qui vous intéressera et je sonderai alors le cour de chacun. Je suis un vieux limier expérimenté, on ne me la fait pas ! Jusqu'à

présent le meurtrier n'a jamais vu son ouvre que la nuit, alors qu'il se trouvait sous l'empire de la démence. Mais maintenant admirez de quoi ça a l'air à la lumière du jour. Allez !

Il leva la main, et les linceuls glissèrent sur le sol comme par enchantement. Linkov, il est vrai, g‚cha quelque peu l'effet en tirant trop brutalement sur la toile : celle-ci s'accrocha à la tête du mort, et le cr

‚ne heurta la surface de la table avec un bruit mat.

Le spectacle dépassait en effet toutes les espérances. Anissi regretta de ne pas s'être retourné à temps. Il se colla dos au mur, inspira et expira trois fois profondément, et son malaise parut s'atténuer.

Ijitsyne ne regardait pas les cadavres. Il scrutait l'attitude des suspects, son regard sautant de l'un à l'autre : Sténitch, NesvitskaÔa, Bouryline ; Sténitch, NesvitskaÔa, Bouryline. Et encore, et encore...

Anissi releva que si le brigadier Pribloudko, qui se tenait debout, immobile, montrait un visage de pierre, l'extrémité de ses moustaches cirées était, quant à elle, agitée d'un infime tremblement. Linkov serrait très fort les paupières et remuait les lèvres : à l'évidence, il récitait une prière. Les fossoyeurs affichaient des trognes ennuyées : ceux-là en avaient vu d'autres au cours de leur fruste carrière. Pakho-menko, le gardien, regardait les morts avec tristesse et compassion. Il croisa à

nouveau le regard d'Anissi et hocha la tête de manière presque imperceptible, geste réprobateur qui probablement signifiait : " Eh, 354

les hommes, les hommes, quelles atrocités vous infligez-vous à vous-mêmes !

" Ce simple mouvement empli d'humanité acheva de ramener Tioulpa-nov à la conscience. Regarde les suspects, se commanda-t-il à lui-même. Prends exemple sur Ijitsyne.

Tiens, là, Sténitch, ancien étudiant et ancien fou : il se tord les doigts et les fait craquer, de grosses gouttes de sueur perlent sur son front. Une sueur froide, on peut le parier. Suspect ? Et comment !

L'autre ancien étudiant, le coupeur d'oreille Bouryline, au contraire, paraît un peu trop calme : un mince sourire railleur erre sur sa figure, ses yeux étroits brillent d'une lueur mauvaise. Mais le millionnaire feint seulement de se moquer de tout : pour une raison bizarre il a pris sur la table un sachet de papier qu'il serre contre sa poitrine. Cela s'appelle une " réaction spontanée ", le chef lui a enseigné à y prêter attention en tout premier lieu. Des types comme ce Bouryline, qui br˚lent la chandelle par les deux bouts, quand ils sont blasés, peuvent fort bien être pris d'une soif de nouvelles et piquantes sensations.

La femme de fer, à présent, la NesvitskaÔa, ancienne recluse d'une prison, qui, dans son Edimbourg, s'est découvert une passion pour les opérations chirurgicales. Un personnage peu ordinaire, on ne sait tout bonnement pas ce dont elle est capable ni ce qu'on peut attendre d'elle. Regarde les éclairs que lancent ses yeux.

Le " personnage peu ordinaire " confirma sur-le-champ qu'il était en effet capable d'actes imprévisibles.

355

I

Sa voix timbrée rompit le silence de tombe qui régnait :

- Je sais qui vous visez, monsieur l'argousin ! cria la NesvitskaÔa à

l'adresse du juge d'instruction. Comme ce serait commode ! Une " nihiliste

" dans le rôle du monstre sanguinaire ! Très habile ! Et un piquant particulier dans le fait que ce soit une femme, non ? Bravo, vous irez loin ! Je savais de quels crimes vous étiez capables, vous et toute votre clique, mais ceci passe toutes les bornes imaginables ! (Soudain la doctoresse laissa échapper un cri et porta une main à son cour, comme foudroyée par une illumination.) Mais c'est vous ! C'est vous ! Comment ne l'ai-je pas compris tout de suite ! Ce sont vos exécuteurs des basses ouvres qui ont taillé en pièces ces malheureuses ! quelle importance, vous n'allez pas pleurer les " rebuts de la société ", n'est-ce pas ? Moins ils sont nombreux, plus c'est simple pour vous ! Salauds ! Vous avez décidé

de jouer à " castigo " ? De faire d'une pierre deux coups, c'est ça ?

On élimine quelques vagabonds et on jette le discrédit sur les prétendus "

nihilistes " ! Pas très original, mais efficace !

Elle éclata d'un rire haineux, la tête rejetée en arrière. Son pince-nez à

monture d'acier avait dégringolé et dansait au bout de son cordon.

- Taisez-vous ! glapit Ijitsyne, qui visiblement craignait que la sage-femme, par son incartade, ne ruin‚t tout son dispositif psychologique. Taisez-vous immédiatement ! Je ne tolérerai aucun outrage à

l'autorité !

- Assassins ! Fumiers ! Satrapes ! Provocateurs ! Salauds ! Fossoyeurs de la Russie ! Vampires ! criait la NesvitskaÔa, et tout laissait supposer qu'elle pos-356

sédait, à l'intention des gardiens de l'ordre, une jolie réserve d'injures, qui n'était pas près de s'épuiser.

- Linkov, Pribloudko, b‚illonnez-la ! hurla le juge, totalement hors de lui à présent.

D'un pas hésitant, les agents s'approchèrent de la sage-femme et l'empoignèrent aux épaules, mais ils semblaient ne pas très bien savoir comment procéder au b‚illonnement d'une dame en apparence si convenable.

- Sois maudit, bête immonde ! tonnait la dame en question en regardant Ijitsyne droit dans les yeux. Tu crèveras de triste mort, tu crèveras de tes propres manigances !

Elle leva la main, l'index pointé sur la face du juge, et juste à cet instant un coup de feu éclata.

Léonti Andréiévitch sursauta et se plia en deux, la tête entre les mains.

Tioulpanov battit des paupières : était-il possible de br˚ler la cervelle à

quelqu'un juste en pointant son doigt sur lui ? !

Un grand rire retentit, impétueux, débordant. Bouryline agitait les mains et secouait la tête, impuissant à maîtriser un accès d'irrépressible gaieté. Ah ! voilà ce qu'il en était. C'était donc lui, le farceur, qui en douce, pendant que tous les autres regardaient la doctoresse, avait gonflé

un sachet de papier puis l'avait écrasé sur la table.

- Aaaah ! ! !

Un long cri inhumain monta au plafond, couvrant le rire de l'industriel.

Sténitch !

- Je n'en peux pluuuus ! hurlait l'infirmier d'une voix désespérée. Je n'en peux plus ! Tortionnaires ! Bourreaux ! Pourquoi me tourmentez-vous ? Pour quelle raison ? Seigneur, pourquoi ?

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Son regard totalement dément glissa sur les visages pour s'arrêter sur Zakharov, qui, seul d'entre tous, était assis : silencieux, sourire contraint aux lèvres, mains enfouies dans les poches de son tablier de cuir.

- Pourquoi souris-tu de la sorte, Igor ? C'est là ton royaume, c'est ça ?

Ton royaume, ton antre démoniaque ! Tu trônes, tu diriges le bal ! Tu triomphes ! Pluton, le roi des Enfers ! Et ce sont là tes sujets ! (Il désignait les cadavres mutilés.) Dans toute leur beauté ! (A partir de là

le fou se mit à débiter un discours beaucoup moins cohérent.) On m'a viré !

Indigne que j'étais ! Mais toi, de quoi t'es-tu révélé digne ? De quoi estu si fier ? Regarde-toi ! Charognard ! Nécrophage ! Regardez-le, ce nécro-phage ! Et son petit assistant ? Ah ! Ils font la paire ! " Le corbeau vole au corbeau, le corbeau crie au corbeau : corbeau, o˘ pourrions-nous déjeuner ? "

Et enfin il se tut, en proie à un ricanement hystérique qui lui secouait tout le corps.

La bouche de l'expert se tordit en un arc méprisant. Groumov, quant à lui, esquissa un sourire incertain.

