Le borgne avait observé ses compagnons en train de mourir puis arrêté son regard sur Akhimas qui attendait patiemment.
- Tu es la fille de qui? avait-il demandé en articulant avec difficulté. Et pourquoi as-tu des yeux si blancs ?
- Je ne suis pas une fille, avait répondu le jeune garçon. Je suis Akhimas, le fils de Fatima. Et toi, tu es un homme mort.
Magoma avait montré ses dents jaunes dans un sourire qui semblait signifier qu'il était ravi des propos qu'il venait d'entendre et entrepris d'extraire lentement de son étui son sabre à poignée dorée. Son geste était cependant resté inachevé, et il s'était effondré sur le sol de terre en r‚lant.
Akhimas s'était alors levé, avait sorti son poignard, qu'il tenait dissimulé sous sa robe, et, le regard rivé sur son oil unique et fixe, il avait frappé Magoma à la gorge, d'un mouvement rapide et coulant ainsi que le lui avait appris son oncle. Puis il avait plongé ses doigts dans le sang chaud, animé encore de légers battements.
A vingt ans, Akhimas Velde était un jeune homme poli et réservé qui paraissait plus vieux que son ‚ge. Pour les gens qui venaient faire une cure aux célèbres sources de Solénovodsk comme pour la société locale, c'était tout simplement un garçon bien élevé issu d'une riche famille de marchands, faisant des études à l'université de Kharkov et bénéficiant d'un long congé de convalescence. Mais ceux qui savaient, et qui au demeurant n'étaient que fort peu portés aux confidences, voyaient en Akhimas Velde un homme sérieux et responsable qui avait pour habitude de mener à bien ce qu'il entreprenait. Ceux-là l'appelaient par derrière Aksakhirn, ce qui signifie Sorcier Blanc. Akhimas prenait ce surnom comme un hommage. Va donc pour le sorcier ! La sorcellerie n'avait pourtant rien à faire ici, tout était question de calcul, de sang-froid et de psychologie.
Son oncle avait payé sa carte d'étudiant trois cent cinquante roubles assignats, ce qui était bon marché. L'attestation de fin d'études secondaires, avec sceau armorié et signatures authentiques, lui était revenue beaucoup plus cher.
Après Tchanakh, Chiran avait placé son neveu dans un établissement scolaire de la paisible ville de Solénovodsk, et, payant un an d'avance, il était reparti dans les montagnes. A l'internat, Akhimas côtoyait des garçons dont les pères
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servaient dans des garnisons lointaines ou conduisaient des caravanes d'ouest en est c'est-à-dire de la mer Noire à la mer Caspienne, et du nord au sud, à savoir de Rostov à Erzeroum. Il ne s'était pas fait d'amis parmi ces jeunes de son ‚ge, car ils n'avaient rien de commun. Il savait des choses que les autres ne savaient pas, et qu'ils étaient sans doute voués à
ne savoir jamais. C'est pourquoi, dès la première année, alors qu'Akhimas n'était encore qu'en classe préparatoire du gymnase, une difficulté avait surgi. Un solide gaillard aux épaules carrées répondant au nom de Kikine et qui terrorisait tout l'établissement avait conçu une forte inimitié pour "
le Finnois ". Les autres n'ayant pas tardé à lui emboîter le pas, Akhimas était devenu le souffre-douleur de la pension. Il avait essayé de ne pas réagir, car seul contre tous il ne se sentait pas de force, mais sa passivité n'avait fait qu'aggraver la situation. Un soir, dans le dortoir, il avait découvert que son oreiller était entièrement maculé de bouse de vache, et il avait alors compris qu'il fallait faire quelque chose.
Il avait étudié toutes les variantes possibles et imaginables.
Il pouvait attendre le retour de son oncle et lui demander de l'aider. Mais il n'avait aucune idée de la date à laquelle Chiran reviendrait, et, surtout il lui aurait été très désagréable de voir s'éteindre dans les yeux de son oncle l'intérêt empreint de respect qui y était apparu après Tchanakh.
Il pouvait essayer de flanquer une raclée à Kikine, mais il avait peu de chances d'y parvenir : son adversaire était plus ‚gé, plus fort et n'accepterait pas de se battre seul à seul.
Il pouvait également se plaindre au surveillant Mais le père de Kikine était colonel, alors qu'Akhimas, on ne savait pas trop ce qu'il était, si ce n'est le neveu d'un montagnard sauvage qui avait payé sa pension avec des pièces d'or turques qu'il avait tirées d'une bourse de cuir.
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La solution la plus simple et la plus juste était la suivante: il fallait que Kikine disparaisse. Akhimas s'était creusé la cervelle et avait trouvé
le moyen de faire les choses proprement.
Kikine arrosait " le Finnois " de coups de pied et de coups de poing, lui glissait des punaises en métal dans son col, lui crachait dessus des boulettes de papier m‚ché à travers un tube. Akhimas, lui, attendait le mois de mai. En mai, les beaux jours étaient venus, et les pensionnaires avait commencé à aller se baigner dans la Koumka. Depuis le début avril, alors que l'eau était d'un froid cuisant, Akhimas avait entrepris d'apprendre à plonger. En mai, il était déjà capable de nager sous l'eau les yeux ouverts, connaissait parfaitement le fond de la rivière et pouvait sans peine retenir son souffle pendant une bonne minute. Il était prêt.
Tout s'était passé très facilement, exactement comme prévu. Tout le monde était venu à la rivière. Akhimas avait plongé et, le tirant par un pied, il avait entraîné Kikine sous l'eau. Il tenait à la main une corde dont l'autre bout était fermement attaché à une grosse souche gisant au fond de l'eau. Chiran avait jadis appris à son neveu l'art du noud kabarde qui se serre en une minute, mais que celui qui n'en connaît pas le secret ne saura jamais défaire.
D'un seul mouvement Akhimas avait emprisonné la cheville de son ennemi, et, remontant à la surface, il avait regagné la berge. Puis il avait compté
jusqu'à cinq cents et plongé de nouveau. Kikine était allongé sur le fond de la rivière. Sa bouche était ouverte, ses yeux aussi. Akhimas avait prêté
attention à ce qui se passait en lui et n'avait rien ressenti sinon la satisfaction du travail bien fait. Il avait alors dénoué la corde et rejoint les autres. Les garçons criaient et s'aspergeaient. On ne s'était aperçu de la disparition de Kikine que bien plus tard.
Une fois cette difficulté réglée, la vie en pension était devenue plus agréable. Depuis que Kikine n'était plus là pour les 282
y pousser, personne n'avait envie d'embêter " le Finnois ". Akhimas passait de classe en classe. Il ne travaillait ni bien ni mal, sentant que dans toutes ces sciences qui lui étaient enseignées, peu de choses lui serviraient dans la vie. Chiran venait rarement, mais chaque fois il emmenait son neveu pour une semaine ou deux dans les montagnes, histoire d'aller à la chasse et de dormir un peu à la belle étoile.
Alors qu'Akhimas terminait sa seconde, une nouvelle difficulté avait surgi.
A la sortie de la ville, à trois verstes sur la route de Stavropol, se trouvait une maison de joie fréquentée le soir par les hommes qui prenaient les eaux. Depuis quelque temps, Akhimas avait pris l'habitude de s'y rendre, lui aussi. Pour ses seize ans il était grand, large d'épaules, et pouvait facilement passer pour un jeune homme de vingt ans. Là, il avait connu la vraie vie, c'était autre chose que d'apprendre en grec des passages de Y Iliade !
Mais un jour Akhimas n'avait pas eu de chance. En bas, dans la grande salle commune o˘ les filles peinturlurées sirotaient de la limonade en attendant que quelqu'un les invite à monter, il avait rencontré le sous-directeur du lycée, le conseiller de collège Ténétov, vêtu d'une redingote civile et portant une fausse barbe. Comprenant à son regard qu'Akhimas l'avait reconnu, le sous-directeur n'avait pas dit un mot, mais à dater de ce jour il avait été animé d'une haine féroce pour le grand blond de seconde.
Bientôt ses intentions s'étaient manifestées clairement : il allait forcément le coller aux examens de fin d'année.
Doubler la seconde e˚t été déshonorant et ennuyeux. Akhimas s'était demandé
ce qu'il fallait faire.
S'il s'était agi de quelqu'un d'autre, Chiran aurait donné un pot-de-vin.
Mais Ténétov ne se prêtait pas à ces pratiques et il en était très fier. Il n'avait nul besoin d'arrondir ses fins de mois : deux ans auparavant, le conseiller de collège avait en effet épousé la veuve d'un marchand qui lui 283
avait apporté cent quarante mille roubles de dot ainsi que la plus belle maison de la ville.
Il paraissait hors de question de rétablir de bonnes relations avec Ténétov : dès que son regard se posait sur Akhi-mas, le sous-directeur était pris d'un tremblement.
Après avoir passé en revue l'ensemble des possibilités, Akhimas s'était arrêté sur la plus s˚re.
Ce printemps-là, une certaine agitation régnait à Soléno-vodsk. On y voyait de fringants jeunes gens aborder dans la rue quelque passant attardé, lui décocher un coup de couteau dans le cour et emporter sa montre, son portefeuille, et ses bagues s'il en avait. La rumeur disait que c'était la célèbre bande des Bouchers de Rostov qui était en tournée.
Un soir, alors que, sortant du restaurant de Pétrossov, le sous-directeur rentrait chez lui par une ruelle sombre et vide, Akhimas s'était approché
de lui et lui avait donné un coup de poignard en plein cour. Il avait pris la montre à chaîne d'or de l'homme tombé à terre ainsi que son portefeuille. Il avait jeté la montre et le portefeuille à la rivière mais gardé l'argent : vingt-sept roubles en assignats.
Il pensait avoir résolu le problème, mais les choses avaient mal tourné. La servante de la maison voisine avait vu Akhimas s'éloigner à grands pas du lieu du meurtre en essuyant son couteau avec une touffe d'herbe. Elle avait tout raconté à la police, et Akhimas avait été jeté en prison.
Par chance, son oncle était justement en ville. Il avait menacé la servante de lui couper le nez et les oreilles, et la fille était allée voir le chef de la police du district pour lui dire qu'elle s'était trompée de personne.
Après quoi Chiran était allé lui aussi trouver le chef de la police et lui avait versé cinq mille roubles en pièces d'argent - tout ce qu'il avait accumulé gr‚ce à la contrebande -, et le prisonnier avait été libéré.
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Akhimas avait honte. quand son oncle l'avait fait asseoir en face de lui, il n'avait pas osé le regarder dans les yeux. Puis il avait fini par lui avouer la vérité, au sujet du sous-directeur, mais également de Kikine.
Après un long silence, l'oncle avait poussé un soupir et dit : " Allah trouve une vocation à chaque être. Assez étudié, mon garçon, nous allons faire des affaires ! "
Et une autre vie avait commencé pour Akhimas.
Auparavant, Chiran allait chercher en Turquie et en Perse de la marchandise de contrebande qu'il écoulait auprès de revendeurs. Désormais il avait décidé de la livrer lui-même à Ekatérinodar, Stavropol, Rostov, ainsi qu'à
la foire annuelle de Nijni-Novgorod. On la lui achetait facilement, car ses prix étaient raisonnables. Le client et lui-même topaient et arrosaient le marché conclu. Après quoi Akhimas rattrapait l'acheteur, le tuait et rapportait la marchandise qui n'avait plus qu'à être revendue.
C'était à Nijni, en 59, qu'ils avaient réalisé leur opération la plus lucrative. Ils avaient vendu trois fois le même lot d'astrakan, soit dix ballots : la première fois pour mille trois cents roubles (Akhimas avait rattrapé le marchand et son commis sur un chemin forestier et les avait tous les deux poignardés) ; la seconde pour mille cent roubles (l'acheteur n'avait eu que le temps de pousser un cri étonné quand le jeune étudiant si courtois avec qui il faisait route lui avait planté dans le foie une lame à
double tranchant) ; la troisième fois pour mille cinq cents roubles (l'Arménien, quelle aubaine, avait encore près de trois mille roubles dans sa ceinture !).
En tuant, Akhimas était parfaitement calme et n'était chagriné que si la mort n'était pas instantanée. Mais cela arrivait rarement : il avait la main s˚re.
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j,
i.
Les choses avaient duré ainsi trois ans. Pendant cette période, le prince Bariatinski avait fait prisonnier l'imam Chamil, et la grande guerre du Caucase avait pris fin. L'oncle Chiran avait épousé une jeune fille issue d'une bonne famille de montagnards, puis avait pris une seconde épouse issue d'une lignée moins riche. Formellement elle était sa pupille. Il avait acheté à Solénovodsk une maison avec un grand parc dans lequel se promenaient des paons criards. Chiran avait beaucoup grossi et avait pris go˚t au Champagne qu'il dégustait sur sa terrasse tout en philosophant. Il n'avait plus envie de partir dans les montagnes à la recherche de marchandises; désormais, les gens qui savaient les lui apportaient eux-mêmes. Ils restaient longtemps avec lui à boire du thé et à débattre des prix. Si les pourparlers se révélaient difficiles, Chiran envoyait chercher Akhimas. Celui-ci entrait dans la pièce, portait poliment sa main à son front et regardait l'entêté sans rien dire, de ses yeux clairs et sereins.
Cela marchait à tout coup.
Un jour d'automne, un an après que l'on eut en Russie libéré les paysans du servage, Chiran avait reçu la visite d'Abylgazi, un vieux compère. Celui-ci lui avait raconté qu'à Sémigorsk était apparu un homme nouveau, un chrétien converti du nom de Lazar Medvédev. Venu l'année précédente soigner ses maux d'estomac, il n'était plus reparti. Il avait épousé une jolie fille sans dot construit sur une colline une maison à colonnades et acquis trois sources. Désormais les curistes ne buvaient que l'eau de Medvédev et ne prenaient de bains que chez Medvédev, et l'on racontait également qu'il envoyait chaque semaine dix mille bouteilles d'eau minérale à Saint-Pétersbourg et autant à Moscou. Toutefois le plus intéressant n'était pas là mais dans le fait que Medvédev posséd‚t une pièce blindée. Le converti n'avait pas confiance dans les banques, et il faisait bien, homme sage qu'il était. C'est dans sa cave, sous sa maison, qu'il conservait sa colossale fortune. Il avait là une petite salle dont les quatre parois étaient en fer et la porte
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capable de résister à un boulet de canon. Reconnaissant qu'il était difficile de pénétrer dans une pièce pareille, Abylgazi n'avait pas demandé
d'avance pour ses informations et avait accepté d'attendre le temps qu'il faudrait. D'ailleurs ses exigences étaient modestes : seulement dix kopecks par rouble que Chiran réussirait à tirer de l'affaire.