Une sacrée " expérience ", vraiment, pensa Anissi en considérant tour à

tour le juge, une main crispée sur son cour, et les suspects : l'une braillant des malédictions, l'autre parti dans un fou rire, le troisième ricanant. Allez donc tous au diable !

Anissi tourna les talons et sortit.

Ouf ! qu'il faisait bon à l'air frais !

Il fit un saut chez lui, rue des Grenades, pouf prendre des nouvelles de Sonia et avaler en vitesse

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la soupe au chou préparée par Palacha, puis il fila chez le chef. Il avait de quoi raconter, et aussi bien des fautes à confesser. Mais il était surtout impatient d'apprendre ce qu'Eraste Pétrovitch avait aujourd'hui fabriqué de si mystérieux.

Le trajet jusqu'à la rue MalaÔa NikitskaÔa n'était pas long, cinq minutes tout au plus. Tioulpanov escalada d'un bond le perron familier, appuya sur la sonnette... Personne. Bon, Angelina Samsonovna était sans doute à

l'église ou à l'hôpital, mais o˘ était Massa ? Un vif sentiment d'inquiétude lui étrei-gnit soudain le cour : et si, pendant qu'Anissi sabotait l'enquête, le chef avait eu besoin d'aide et envoyé quérir son fidèle serviteur ?

Il retourna lentement sur ses pas, triste et découragé. Une bande de mioches galopait dans la rue en poussant des cris. Au moins trois des gamins, les plus déchaînés, avaient le teint noiraud et les yeux obliques.

Tioulpanov hocha la tête, se rappelant que parmi les cuisinières, femmes de chambre et autres blanchisseuses du voisinage, le serviteur de Fandorine passait pour un don Juan et un bourreau des cours. Si les choses continuaient ainsi, dans dix ans tout le quartier ne serait plus peuplé que de petits Japonais.

Il revint deux heures plus tard, à la nuit tombée. Il vit les fenêtres du pavillon éclairées, se réjouit et traversa la cour à toutes jambes.

Massa et la maîtresse de maison étaient bien présents, mais pas Eraste Pétrovitch, et Tioulpanov apprit qu'on n'avait pas eu la moindre nouvelle de lui de toute la journée.

Angelina Samsonovna ne laissa pas repartir son visiteur. Elle le força à

s'asseoir et lui servit du thé au rhum et des éclairs dont il était grand amateur.

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- Mais c'est encore carême, protesta Tioulpanov d'une voix mal assurée tout en humant le divin arôme qui émanait du thé fraîchement passé allongé de liqueur jamaÔcaine. Peut-on bien boire du rhum ?

- De toute façon, vous n'observez pas le je˚ne, Anissi Pitirimovitch, n'est-ce pas ? répondit Ange-lina avec un sourire.

Elle s'était installée en face de lui, une joue calée dans une main. Elle ne buvait pas de thé ni ne mangeait de g‚teaux.

- Le je˚ne ne doit pas venir en privation, mais en récompense. Le Seigneur n'a pas besoin d'autre dévotion. Si votre ‚me ne le réclame pas, ne je˚nez pas, libre à vous. Eraste Pétrovitch, tenez, ne fréquente pas l'église, et ne se soucie pas des usages religieux, et peu importe, ce n'est pas grave.

L'important est que Dieu vit dans son cour. Et si un homme peut connaître Dieu sans le secours de l'Eglise, pourquoi le contraindre ?

Anissi cette fois-ci ne put se contenir et déballa d'un coup ce qui le taraudait depuis si longtemps :

- Tous les préceptes de la religion ne sont pas à négliger. En admettant même qu'on n'y attache pas soi-même d'importance, on peut cependant ménager les sentiments de ses proches. Vous, Angelina Samsonovna, vous vivez selon la loi de l'Eglise, vous observez tous les rites, le péché n'oserait même vous aborder, mais du point de vue de la société... C'est injuste, c'est cruel...

Il se trouva malgré tout incapable de s'exprimer carrément, et sa phrase demeura en suspens, mais Angelina était assez fine pour comprendre sans qu'il e˚t besoin d'achever.

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- Vous voulez parler du fait que nous vivons ensemble sans être mariés ?

demanda-t-elle, très calme, comme si le sujet n'avait rien d'extraordinaire. Vous avez tort, Anissi Pitirimovitch, de bl‚mer Eraste Pétrovitch. Il m'a déjà proposé deux fois, fort honnêtement, de m'épouser.

C'est moi qui n'ai pas voulu.

Anissi en resta bouche bée.

- Mais pourquoi donc ? !

Angelina Samsonovna sourit à nouveau, non plus à son interlocuteur cependant, mais à ses propres pensées.

- quand on aime, on ne pense pas à soi. Or moi, j'aime Eraste Pétrovitch.

Parce qu'il est très beau.

- Pour ça, c'est certain, acquiesça Tioulpanov. C'est un bel homme, comme il s'en rencontre peu.

- Je ne parle pas de cela. La beauté physique est précaire. Une épidémie de variole, une br˚lure, et c'en est fini. Tenez, par exemple, l'an passé, quand nous étions en Angleterre, un incendie s'est déclaré dans la maison voisine. Eraste Pétrovitch est allé tirer un chiot des flammes et n'en est pas revenu indemne. Vêtements calcinés, cheveux grillés. Il avait une énorme cloque sur la joue, cils et sourcils étaient tombés. Il était devenu d'un vilain ! Et il aurait pu avoir toute la figure br˚lée.

Seulement la vraie beauté n'est pas celle du visage. Eraste Pétrovitch, lui, est vraiment beau.

Angelina prononça ce dernier mot avec une singulière expression, et Anissi comprit à quoi elle faisait allusion.

- J'ai seulement peur pour lui. Il lui a été donné une grande force, or une grande force, c'est aussi une grande tentation. On est jeudi, je devrais être à

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l'église à cette heure, à l'office des Ténèbres pour célébrer la Sainte Cène, mais, pécheresse que je suis, je ne puis même réciter les prières imposées par le rite. Tout ce que je demande au Sauveur, je le demande pour lui, pour Eraste Pétrovitch. Puisse le Seigneur le préserver, de la méchanceté des hommes, mais plus encore de l'orgueil qui perd les ‚mes.

A ces mots, Anissi jeta un coup d'oil à l'horloge, puis dit d'un air soucieux :

- quant à moi, je vous l'avoue, c'est davantage la méchanceté des hommes qui m'inquiète. Il est déjà deux heures du matin, et il n'est toujours pas là. Je vous remercie pour la collation, Angelina Samso-novna, je vais rentrer chez moi. Si Eraste Pétrovitch réapparaît, envoyez-moi chercher, je vous en prie instamment.

Tioulpanov marchait en direction de sa demeure, tout en réfléchissant à ce qu'il venait d'entendre. Il n'avait pas encore quitté la rue MalaÔa NikitskaÔa quand, sous un réverbère à gaz, une jeune délurée s'approcha vivement de lui - chevelure noire nouée d'un large ruban, paupières peintes, joues fardées.

- Bien le bonsoir, charmant gentleman. que diriez-vous d'offrir à

une jeune fille un petit verre de liqueur alcoolisée ? (Elle joua de ses sourcils passés au khôl puis chuchota d'un ton fiévreux :) Crois-moi, beau gosse, je saurai te remercier. Je te rendrai si heureux que tu t'en souviendras toute ta vie...

Tioulpanov sentit comme un choc quelque part au plus profond de son être.

La fille n'était pas vilaine, pas vilaine du tout, même. Mais depuis la dernière fois qu'il avait succombé au péché, à carême-prenant, il s'était juré de renoncer à jamais aux amours vénales. On se sentait trop mal après, 362

trop honteux. Il aurait bien aimé se marier, mais que faire de Sonia ?

Anissi répondit avec une sévérité toute paternelle :

- Tu devrais traîner un peu moins dehors la nuit. N'importe quoi peut arriver, imagine que tu tombes sur un sale type, un fou armé d'un couteau...

Cependant la drôlesse ne parut nullement s'émouvoir.

- Voyez-vous ça ! On s'inquiète ! pouffa-t-elle. Aucune chance qu'on m'assassine, va. Nous sommes sous bonne garde : j'ai un cerbère.