" C'est un travail très difficile, avait fait Chiran en hochant gravement la tête, lui qui n'avait jamais entendu parler de pièces blindées. C'est pourquoi, estimé compère, si Allah me vient en aide, tu auras cinq kopecks par rouble. "
Après quoi il avait fait venir son neveu, auquel il avait rapporté les propos du vieil Abylgazi en ajoutant : " Rends-toi à Sémigorsk et vois de quelle pièce il s'agit. "
3
Visiter la pièce blindée s'était révélé plus facile que ne l'avait pensé
Akhimas.
Il s'était présenté chez Medvédev en jaquette grise et haut-de-forme assorti. D'abord, depuis l'hôtel, il lui avait fait parvenir une carte de visite qui portait, imprimé en lettres d'or :
Maison de commerce Chiran Radaév AFANASSI PETROVITCH VELDE, compagnon Medvédev avait répondu par un petit mot disant qu'il connaissait bien la maison de commerce du respectable Chiran Radaév et priait le compagnon de passer le voir sans tarder. Et Akhimas avait dirigé ses pas vers une belle maison neuve située à la sortie de la ville, qui dominait un ravin abrupt et qu'entourait de toutes parts un haut mur de pierre. Ce n'était pas une maison mais une forteresse ; on aurait pu facilement y soutenir un siège.
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Cette première impression s'était trouvée renforcée quand Akhimas avait franchi le portail de chêne massif : dans la cour, deux gardes allaient et venaient, carabines à la main, et ces gardes portaient un uniforme militaire, bien que sans épaulettes.
Le maître de maison était chauve, bedonnant, avait un front fuyant et des yeux noirs pétillants d'intelligence. Il avait fait asseoir le jeune homme à ses côtés et lui avait proposé du café et un cigare. Après dix minutes de conversation nonchalante et courtoise portant sur la politique et sur les prix de la laine, il s'était enquis de ce qu'il pouvait faire pour être utile au respectable monsieur Radaév.
Akhimas lui avait alors fait part d'une proposition imaginée pour la circonstance : " II serait intéressant d'établir un échange d'eaux minérales entre Solénovodsk et Sémigorsk, avait-il expliqué. Chez vous, on soigne l'estomac, chez nous, les reins. De nombreux curistes souhaitent traiter l'un et l'autre. Pour éviter aux gens cent kilomètres de route cahoteuse à travers les montagnes, on pourrait ouvrir à Solénovodsk un magasin de la firme Medvédev et à Sémigorsk un magasin de la maison de commerce Radaév. Ce serait de bon profit pour tous les deux. - L'idée est bonne, avait approuvé le converti. Très bonne même. Malheureusement, la route pullule de brigands. Comment vais-je faire pour rapporter ma recette de Solénovodsk? - Mais pourquoi la rapporter? s'était étonné Akhimas. Il suffit de la déposer à la banque. " Medvédev avait caressé la petite couronne de cheveux frisottés qui entourait sa calvitie et souri : " Je n'ai pas confiance dans les banques, Afanassi Pétrovitch. Je préfère garder mes sous chez moi. - Mais c'est dangereux ! On peut vous dévaliser ! "
avait rétorqué Akhimas en hochant la tête d'un air de reproche. Medvédev lui avait fait un clin d'oil malicieux : " Aucun risque ! D'abord j'ai chez moi des soldats à la retraite qui se relaient nuit et jour pour surveiller la maison. Mais je compte plus encore sur ma chambre forte dans laquelle per-288
sonne en dehors de moi ne peut pénétrer. " Akhimas était sur le point de demander des précisions quand le maître de maison lui avait lui-même proposé : " Voulez-vous la voir ? "
Tout en descendant à la cave (on y accédait par une entrée spéciale donnant sur la cour), Medvédev lui avait raconté que c'était un ingénieur de Stuttgart qui lui avait construit cet abri fermé par une porte d'acier d'une épaisseur de huit pouces. La porte possédait une serrure de s˚reté
comportant une combinaison de huit chiffres. Medvédev était le seul à la connaître, et il la changeait tous les jours.
Ils avaient pénétré dans une salle souterraine éclairée par une lampe à
pétrole. Akhimas avait découvert la paroi d'acier et la porte bardée de plaques métalliques fixées par des rivets. " Une porte comme celle-là, on ne peut ni l'ouvrir ni la faire sauter, s'était vanté le maître de maison.
Le maire de la ville lui-même me confie ses économies, de même que le chef de la police et les marchands du coin. Je demande un bon prix pour ce service, mais les gens s'y retrouvent tout de même. C'est beaucoup plus s˚r que n'importe quelle banque. " Heureux d'apprendre que la chambre forte contenait plus que l'argent du seul Medvédev, Akhimas avait eu un hochement de tête admiratif.
Mais soudain le converti avait dit quelque chose de tout à fait inattendu :
" Aussi, je vous serais reconnaissant de transmettre à votre respectable parent, que Dieu lui apporte santé et prospérité, qu'il n'a aucune raison de se tracasser. Je suis nouveau dans le Caucase, mais je sais ce qu'il faut savoir de chacun. Saluez Chiran Mouradovitch de ma part et remerciez-le de l'attention qu'il a bien voulu porter à ma personne. quant à
l'échange des eaux, c'est une bonne idée. Elle est de vous ?" Il avait tapoté l'épaule du jeune homme d'un air protecteur et l'avait invité à
revenir, indiquant que, les jeudis, toute la bonne société de Sémigorsk se réunissait chez lui.
Le fait que Medvédev se f˚t révélé homme habile et bien informé ne constituait pas une difficulté. La difficulté avait 289
Jà
surgi le jeudi quand, honorant l'invitation qui lui avait été faite, Akhimas s'était présenté dans la maison surplombant le ravin avec l'intention d'étudier la disposition des pièces.
Pour l'instant le plan était le suivant : il s'agissait de neutraliser la garde pendant la nuit et de se présenter au maître de maison en lui mettant le couteau sous la gorge pour voir à quoi il tenait le plus : la vie ou sa chambre forte. Ce plan était simple, mais il ne plaisait pas beaucoup à
Akhimas. Premièrement, il ne pouvait pas agir seul. Deuxièmement, il existait des gens pour qui l'argent est plus précieux que la vie, et son intuition disait au jeune homme que Lazar Medvédev était de ceux-là.
Les invités étaient nombreux, et Akhimas espérait qu'au bout d'un moment, quand chacun aurait bien mangé et bien bu, il réussirait à s'éclipser en douce pour visiter la maison. Mais les choses n'en étaient pas venues là, car c'est au tout début de la soirée qu'avait surgi la difficulté signalée plus haut.
quand le maître de maison l'avait présenté à son épouse, Akhimas avait simplement noté que le vieil Abylgazi n'avait pas menti, la femme était jeune et bien de sa personne : cheveux blond cendré, jolis yeux en amande.
Elle s'appelait Evguénia Alekséievna. Mais les charmes de madame Medvédeva n'ayant rien à voir avec l'affaire, Akhimas, après avoir baisé la fine main blanche, était passé au salon o˘ il s'était placé dans le coin le plus reculé, près d'une porte, d'o˘ il pouvait à la fois observer tout à son aise l'assemblée et la porte qui conduisait aux appartements.
C'est là que la maîtresse de maison était venue le retrouver. Elle s'était approchée et lui avait demandé tout doucement : " C'est toi, Lia ? Oui, c'est toi, avait-elle ajouté, répondant elle-même à sa question. Personne d'autre n'a des yeux pareils. "
Akhimas était demeuré silencieux, saisi par une torpeur étrange inconnue de lui. Evguénia Alekséievna, elle, avait continué dans un murmure rapide et un peu désordonné : " Pourquoi es-tu là ? Mon mari dit que tu es un bandit et un
meurtrier et que tu as l'intention de le dévaliser. C'est vrai ? Ne réponds pas, cela m'est égal. Je t'ai tellement attendu ! Puis j'ai cessé
d'attendre et je me suis mariée, et voilà que tu arrives. Tu vas m'emmener, dis ? Ce n'est pas grave si je ne t'ai pas attendu, tu ne m'en veux pas ?
Tu te souviens de moi, n'est-ce pas ? Génia, de l'orphelinat de Skyrovsk. "
Et Akhimas avait brusquement eu devant les yeux un tableau auquel il n'avait pas pensé une seule fois durant toutes ces années : il quittait l'orphelinat avec Chiran, et une petite fille maigrichonne courait en silence derrière leur cheval. Il croyait se souvenir qu'à la dernière minute elle avait crié : " Lia, je t'attendrai ! "
Cette difficulté ne pouvait être résolue par les moyens habituels. Akhimas ne savait pas comment expliquer le comportement de la femme de Medvédev.
C'est peut-être cela l'amour dont on parle dans les romans ? Mais il ne croyait pas aux romans, et, depuis le lycée, il n'en avait plus jamais ouvert un seul. Il était inquiet et mal à l'aise.
Il avait quitté la soirée sans avoir rien dit à Evguénia Alekséievna et, remontant à cheval, il était retourné à Solé-novodsk o˘ il avait raconté à
son oncle ce qu'il en était de la pièce blindée en lui parlant également de la difficulté qui avait surgi. Chiran avait réfléchi et dit : " Une femme qui trahit son mari, c'est mal. Mais il ne nous appartient pas d'essayer de voir clair dans les menées du destin, il faut simplement se plier à ses exigences. Et il serait agréable au destin que nous pénétrions dans la chambre blindée avec l'aide de la femme de Medvédev, c'est évident. "
Pour ne pas alerter les gardes par le martèlement des sabots de leurs chevaux, Chiran et Akhimas étaient montés à pied jusqu'à la maison de Medvédev, laissant leurs
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montures dans un fourré, en contrebas du ravin. En bas, dans la plaine, ne brillaient que quelques rares lumières. Sémigorsk dormait déjà. De petits nuages transparents glissaient avec légèreté sur un ciel d'un noir vert, rendant la nuit alternativement plus claire ou plus sombre.
C'était Akhimas qui avait élaboré le plan. A un signal convenu, Evguénia ouvrirait la porte du jardin. De là, pénétrant dans la cour, ils assommeraient les deux gardiens et descendraient dans la cave. Evguénia ouvrirait la porte blindée, car son mari lui avait montré le mécanisme et notait chaque jour le numéro de la combinaison sur un petit papier qu'il cachait dans sa chambre, derrière une icône. Il avait toujours peur de l'oublier car, dans ce cas, il faudrait démonter tout le pavage en pierre du sol, seul moyen de pénétrer dans la chambre forte. Ils ne prendraient pas tout mais seulement ce qu'ils pourraient emporter. Akhimas emmènerait Evguénia avec lui.
Alors qu'ils mettaient au point les derniers détails, Evguénia l'avait tout à coup regardé dans les yeux et lui avait demandé : " Lia, tu ne vas pas me tromper, hein ? "
II ne savait comment se comporter avec elle. Son oncle ne lui donnait aucun conseil. " quand viendra l'instant de la décision, ton cour te dictera ta conduite ", s'était-il contenté de lui dire. Mais Chiran n'avait pris que trois chevaux : un pour lui, un pour Akhimas, et un troisième pour le butin. Et c'est en silence que son neveu l'avait regardé sortir de l'écurie le cheval roux, le cheval moreau et le cheval bai.
Tout en progressant sans bruit le long de la muraille blanche, Akhimas s'était demandé de quelle manière son cour allait lui parler. Pour le moment, ce cour se taisait.
La porte s'était ouverte instantanément, sans faire grincer ses gonds soigneusement huilés. Evguénia se tenait dans l'embrasure, vêtue d'une cape de feutre et d'un gros bonnet cosaque. Elle était habillée pour la route.
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" Marche derrière, femme ", lui avait murmuré Chiran. Et elle s'était écartée pour les laisser passer.
Medvédev employait six soldats à la retraite. Ils assuraient leur garde à
deux, se relayant toutes les quatre heures.
Akhimas s'était collé à un pommier pour observer ce qui se passait dans la cour. Un premier garde somnolait, assis sur une petite butte près du portail, son fusil entre les bras. L'autre allait et venait à pas cadencés entre la porte et la maison : trente pas dans un sens, trente dans l'autre.
Il fallait les tuer tous les deux, bien s˚r, et quand, lors de sa discussion avec Evguénia, il avait accepté l'idée de seulement les assommer et les ligoter, Akhimas savait que cette promesse était impossible à tenir.
Akhimas avait attendu que celui qui allait et venait s'arrête pour allumer sa pipe. Il s'était alors approché de lui par-derrière sans faire de bruit gr‚ce à ses chaussures souples et l'avait frappé un peu au-dessus de l'oreille à l'aide d'un casse-tête, instrument irremplaçable quand il s'agit de tuer très vite, bien supérieur au couteau qu'il faut ressortir de la blessure, ce qui fait perdre une seconde.
Le soldat n'avait même pas poussé un cri, et Akhimas avait attrapé au vol son corps devenu soudain tout mou, mais le second ne dormait que d'un oil, et au craquement de l'os enfoncé il avait bougé et tourné la tête.
Alors, repoussant le corps sans vie, Akhimas avait franchi en trois bonds immenses la distance qui le séparait du portail. Ahuri, le soldat avait ouvert sa bouche sombre, mais n'avait pas eu le temps de crier. Un coup porté à sa tempe l'avait fait basculer en arrière, et sa tête était allée heurter les solides planches de chêne avec un bruit sourd.
Akhimas avait tiré le premier cadavre dans l'ombre et installé l'autre dans la position o˘ il l'avait trouvé.
Puis il avait fait un geste de la main, et Chiran et Evguénia s'étaient avancés dans la cour éclairée par la lune. La
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femme avait regardé sans rien dire le cadavre assis et avait serré ses mains autour de ses épaules. Ses dents faisaient entendre un claquement faible et régulier. C'est alors qu'Akhimas s'était aperçu, à la lumière de la lune, que, sous sa cape, elle portait une tenue d'officier circassien avec un poignard à la ceinture.
" Avance, femme, va ouvrir la chambre de fer ", avait ordonné Chiran en la poussant en avant.
Ils avaient pris l'escalier qui descendait à la cave. Evgué-nia avait ouvert la porte avec une clé. En bas, dans la salle carrée dont une paroi était entièrement en acier, elle avait allumé une lampe. Puis elle avait saisi la grosse roue de la porte blindée et avait commencé à la tourner tantôt à droite, tantôt à gauche, en suivant les indications d'un papier qu'elle tenait à la main. Chiran suivait l'opération avec curiosité en hochant la tête. Un craquement s'était fait entendre dans l'épaisseur de la porte. Evguénia avait alors voulu tirer le vantail vers elle, mais l'acier était trop lourd.
Chiran avait écarté la femme pour tirer à son tour, et le panneau blindé
avait cédé, d'abord avec difficulté, puis de plus en plus facilement.
Prenant la lampe, Akhimas était entré. La pièce était plus petite qu'il ne l'avait imaginé : environ dix pas de large et quinze de long. S'y trouvaient des coffres, de petits sacs et des dossiers.
Chiran avait ouvert puis aussitôt refermé un des coffres : il contenait des lingots d'argent. Or ils ne pouvaient pas en emporter beaucoup, c'était trop lourd. En revanche, en secouant les sacs, ils avaient entendu tinter des pièces d'or, et l'oncle avait eu un clappement approbateur des lèvres.
Il avait commencé par glisser un certain nombre de petits sacs sous sa veste, puis avait jeté les autres dans sa cape étalée par terre.
Akhimas s'était surtout intéressé aux dossiers. Ils contenaient des actions et des obligations. Il s'était mis à les trier, choisissant celles qui avaient fait l'objet d'une émission
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massive et dont les valeurs nominales étaient les plus élevées. Les actions de Krupp, de Rothschild et des manufactures de Khlioudov valaient plus cher que l'or, mais Chiran était un homme de l'ancien temps et n'était pas près de croire une chose pareille.
Ahanant sous l'effort, l'oncle avait jeté sur ses épaules son lourd ballot, lancé derrière lui un regard plein de regret - il restait en effet encore beaucoup de petits sacs - et, poussant un soupir, il s'était dirigé vers la sortie. Akhimas avait fourré sous son veston un gros paquet d'obligations.
Evguénia, elle, n'avait rien pris.
Mais comme l'oncle s'engageait dans le petit escalier qui menait à la cour, une salve avait retenti. Chiran était parti à la renverse et avait dévalé
les quelques marches, la tête la première. Son visage était celui d'un homme qui vient d'être frappé par une mort subite. De sa cape ouverte, tintant et étincelant, l'or se déversait sur le sol.
Akhimas s'était mis à quatre pattes, et, grimpant tout doucement l'escalier, il avait prudemment passé la tête. Il tenait à la main un revolver américain coÔt à canon long, chargé de six balles.
Dans la cour, il n'y avait personne. Les ennemis s'étaient retranchés sur la terrasse, et on ne pouvait pas les voir d'en bas. Mais sans doute ne voyaient-ils pas, eux non plus, Akhimas, les marches de l'escalier étant à
cet instant plongées dans une obscurité profonde.
Brusquement, la voix de Lazar Medvédev s'était fait entendre : " L'un de vous deux a été tué ! qui, Chiran ou Akhimas ? "
Akhimas avait visé en direction de la voix, mais n'avait pas tiré. Il n'aimait pas manquer sa cible.
- Chiran, c'était Chiran ! avait crié le converti, s˚r de lui. Vous, monsieur Velde, vous êtes plus svelte. Sortez, jeune homme. Vous n'avez pas d'autre solution. Avez-vous entendu parler de l'électricité ? quand la porte de la salle blindée s'ouvre, un signal s'allume dans ma chambre. Ici 295
nous sommes quatre : moi et trois de mes soldats. J'ai envoyé le quatrième quérir le commissaire de police. Sortez, ne perdons pas notre temps ! Il se fait tard !
Ils avaient tiré une seconde salve, sans doute pour l'impressionner, et les balles avaient ricoché sur les murs de pierre.
Derrière Akhimas, Evguénia avait chuchoté : " Je vais sortir. Il fait nuit, j'ai ma cape, et ils ne comprendront pas. Ils penseront que c'est toi. Ils quitteront leur abri, et tu n'auras plus qu'à les tuer tous. "
Akhimas avait réfléchi à sa proposition. Maintenant, s'il en avait envie, il pouvait emmener Evguénia : l'un des trois chevaux était disponible. Ce qui était bête, c'était de ne pas pouvoir atteindre le fourré. " Non, avait-il dit, ils me craignent trop, ils tireront tout de suite. - Mais non, avait répondu Evguénia. Je lèverai mes mains très haut. "
Elle avait facilement enjambé Akhimas qui restait tapi au sol et était sortie, les bras écartés sur les côtés, comme si elle craignait de perdre l'équilibre. A peine avait-elle fait cinq pas que des coups de feu avaient fusé.
Evguénia était tombée en arrière. Descendant précautionneusement de la terrasse obscure, quatre silhouettes s'étaient approchées du corps immobile. J'avais raison, s'était dit Akhimas, ils ont tiré. Et il les avait tués tous les quatre.
Dans les années suivantes, il n'avait que rarement repensé à Evguénia.
Seulement quand, par hasard, quelque chose évoquait son souvenir.
Ou en rêve.
A trente ans, Akhimas Velde aimait jouer à la roulette. Ce n'était pas affaire d'argent. De l'argent, il en gagnait par d'autres moyens -
beaucoup, infiniment plus qu'il ne pouvait en dépenser. Ce qui lui plaisait, c'était de vaincre le hasard aveugle et de dominer le monde des chiffres. Avec un petit cliquetis sympathique, son métal et son acajou verni lançant des étincelles, la roue avait l'air de tourner selon des lois connues d'elle seule. Pourtant, un calcul juste, la maîtrise de soi et de ses émotions fonctionnaient ici tout aussi bien que dans les autres situations qu'avait connues Akhimas. La règle était donc toujours la même, et il la connaissait depuis son enfance. L'unicité de la vie derrière l'infinie multiplicité de ses formes, voilà ce qui intéressait Akhimas. Et chaque nouvelle confirmation de cette vérité amenait son cour aux battements parfaitement réguliers à accélérer très légèrement son rythme.
Il y avait parfois dans sa vie de longues périodes d'inactivité durant lesquelles il fallait bien s'occuper à quelque chose. Les Anglais ont fait une découverte particulièrement heureuse qu'ils ont appelée hobby. Akhimas, pour sa part, avait deux hobbies : la roulette et les femmes. Pour ce qui était des femmes, il recherchait les meilleures, les plus femmes, en d'autres termes, des professionnelles. Celles-ci, conscientes d'avoir des règles à observer, étaient peu exigeantes et
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sans surprises. Les femmes étaient également infiniment diverses, tout en restant la Femme, unique et immuable. Akhimas commandait les plus chères dans une agence parisienne, d'ordinaire pour une durée d'un mois. S'il tombait sur une femme qui lui donnait particulièrement satisfaction, il prolongeait son contrat d'autant, mais jamais plus, telle était sa règle.
Trouvant à y satisfaire au mieux ses deux hobbies, il avait choisi depuis deux ans de vivre à Rouletenburg, ville d'eaux allemande réputée pour être la cité la plus gaie d'Europe. Rouletenburg ressemblait à Solénovodsk: semblables sources d'eau minérale, même foule paresseuse et oisive o˘
personne ne connaît personne et ne s'intéresse à personne. Seules manquaient les montagnes, mais l'impression générale de provisoire, d'immédiat, de non-authentique était exactement la même. Pour Akhimas, une ville d'eaux était en quelque sorte un joli petit modèle réduit de la vie, réalisé à une échelle de 1/500 ou 1/1000. Un homme passe sur terre cinq cents mois, mille tout au plus s'il a de la chance, or on ne venait à
Rouletenburg que pour un mois. Ce qui voulait dire que la vie d'un curiste durait en moyenne trente jours. C'est avec cette périodicité que se succédaient ici les générations, et cette durée comprenait tout : la joie de l'arrivée, les habitudes qui s'instauraient, les premiers signes d'ennui, la tristesse d'avoir à retourner dans le vrai monde, le monde grandeur nature. On vivait ici des aventures sans lendemain, des passions courtes mais intenses, on y avait ses célébrités passagères et ses événements de courte portée. Akhimas, quant à lui, était un spectateur permanent de ce thé‚tre de marionnettes. Il s'était fixé une durée de vie propre, différente de celle des autres.
Il occupait l'une des plus belles chambres de l'hôtel Kaiser, dans lequel descendaient les nababs indiens, les Américains propriétaires de mines d'or ainsi que les
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grands-ducs russes voyageant incognito. Ses rabatteurs savaient o˘ le trouver. Et quand Akhimas partait exécuter un contrat, il gardait tout de même sa chambre, qui pouvait rester inoccupée durant des semaines, voire des mois, suivant la complexité de l'affaire.
Et la vie s'écoulait, agréable. Aux périodes de tension succédaient des moments de repos, pendant lesquels l'oil se réjouissait à la vue du tapis vert et l'oreille aux tressau-tements saccadés de la bille. Tout autour de lui bouillonnaient des passions concentrées par l'échelle du temps : des messieurs dignes p‚lissaient et rougissaient, des dames se trouvaient mal, des doigts tremblants secouaient un porte-monnaie pour en faire tomber la dernière pièce d'or. Akhimas ne se lassait jamais d'observer ce spectacle passionnant. Lui-même ne perdait jamais, il avait sa martingale.
Et sa martingale était si simple et si évidente qu'il se demandait pourquoi les autres ne l'utilisaient pas. Ils manquaient simplement de patience, de maîtrise, de capacité à contrôler leurs émotions - qualités dont Akhimas regorgeait. Il suffisait de jouer toujours dans le même secteur en doublant chaque fois la mise. Si l'on a beaucoup d'argent, tôt ou tard, non seulement on rentre dans ses fonds, mais l'on gagne un petit quelque chose.
Tout le secret était là. La seule chose, c'est qu'il fallait miser non pas sur un numéro unique, mais sur un large secteur. Akhimas misait habituellement sur un tiers du tableau, soit douze numéros.
Il se dirigeait vers l'une des tables o˘ le montant des mises n'était pas limité, attendait que la chance délaisse le même tiers six fois de suite et commençait alors à jouer. Au premier coup, il misait une pièce d'or. Si aucun des douze numéros ne sortait, il en misait deux, puis quatre, puis huit, et cela jusqu'à ce que la petite bille s'arrête sur un bon numéro.
Akhimas pouvait multiplier sa mise autant que nécessaire, il avait assez d'argent. Une fois, peu avant
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le NoÎl précédent, le deuxième tiers sur lequel il misait était resté
vingt-deux fois sans sortir : les six coups d'observation, plus seize coups o˘ il avait joué. Mais, chaque échec renforçant ses chances, Akhimas n'avait à aucun moment douté de son succès.
En lançant sur la table des chèques dont les montants comptaient un nombre croissant de zéros, il avait repensé à un incident de sa période américaine.
Cela se passait en 66, l'année o˘ il avait reçu une grosse commande de la Louisiane. Il s'agissait d'éliminer le commissaire du gouvernement fédéral qui empêchait les carpet-baggers de se partager les concessions. On appelait carpetbaggers, c'est-à-dire " porteurs de sacs de voyage ", les aventuriers entreprenants venus du Nord qui arrivaient dans le Sud récemment vaincu avec pour tout bagage un maigre sac de voyage et repartaient dans leurs pullmans personnels.
L'époque était troublée, et, en Louisiane, la vie humaine ne valait pas cher. La somme promise pour le commissaire était cependant importante, car c'était un homme particulièrement difficile à atteindre. Se sachant menacé, il faisait preuve d'une grande sagesse : il ne sortait jamais de chez lui.
Il dormait, mangeait et signait ses papiers entre quatre murs. Sa propriété
était surveillée nuit et jour par des soldats en uniforme bleu.
Faute de trouver plus près, Akhimas était descendu dans un hôtel situé à
trois cents pas de la résidence du commissaire. De sa chambre, il voyait la fenêtre de son cabinet de travail. Le matin, à sept heures pile, la cible écartait ses rideaux. Cette opération prenait trois secondes, et à une si grande distance, il était difficile de viser correctement. Sa fenêtre était divisée en deux par un large montant en bois, et une difficulté
supplémentaire tenait au fait que, chaque fois, le commissaire se plaçait soit un peu à gauche, soit un peu à droite de ce montant. Or Akhimas n'avait droit qu'à
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une tentative. S'il la manquait, c'en serait fini, l'occasion ne se représenterait plus. C'est pourquoi il ne devait agir qu'à coup s˚r.
Il n'y avait que deux possibilités : la cible se trouverait soit à gauche, soit à droite. Supposons qu'elle se place à droite, s'était dit Akhimas. Il fallait bien faire une hypothèse ! Et il avait orienté son fusil à canon long, dont la crosse était serrée dans un étau, vers un point situé six pouces à droite de la traverse, juste au niveau de la poitrine. Le plus s˚r e˚t été de mettre en place deux fusils, le premier visant à droite, l'autre à gauche, mais pour cela il aurait fallu prendre un assistant or, dans ces années-là (et même maintenant, sauf cas d'extrême nécessité), Akhimas préférait travailler seul.
La balle n'était pas quelconque. C'était une balle explosive, avec des ailettes qui s'ouvraient. En outre elle contenait de l'essence de ptomaÔne, et il suffisait qu'il en pénètre une toute petite quantité dans le sang pour que n'importe quelle blessure, même bénigne, devienne mortelle.
Tout était prêt. Le premier matin, le commissaire était apparu à gauche. Le second matin également. Akhimas ne précipitait pas le mouvement : il savait que le lendemain ou le surlendemain les stores seraient tirés vers la droite, et alors il presserait sur la détente.
Mais on avait l'impression que le commissaire n'était plus le même. Depuis six jours que le dispositif était en place, il ne tirait plus les rideaux qu'à gauche, jamais à droite.
Akhimas avait pensé que la cible s'était installée dans une habitude, et il avait déplacé sa visée à six pouces à gauche du montant. Et, comme par un fait exprès, le septième matin, le commissaire était apparu sur la droite !
Et il en avait été de même les huitième et neuvième jours.
Akhimas avait alors compris que, face au hasard aveugle, l'essentiel est de ne pas précipiter la partie. Et il s'était armé
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de patience. Le onzième jour, le commissaire était apparu là o˘ il était attendu, et le travail avait été fait.