Et en effet, de l'autre côté de la rue, une silhouette se dessinait dans l'ombre. Ayant compris qu'il était repéré, le marlou s'approcha sans h‚te, d'une démarche chaloupée. Le gaillard était du dernier chic : bonnet de castor enfoncé sur les yeux, pelisse cr‚nement ouverte malgré le froid, écharpe blanche lui dissimulant la moitié du visage, guêtres d'une égale blancheur immaculée.

quand il ouvrit la bouche, celle-ci découvrit le scintillement d'une dent en or.

- Je m'excuse, monsieur, dit-il d'une voix mollasse. Ou bien vous prenez la demoiselle, ou bien vous passez votre chemin. Inutile de faire perdre son temps à une jeune fille qui travaille.

La fille regardait son protecteur avec un air d'adoration, et Tioulpanov s'en trouva encore plus furieux que de l'insolence du barbeau.

- Tu vas apprendre à me donner des ordres ! s'emporta-t-il. Je vais te faire emballer, et vivement !

L'autre tourna rapidement la tête à gauche et à droite, et, s'étant assuré

que la rue était déserte, s'enquit d'une voix encore plus traînante et lourde de menaces :

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- Et si l'emballeur allait se casser le nez ?

- Ah, tu le prends comme ça !

D'une main, Anissi empoigna le misérable par la manche, et de l'autre tira un sifflet de sa poche. Le poste de police se trouvait au coin, sur la rue de Tver. Et puis la Direction de la gendarmerie n'était qu'à deux pas.

- Tire-toi, Inès, je vais régler ça tout seul ! commanda le chrysodonte.

La fille aussitôt retroussa ses jupes et fila à toutes jambes, tandis que l'outrecuidant marlou déclarait avec la voix d'Eraste Pétrovitch :

- Cessez de souffler là dedans, Tioulpanov. J'en ai les tympans percés.

Haletant et cliquetant de tout son harnais, l'agent Semion Loukitch arrivait déjà au pas de course.

Le chef voulut lui glisser une pièce de cinquante kopecks.

- Bravo, tu cours vite !

Semion Loukitch refusa la pièce que lui tendait le louche individu et tourna vers Anissi un regard interrogateur.

- Oui, oui, Semion, va, mon ami, dit Tioulpanov, confus. Excuse-moi de t'avoir dérangé pour rien.

Alors seulement, le sergent de ville accepta l'argent, exécuta un salut militaire empreint du plus grand respect, puis s'en alla regagner son poste.

- que fait Angelina, elle ne dort pas ? demanda Eraste Pétrovitch après avoir jeté un coup d'oil aux fenêtres éclairées du pavillon.

- Non, elle vous attend.

- En ce cas, si vous n'y voyez pas d'objection, marchons un peu et c-causons. , u

364

- Chef, que signifie cette mascarade ? Vous disiez dans votre billet que vous alliez tenter de prendre l'affaire par le bout opposé ?

qu'est-ce que ce " bout opposé " ?

Fandorine posa sur son assistant un regard o˘ se lisait une nette désapprobation.

- Vous ne comprenez pas vite, Tioulpanov. " Par le bout opposé " signifie du côté des victimes de l'Eventreur. J'ai supposé que les femmes de mours légères pour lesquelles notre homme semble nourrir une particulière aversion pouvaient savoir ce que nous ignorions. qu'elles pouvaient, mettons, avoir vu quelque personnage douteux, avoir eu vent de rumeurs ou bien soupçonner des choses. J'ai donc décidé de partir en reconnaissance.

Cette sorte de clientèle ne se confiera jamais à un policier ni à un fonctionnaire, aussi ai-je choisi le camouflage le plus approprié. Je d-dois avouer qu'en qualité de marlou, j'ai remporté un certain succès, ajouta modestement Eraste Pétrovitch. Plusieurs créatures déchues se sont offertes à passer sous ma protection, ce qui n'a pas manqué de susciter le mécontentement de mes concurrents, le Taon, le Poulain et le Kazbek.

Anissi ne fut nullement surpris de la réussite du chef dans la carrière de souteneur : un véritable apollon, qui plus est avec tout le chic requis dans ces quartiers-là. Il demanda cependant :

- Vous avez obtenu des résultats ?

- J'ai appris deux ou trois choses, répondit gaiement Fandorine.

Mademoiselle Inès, dont les charmes, je crois, ne vous ont pas laissé

entièrement indifférent, m'a rapporté une intéressante histoire. Il y a environ un mois et demi, un soir, un homme l'a

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abordée en prononçant ces mots étranges : " Comme tu as l'air malheureuse !

Viens avec moi, je vais te donner de la joie. " Mais Inès, qui est une f-fille sensée, a refusé de le suivre, car elle avait remarqué qu'au moment de s'approcher d'elle il avait dissimulé un objet dans son dos et que cet objet scintillait sous la lune. Et il semblerait encore qu'une autre fille, une nommée Glachka ou Dachka, e˚t connu une aventure semblable. Il y aurait même eu du sang versé, mais sans aller jusqu'au meurtre. J'espère bien retrouver cette Glachka-Dachka.

- C'est s˚rement lui, c'est l'Eventreur ! s'exclama Anissi, pris d'excitation. De quoi avait-il l'air ? que raconte votre témoin ?

- Le problème est justement qu'Inès ne l'a pas bien vu. Le visage de l'homme était dans l'ombre, et elle ne se rappelle que sa voix. Une voix, dit-elle, douce, calme, c-courtoise. Comme un ronronnement de chat.

- Et sa taille ? Ses vêtements ?

- Elle ne s'en souvient pas. De son propre aveu, elle était " un peu pompette ". Mais elle affirme que ce n'était ni un monsieur ni un p-prolétaire, plutôt quelque chose entre les deux.

- Fort bien, c'est déjà ça ! (Anissi se mit à compter sur ses doigts.) Premièrement, c'est un homme. Deuxièmement, il possède une voix caractéristique. Troisièmement, il est de moyenne condition.

- Tout ça ne vaut rien, coupa le chef. L'individu peut fort bien se t-travestir pour ses aventures nocturnes. Et la voix est suspecte. Un "

ronronnement de chat ", qu'est-ce que ça veut dire ? Non, il est impossible d'exclure totalement qu'il puisse s'agir d'une femme.

"

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Tioulpanov se rappela soudain la théorie d'Ijitsyne.

- Bien, mais l'endroit ? O˘ l'a-t-il abordée ? Place Khitrov ?

- Non, Inès est une d-demoiselle de la Gra-tchevka, et sa zone d'influence embrasse la place TroubnaÔa et ses environs. L'individu l'a abordée place Soukharev.

- «a colle également, réfléchit Anissi. C'est à une dizaine de minutes de marche du village tatar de Vypolzov !

- Holà, Tioulpanov, stop ! (Le chef, en effet, s'était arrêté.) que vient faire ici le village t-tatar ?

Ce fut alors le tour d'Anissi de narrer ses exploits. Il commença par le principal, autrement dit par l'" expérience judiciaire " d'Ijitsyne.

Eraste l'écouta, les yeux mi-clos, la mine hostile. Une seule fois, il l'interrompit :

- " Custigo " ?

- Oui, je crois que c'est exactement ce qu'a dit la NesvitskaÔa. Ou quelque chose d'approchant. De quoi s'agit-il ?

- Probablement de " castigo ", qui signifie en italien " ch‚timent ", expliqua Fandorine. C'était le nom d'une sorte d'organisation s-secrète créée par la police sicilienne, qui, sans autre forme de procès, abattait les petits voleurs, les vagabonds, les prostituées et autres représentants de la " lie " de la société. Les membres de l'organisation rejetaient la responsabilité des meurtres sur les associations criminelles locales qu'ils poursuivaient à leur tour. Eh quoi, l'hypothèse de notre ssage-femme n'était pas si sotte. De la part d'Ijitsyne, c'e˚t été, je crois, chose parfaitement possible.

367

quand Anissi eut achevé son récit de l'" expérience ", le chef déclara d'un ton maussade :

- M-ouais, maintenant si l'un de ces trois-là est bel et bien l'Eventreur, on ne le prendra plus facilement. Un homme averti en vaut deux.

- Léonti Andréiévitch a dit que si aucun ne se trahissait pendant l'expérience, il les ferait placer tous les trois sous surveillance.

- Et pour quoi faire ? Les preuves, s'il y en a, auront été détruites. Les maniaques possèdent toujours une sorte de collection de souvenirs chers à

leur cour. Les maniaques, Tioulpanov, sont gens sentimentaux. L'un s'emparera d'un lambeau de vêtement sur un cadavre, l'autre dérobera pire encore. Un assassin particulièrement barbare, qui avait égorgé six femmes, collectionnait les nombrils : il éprouvait une funeste faiblesse pour cette innocente partie du corps. La principale p-pièce à conviction du procès se trouva constituée de nombrils sèches. Notre " chirurgien ", lui, s'y connaît en anatomie, et chaque fois un des organes viscéraux manque au cadavre. Je suppose que le meurtrier l'emporte pour sa " collection ".

- Mais êtes-vous bien certain, chef, que l'Eventreur appartienne forcément au monde médical ? demanda Anissi, qui informa alors aussitôt Eraste Pétrovitch de l'hypothèse " bouchère " d'Ijitsyne et, par voie de conséquence, de son audacieux " plan d'action ".

- Ainsi, il ne croit pas à la version anglaise ? s'étonna Fandorine.

Pourtant les traits de similitude avec les meurtres de Londres sont évidents. Non, Tioulpanov, c'est une seule et même personne qui a 368

commis ces crimes. Pourquoi un b-boucher moscovite irait-il en Angleterre ?

- Et cependant Ijitsyne ne démordra jamais de son idée, surtout maintenant, après l'échec de son " expérience judiciaire ". Les pauvres bouchers sont déjà bouclés depuis midi au violon. Il les y maintiendra jusqu'à

demain avec défense de boire et de dormir. Et dès l'aube il s'occupera d'eux sérieusement.

Il y avait longtemps qu'Anissi n'avait vu les yeux du chef briller d'un éclat si menaçant.

- Ah bon, le fameux " plan " a déjà été mis à exécution ? prononça le fonctionnaire entre ses dents. Fort bien. Je tiens le pari que cette nuit quelqu'un d'autre devra renoncer au sommeil. Et par la même occasion, à sa charge. Venez avec moi, Tioulpanov. Nous allons rendre au sieur Ijitsyne une visite tardive. Pour autant qu'il m'en souvienne, il possède un appartement de fonction dans le b‚timent des services judiciaires. Ce n'est pas loin d'ici, rue Vozdvi-jenka. Allons, Tioulpanov, en avant, marche !

Anissi connaissait bien l'immeuble à un étage des services judiciaires, o˘

logeaient les fonctionnaires du ministère de la Justice célibataires ou en mission : une longue b‚tisse rouge-brun, construite sur le mode britannique, avec une entrée particulière pour chaque appartement.

Ils frappèrent à la loge du concierge. Celui-ci sortit sur le pas de sa porte, ensommeillé, juste à moitié vêtu. Il refusa un long moment de communiquer aux tardifs visiteurs le numéro du logement o˘ vivait le conseiller aulique, tant Eraste Pétrovitch,

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avec son pittoresque costume de carnaval, lui paraissait louche. Ils ne furent sauvés que par la casquette à cocarde que portait Anissi.

Ils gravirent tous les trois l'escalier menant à la porte indiquée. Le concierge donna un coup de sonnette, se découvrit et fit un signe de croix.

- Léonti Andréiévitch va être rudement furieux, expliqua-t-il dans un murmure. Sauf votre respect, messieurs, vous prendrez la chose sur vous.

- Nous la prendrons, nous la prendrons, grommela Eraste Pétrovitch en examinant la porte avec attention.

Puis il exerça soudain une légère pression contre le vantail, et celui-ci pivota sans bruit.

- Ouverte ! s'exclama le concierge. Ce sera cette étourdie de Zinka, sa femme de chambre. Elle n'a que du vent dans la tête ! A moins que ce ne soient des cambrioleurs ou des voleurs. On a eu un cas ici, l'autre jour, passage Kislovski...

- Chhhut ! lui ordonna Fandorine en levant le doigt.

L'appartement semblait désert. On entendit le tintement d'une horloge marquant le quart.

- Mauvais, Tioulpanov, très mauvais.

Eraste Pétrovitch avança dans l'entrée et tira de sa poche une lanterne électrique. Un objet épatant, de fabrication américaine : on pressait un ressort qui permettait de libérer de l'énergie à l'intérieur du boîtier et d'émettre ainsi un faisceau de lumière. Anissi aurait aimé s'en acheter une pareille, mais c'était bien au-dessus de ses moyens.

Le faisceau explora les murs, courut sur le plancher, s'immobilisa.

- Oh, Sainte Mère ! gémit le concierge. Zinka l

370

Le disque de lumière venait d'arracher à l'obscurité le visage extraordinairement p‚le d'une jeune femme aux yeux fixes, écarquillés.

- O˘ est la chambre du locataire ? demanda sèchement Fandorine en secouant par l'épaule le bonhomme paralysé. Montre-nous ! Vite !

Ils se précipitèrent dans le salon, puis du salon dans le bureau qui ouvrait sur la chambre à coucher.

On aurait pu croire que Tioulpanov avait tout vu, au cours des dernières journées, en fait de visages grimaçants de trépassés, mais jamais encore il n'en avait contemplé d'aussi atroce.

Léonti Andréiévitch Ijitsyne gisait dans son lit, la bouche béante. Ses yeux invraisemblablement exorbités lui donnaient un air de crapaud. Le faisceau de lumière jaune courut ici et là, éclaira un bref instant d'étranges masses sombres disposées autour de l'oreiller, puis s'écarta brusquement. Il régnait une odeur de pourriture et d'excréments.

Le faisceau revint à l'affreux visage. Le disque de lumière électrique se resserra, devint plus intense et bientôt n'éclaira plus que le haut de la tête du mort.

Sur le front se dessinait en noir l'empreinte d'un baiser.

Les prodiges que mon art est capable d'accomplir laissent pantois.

Difficile portant d'imaginer créature plus laide que ce magistrat. La laideur de sa conduite, de ses manières, de son ignoble physionomie était si absolue que pour la première fois un doute s'était insinué dans mon cour : était-il possible que même cette ordure f˚t à l'intérieur aussi belle que les autres enfants de Dieu ?

371

Et j'ai réussi à le rendre beau ! Bien s˚r, l'anatomie d'un homme est loin d'égaler celle d'une femme, mais quiconque e˚t regardé le juge Ijitsyne une fois le travail achevé e˚t été forcé de reconnaître qu'il était beaucoup mieux sous cet aspect.

Il a eu de la chance. C'est sa récompense pour son zèle et sa débrouillardise. Et aussi pour avoir fait languir mon cour de soif gr‚ce à

son spectacle absurde. Il a éveillé ma soif, et il l'a étanchée.

Je ne lui en veux plus, il est pardonné. Même si j'ai d˚ à cause de lui enterrer les babioles que je chérissais tant : les flacons o˘ étaient conservés les précieux mémentos1 évoquant mes grands instants de bonheur.

J'ai vidé les flacons de l'alcool qu'ils contenaient, à présent toutes mes reliques sont en train de pourrir. Mais il n'y avait rien d'autre à faire.

Les garder devenait dangereux. La police tourne autour de moi, tel un vol de corbeaux.

Vilain métier que celui de toujours fureter, suivre à la trace. Et ceux qui le font sont des gens d'une laideur rare. Comme si on les choisissait exprès : trognes camuses, yeux porcins, nuques cramoisies, pommes d'Adam proéminentes, oreilles décollées.

Non, cela est peut-être injuste. Il en est un qui, bien que fort disgracieux, semble ne pas avoir tout à fait déchu. A sa façon, il est même sympathique.

Il a une vie difficile.

Il faudrait aider ce jeune homme. Accomplir encore une bonne ouvre.

1. Souvenirs (anglais).

Un compte rendu sténographique

7 avril, vendredi de la Passion

- ... mécontentement et inquiétude. Le souverain est extrêmement alarmé des forfaits inouÔs, épouvantables, qui se commettent dans l'ancienne capitale.