Cela avait été la même chose à NoÎl : au seizième coup, alors que la mise atteignait soixante-cinq mille roubles, la bille s'était enfin arrêtée o˘
il fallait et Akhimas s'était vu remettre près de deux cent mille roubles.
Ce qui couvrait les pertes et laissait un petit bénéfice.
Cette matinée de septembre 1872 avait commencé comme toutes les autres.
Akhimas et Azalée avaient pris leur petit déjeuner ensemble. Azalée était une petite Chinoise mince et gracieuse dont la voix étonnante évoquait le tintement d'une clochette de cristal. En réalité, elle s'appelait autrement, mais en chinois, son nom signifiait " azalée ", ainsi que l'agence l'avait précisé à Akhimas. Elle lui avait été adressée pour essai, comme échantillon d'une marchandise orientale nouvellement apparue sur le marché européen. Le prix était inférieur au prix habituel, et si monsieur Velde décidait de renvoyer la jeune fille avant l'échéance, son argent lui serait rendu. En échange de ces conditions avantageuses, l'agence demandait au connaisseur et fidèle client de faire part de son jugement autorisé tant sur les talents d'Azalée que sur les perspectives de la marchandise jaune en général.
Akhimas était enclin à porter l'appréciation la plus louangeuse. Le matin, quand Azalée fredonnait, assise devant le miroir vénitien, quelque chose se serrait dans sa poitrine, et cela ne lui plaisait pas. La petite Chinoise était trop attachante. Il ne manquerait plus qu'il s'y habitue et ne veuille plus s'en séparer ! Il avait déjà pris la décision de la renvoyer avant l'heure, mais sans récupérer son argent et en donnant une excellente recommandation afin de ne pas nuire à la carrière de la jeune fille.
A deux heures quinze, conformément à son habitude, Akhimas était entré dans un établissement de jeu. Il portait un veston couleur chocolat au lait, un pantalon à carreaux et des gants jaunes. Les garçons s'étaient précipités pour accueillir l'habitué et pour le débarrasser de sa canne et de son haut-de-forme. Toutes les maisons de jeu de Roule-tenburg connaissaient monsieur Velde. Au début, sa manière de jouer avait été considérée comme un mal qu'il fallait bien tolérer, mais au bout de quelque temps on avait remarqué que cette façon de doubler systématiquement sa mise qu'avait le jeune homme taciturne aux yeux clairs et froids produisait un effet d'entraînement sur ses voisins de table. Et Akhimas était devenu un hôte apprécié dans les établissements de jeu.
Il avait pris comme toujours sa tasse de café accompagnée d'un petit verre de liqueur et feuilleté les journaux. L'Angleterre et la Russie n'arrivaient pas à se mettre d'accord au sujet des droits de douane. La France tardait à payer ses réparations de guerre, et Bismarck venait d'envoyer à ce sujet une note menaçante à Paris. En Belgique, le procès du Preneur de Rats de Bruxelles était sur le point de s'ouvrir.
Après avoir fumé un cigare, Akhimas s'était dirigé vers la table 12, o˘
l'on misait gros.
Trois hommes jouaient, un quatrième, un monsieur à cheveux blancs, était simplement assis et faisait nerveusement claquer le couvercle de sa montre en or. Voyant approcher Akhimas, il avait dardé sur lui un regard avide.
Son expérience et son intuition avaient dit à Akhimas qu'il s'agissait d'un client. L'homme n'était pas là par hasard, il l'attendait. Mais le jeune homme avait fait mine de rien : à l'autre de se faire connaître.
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Huit minutes et demie plus tard, il avait choisi la troisième douzaine : les numéros 24 à 36. Il avait misé un fré-déric d'or et en avait reçu trois. L'homme aux cheveux blancs le regardait toujours. Son visage était p
‚le. Akhimas avait encore attendu onze minutes avant de définir un nouveau secteur, puis il avait misé un frédéric sur les numéros de 1 à 12. C'est le treize qui était sorti. Au coup suivant, il avait misé deux pièces d'or. Le zéro était sorti. Il avait posé quatre pièces. Et c'est le huit qui était sorti. Il avait empoché douze frédérics, ce qui faisait un gain de cinq. Le jeu se déroulait normalement et sans surprise.
Alors l'homme aux cheveux blancs avait fini par se lever. S'approchant, il lui avait demandé à mi-voix : " Monsieur Velde ? " Akhimas avait acquiescé
d'un signe de tête, tout en continuant de suivre le mouvement du cylindre.
" Je viens vous trouver sur la recommandation du baron de... " (Et il avait cité le nom du rabatteur bruxellois de Velde.) Puis, de plus en plus nerveux, il lui avait annoncé dans un murmure : " J'ai une très grosse affaire à vous proposer... - que diriez-vous d'aller faire un tour ? "
l'avait interrompu Akhimas tout en rangeant ses pièces d'or dans son porte-monnaie.
L'homme aux cheveux blancs s'était révélé être Léon Fechtel, propriétaire de la banque belge Fechtel et Fechte, établissement de renommée européenne.
Le banquier avait un grave problème. " Avez-vous entendu parler du Preneur de Rats de Bruxelles ? " avait-il demandé quand ils s'étaient assis sur un banc du parc.
Les journaux annonçaient qu'on avait enfin mis la main sur le dangereux maniaque qui enlevait des petites filles. Le Petit Parisien faisait savoir que la police avait arrêté un certain monsieur F., propriétaire d'une villa de la banlieue de Bruxelles. Le jardinier avait déclaré que, la nuit, il entendait des gémissements étouffés d'enfants provenant de la cave. La police avait pénétré subrepticement dans la mai-304
son et, procédant à une fouille, avait découvert dans la cave une porte dérobée derrière laquelle s'était ouvert à elle un spectacle d'une telle monstruosité que, comme l'affirmait le journal, " le papier ne pouvait en supporter la description ". Ledit spectacle n'en était pas moins décrit dès le paragraphe suivant, sans que soit omis le moindre détail. Dans de grands tonneaux de chêne, la police avait trouvé des morceaux de corps marines appartenant à sept des fillettes disparues à Bruxelles ou dans ses environs au cours des deux dernières années. L'un des cadavres était tout frais et portait des traces de tortures indescriptibles. Au cours des dernières années, c'était au total quatorze fillettes de six à treize ans qui avaient disparu sans laisser de trace. Un homme bien habillé, portant d'épais favoris noirs, avait été vu plusieurs fois faisant monter dans sa voiture des petites marchandes de fleurs ou de cigarettes. Une fois, un témoin l'avait entendu proposer à Lucile Lanoux, une marchande de fleurs de onze ans, d'amener toute sa corbeille chez lui, en récompense de quoi il lui montrerait un piano mécanique qui jouait tout seul de merveilleuses romances. A la suite de cet incident, les journaux avaient cessé d'appeler le monstre Barbe Bleue pour le dénommer désormais le Preneur de Rats de Bruxelles, par analogie avec celui du conte qui attire les enfants par la magie de sa fl˚te.
On indiquait que monsieur F. était un homme de la haute société, un représentant de la jeunesse dorée. Il avait en effet d'épais favoris noirs et possédait dans sa villa un piano mécanique. Selon VEvening Standard, le mobile de ses meurtres était clair : une sensualité pervertie dans l'esprit du marquis de Sade. La date et le lieu du procès étaient déjà fixés : il s'ouvrirait le 24 septembre dans la petite ville de Merlin, située à une demi-heure de la capitale belge.
" J'ai lu divers articles sur le Preneur de Rats de Bruxelles ", avait dit Akhimas et, du regard, il avait encouragé son interlocuteur à poursuivre.
Ce dernier, tortillant ses doigts
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dodus couverts de bagues, s'était écrié : " Monsieur F. est Pierre Fechtel, mon fils unique. Il est menacé de l'écha-faud ! Sauvez-le ! "
" On vous aura mal informé sur mon genre d'activité. Je ne sauve pas des vies, je les supprime ", avait dit Akhimas en souriant de ses lèvres minces. Mais le banquier avait repris dans un murmure exalté : " On m'a dit que vous faisiez des miracles. que si vous ne vous en chargiez pas, vous, il n'y avait plus d'espoir. Je vous en conjure ! Je paierai. Je suis un homme très riche, monsieur Velde, extrêmement riche ! "
Après une pause, Akhimas avait demandé : " Etes-vous certain d'avoir vraiment besoin d'un fils pareil ? " Fechtel père avait répondu sans l'ombre d'une hésitation, montrant par là qu'il s'était déjà lui-même posé
la question : " Je n'ai pas et n'aurai pas d'autre fils. Il a toujours été
un propre à rien, mais il a un bon fond. Si je réussis à le sortir de cette histoire, cela lui servira de leçon pour le restant de ses jours. J'ai eu une entrevue avec lui en prison. Il est terrorisé ! "
Alors Akhimas avait demandé des précisions sur le procès à venir.
Le " propre à rien " et riche héritier devait être défendu par les deux avocats les plus chers du pays. La ligne de défense consistait à plaider l'irresponsabilité de l'accusé. Malheureusement, selon le banquier, il y avait peu de chances pour que les experts médicaux se prononcent dans ce sens. Ceux-ci étaient en effet à ce point remontés contre le jeune homme qu'ils avaient été jusqu'à refuser " des honoraires sans précédent ". Ce dernier point semblait avoir ébranlé Fechtel père plus que tout le reste.
Le premier jour du procès, les avocats devaient annoncer si leur client plaidait coupable ou non coupable. S'il plaidait coupable, c'était le juge qui aurait à prononcer la sentence, dans le cas contraire la décision serait prise par un jury. Si
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l'expertise psychiatrique concluait que Pierre Fechtel était responsable de ses actes, les défenseurs conseillaient d'adopter la première solution.
Le problème était, comme l'avait expliqué avec fièvre l'inconsolable père, que les bourreaux du ministère de la Justice n'avaient pas choisi Merlin par hasard : trois des petites filles disparues étaient justement originaires de cette ville : " A Merlin, il n'y aura pas de jugement équitable, avait dit le banquier. La population de la ville est remontée à
l'extrême. La nuit, on allume des feux autour du b‚timent du tribunal.
Avant-hier, la foule a tenté de pénétrer dans la prison avec l'intention de réduire le prisonnier en morceaux. Il a fallu placer des gardes. "
Monsieur Fechtel s'était secrètement entretenu avec le juge, lequel s'était montré un homme raisonnable. Si la décision dépendait de lui, le jeune homme s'en tirerait avec la réclusion à perpétuité. Mais cela ne servirait pas à grand-chose. La haine de la foule pour le Preneur de Rats de Bruxelles était telle que le procureur avait toutes les chances de contester le verdict et d'ordonner un réexamen de l'affaire.
"Tout mon espoir repose sur vous, monsieur Velde, avait conclu le banquier.
Je me suis toujours considéré comme quelqu'un pour qui l'impossible n'existait pas. Et voilà que je suis impuissant, alors qu'il s'agit de la vie de mon propre fils. "
Akhimas avait considéré avec curiosité le visage rubicond du millionnaire.
On voyait que cet homme n'était pas habitué à manifester ses émotions. A cet instant, par exemple, alors qu'il était au comble de l'émotion, ses lèvres épaisses s'épanouissaient en un sourire stupide, tandis qu'une larme coulait d'un oil. C'était intéressant : incapable d'une mimique expressive, ce visage ne savait pas traduire l'affliction. " Combien ? " avait demandé
Akhimas. Fechtel avait avalé convulsivement sa salive : " Si le gamin 307
reste vivant, un demi-million de francs. Français, pas belges ", s'était-il empressé d'ajouter devant le silence de son interlocuteur.
Akhimas avait hoché la tête et dans les yeux du banquier s'était allumée une petite flamme insensée. Exactement la même que celle qui luisait dans les yeux de ces fous qui, à la roulette, misaient tout leur argent sur le zéro. Cette flamme signifiait " et si jamais ? ". A cette différence près que la somme proposée par Fechtel était, de toute évidence, loin d'épuiser sa fortune. " Et si jamais vous... (La voix du banquier avait tremblé.) Si vous réussissez non seulement à sauver la vie de Pierre, mais également à
lui rendre sa liberté, vous aurez un million. "
Personne n'avait encore jamais offert à Akhimas une somme pareille. Par habitude, il avait converti la somme en livres anglaises (un peu moins de trente mille), en dollars américains (soixante-dix mille) et en roubles (on dépassait les trois cent mille). C'était beaucoup, vraiment beaucoup.
En clignant légèrement les yeux, Akhimas avait dit d'une voix lente : " que votre fils refuse l'expertise psychiatrique, qu'il se déclare non coupable et qu'il demande à être jugé par un jury. quant aux avocats qui vous co˚tent si cher, renvoyez-les. J'en trouverai un moi-même. "
Etienne Lycol n'avait qu'un regret : que sa mère ne f˚t plus de ce monde.
Elle qui avait tant rêvé de voir son garçon terminer ses études d'avocat et revêtir la robe noire ornée de la cravate blanche rectangulaire I Le co˚t des études à l'université engloutissait toute sa pension de veuve, elle économisait sur les médecins et sur les médicaments, en conséquence de quoi elle n'avait pas vécu assez longtemps pour assister à cette journée mémorable. Elle était morte
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au printemps dernier. Etienne avait serré les dents, refusant de se laisser aller. Dans la journée, il courait la ville pour donner des cours et se plongeait la nuit dans ses manuels. Mais il avait réussi à tenir jusqu'au bout Le fameux diplôme, muni du sceau royal rouge, avait été obtenu. Sa mère pouvait être fière de son fils.
Ses camarades d'université, avocats nouvellement promus eux aussi, l'avaient invité à venir " arroser sa robe " dans un restaurant de la banlieue, mais Etienne avait refusé. Il n'avait pas d'argent pour faire la fête et, surtout, il avait envie de rester un peu seul pour se délecter de cette journée. Il descendait donc d'un pas lent le large escalier de marbre du palais de justice o˘ venait de se dérouler la cérémonie officielle.
Toute la ville, avec ses flèches, ses tours, ses toits ornés de statues, s'étendait à ses pieds, en bas de la colline. Etienne s'était arrêté, heureux de contempler ce paysage qui lui paraissait accueillant et chaleureux. Bruxelles avait l'air d'ouvrir ses bras au tout nouveau maître Lycol, lui promettant une multitude de surprises - essentiellement des bonnes, bien entendu.