L'ajournement de sa visite en dépit de son vou d'assister à la célébration pascale au Kremlin constitue un événement à caractère d'exception. Il a particulièrement déplu à Sa Majesté impériale que l'administration de Moscou tente de soustraire à sa suprême attention une suite d'assassinats qui, ainsi qu'il apparaît aujourd'hui, dure depuis déjà plusieurs semaines.

quand j'ai quitté hier soir Saint-Pétersbourg pour venir ici procéder à une enquête, le dernier crime, le plus monstrueux de tous, ne s'était pas encore produit. Le meurtre du fonctionnaire du ministère public en charge de l'enquête représente, pour la Russie impériale, un scandale sans précédent. quant aux circonstances de cet abominable forfait, elles sont de nature à glacer les sangs et lancent un défi aux fondements mêmes de l'ordre et de la loi...

Les mots tombaient, un à un, autoritaires, menaçants. L'homme qui les prononçait promena un

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lourd regard sur l'assistance - Moscovites aux visages tendus, Pétersbourgeois aux mines sévères.

En cette maussade matinée du Vendredi saint, au palais du prince Vladimir Andréiévitch DolgoroukoÔ, se tenait un conseil extraordinaire en présence du ministre des Affaires intérieures, le comte Tolstov, juste arrivé de la capitale, et de sa suite.

L'illustre adversaire de l'hydre révolutionnaire avait la face jaune et odémateuse, ses yeux froids et perçants se perdaient dans de flasques replis de peau malsaine, mais sa voix, impérieuse, inflexible, était comme forgée dans l'acier.

-... En vertu du pouvoir que me confère mon ministère, je démets le major général lourovski des fonctions de grand maître de la police de Moscou, martela le comte.

Un souffle, mi-soupir, mi-gémissement, parcourut les rangs des dignitaires de la police de la ville.

- Monsieur le procureur général relevant du ministère de la Justice, je ne puis le destituer, cependant je ne saurais lui recommander trop instamment de présenter sans délai sa démission sans attendre d'être contraint à quitter sa charge...

Le procureur Kozliatnikov blêmit, ouvrit et referma la bouche sans émettre un mot, tandis que ses adjoints se trémoussaient sur leur chaise.

- quant à ce qui vous concerne, Vladimir Andréiévitch...

Le ministre regarda bien en face le général gouverneur qui écoutait le terrible discours, les sourcils froncés et une main en cornet contre son oreille.

-... je ne me permettrai pas, bien entendu, de vous donner des conseils, mais je suis pleinement autorisé à porter à votre connaissance que le souve-374

rain témoigne une grande insatisfaction à votre égard devant l'état o˘ se trouve la ville qui vous a été confiée. Je sais que Sa Majesté avait l'intention, à l'occasion du prochain jubilé de vos soixante ans de service dans le grade d'officier, de vous remettre la plus haute distinction de l'empire de Russie ainsi qu'une cassette en diamants ornée du monogramme de la famille impériale. Apprenez donc, Votre Haute Excellence, que le décret dicté par le souverain n'a finalement pas reçu sa signature. Et quand Sa Majesté aura été informée du crime révoltant commis cette nuit...

Le comte marqua une pause éloquente, et un grand silence tomba dans la pièce. Les Moscovites s'étaient pétrifiés, car ils sentaient dans l'air comme un souffle glacé de fin de grande époque. Vladimir Andréiévitch DolgoroukoÔ gouvernait l'ancienne capitale depuis près d'un quart de siècle, le vaste manteau de l'Administration moscovite s'était depuis longtemps ajusté à sa princière carrure, avait pris le pli de son autorité, mélange de fermeté et de souplesse bien propice au confort de l'existence.

Et voici qu'il apparaissait que la déchéance de Volodia au Grand Nid1 était proche. Le grand maître de la police et le procureur général étaient relevés de leurs fonctions sans la sanction du général gouverneur du Moscou ! Pareille chose ne s'était encore jamais produite. C'était le signe évident que Vladimir Andréiévitch vivait sur son trône ses derniers 1. Ce surnom du prince DolgoroukoÔ était aussi celui de son presque homonyme Vladimir Dolgorouki, fondateur, au XIe siècle, de la ville de Moscou, et qualifié de la sorte en raison de sa politique expansionniste.

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jours, sinon ses dernières heures. La chute du titan devait forcément avoir des répercussions sur le destin et la carrière de nombreuses personnes parmi l'assistance, et c'est pourquoi la différence d'expression entre visages de fonctionnaires moscovites et pétersbourgois devint encore plus sensible.

DolgoroukoÔ ôta sa main de son oreille, m‚chonna un instant, ébouriffa ses moustaches et demanda :

- Et quand donc, Votre Excellence, Sa Majesté sera-t-elle informée de ce crime révoltant ?

Le ministre fronça les sourcils en s'efforçant de pénétrer le sens caché de cette question à première vue innocente.

Il finit par le percevoir, en jaugea la valeur et esquissa un sourire à

peine perceptible :

- Comme à l'habitude, dès les premières heures du Vendredi saint, l'empereur s'absorbe dans la prière, et les affaires de l'Etat, sauf cas extraordinaire, sont reportées au dimanche. Je me présenterai devant le souverain, muni d'un rapport circonstancié, après-demain, avant le repas pascal.

Le gouverneur eut un hochement de tête satisfait :

- Je doute que le meurtre du conseiller aulique Ijitsyne et de sa femme de chambre, si grande soit l'indignation qu'inspiré un tel forfait, puisse être rangé au nombre des affaires d'Etat à caractère extraordinaire. Vous n'avez pas l'intention, cher Dmitri Andréiévitch, de distraire Sa Majesté

impériale de sa prière pour un fait divers aussi sordide, n'est-ce pas ?

Vous-même, je crois, n'en seriez guère félicité... déclara le prince avec le même air naÔf.

- Je n'en ai pas l'intention.

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Les grises moustaches frisées du ministre se haussèrent légèrement tandis que sa bouche esquissait un sourire ironique.

Le prince poussa un soupir, se redressa, tira sa tabatière et aspira une prise.

- Eh bien, avant dimanche midi, je puis vous l'affirmer, l'affaire aura été

réglée, élucidée, et le criminel démasqué. A... a... atchoum !

Un timide espoir se dessina sur les visages des Moscovites.

- Je vous souhaite de réussir, répondit Tolstov d'une voix sombre. Mais me permettrez-vous de savoir d'o˘ vous vient une telle assurance ?

L'instruction est un fiasco. Le magistrat qui en avait la charge a été tué.

- Chez nous, à Moscou, cher ami, les enquêtes de très haute importance sont toujours conduites sur plusieurs fronts, prononça Vladimir Andréiévitch d'un ton sentencieux. A cet effet m'est attaché un fonctionnaire spécial, mon homme de confiance, le conseiller de collège Fandorine, déjà connu de Votre Haute Excellence. Il est près de capturer le criminel et très bientôt, gr‚ce à lui, l'affaire connaîtra son dénouement. N'est-ce pas la vérité, Eraste Pétrovitch ?

Le prince se tourna avec majesté vers le conseiller de collège assis près du mur, et seul le regard acéré du fonctionnaire chargé des missions spéciales fut capable de lire dans les yeux ternes et globuleux de la haute autorité une expression de désespoir et une ardente prière.

Fandorine se leva et, après une légère hésitation, déclara d'un ton impassible :

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- La pure v-vérité, Votre Haute Excellence. Je pense en effet en avoir terminé dimanche.

Le ministre lui jeta un regard oblique :

- Vous " pensez " ? Pourriez-vous, s'il vous plaît, nous fournir un peu plus de détails ? quelles sont vos hypothèses, vos conclusions, les mesures proposées ?

Eraste Pétrovitch ne tourna pas même la tête vers le comte et continua à ne regarder que le général gouverneur.

- Si Vladimir Andréiévitch m'en donne l'ordre, j'exposerai tout cela. Si en revanche rien de tel ne m'est imposé, je préférerais m'en tenir à la plus stricte confidentialité. J'ai de bonnes raisons de supposer qu'au stade actuel de l'enquête, élargir le nombre de personnes informées de ses éléments pourrait se révéler fatal à l'opération.

- quoi ? ! explosa le ministre. Mais comment osez-vous ? ! Vous oubliez, semble-t-il, à qui vous avez affaire !

Les épaulettes brodées d'or des Pétersbourgeois trépidèrent d'indignation.

Les épaules dorées des Moscovites s'affaissèrent sous le poids de l'effarement.

- En aucun façon. (Cette fois-ci, c'était bien au haut dignitaire de la capitale que Fandorine, enfin, s'adressait.) Vous êtes, Votre Haute Excellence, général aide de camp de la suite de Sa Majesté, ministre des Affaires intérieures et chef du corps de gendarmerie. J'appartiens quant à

moi aux services administratifs du général gouverneur de Moscou et ne vous suis donc subordonné par aucune des voies précédemment citées. Vous plaît-il, Vladimir Andréiévitch, que j'expose à m-monsieur le ministre l'état d'avancement de l'enquête ?

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I

Le prince considéra d'un oil curieux son collaborateur puis, visiblement, décida qu'il n'en était plus à un malheur près.

- Allez, cela suffit, mon cher Dmitri Andréiévitch : qu'il poursuive donc ses investigations comme il l'estime nécessaire. Je réponds de Fandorine sur ma tête. Et, en attendant, que diriez-vous de vous restaurer d'un vrai déjeuner moscovite ? La table, chez moi, est déjà dressée.

- En ce cas, puisque vous engagez votre tête... grinça Tolstov d'un air sinistre. A votre guise. Dimanche, à midi trente précis, tout sera rapporté au cours du compte rendu fait en présence du souverain. Y compris ce dernier incident. (Le ministre se leva et écarta ses lèvres exsangues pour figurer un sourire.) Eh bien, Votre Haute Excellence, je crois qu'on peut aller déjeuner.

L'important personnage se dirigea vers la sortie. Au passage, il foudroya l'insolent d'un regard propre à le réduire en cendres. Les autres hauts fonctionnaires lui emboîtèrent le pas, en prenant soin de contourner Eraste Pétrovitch du plus loin possible.

- qu'est-ce qui vous prend, mon ami ? chuchota le gouverneur, s'attardant un instant auprès de son adjoint. Vous avez complètement perdu l'esprit ?

Il s'agit de Tolstov en personne ! Rancunier et d'une mémoire d'éléphant.

Il vous fera passer le go˚t du pain, il trouvera l'occasion. Et je ne pourrai rien pour vous défendre.

Fandorine répondit, dans un chuchotement lui aussi, mais la bouche collée à

l'oreille de son patron un peu sourd :

- Si je n'ai pas bouclé l'affaire avant dimanche, ni vous ni moi, c'est tout un, ne resterons ici. quant

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à la rancune du comte, ne vous inquiétez pas. Vous avez vu son teint ? Sa mémoire d'éléphant ne lui servira guère. Il sera très bientôt convoqué au rapport non pas devant le souverain, mais devant le Très-Haut.

- Nous le serons tous, dit DolgoroukoÔ en se signant pieusement. Nous n'avons que deux petits jours. Il va falloir vous décarcasser, mon ami.

Vous réussirez, n'est-ce pas ?

- Je me suis résolu à susciter le mécontentement de cet important m-monsieur pour une raison tout à fait excusable, Tioulpanov. Nous n'avons, vous et moi, aucune hypothèse. Le meurtre dljitsyne et de sa femme de chambre, la demoiselle Matiouchkina, modifie entièrement le tableau.

Fandorine et Tioulpanov étaient installés dans la pièce des conseils secrets, pièce située dans un recoin écarté de la résidence du général gouverneur. Il avait été strictement défendu de déranger le conseiller de collège et son assistant. La table recouverte de velours vert était jonchée de feuilles de papier ; dans l'antichambre, derrière la porte étroitement close, veillaient en permanence le secrétaire personnel du prince, son principal aide de camp, un officier des gendarmes et un téléphoniste en liaison directe avec le secrétariat du (ci-devant, hélas) grand maître de la police, la Direction de la gendarmerie et le procureur général (pour l'instant encore en fonction). Ordre avait été donné à toutes les instances de prêter au conseiller de collège toute l'aide dont il aurait besoin.

Vladimir Andréiévitch s'était

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chargé du ministre afin que celui-ci n'all‚t pas lui glisser des b‚tons dans les roues.

Frol Grigoriévitch Védichtchev, le valet de chambre du prince, entra sur la pointe des pieds dans le bureau : il apportait un samovar. Il s'assit très modestement sur le rebord d'une chaise et agita la main, comme pour signifier : je ne suis pas là, messieurs les limiers, ne gaspillez pas votre précieuse attention pour du menu fretin comme moi.

- Oui, soupirait Anissi. C'est à n'y rien comprendre. Comment d'abord estil parvenu jusqu'à Ijitsyne ?

- Cela n'est justement pas très sorcier. Les choses se sont p-produites ainsi...

Eraste Pétrovitch fit quelques pas dans la pièce. Sa main, d'un geste familier, alla pêcher le chapelet dans sa poche.

Tioulpanov et Védichtchev attendaient, retenant leur souffle.

- Cette nuit, vers deux heures et demie, pas avant, on a sonné à la porte de l'appartement dljitsyne. La c-clochette de l'entrée est reliée à

une autre, accrochée dans la chambre de la domestique. Ijitsyne vivait seul avec cette ZinaÔda Matiouchkina, laquelle faisait pour lui le ménage, lavait son linge et, à en juger par le témoignage d'autres domestiques au service des voisins, remplissait également certaines obligations à

caractère plus intime. Cependant, selon toute apparence, le défunt ne la laissait pas partager sa couche, et ils dormaient séparément. Ce qui, soit dit en passant, concorde parfaitement avec les opinions dljitsyne, que nous connaissons, concernant les classes " c-cultivées " et " incultes " de la société. Ayant entendu la cloche tinter, la Matiouchkina a jeté un ch‚le par-dessus sa chemise

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de nuit, gagné l'entrée et ouvert la porte. C'est là qu'elle a été tuée, dans le vestibule, d'un coup de lame étroite et acérée en plein cour. Après quoi le meurtrier, se déplaçant sans bruit, a traversé le salon puis le bureau pour atteindre la chambre à coucher du maître de maison. Celui-ci dormait, la lumière était éteinte - on l'a vu à la bougie posée sur la table de chevet. De toute évidence, le criminel s'en est passé, ce qui est en soi t-très remarquable car la chambre, ainsi qu'il vous souvient, était plongée dans une totale obscurité. Ijitsyne était étendu sur le dos. D'un seul coup de sa lame acérée, l'assassin lui a sectionné la trachée et l'artère carotide. Pendant que le mourant exhalait ses derniers r‚les, les mains crispées sur sa gorge tranchée (vous avez constaté que ses paumes ainsi que les manchettes de sa chemise de nuit étaient couvertes de sang), le criminel se tenait à l'écart et attendait en tambourinant des doigts sur le dessus du secrétaire.

Anissi avait beau être habitué à tout, il ne put ici se contenir :

- Non, là, chef, vous y allez un peu fort, avec cette histoire de doigts.

Vous m'avez vous-même enseigné que, lorsqu'on s'attachait à reconstituer la scène du crime, mieux valait ne pas laisser vagabonder son imagination.

- A Dieu ne plaise, Tioulpanov, je n'invente rien ! répliqua Eraste Pétrovitch en haussant les épaules. La demoiselle Matiouchkina n'était pas, de fait, une femme de chambre bien consciencieuse. Le d-dessus du secrétaire porte une épaisse couche de poussière, et celle-ci une multitude d'empreintes ponctuelles laissées par la pulpe de plusieurs doigts. J'ai contrôlé lesdites empreintes. Elles sont un peu confuses, 382

mais ce ne sont pas en tout cas celles d'Ijitsyne... Je vous passe les détails de l'éventration. Vous avez observé le résultat de cette pprocédure.

Anissi réprima un haut-le-cour et hocha la tête.

- J'attire encore une fois votre attention sur le fait que pour pratiquer la... dissection du corps, l'Eventreur s'est, en quelque façon, totalement passé de lumière. Manifestement, il possède le don fort peu courant de parfaitement voir dans l'obscurité. L'assassin s'est retiré sans h‚te : il s'est lavé les mains à la table de toilette, a essuyé avec une serpillière les traces de pieds b-boueux dans chacune des pièces et dans l'entrée, et ceci avec beaucoup de soin. Dans l'ensemble, il a pris tout son temps. Le plus rageant est que, selon toute apparence, nous sommes arrivés, vous et moi, rue Vozdvijenka, environ un quart d'heure seulement après le départ du meurtrier... (Fandorine secoua la tête avec dépit.) Tels sont les faits.