Tout le monde sait cependant que le diplôme n'est que la moitié du chemin.
Sans amis et sans relations utiles, on ne saurait trouver de bons clients.
De toute façon, il n'avait pas les moyens d'ouvrir un cabinet. Il lui faudrait entrer comme collaborateur à l'étude de maître Wiener ou celle de maître Van Gelen. Mais qu'importé, on lui attribuerait tout de même un salaire.
Pressant contre sa poitrine le maroquin contenant le précieux diplôme, Etienne Lycol avait présenté son visage au chaud soleil de septembre et plissé les paupières avec un intense sentiment de plénitude.
C'est dans cette position ridicule que l'avait surpris Akhimas Velde.
Celui-ci avait déjà repéré le jeune homme dans la salle, alors que s'élevaient les discours ennuyeux et grandiloquents.
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Par son genre, le garçon correspondait parfaitement à ce qu'il cherchait : agréable à regarder, sans être vraiment bel homme. Corps fluet, épaules étroites. Grands yeux respirant l'honnêteté. quand il était monté à la tribune pour prêter serment, sa voix s'était révélée idéale également: sonore, juvénile, vibrante d'émotion. Mais, mieux que tout, on voyait immédiatement qu'il n'était pas un fils à papa, mais quelqu'un qui venait du peuple, un garçon arrivé à la force du poignet.
Pendant que se poursuivait l'interminable cérémonie, Akhimas avait eu tout le temps de prendre ses renseignements. Ses derniers doutes s'étaient dissipés: il avait trouvé l'homme de la situation. Le reste était du détail.
S'approchant doucement, Akhimas s'était éclairci la voix.
Etienne avait sursauté, ouvert les yeux et s'était retourné. Il avait devant lui, venu d'on ne sait o˘, un homme du monde vêtu d'une redingote de voyage et porteur d'une canne. L'inconnu avait des yeux sérieux, attentifs.
Et d'une couleur très inhabituelle - extrêmement claire. " Maître Lycol ? "
avait demandé l'homme avec un léger accent. C'était la première fois que quelqu'un appelait Etienne " maître ", et c'était bien agréable.
Comme il fallait s'y attendre, le jeune homme s'était d'abord illuminé de joie en apprenant qu'on lui proposait de se charger d'une affaire, mais en entendant le nom de son client éventuel, il avait été pris de panique.
Pendant qu'il se révoltait, agitant les bras et répétant que jamais et pour rien au monde il n'accepterait de défendre ce monstre inf‚me, Akhimas avait gardé le silence. Il n'avait repris la parole qu'au moment o˘, ayant épuisé
ses réserves d'indignation, Lycol avait prononcé d'une voix éteinte: "
D'ailleurs, je ne suis pas à la hauteur d'une affaire pareille. Voyez-vous, monsieur, j'ai encore très peu d'expérience, je viens tout juste d'obtenir mon diplôme. "
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C'était maintenant à Akhimas de jouer. Il avait dit : " Vous voulez travailler pour une misère durant vingt ou trente ans en accumulant de l'argent et de la gloire pour d'autres avocats ? En 1900 environ, c'est vrai, vous aurez fini par rassembler les centimes nécessaires pour ouvrir votre propre cabinet, mais d'ici là vous serez devenu un pauvre type, chauve, édenté, malade du foie, et, surtout, vous aurez épuisé toute votre force vitale. Elle aura filé goutte à goutte entre vos doigts, cher maître, en échange des trois sous amassés. Je vous propose, moi, un tout autre destin, et tout de suite. A vingt-trois ans, vous aurez déjà beaucoup d'argent et un nom. Cela, je tiens à le préciser, même si le procès est perdu. Dans votre profession, le nom est encore plus important que l'argent. Il est vrai que votre gloire aura un petit parfum de scandale, mais c'est mieux que de passer sa vie à être troisième couteau chez les autres. Pour ce qui est de l'argent, vous en recevrez assez pour ouvrir votre propre cabinet. Beaucoup vous haÔront, d'autres en revanche sauront apprécier le courage d'un jeune avocat qui n'aura pas eu peur d'aller à
rencontre de la société tout entière. "
Akhimas avait observé une courte pause, afin de laisser au jeune homme le temps de prendre conscience de ce qu'il venait d'entendre. Puis il était passé à la seconde partie de son discours qui, à son avis, devait avoir sur le gamin un effet décisif.
" Mais peut-être avez-vous simplement peur ? Je vous ai entendu jurer solennellement de "défendre la justice et le droit de chacun à être défendu, quels que soient les obstacles et les pressions". Savez-vous pourquoi c'est précisément vous que j'ai choisi au milieu de toute la promotion ? Parce que vous êtes le seul à avoir prononcé ces mots en ayant l'air d'y croire vraiment. Du moins est-ce l'impression que j'ai eue. "
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Etienne se taisait, se sentant avec horreur emporté par un courant impétueux auquel il était impossible de résister. " Mais le plus important, avait dit l'inconnu en baissant sensiblement la voix, c'est que Pierre Fechtel est innocent. Loin d'être un Preneur de Rats, il se trouve victime à la fois d'un malencontreux concours de circonstances et du zèle intempestif de la police. Si vous ne vous en mêlez pas, un homme qui n'a rien fait finira sur l'échafaud. C'est vrai, votre t‚che sera très difficile. Vous allez voir se déverser sur vous un torrent d'insultes, personne n'acceptera de témoigner en faveur du "monstre". Mais vous ne serez pas seul. Je vous aiderai. Tout en restant dans l'ombre, je serai vos yeux et vos oreilles. J'ai déjà rassemblé quelques preuves qui, si elles ne confirment pas entièrement l'innocence de Pierre Fechtel, jettent au moins le doute sur les charges de l'accusation. Et j'en trouverai d'autres. "
" quelles preuves ? " avait demandé Etienne d'une voix faible.
Dans la petite salle du tribunal de Merlin, prévue pour cent places tout au plus, se pressaient au moins trois cents personnes, et une foule dense s'était également rassemblée dans le couloir, sous les fenêtres et sur la place.
L'arrivée du procureur Renan avait été accueillie par un tonnerre d'acclamations. En revanche, quand on avait amené le prisonnier, un homme p
‚le aux lèvres minces, aux yeux noirs rapprochés et dont les favoris, jadis soignés, poussaient dans tous les sens, un silence de mort s'était d'abord abattu sur la salle, aussitôt suivi par une telle tempête que, dans sa tentative de rétablir l'ordre, le juge Viksen en avait démoli sa clochette.
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Celui-ci avait appelé à la barre le représentant de la défense, et, pour la première fois, tous les regards s'étaient portés sur un jeune homme malingre, perdu dans une robe d'avocat visiblement trop grande pour lui.
Tour à tour p‚lissant et rougissant, maître Lycol avait bredouillé des propos à peine audibles, puis, à la question impatiente du juge qui lui demandait si son client se reconnaissait coupable, il avait répondu d'une voix anormalement aiguÎ : " Non, Votre Honneur ! " La salle avait une nouvelle fois explosé d'indignation. " Un jeune homme qui avait l'air si bien ! " avait crié une femme dans l'assistance.
Le procès avait duré trois jours.
La première journée avait été consacrée à l'audition des témoins de l'accusation. En premier lieu les policiers qui avaient découvert la salle des horreurs et qui, ensuite, avaient interrogé le prévenu. Au dire du commissaire, Pierre Fechtel n'avait fait que trembler et se contredire, incapable d'expliquer quoi que ce soit et proposant une somme d'argent considérable pour qu'on le laisse en paix.
Le jardinier qui avait signalé les cris suspects à la police ne s'était pas présenté, mais sa présence n'était pas indispensable. Les témoins cités par le procureur avaient décrit d'une manière très convaincante les mours déréglées et la perversité du jeune Fechtel qui, dans les bordels, exigeait toujours les filles les plus jeunes et les plus délicates. La tenancière d'une maison de tolérance avait raconté la façon dont l'accusé torturait ses " chères petites " avec un fer à friser chauffé à blanc. Mais les malheureuses se laissaient faire, car le vaurien récompensait d'une pièce d'or chacune des br˚lures.
La salle avait croulé sous les applaudissements quand l'homme qui avait vu partir dans une voiture la petite marchande de fleurs Lucile Lanoux (dont on avait par la suite retrouvé la tête dans l'un des tonneaux, avec les yeux crevés
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et le nez coupé) avait reconnu en Fechtel l'homme qui vantait les merveilleuses possibilités du piano mécanique.
On avait présenté aux jurés des preuves matérielles : les instruments avec lesquels les victimes étaient martyrisées ainsi qu'un appareil photographique et des plaques trouvés dans la chambre secrète. Monsieur Brulle, le photographe qui, trois ans auparavant, avait enseigné l'art de la prise de vue à Pierre Fechtel, était venu à la barre.
Pour finir, les jurés avaient pu prendre connaissance d'un album de photographies trouvé dans l'horrible cave. Ni le public ni les journalistes n'avaient été autorisés à voir les photographies, mais, en les découvrant, l'un des jurés s'était trouvé mal tandis qu'un autre avait été pris de vomissements.
Maître Lycol restait assis, la tête penchée comme un bon élève, notant soigneusement les témoignages dans un cahier. quand on lui avait présenté
les photos, il était devenu blanc comme un linge et avait chancelé sur sa chaise. " Vas-y, admire, gringalet ! " avait lancé quelqu'un dans la salle.
Le soir, après la clôture de la séance, il y avait eu un incident. Comme Lycol sortait de la salle, la mère de l'une des fillettes assassinées s'était approchée de lui et lui avait craché au visage.
Le deuxième jour, c'était au tour de l'avocat de la défense d'interroger les témoins. Il avait demandé aux policiers s'ils n'avaient pas fait preuve de brusquerie à l'égard de son client. " Mais non, voyons, on l'a cajolé !
" avait persiflé le commissaire sous les rires approbateurs de la salle.
Au témoin de l'enlèvement de Lucile Lanoux, l'avocat avait demandé s'il avait vu de face la personne qui avait emmené la petite marchande de fleurs. " Non ", avait répondu le témoin, qui, en revanche, se souvenait parfaitement de ses favoris.
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Ensuite, maître Lycol avait voulu savoir le genre de clichés que réalisait Pierre Fechtel lors de son apprentissage. On avait appris qu'il photographiait des natures mortes, des paysages et des chatons nouveau-nés.
(Cette dernière information avait été accueillie par des sifflements et des cris, à la suite desquels le juge avait ordonné d'évacuer la moitié de la salle.)
En conclusion, l'avocat avait exigé que le jardinier, principal témoin de l'affaire, soit amené de force au tribunal, et la séance avait été
suspendue pendant une heure.
Durant cette pause, Lycol avait vu s'approcher le curé de la paroisse qui lui avait demandé s'il croyait en Notre Seigneur Jésus-Christ. Lycol avait répondu que oui et rappelé que Jésus enseignait la miséricorde envers les pécheurs.
Au moment de la reprise, l'huissier avait annoncé que le jardinier n'avait pas été retrouvé et que personne ne l'avait vu depuis trois jours. L'avocat avait remercié poliment et déclaré qu'il n'avait plus de questions à poser aux témoins.
Puis était venue l'heure de gloire du procureur, qui avait fort brillamment conduit l'interrogatoire de l'accusé. Pierre Fechtel n'avait pu répondre de façon satisfaisante à aucune des questions. Il avait considéré longuement les photographies qui lui étaient montrées en avalant sa salive. Puis il avait déclaré qu'il les voyait pour la première fois. Interrogé au sujet de l'appareil photographique de la marque Weber et fils, il avait répondu, après consultation rapide de son avocat, qu'il lui appartenait en effet, mais qu'ayant perdu tout intérêt pour cette forme d'art depuis au moins un an, il l'avait remisé au grenier et ne l'avait plus revu depuis. La question consistant à demander à l'accusé s'il osait regarder en face les parents des fillettes avait provoqué une tempête d'ovations, mais elle avait été retirée à la demande de la défense.
Le soir, en rentrant à l'hôtel, Etienne avait constaté que ses affaires avaient été jetées dehors et traînaient dans la
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boue. Rouge de honte, il avait d˚ ramper à quatre pattes pour ramasser ses caleçons rapiécés et ses plastrons de chemise sales à faux col de carton.
Toute une foule s'était rassemblée pour observer cette scène, couvrant d'injures le " vendu ". quand Etienne avait fini de regrouper ses affaires dans son sac de voyage tout neuf, acheté spécialement pour l'occasion, un cabaretier du quartier s'était approché et lui avait décoché deux gifles magistrales en lui déclarant d'une voix tonitruante : " Tiens, en complément de tes honoraires. "
Dans la mesure o˘ aucun des trois hôtels de la ville de Merlin n'acceptait plus d'accueillir Lycol, la mairie avait mis à sa disposition pour la nuit la petite maison du gardien de la poste qui avait pris sa retraite le mois précédent et n'avait pas encore été remplacé.
Au matin, le mur blanc de la maisonnette portait cette inscription au charbon : " Tu crèveras comme un chien ! "
Le troisième jour, le procureur s'était surpassé. Il avait prononcé un réquisitoire remarquable qui avait duré de dix heures du matin à trois heures de l'après-midi. La salle sanglotait et lançait des imprécations.
Les jurés, des hommes respectables dont chacun payait un impôt d'au moins cinq cents francs par an, gardaient des visages renfrognés et sévères.
L'avocat était p‚le, et la salle avait remarqué qu'il s'était retourné à
plusieurs reprises pour lancer à son client un regard interrogateur. Mais celui-ci restait assis sans bouger, la tête enfoncée dans les épaules et le visage enfoui dans ses mains. quand le procureur avait conclu en requérant la peine de mort, l'assistance s'était dressée d'un seul élan et avait scandé : " E-cha-faud, é-cha-faud ! " Les épaules de Fechtel avaient été
secouées par des convulsions, et il avait fallu lui faire respirer des sels.
C'est après l'interruption de séance, soit à quatre heures de l'après-midi, que la parole avait été donnée à la défense.
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Lycol était resté un long moment sans pouvoir parler : les gens faisaient volontairement du bruit avec leurs pieds et leurs chaises, se mouchaient bruyamment. Le visage cramoisi tant il était énervé, l'avocat attendait en triturant sa feuille couverte d'une écriture régulière de bon élève.