Maintenant, passons aux questions et aux conclusions qu'on peut tirer. Je commencerai par les questions. Pourquoi la femme de chambre a-t-elle ouvert la porte à ce visiteur nocturne ? Nous l'ignorons, mais plusieurs hypothèses sont possibles. Etait-ce une connaissance ? Si c'était le cas, une connaissance de qui, de la femme de chambre ou de son patron ? Nous n'avons pas la réponse. Peut-être la personne qui a sonné à l'entrée aurat-elle simplement prétendu apporter une dépêche urgente. Compte tenu du caractère de sa charge, Ijitsyne recevait certainement des télégrammes et autres documents à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, de sorte que la domestique n'aura en rien été surprise. Continuons. Pourquoi son cadavre n'a-t-il pas été touché ? Encore plus intéressant : 383

pourquoi notre meurtrier a-t-il tué un homme, pour la première fois depuis tout ce temps ?

- Ce n'est pas la première, intervint Anissi. Rappelez-vous, il y avait aussi un cadavre d'homme dans une des fosses communes de la Maison-Dieu.

Remarque, e˚t-on pu croire, parfaitement opportune et pertinente, mais le chef se contenta de hocher la tête - " Oui, oui... " - sans rendre justice à l'excellence de la mémoire de Tioulpanov.

- Et à présent, les conclusions. La femme de chambre a été tuée en dehors de l'" idée ". Tuée simplement parce qu'il fallait se débarrasser d'un témoin. Ainsi, on voit que le meurtrier s'écarte de son " idée " et en outre assassine un homme, et pas n'importe lequel : le magistrat lancé sur la piste de l'Eventreur. Un fonctionnaire actif, rigide, décidé à ne reculer devant rien. C'est un dangereux tournant dans la carrière de notre Jack. Il n'est plus à présent seulement un maniaque pris de crises de démence sous l'influence d'on ne sait quel d-délire morbide. Il est aujourd'hui également prêt à tuer pour de nouveaux motifs qui lui étaient jusqu'alors étrangers : soit par peur d'être démasqué, soit par certitude de rester impuni.

- Nou-ous voilà bien ! fit la voix de Védichtchev. Les filles de joie ne suffisent plus à ce malfaisant. que va-t-il encore nous inventer désormais ! Et vous, messieurs les limiers, je le vois bien, vous ne tenez pas le moindre indice auquel vous raccrocher... Pas de doute, Vladim Andréitch et moi allons devoir déménager d'ici. Au diable le service du souverain, ce n'est pas la question, nous serions bien mieux à vivre en paix, mais jamais, voyez-vous, Vladim Andréitch ne supportera d'être en paix. A se

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trouver désouvré, il va d'un coup s'étioler, se ratatiner. C'est ça le grand malheur, c'est ça...

Le vieillard renifla et, tirant un immense mouchoir rosé, essuya une larme qui avait roulé sur sa joue.

- Frol Grigoriévitch, puisque vous êtes là, tenez-vous sage et ne nous dérangez pas, rétorqua sévèrement Anissi, qui jamais auparavant ne s'était permis de parler sur ce ton à Védichtchev.

Mais le chef n'en avait pas encore terminé avec ses déductions, au contraire, il commençait juste à approcher l'essentiel, semblait-il, et voilà que l'autre venait s'en mêler...

- Toutefois, cet écart par rapport à l'" idée " est en même temps un symptôme, pour nous, très encourageant, reprit Fandorine, comme pour confirmer ce que soupçonnait à l'instant son adjoint. Il est la preuve que nous sommes parvenus tout près de l'assassin. Il est à présent absolument évident qu'il s'agit d'un individu parfaitement informé du déroulement de l'enquête. Mieux encore, il n'est pas douteux que cet individu était présent lors de l'" expérience " d'Ijitsyne. C'était la première action offensive du juge d'instruction, et le ch‚timent a suivi aussitôt. qu'est-ce que cela signifie ? Simplement qu'Ijitsyne, d'une manière ou d'une autre et à son insu, a irrité ou bien effrayé l'Eventreur. Ou bien encore enflammé son imagination pathologique.

Comme pour appuyer cette thèse, Eraste Pétro-vitch fit claquer trois fois son chapelet, coup sur coup.

- qui donc est-il ? Nos trois suspects sont depuis hier placés sous surveillance, mais surveillance n'est pas détention sous bonne garde. Il faut s'assurer

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qu'aucun d'eux n'a pu, la nuit passée, se soustraire à la v-vigilance des agents. Ensuite, il faut s'occuper p-personnellement de tous ceux qui assistaient hier à l'" expérience judiciaire ". Combien de personnes y avait-il à la morgue ?

Anissi rassembla ses souvenirs :

- Combien ? Voyons voir... Moi, Ijitsyne, Zakharov et son assistant, Sténitch, la NesvitskaÔa, l'autre, là, comment s'appelle-t-il ?...

Bouryline, et puis les sergents de ville, les gendarmes et les gars du cimetière. «a doit faire une douzaine, un peu plus peut-être, si on les compte tous.

- On les compte tous, absolument tous, ordonna le chef. Asseyez-vous et dressez une liste. Leurs noms. Vos impressions sur chacun. Portrait psychologique. Attitude durant l'" expérience ". Les plus petits détails.

- Mais, Eraste Pétrovitch, je ne les connais pas tous par leur nom.

- Eh bien, vous vous renseignerez. Vous allez m'établir une liste complète, et notre Eventreur y figurera. Voilà votre mission pour aujourd'hui, occupez-vous-en. Moi, pendant ce temps, je m'en vais vérifier si quelqu'un de notre t-trio n'a pas pu effectuer une sortie clandestine durant la nuit...

La besogne avance vite quand l'ordre reçu est clair et bien défini, quand la t‚che est à la mesure de vos forces, et que son importance est évidente et certaine.

De la résidence du gouverneur, Tioulpanov, empruntant la voiture et les fringants chevaux du prince, s'en fut à la Direction de la gendarmerie. Il y

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bavarda un moment avec le capitaine ZaÔtsev, commandant la compagnie de patrouille et surveillance, à propos des deux gendarmes détachés pour les besoins de l'instruction - n'avait-on pas relevé chez eux des bizarreries de caractère ? -, à propos également de leurs familles respectives et d'éventuelles habitudes pernicieuses. ZaÔtsev faillit s'alarmer, mais Anissi le rassura. Il fit valoir que l'affaire était par trop importante et confidentielle pour qu'on ne prît pas toutes les précautions.

Puis il se rendit à la Maison-Dieu. Il passa saluer Zakharov. Mais mieux e˚t valu qu'il s'en abstînt : l'ours grommela à son adresse quelques paroles inamicales pour replonger aussitôt le nez dans ses papiers. Groumov n'était pas à son poste.

Anissi alla s'enquérir auprès du gardien de ce qu'il savait des fossoyeurs.

Il ne fournit aucune explication au Petit-Russien, et celui-ci de son côté

ne lui posa aucune question qui l'e˚t embarrassé : l'homme était simple mais non dénué d'intelligence et de tact.

Il alla parler lui-même avec les ouvriers sous prétexte de leur remettre à

chacun un rouble en récompense de l'aide apportée à l'enquête, et put ainsi se former sur les deux hommes une opinion personnelle. Et voilà, c'était tout. Il était temps de rentrer chez soi et de dresser cette fameuse liste pour le chef.

La nuit tombait déjà quand il acheva la rédaction du copieux document. Il le relut, en se représentant mentalement chacune des personnes répertoriées et en jaugeant son aptitude à tenir le rôle de maniaque.

Le maréchal des logis-chef Sinioukhine, du corps des gendarmes : vieux briscard, visage de marbre,

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yeux de plomb - allez savoir ce qu'il avait dans le ventre !

Linkov. A première vue, incapable de faire du mal à une mouche, mais aussi terriblement incongru sous son uniforme de sergent de ville. Esprit maladivement porté à la rêverie, amour-propre blessé, sensualité

étouffée... tout était possible.

Le fossoyeur Tikhon Koulkov, avec ses joues h‚ves et sa figure grêlée, n'inspirait guère confiance non plus. quelle gueule il avait, ce Koulkov !

Une gueule à vous égorger sans ciller pour peu qu'il vous croise dans un endroit désert.

Stop ! Egorger, sans doute, c'était à sa portée, mais comment irait-il jouer du scalpel avec ses grosses pattes calleuses ?

Anissi jeta un dernier coup d'oil à sa liste et l‚cha une exclamation. Son front se mouilla de sueur, et sa gorge devint sèche. Ah, quel aveuglement !

Mais comment n'y avait-il pas pensé plus tôt ! A croire qu'un voile lui recouvrait les yeux. Pourtant tout concordait ! Une seule personne dans toute la liste pouvait être l'Eventreur !

Il se leva d'un bond et, tel qu'il était, sans bonnet ni manteau, il courut chez le chef.

Au pavillon, il ne trouva que Massa : Eraste Pétro-vitch était absent, ainsi qu'Angelina, partie prier à l'église. Mais bien s˚r, c'était aujourd'hui Vendredi saint, pour quelle autre raison les cloches eussent-elles sonné si tristement les vêpres ?

Ah, quelle guigne ! Et il n'y avait pourtant pas de temps à perdre ! Il avait commis une erreur en allant aujourd'hui poser des questions à la Maison-Dieu : l'autre, à coup s˚r, avait tout deviné ! Mais peut-être était-ce mieux ainsi ? S'il avait deviné, il

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devait commencer à s'agiter. A suivre de près ! Vendredi touchait à son terme, il ne restait plus qu'une journée !

Une idée lui fit un instant douter de la justesse de sa découverte, mais la maison de la rue MalaÔa NikitskaÔa était équipée d'un appareil téléphonique qui le tira d'embarras. Au poste de police de la rue MechtchanskaÔa, dont relevait la Maison-Dieu, le secrétaire de gouvernement Tioulpanov était bien connu et, en dépit de l'heure indue, la réponse à la question qui le préoccupait lui fut fournie incontinent.

Anissi éprouva tout d'abord une cuisante déception : le 31 octobre, c'était trop tôt. Le dernier assassinat londonien dont on f˚t certain remontait au 9 novembre. Sa théorie ne collait pas. Mais le cerveau de Tioulpanov travaillait ce jour-là de manière tout bonnement prodigieuse. E˚t-il fonctionné toujours de la sorte, le problème e˚t été résolu depuis longtemps sans difficulté.

Certes le cadavre de la prostituée Mary Jane Kelly avait été découvert le matin du 9 novembre, mais Jack l'Eventreur à cette date avait déjà traversé

la Manche ! Il se pouvait que ce meurtre, le plus abominable de tous, f˚t son " cadeau " d'adieu à la ville de Londres, et qu'il l'e˚t commis juste avant son départ pour le continent. On pourrait toujours vérifier plus tard à quelle heure, là-bas, partait le dernier train de nuit.

Ensuite tout s'emboîtait à merveille. Si l'Eventreur avait quitté Londres le soir du 8 novembre, autrement dit le 27 octobre pour le calendrier russe, c'était bien le 31 qu'il était censé arriver à Moscou !

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Leur erreur, au chef et à lui, lorsqu'ils avaient contrôlé les listes de voyageurs arrivés d'Angleterre fournies par les services des passeports de la police, était de s'être limités aux seuls mois de décembre et de novembre, et d'avoir négligé la fin d'octobre. Ce maudit imbroglio de calendrier les avait fourvoyés.

C'était tout, sa théorie concordait point à point.

Il fit un rapide saut chez lui, pour enfiler des vêtements chauds, prendre son " bouledogue " et avaler à la h‚te une tartine de fromage : il n'avait pas le temps de dîner pour de bon.

Pendant qu'il m‚chait son pain, il entendit Pala-cha ‚nonner à sa sour une histoire pascale tirée du journal du jour. La sotte écoutait de toutes ses oreilles, la bouche entrouverte. qu'y comprenait-elle ? Personne n'aurait su le dire.

- " Dans la provinciale ville de N***, lisait Pala-cha avec lenteur et sentiment, l'année dernière, à la veille du grand jour de la Résurrection du Christ, un criminel s'évada de prison. Choisissant l'heure o˘ tous les citadins emplissaient les églises pour assister aux matines, il s'introduisit dans l'appartement d'une riche vieille femme honorée de tous, que la maladie avait empêchée de se rendre à l'office, avec l'intention de la tuer et de la dépouiller. "

Sonia laissa échapper un cri. «a alors, elle comprend ! s'étonna Anissi. Un an plus tôt, elle n'aurait rien saisi de l'histoire, aurait piqué du nez et se f˚t endormie.

- " A l'instant même o˘ l'assassin, brandissant une hache, voulait se précipiter sur elle, poursuivait la lectrice en baissant la voix pour adopter un ton dramatique, le premier coup de cloche des P‚ques retentit.

Pleine du sentiment que lui inspirait le

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caractère sacré et solennel de l'instant, la vieille femme s'adressa au criminel en prononçant le salut chrétien : "Christ est ressuscité, brave homme ! " Cette apostrophe ébranla le pécheur jusqu'au tréfonds de son ‚me, elle illumina devant lui l'abîme o˘ le précipitaient ses fautes et produisit en son cour un soudain revirement moral. Après quelques instants d'une pénible lutte intérieure, il s'approcha de la vieille femme pour échanger avec elle le baiser de P‚ques, puis, éclatant en sanglots... "

Anissi ne sut pas comment s'achevait l'histoire, car il était grand temps pour lui de filer.

quatre ou cinq minutes après qu'il eut quitté l'appartement en toute h‚te, on frappa à la porte.

- L'étourdi ! soupira Palacha. Il aura encore oublié son arme.

Elle ouvrit, regarda : non, ce n'était pas lui. Il faisait sombre dehors, impossible de distinguer son visage, mais le visiteur était plus grand qu'Anissi.

Une voix douce et amicale lui dit :

- Bonsoir, ma chère. Voilà, je veux vous donner de la joie.

quand les formalités d'usage furent achevées, autrement dit quand on eut procédé à l'examen du lieu du crime, quand on eut photographié puis emporté

les corps et interrogé les voisins, il ne resta plus rien pour s'occuper.

C'est à ce moment qu'Eraste Pétrovitch ressentit un terrible malaise. Les agents s'étaient retirés, il était assis seul dans le petit salon du modeste appartement de son assistant, à contempler d'un oil stupide le riant papier peint à fleurs, taché d'éclaboussures de sang, et il ne 391

parvenait toujours pas à maîtriser le tremblement qui l'agitait. Il avait la tête vide, ses oreilles bourdonnaient.

Une heure plus tôt, Eraste Pétrovitch était rentré chez lui et avait aussitôt envoyé Massa quérir Tioulpa-nov. C'était Massa qui avait découvert la boucherie.

A présent Fandorine ne pensait pas à la bonne et affectionnée Palacha, ni même à l'humble Sonia Tioul-panova frappée d'une mort atroce qu'aucune intelligence, ni humaine ni divine, ne pouvait justifier. Dans la tête d'Eraste Pétrovitch brisé de chagrin, une unique petite phrase revenait sans cesse, comme autant de coups de marteau : " II n'y survivra pas, il n'y survivra pas, il n'y survivra pas. " Jamais le pauvre Tioulpanov ne survivrait à ce choc. Certes il ne verrait pas le tableau cauchemardesque qu'offrait le corps profané de sa sour, il ne verrait pas ses yeux ronds écarquillés d'étonnement, mais il connaissait les manières de l'Eventreur et n'aurait aucun mal à imaginer ce qu'avait été la mort de Sonia. Et alors, terminé, ce serait la fin d'Anissi Tioulpanov, car aucun être normal n'était en mesure de survivre quand pareille horreur touchait quelqu'un de proche et d'aimé.

Eraste Pétrovitch se trouvait dans un état inhabituel, qui ne lui ressemblait en rien : il ne savait que faire.

Massa entra. Soufflant et reniflant, il tira à l'intérieur de la pièce un tapis qu'il déroula sur le plancher affreusement maculé. Puis il entreprit avec rage d'arracher la tapisserie ensanglantée. C'est bien, pensa le conseiller de collège avec détachement, mais je doute que ce soit d'un grand secours.

Un peu plus tard encore apparut Angelina. Elle lui posa une main sur l'épaule et lui dit :

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- qui subit la mort des martyrs le vendredi de la Passion, celui-là ira au royaume des cieux, à côté de Jésus.

- Cela ne me console pas, répondit Fandorine d'une voix lasse. Et je ne crois pas qu'Anissi s'en trouvera, lui non plus, consolé.