Mais, dès qu'il avait pu commencer à parler, Etienne n'avait plus regardé
son papier une seule fois.
Voici mot pour mot son discours tel que l'avaient imprimé les journaux du soir en l'accompagnant des commentaires les plus négatifs.
" Votre Honneur, messieurs les jurés. Mon client est un homme faible, corrompu, et je dirais même dépravé. Mais ce n'est pas pour cela que vous le jugez... Une chose est évidente : dans la maison de mon client, plus exactement dans une pièce secrète de sa cave, dont Pierre Fechtel pouvait ne pas avoir connaissance, un crime horrible a été commis. Toute une série de crimes. La question est de savoir qui les a commis. (Une voix sonore : "
«a, pour une énigme, c'est une énigme ! " Rires dans la salle.) La défense a sa propre version. Je suppose pour ma part que les crimes ont été commis par Jean Voiture, le jardinier qui a signalé des cris mystérieux à la police. Cet homme détestait son patron qui lui avait réduit son salaire pour ivrognerie. Il y a des témoins qui, au besoin, pourraient venir à la barre confirmer ce point. Le jardinier a un caractère étrange, difficile à
supporter pour son entourage. Il y a cinq ans, sa femme l'a quitté en emmenant leurs enfants. On sait que les individus du genre de Voiture développent souvent une sensibilité maladive mêlée d'agressivité. Il connaissait très bien la maison et a pu sans difficultés s'approprier la pièce secrète à l'insu de son patron. Il a pu également récupérer au grenier l'appareil photo dont Pierre Fechtel n'avait plus l'usage et apprendre à s'en servir. Son maître s'absentant souvent, il lui était facile également d'emprunter ses vêtements et il a pu se coller de faux favoris si aisément
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identifiables. Reconnaissez que, s'il avait effectivement perpétré des crimes aussi abominables, Pierre Fechtel se serait depuis longtemps débarrassé d'un signe distinctif aussi marquant. Comprenez-moi bien, messieurs les jurés. Je n'affirme pas que le jardinier a commis tous ces crimes, je dis seulement qu'il a pu les commettre. On peut se demander en effet pourquoi cet homme a disparu après avoir été à l'origine de l'enquête. Une seule explication est possible. Il a eu peur que le procès ne dévoile son véritable rôle dans l'affaire et de se voir alors infliger le ch‚timent mérité... (Jusque-là maître Lycol s'était exprimé de façon claire et cohérente, puis soudain il avait perdu son assurance.) Je voudrais aussi dire la chose suivante : il y a dans cette histoire bien des incertitudes. A dire vrai, je ne sais pas moi-même si mon client est coupable. Mais tant qu'il reste ne serait-ce que l'ombre d'un doute - et dans cette affaire, comme je viens de vous le démontrer, les doutes sont nombreux-, on ne saurait envoyer un homme à l'échafaud. A la faculté on m'a appris qu'il valait mieux acquitter un coupable que condamner un innocent... C'est tout ce que je voulais vous dire, messieurs. "
A quatre heures dix, la plaidoirie était terminée et l'avocat avait repris sa place en épongeant son front parsemé de gouttelettes de sueur.
«a et là dans la salle des ricanements s'étaient fait entendre, mais l'impression générale était mitigée. Le correspondant du Soir avait entendu (ainsi qu'il l'écrirait par la suite dans son journal) le célèbre avocat Jan Van Brevern dire à son voisin et confrère : " Sur le fond, le gamin a raison. Du point de vue des principes supérieurs du droit. Mais dans le cas présent, cela ne change rien. "
Le juge avait agité sa clochette avec un hochement désapprobateur de la tête en regardant ce défenseur plutôt léger : " Je pensais que la plaidoirie de maître Lycol durerait jusqu'à la fin de cette séance et prendrait toute la mati-318
née de demain. Pour l'heure, je me trouve en difficulté... Je déclare la séance close pour aujourd'hui... Je prononcerai demain matin mes recommandations à l'intention des jurés. Après quoi, messieurs, vous vous retirerez pour prononcer le verdict. "
Mais, le lendemain matin, la séance ne s'était pas tenue.
Durant la nuit un incendie avait eu lieu. On avait mis le feu à la maisonnette de gardien, et maître Lycol était mort br˚lé vif, sa porte ayant été bloquée de l'extérieur. L'inscription " Tu crèveras comme un chien ! " était restée sur le mur noir de suie, personne ne s'étant donné
la peine de l'effacer. Aucun témoin n'avait vu l'incendiaire.
Le procès avait été interrompu pour plusieurs jours. L'opinion publique connaissait des évolutions imperceptibles, mais indéniables. Les journaux avaient de nouveau publié la plaidoirie de maître Lycol, cette fois sans raillerie mais au contraire accompagnée de commentaires pleins de sympathie provenant de juristes respectés. Etaient parus de touchants reportages sur la vie courte et difficile de ce garçon issu d'une famille pauvre et qui avait fait cinq ans d'études à l'université pour être avocat à peine plus d'une semaine. Sur les pages des journaux, des portraits dessinés regardaient les lecteurs : un visage d'adolescent avec de grands yeux au regard franc.
La guilde des avocats avait publié une déclaration en faveur d'une justice libre et objective qui ne devait subir aucun chantage de la part d'une opinion publique guidée par ses émotions et encline à une justice sommaire.
La séance de clôture s'était tenue le lendemain des obsèques.
Sur proposition du juge, les présents avaient commencé par honorer la mémoire d'Etienne Lycol par une minute de silence. Tous s'étaient levés, même les parents des fillettes assassinées. Après quoi, dans son adresse aux jurés, le juge Viksen avait recommandé de ne pas céder aux pressions 319
extérieures, rappelant que, s'agissant de la peine de mort, le verdict "
coupable " n'est valable que s'il est voté par au moins deux tiers des jurés.
Ces derniers s'étaient concertés pendant quatre heures et demie. Sept sur douze avaient fini par déclarer Pierre Fechtel " non coupable " et avaient demandé au tribunal de libérer t'accusé pour insuffisance de preuves.
Le travail, pourtant difficile, avait été exécuté proprement. Le corps du jardinier gisait au fond d'une fosse remplie de chaux vive. Pour ce qui est du tout jeune avocat, il était mort sans peur ni souffrances : Akhimas l'avait tué dans son sommeil avant de mettre le feu à la maisonnette de gardien.
L'année de ses quarante ans, Akhimas Velde avait commencé à se demander si l'heure n'était pas venue de se retirer des affaires.
Non qu'il se f˚t lassé de ce travail qui lui apportait comme auparavant des satisfactions et faisait de temps à autre battre son coeur un tout petit peu plus vite. Non qu'il e˚t perdu la forme : au contraire, il était au sommet de sa maturité et de son savoir-faire.
La cause était autre. Le travail avait perdu son sens.
L'assassinat en tant que tel ne lui avait jamais procuré de plaisir, à
l'exception des rares fois o˘ un facteur personnel était intervenu.
Pour ce qui était des meurtres eux-mêmes, tout se passait simplement.
Akhimas était seul dans l'univers, entouré de tous côtés par la vie autre sous ses formes les plus diverses : plantes, animaux, êtres humains. Cette vie était constamment en mouvement : elle naissait, se modifiait, s'interrompait. Il trouvait intéressant d'observer ces métamorphoses et plus intéressant encore d'en infléchir le cours par ses propres actions. Si l'on réussissait à extirper le vivant sur une parcelle de l'univers, globalement cela ne changeait pas grand-chose : avec une ténacité
admirable, la vie comblait la brèche ainsi ouverte. Akhimas avait parfois l'impression que la vie était un gazon exubérant au 321
milieu duquel il taillait la ligne de son destin. Cela exigeait du soin et de la réflexion : ne pas laisser d'herbes dépasser, mais ne pas en couper trop non plus pour ne pas endommager les bords parfaitement nets et réguliers de la trace. Et, en considérant le chemin parcouru, Akhimas voyait non pas l'herbe coupée mais sa trajectoire parfaite.
Jusque-là, face à un travail, il avait deux stimulants : trouver une solution et toucher de l'argent.
Mais le premier ne l'amusait plus comme avant, car il n'y avait plus guère pour lui de problèmes vraiment difficiles auxquels il f˚t intéressant de s'attaquer.
Peu à peu, le second était en train, lui aussi, de perdre son intérêt.
Un compte numéroté dans une banque de Zurich était crédité d'environ sept millions de francs suisses. quant aux titres et lingots d'or entreposés à
Londres, dans un coffre de la banque Bering, ils équivalaient à soixante-quinze mille livres sterling.
Un homme qui ne collectionne ni les ouvres d'art ni les diamants, qui ne b
‚tit pas d'empire financier et qu'aucune ambition politique n'anime a-t-il besoin de tellement d'argent ?
Les dépenses d'Akhimas s'étaient à présent stabilisées : il lui fallait de deux à trois cent mille francs suisses par an pour les dépenses courantes, plus cent mille francs pour l'entretien de sa villa. L'achat de cette dernière, soit deux millions et demi de francs, était intégralement réglé
depuis deux ans. Il l'avait payée cher, bien s˚r, mais, arrivé vers la quarantaine, un homme se doit d'avoir sa maison. Si tel est son tempérament, il peut se passer de famille, mais s˚rement pas d'une maison à
lui.
Akhimas était satisfait de la sienne, car elle correspondait parfaitement au caractère de son propriétaire.
C'était une villa de marbre blanc de dimensions modestes, b‚tie tout au bord d'une étroite falaise dominant le lac
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de Genève. D'un côté s'étendait un espace libre et ouvert, de l'autre une rangée de cyprès. Au-delà des cyprès s'élevait un haut mur de pierre, derrière lequel une pente descendait à pic dans la vallée.
Akhimas pouvait rester des heures sur sa terrasse suspendue au-dessus des eaux calmes, à contempler le lac et les montagnes lointaines. Le lac et les montagnes étaient une autre forme de vie qui, elle, ignorait l'agitation et les turbulences propres à la faune et à la flore. Il était difficile d'avoir une influence sur cette forme de vie : elle ne dépendait aucunement d'Akhimas, raison pour laquelle elle forçait son respect.
Dans le parc, au milieu des cyprès, s'élevait un élégant petit ermitage blanc flanqué à chaque coin d'une tourelle. C'était là que vivait LeÔla, la Circassienne qu'Akhimas avait ramenée de Constantinople l'automne précédent. Il en avait fini depuis longtemps avec l'agence parisienne et la ronde mensuelle des professionnelles, car était venu un moment o˘ il n'avait plus eu l'impression d'avoir affaire à des personnes différentes.
Et puis son go˚t s'était précisé.
Et ce go˚t était le suivant : une femme devait être belle sans mièvrerie, dotée d'une gr‚ce naturelle, passionnée sans être importune, ni bavarde ni curieuse et, surtout posséder cet instinct féminin qui lui permet de sentir sans jamais se tromper l'humeur et les désirs de l'homme.
LeÔla incarnait presque la femme idéale. Elle pouvait rester du matin jusqu'au soir à démêler ses longs cheveux noirs, à chantonner et à jouer au trictrac toute seule. Elle n'était jamais de mauvaise humeur et n'exigeait pas d'être l'objet d'une attention constante. En dehors de sa langue natale, elle ne connaissait que le turc et le tchétchène. Aussi Akhimas était-il le seul à pouvoir discuter avec elle. Avec les domestiques, elle s'exprimait par gestes. S'il avait envie de se distraire, elle connaissait quantité d'histoires
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passionnantes sur la vie à Constantinople : LeÔla avait jadis appartenu au harem du grand vizir.
Ces derniers temps, Akhimas ne prenait que rarement du travail, deux trois fois par an au maximum, soit que la somme promise f˚t vraiment considérable, soit qu'il y e˚t une distinction particulière à la clé. C'est ainsi, par exemple, qu'en mars il avait accepté de travailler pour le gouvernement italien qui lui avait demandé de retrouver et de supprimer l'anarchiste Gino Zappu, surnommé le Chacal, lequel projetait d'assassiner le roi Umberto. Le terroriste était considéré comme extrêmement dangereux et absolument insaisissable.
Si l'affaire en elle-même s'était révélée assez simple (c'étaient ses collaborateurs qui avaient repéré le Chacal, Akhimas lui-même n'avait plus eu qu'à se rendre à Lugano et à appuyer sur la détente), les honoraires à
la clé étaient exceptionnels. Premièrement, Akhimas s'était vu gratifier d'un passeport diplomatique italien au nom du cavalière Velde, deuxièmement, il lui avait été offert un droit de préemption pour l'achat de l'île Santa Croce située dans la mer Tyrrhénienne. Au cas o˘ il désirerait faire usage de ce privilège et se porter acquéreur, Akhimas recevrait non seulement le titre de comte de Santa Croce, mais également un droit de souveraineté qui le séduisait particulièrement. Etre à soi tout seul à la fois le souverain, la police, la justice...
La curiosité avait poussé Akhimas à aller jeter un coup d'oeil et il avait été conquis par l'île. Elle ne comportait rien d'extraordinaire, seulement des falaises, deux petites oliveraies, une baie. En suivant le rivage, on pouvait en faire le tour en une heure. Personne n'avait vécu ici durant les quatre cents dernières années, seuls quelques marins s'y arrêtaient parfois pour s'approvisionner en eau douce.
Akhimas était peu intéressé par le titre de comte, même si un nom à
particule dans ses voyages à travers l'Europe
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pouvait parfois présenter quelque intérêt. Mais l'idée de posséder une île à soi !
Il pourrait y être seul avec la mer et le ciel pour uniques compagnons. Il pourrait y fonder un monde qui n'appartiendrait qu'à lui. Tentant.
Se retirer des affaires. Naviguer à la voile, chasser les chèvres dans la montagne, avoir l'impression que le temps s'est arrêté et que rien ne le distingue plus de l'éternité !
Il en avait assez des aventures, il n'était plus un gamin.
Et pourquoi ne pas fonder une famille ?
Cette dernière idée ne le préoccupait pas sérieusement, c'était plutôt un exercice intellectuel. Akhimas savait qu'il n'aurait jamais de famille. Il avait peur, en renonçant à sa solitude, de commencer à craindre la mort.
Comme la craignaient les autres.
Pour l'heure, il n'avait pas la moindre appréhension à l'idée de la mort.
Cela constituait le fondement sur lequel reposait la solide construction qui avait nom Akhimas Velde. Sait-on jamais, un pistolet pouvait s'enrayer, une victime se révéler excessivement habile ou très chanceuse. Alors Akhimas mourrait, un point c'est tout. Cela voulait dire qu'il n'y aurait plus rien. Un sage de l'Antiquité, Epicure semble-t-il, a déjà tout dit sur ce sujet : tant que je suis, la mort n'est pas, et quand elle viendra, je ne serai plus.
Akhimas avait vécu et vu bien des choses. Il n'y avait que l'amour qu'il n'e˚t pas connu, mais c'était une conséquence de sa profession.
L'attachement affaiblit et l'amour rend totalement vulnérable. Akhimas, lui, était invulnérable. quelle prise peut-on avoir sur quelqu'un qui ne craint rien et ne tient à personne ?
Mais avoir son île à soi méritait réflexion.
Il restait cependant un problème : le financement. Le rachat des privilèges co˚tait cher, toutes les ressources des banques de Zurich et de Londres y passeraient. Et après, avec quel argent le comte aménagerait-il son domaine ? Il
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pourrait vendre sa villa, mais cela ne suffirait sans doute pas. Il lui fallait un capital bien plus considérable.
Peut-être ferait-il mieux, après tout, de chasser ces chimères de son esprit ?
Cela dit, une île à soi, c'était autre chose qu'avoir sa falaise, et la mer était autre chose qu'un lac. Pourquoi se contenter de peu quand on vous propose beaucoup ?
Tel était le genre de réflexions qui occupaient Akhimas quand il avait reçu la visite d'un homme masqué.
Son majordome lui avait d'abord remis une carte de visite: un rectangle de carton blanc portant une petite couronne en or et, en caractères gothiques, l'inscription suivante : Baron Evguenius von Steinitz. Un mot en allemand y était joint :
Akhimas avait remarqué que le haut de la feuille était coupé. Apparemment, son futur visiteur ne souhaitait pas qu'Akhimas voie son monogramme, ce qui signifiait que, s'il était peut-être " von ", il n'était s˚rement pas Steinitz.
Le visiteur s'était présenté à dix heures sonnantes, ni avant ni après. Une telle ponctualité laissait supposer qu'il était en effet allemand. Le visage du baron était dissimulé derrière un loup de velours, ce dont il s'était fort courtoisement excusé en arguant du caractère extrêmement délicat de l'affaire qui l'amenait. Akhimas n'avait rien remarqué de notable dans le physique de von Steinitz : cheveux clairs, 326
favoris soignés, yeux bleus inquiets. Il portait un manteau, un haut-de-forme, une chemise amidonnée, une cravate blanche et un habit noir.
Ils s'étaient installés sur la terrasse. En bas scintillait le lac, éclairé
par la lune. Mais, entièrement occupé à dévisager Akhimas par les fentes de son masque d'opérette, von Steinitz n'avait pas même jeté un regard à ce paysage apaisant. Nullement pressé d'entamer la conversation, il avait croisé les jambes et allumé un cigare.
Ayant vécu bien des fois pareille situation, Akhimas avait attendu patiemment que le visiteur se décide à parler.
- Je m'adresse à vous sur la recommandation de monsieur du Vallet, avait enfin prononcé le baron. Il m'a prié de vous transmettre son salut le plus profond et ses voux de pleine... non, de parfaite félicité.
En entendant le nom de son rabatteur parisien et son mot de passe, Akhimas avait acquiescé en silence.
- L'affaire qui m'amène est d'une importance considérable et strictement confidentielle, avait annoncé von Steinitz en baissant la voix.
- Habituellement c'est pour ce genre d'affaires que l'on s'adresse à moi, avait fait remarquer Akhimas, impassible.
Jusque-là la conversation s'était déroulée en allemand. Brusquement, le visiteur était passé au russe. Il parlait une langue pure et sans fautes, avec seulement une curieuse façon de prononcer les /.
- Le travail doit être exécuté en Russie, à Moscou, et il doit l'être par un étranger connaissant bien la langue et les habitudes russes. Vous êtes l'homme idéal. Nous avons pris nos renseignements.
Des renseignements ! Et par-dessus le marché, ils étaient plusieurs ! Cela n'avait pas plu du tout à Akhimas. Il était sur le point de mettre fin à la conversation avant que le visiteur n'en dise trop quand il avait entendu : 327
- Pour ce travail difficile et délicat, vous toucherez une avance d'un million de francs français, puis une fois... euh... une fois votre contrat rempli, un million de roubles.
Voilà qui changeait tout. Une somme pareille serait le digne couronnement d'une brillante carrière. Akhimas s'était représenté l'étrange silhouette de Santa Croce quand la petite île surgit à l'horizon, tel un chapeau melon posé sur du velours vert.
- Vous n'êtes, monsieur, qu'un intermédiaire, avait-il prononcé en allemand, d'un ton sec. Or j'ai pour principe de travailler directement avec mon commanditaire. Mes conditions sont les suivantes. Vous faites immédiatement virer l'avance sur mon compte à Zurich. Après quoi je rencontrerai le commanditaire au lieu qu'il m'indiquera, et il m'exposera les tenants et les aboutissants de l'affaire. Si, pour une raison quelconque, les conditions ne me conviennent pas, je reverserai la moitié
de la somme reçue.
Scandalisé, le " baron Evguenius von Steinitz " avait levé au ciel une main soignée (un saphir ancien avait étincelé à son annulaire), mais Akhimas était déjà debout.
- Je ne parlerai qu'au personnage principal. Sinon, cherchez un autre exécutant.
La rencontre avec le commanditaire avait eu lieu à Saint-Pétersbourg, dans une rue tranquille o˘ Akhimas avait été conduit dans un phaéton couvert.
Aux fenêtres, les stores étaient soigneusement tirés, et l'équipage avait longuement tourné à travers les rues. Cette mesure de précaution avait arraché un sourire à Akhimas.
Il n'avait pas essayé de retenir la route, bien qu'il conn˚t parfaitement la topographie de la capitale russe, o˘ il lui était arrivé en son temps de remplir plusieurs contrats
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sérieux. Il n'avait pas éprouvé le besoin de glisser de temps à autre un coup d'oil entre les stores ni de compter les virages. Akhimas avait en effet pris soin de sa sécurité : d'une part, il s'était armé de manière adéquate, d'autre part, il était accompagné de quatre collaborateurs.
Pour venir en Russie, ceux-ci avaient voyagé dans la voiture voisine de la sienne et, pour l'heure, ils suivaient le phaéton dans deux calèches. Les quatre hommes étaient des professionnels, et Akhimas était certain qu'ils ne perdraient pas sa piste et ne se laisseraient pas découvrir.
Le phaéton s'était enfin arrêté. Le cocher silencieux qui avait accueilli Akhimas à la gare et qui, à en juger par son port d'officier, n'était manifestement pas cocher, avait ouvert la portière et, d'un geste, l'avait invité à le suivre.
Dans la rue, pas ‚me qui vive. Hôtel particulier de plain-pied. Modeste mais bien tenu. Seul détail singulier : malgré l'été, toutes les fenêtres étaient fermées et les rideaux tirés. L'un d'eux avait légèrement frémi, et les lèvres fines d'Akhimas avaient de nouveau esquissé un sourire. Ces ruses d'amateurs commençaient à l'amuser. La situation était claire : il avait affaire à des aristocrates qui jouaient au complot.
Son guide lui avait fait traverser une enfilade de pièces sombres. Il s'était effacé devant la dernière pour le laisser passer. Dès qu'Akhimas était entré, la porte à double battant s'était refermée derrière lui, et on avait entendu le bruit d'une clé tournant dans la serrure.
Akhimas avait embrassé le lieu d'un regard intéressé. Curieuse petite pièce : pas une seule fenêtre. Pour tout meuble une table ronde de taille modeste flanquée de deux fauteuils à dossier haut. Toutefois, il lui était difficile de se faire une idée précise des lieux dans la mesure o˘
l'éclairage se limitait à une unique bougie dont la faible lueur laissait les coins dans l'obscurité.
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quand ses yeux s'étaient accoutumés à la pénombre, Akhimas avait examiné
les murs d'un regard de spécialiste. Il n'avait rien découvert de suspect : ni fenêtre dissimulée d'o˘ on aurait pu le mettre en joue, ni autre porte.
Il avait seulement noté que, tout au fond de la pièce, se trouvait une chaise.
Akhimas s'était assis dans un fauteuil. Environ cinq minutes plus tard, la porte s'était ouverte, et un homme de haute taille était entré. Au lieu de prendre place dans le second fauteuil, il avait traversé la pièce et, sans même dire bonjour, s'était assis sur la chaise.
Le commanditaire n'était donc pas si naÔf. La ruse était excellente : Akhimas était visible, éclairé par la bougie, tandis que son interlocuteur se trouvait dans une obscurité profonde. On ne distinguait pas son visage, juste sa silhouette.
A la différence du " baron von Steinitz ", l'homme n'avait pas perdu de temps et en était tout de suite venu à l'essentiel.
- Vous avez souhaité rencontrer le personnage principal, avait dit l'homme en russe. J'ai accepté. Mais faites attention, monsieur Velde, ne me décevez pas. Je ne me présenterai pas, pour vous je serai monsieur X.
A sa façon de parler, c'était un homme de la haute société. A l'oreille, il devait avoir une quarantaine d'années. Un peu plus jeune peut-être. Sa voix était celle d'un homme habitué à donner des ordres, et ces voix-là font toujours plus vieux que leur ‚ge. En tout cas, ses manières dénotaient un personnage sérieux.
Conclusion : même si c'était un complot d'aristocrates, ce n'était pas une plaisanterie.
- Venez-en au fond de l'affaire, avait dit Akhimas.
- Vous parlez bien le russe, avait dit l'ombre en hochant la tête. On m'a rapporté que vous aviez dans le temps été citoyen russe. Cela tombe parfaitement. Nous éviterons ainsi les explications superflues. En tout cas, je n'aurai pas à vous expliquer longuement combien est importante la personne qu'il faut tuer.
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Akhimas avait noté la manière étonnamment directe dont l'homme s'était exprimé : pas d'équivoque, pas de mots comme " écarter ", " mettre hors d'état de nuire " ou " neutraliser ".
Et, sans faire de pause, de sa même voix égale, monsieur X avait déclaré :
- Il s'agit de MikhaÔl Sobolev.
- Celui que l'on appelle le Général Blanc ? s'était assuré Akhimas. Le héros des dernières guerres et le chef militaire le plus populaire de l'armée russe ?
- Oui, le général Sobolev, commandant du quatrième corps d'armée, avait confirmé la silhouette, d'un ton imperturbable.
-Je vous prie de m'excuser, mais je dois vous opposer un refus, avait poliment répondu Akhimas en croisant les bras sur sa poitrine.
Selon le code des gestes, cette pose signifie calme et décision inflexible.
Il faut également préciser que les doigts de la main droite d'Akhimas s'étaient posés sur la crosse d'un petit revolver dissimulé dans une poche spéciale de son gilet. Ce revolver s'appelait un " velodog " et avait été
inventé à l'intention des cyclistes, souvent importunés par des chiens errants. quatre petites balles à tête ronde de calibre 22. C'était une bricole, bien s˚r, mais dans des situations comme celle d'aujourd'hui, il pouvait se révéler très utile.
Le refus d'une commande alors que la cible a déjà été nommée est un moment dangereux entre tous. En cas de complications, Akhimas avait l'intention d'agir de la manière suivante: placer une balle en plein front du commanditaire, puis se réfugier dans le coin le plus sombre de la pièce.
Là, il ne serait pas facile d'attraper Akhimas.
N'ayant pas été fouillé à l'arrivée, il disposait de son arsenal complet: un coÔt fabriqué pour lui sur commande, son couteau à lancer et sa navaja.
Il pouvait tenir près de deux minutes, après quoi, attirés par les coups de feu, ses auxiliaires
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viendraient à sa rescousse. Aussi Akhimas était-il tendu, mais calme.
- Vous n'allez pas me dire que vous êtes, vous aussi, un partisan de Sobolev? avait demandé avec irritation le commanditaire.
- Je n'ai rien à faire de Sobolev, pour ma part je suis surtout partisan du bon sens. Or le bon sens me commande de ne pas prendre part à des affaires qui supposent l'élimination ultérieure de l'exécutant, moi en l'occurrence.
Après des opérations de cette ampleur, on ne laisse pas de témoins. Je vous conseille de vous adresser à un débutant. Un meurtre politique ordinaire n'est pas une t‚che si difficile.
Akhimas s'était levé et, prudemment, avait reculé en direction de la porte, prêt à tirer à tout moment.
- Rasseyez-vous. (L'homme assis dans le coin lui avait désigné le fauteuil d'un geste impérieux.) Ce n'est pas d'un débutant que j'ai besoin mais du meilleur professionnel qui soit car la t‚che est au contraire très complexe. Vous le verrez vous-même. Mais, pour commencer, je vais vous dévoiler certaines circonstances qui vous affranchiront de tout soupçon.
On sentait que monsieur X n'était guère habitué à donner des explications et faisait des efforts pour ne pas s'emporter.
- Il ne s'agit ni d'un assassinat politique ni d'un complot. Au contraire, le comploteur et le criminel d'Etat, c'est Sobolev lui-même, tant il est obsédé par les lauriers du Corse. Notre héros a projeté ni plus ni moins qu'un coup d'Etat militaire. Sont membres du complot les officiers de son corps d'armée ainsi que d'anciens compagnons de combat, dont beaucoup servent dans la garde. Le plus dangereux, c'est que Sobolev n'est pas seulement populaire dans l'armée, mais dans toutes les couches de la société. Or nous, cour et gouvernement, suscitons chez les uns le mécontentement, chez les autres une haine ouverte. Le prestige de la maison impériale a beaucoup souffert de la criasse ignominieuse à laquelle on s'est livré contre le monarque et qui s'est termi-332
née par son assassinat. L'oint du Seigneur a été forcé comme un lièvre poursuivi par une meute !
La voix de l'homme qui parlait s'était chargée de colère et de haine, et aussitôt, dans le dos d'Akhimas, la porte avait grincé. Celui pour qui la cour et le gouvernement entraient dans la catégorie des " nous " avait eu un geste d'impatience de sa main gantée de blanc, et la porte s'était refermée. Par la suite, le mystérieux personnage s'était exprimé plus calmement et sans colère.
- Le plan des conspirateurs nous est connu. Actuellement, Sobolev dirige des manouvres dont le but véritable est la répétition du coup d'Etat.
Ensuite, en compagnie de ses complices, il se rendra à Moscou pour rencontrer, loin de la capitale, plusieurs généraux de la garde, s'assurer de leur soutien et mettre la derrière main à leur plan. Le coup devrait être porté dans les premiers jours de juillet, au moment de la grande parade de Tsarskoié Sélo. Sobolev a l'intention de prendre les membres de la famille impériale sous sa " tutelle provisoire ", pour leur propre bien et au nom du salut de la patrie. (Un lourd sarcasme avait filtré dans la voix.) La patrie elle-même sera déclarée en danger, ce qui justifiera l'instauration d'une dictature militaire. Il existe de sérieuses raisons de penser que ce projet délirant serait soutenu par une partie importante de l'armée, de la noblesse, des marchands et même de la paysannerie. Le Général Blanc convient idéalement au rôle de sauveur de la patrie !
Irrité, monsieur X s'était levé et avait fait quelques pas le long du mur en faisant craquer ses doigts. Il était cependant toujours resté dans l'ombre, évitant de montrer son visage. Akhimas n'avait pu distinguer qu'un nez racé et d'épais favoris.
- Sachez donc, monsieur Velde, qu'en ce cas d'espèce, vous ne commettrez pas un crime, car Sobolev a été condamné à mort par un tribunal constitué
des plus hauts dignitaires de l'empire. Sur vingt juges désignés par 333
l'empereur, dix-sept ont voté la peine de mort. Et la sentence a déjà été
confirmée par le souverain. Le tribunal a siégé en secret, mais il n'en était pas moins légal. Celui que vous considériez comme un intermédiaire était l'un des juges, et il agissait dans l'intérêt de la sécurité
internationale et de la paix en Europe. Comme vous le savez sans doute, Sobolev est le chef d'un parti slave belliqueux, et sa venue au pouvoir conduirait immanquablement à une guerre avec l'Allemagne et ('Autriche-Hongrie.
L'homme d'Etat s'était interrompu pour considérer un instant son interlocuteur imperturbable.
- C'est pourquoi vous n'avez pas à craindre pour votre vie. Vous n'avez pas affaire à des bandits, mais au pouvoir suprême d'un grand empire. Ce qui vous est proposé n'est pas le rôle de tueur, mais celui de bourreau. Mon explication vous a-t-elle satisfait ?
- Admettons, avait répondu Akhimas en posant ses mains sur la table. (Les choses n'allaient apparemment pas tourner à la fusillade.) Mais en quoi la t‚che est-elle si difficile ? Pourquoi ne pas simplement empoisonner le général ou, à la rigueur, l'abattre d'un coup de revolver ?
- Bien, donc vous acceptez. (Monsieur X avait eu un hochement de tête approbateur et il s'était laissé tomber sur sa chaise.) Maintenant je vais vous expliquer les raisons pour lesquelles nous avons besoin d'un spécialiste aussi confirmé que vous. Commençons déjà par le fait qu'il n'est pas facile du tout d'approcher Sobolev. Le général est jour et nuit entouré d'adjudants et d'ordonnances qui lui sont dévoués corps et ‚me. En outre, il n'est pas possible de le tuer purement et simplement : la Russie entière se dresserait comme un seul homme. Il doit mourir de mort naturelle, sans qu'il puisse y avoir matière à soupçon ou ambiguÔté. Mais ce n'est pas tout. Nous aurions pu nous débarrasser du malfaiteur nous-mêmes en l'empoisonnant. Malheureusement, le projet est trop avancé. Loin de les arrêter, la mort de leur chef
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risque au contraire de pousser les conjurés à vouloir mener à bien l'opération en étant persuadés d'accomplir ainsi le vou de Sobolev. Selon toutes probabilités, sans un meneur de la carrure de Sobolev, ils n'arriveront à rien, mais la Russie sombrera dans un chaos sanglant et le pouvoir suprême sera définitivement compromis. En comparaison avec les hommes de Sobolev, les décembristes feront figure d'aimables plaisantins. A présent, je vais vous exposer le casse-tête dans toute son ampleur.
Et il avait conclu énergiquement, en fendant l'obscurité par les mouvements vifs de son gant blanc :
- Il faut éliminer Sobolev de façon que sa mort apparaisse au grand public comme naturelle et ne suscite aucun trouble. Nous lui ferons des funérailles somptueuses, nous lui érigerons un monument et nous donnerons même son nom à un navire. On ne saurait priver la Russie de son unique héros national. Mais, en même temps, Sobolev doit mourir de manière telle que ses complices soient démoralisés et se retrouvent privés de leur étendard. Tout en restant un héros aux yeux de la foule, il doit perdre cette auréole parmi les conspirateurs. C'est pourquoi, comme vous le voyez, ce n'est pas une t‚che pour un débutant. Dites-moi déjà si vous la croyez réalisable ?
Pour la première fois, dans la voix de celui qui parlait, avait percé
quelque chose ressemblant à de l'incertitude.
Akhimas avait demandé :
- quand et o˘ recevrai-je le reste de la somme ? Monsieur X avait poussé un soupir de soulagement.
- En arrivant à Moscou, Sobolev aura avec lui tout l'argent du complot, soit près d'un million de roubles. La préparation d'un coup d'Etat entraîne de grandes dépenses. Après avoir tué Sobolev, vous vous approprierez l'argent. Je pense que cette seconde t‚che ne présentera pour vous aucune difficulté.
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- Selon le calendrier russe, nous sommes aujourd'hui le 21 juin. Vous dites que le complot est prévu pour début juillet quand Sobolev sera-t-il à
Moscou ?
- Demain. Au plus tard après-demain. Et il y restera jusqu'au 27. Ensuite il fera un bref séjour dans son domaine de Riazan avant de regagner directement Saint-Pétersbourg. Nous savons que ses rencontres avec les généraux sont prévues pour les 25,26 et 27. Pour l'occasion, ils feront le déplacement de Saint-Pétersbourg à Moscou... Bon, ce n'est peut-être pas la peine de citer inutilement des noms. Privés de Sobolev, ces gens sont inoffensifs. Avec le temps, nous les pousserons les uns après les autres vers la retraite, doucement et sans faire de bruit. Mais il serait tout de même mieux que Sobolev ne les rencontre pas. Nous ne souhaitons pas voir de valeureux généraux se salir dans une affaire de haute trahison.
- Compte tenu des circonstances que vous décrivez, ces délicatesses sont inadmissibles, n'avait pu s'empêcher de rétorquer sèchement Akhimas. La t
‚che n'était déjà pas facile, il faut encore que vous m'imposiez des délais draconiens. Vous voulez que j'agisse avant le 25, autrement dit vous m'accordez en tout et pour tout trois jours. C'est peu. Je vais essayer, mais je ne promets rien.
Ce même jour, après leur avoir payé leur d˚, Akhimas avait laissé repartir ses collaborateurs. Il n'avait plus besoin de leurs services.
Lui-même avait pris le train de nuit pour Moscou.
Suivant une qualification établie jadis par Akhimas, ce travail correspondait à la quatrième catégorie, la plus élevée dans l'échelle des difficultés: assassinat camouflé
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d'une haute personnalité dans des délais extrêmement serrés et assujetti de conditions complémentaires.
Trois difficultés se présentaient.
La première : garde importante et totalement dévouée.
La seconde : nécessité de simuler la mort naturelle.
La troisième : la mort devait paraître digne aux yeux du large public, infamante aux yeux d'un cercle étroit d'initiés.
Intéressant.
Akhimas s'installa confortablement sur la banquette en velours de son compartiment de première classe, se préparant à go˚ter le plaisir d'un travail intellectuel fructueux. Les dix heures de voyage devaient suffire.
Il n'était pas obligé de dormir : en cas de nécessité, il pouvait se passer de sommeil pendant trois, voire quatre jours. Merci à l'oncle Chiran et à
son enseignement.
Also, der Reihe nach 71
II avait sorti de sa serviette les informations fournies à sa demande par le commanditaire. Parmi elles se trouvait un dossier complet sur Sobolev, dont la constitution, ainsi qu'on le voyait, s'étalait sur des années : une biographie détaillée avec ses états de service, ses penchants, ses relations. On n'y découvrait aucun travers auquel se raccrocher : l'homme n'était ni joueur, ni opiomane, ni buveur excessif. Dans ses caractéristiques personnelles, le mot qui revenait le plus fréquemment était " excellent " : excellent cavalier, excellent tireur, excellent joueur de billard. Bon, d'accord.
Akhimas était passé à la rubrique " penchants ". Boit modérément, vin préféré: Ch‚teau d'Yquem, fume des cigares brésiliens, affectionne les romances russes et tout particulièrement L'Aubépine. Bien, bien.
"Habitudes intimes". Là, hélas, c'était la déception. Sobolev n'était ni pédéraste, ni adepte du marquis de Sade, ni pédophile. S'il est vrai qu'il avait été un don Juan notoire
1. Ainsi, procédons par ordre !
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par le passé, depuis deux ans il restait fidèle à sa maîtresse, Ekatérina Golovina, enseignante au lycée de filles de Minsk. On croyait savoir que, le mois précédent, il lui avait proposé de légaliser leur relation. Pour une raison inconnue, Golovina avait refusé, ce qui avait mis un terme à
leur liaison. Là, il y avait quelque chose à creuser.
Akhimas avait regardé pensivement par la fenêtre. Puis il avait pris le second document : la liste des officiers de la suite de Sobolev avec leur identité et leurs caractéristiques. Il s'agissait majoritairement de soldats au riche passé militaire. Dans ses déplacements, le général était en permanence accompagné d'au moins sept à huit personnes. Il n'allait jamais seul nulle part. Mauvais point. Pis encore était le fait que le général n'absorbait aucune nourriture qui ne f˚t go˚tée au préalable et, de surcroît, par deux personnes : le capitaine de Cosaques Goukmassov, son ordonnance principale, et son valet de chambre personnel.
Or, seul le poison permettait de simuler une mort naturelle et d'éviter tout soupçon. L'accident ne convenait pas ; un accident est toujours suspect.
Comment administrer le poison à la cible tout en évitant les contrôles ?
qui approchait Sobolev de plus près que son ordonnance et son valet de chambre ?
En fait, personne. A Minsk, la cible avait une bien-aimée, et sans doute ne faisait-il pas go˚ter ce que celle-ci lui offrait à manger. Mais leur liaison était terminée.
quoique... stop. Ses réflexions allaient dans le bon sens. Seule une femme peut approcher de très près un homme, même s'il ne la connaît que depuis peu. A condition, naturellement, qu'il y ait quelque chose entre eux. Là, l'ordonnance et le valet de chambre seraient bien obligés d'attendre à la porte.
Bien. Depuis quand Sobolev avait-il rompu avec sa maîtresse? Depuis un mois. L'abstinence devait donc commencer à lui peser. Durant les manouvres, il avait eu autre chose en tête que courir la gueuse, sinon cela aurait 338
été consigné dans ce dossier. Or c'était un homme en excellente santé et dans la force de l'‚ge. Sans compter qu'il se lançait dans une aventure risquée dont l'issue était pour lui incertaine.
Akhimas avait plissé les yeux.
Assise face à lui, une dame essayait à mi-voix de persuader son fils, élève d'une école militaire, de se tenir convenablement et de cesser de s'agiter.
- Tu vois pourtant, Serge, que ce monsieur travaille, et toi, tu fais des caprices, avait dit la dame en français.
Le garçon avait regardé le bel homme blond vêtu d'un veston gris de qualité
qui tenait étalés sur ses genoux des papiers visiblement ennuyeux et remuait les lèvres. De toute évidence, un Teuton.
Le Teuton avait jeté au jeune cadet un regard par en dessous de ses yeux presque blancs puis, brusquement, lui avait fait un clin d'oeil.
Serge avait pris un air renfrogné.
Le célèbre Achille a un talon, et un talon qui n'a rien de bien original, s'était dit en conclusion Akhimas. Inutile de faire le malin et de réinventer la poudre. Plus la solution sera simple, plus s˚re elle sera.
Le schéma logique s'était construit de lui-même : 1) Pour un homme du genre de Sobolev, solide et lassé d'une abstinence forcée, la femme est le meilleur app‚t possible.
2) C'est par l'intermédiaire d'une femme que l'on peut le plus facilement administrer du poison à une cible.
3) En Russie, la débauche est considérée comme honteuse et en tout cas indigne d'un héros national. Si, au lieu de mourir sur le champ de bataille ou, éventuellement, dans un lit d'hôpital, le grand homme rend l'‚me sur la couche du vice, avec sa maîtresse ou, mieux encore, avec une prostituée, cela est, selon la conception russe : a) indécent, 339
b) comique, c) simplement stupide. On ne pardonne pas ces péchés-là à un héros.
La suite du général ferait le reste. Les ordonnances se démèneraient comme de beaux diables pour dissimuler à l'opinion publique les circonstances scandaleuses de la mort du Général Blanc. Mais, parmi les siens, parmi les conspirateurs, le bruit se répandrait comme une traînée de poudre. Il est difficile de partir en guerre contre l'empereur sans chef, surtout si, au lieu d'un étendard de chevalier, flotte au-dessus des têtes un drap souillé. Et le Général Blanc cesserait pour ses partisans d'être aussi blanc que cela.
Bon, la méthode était trouvée. Maintenant la technique. Akhimas avait dans sa valise, entre autres choses utiles, tout un choix de produits chimiques.
Dans le cas présent, l'extrait d'une fougère d'Amazonie convenait à la perfection. Deux gouttes de ce liquide incolore et presque sans saveur suffisaient pour qu'une accélération même minime des battements cardiaques provoque chez un homme en parfaite santé un arrêt respiratoire et une paralysie du muscle cardiaque. La mort en outre paraissait tout à fait naturelle, et l'idée d'un empoisonnement ne venait à l'esprit de personne.
De toute façon, au bout de deux ou trois heures, il était déjà impossible de déceler la moindre trace de poison.
Le moyen était s˚r et avait fait ses preuves à plusieurs reprises. La dernière fois qu'Akhimas y avait eu recours, c'était deux ans plus tôt, pour honorer le contrat passé avec un vaurien de Londres désireux de se débarrasser d'un oncle millionnaire. L'opération avait été conduite avec simplicité et élégance. Le tendre neveu avait organisé un repas en l'honneur de son cher parent. Parmi les invités figurait Akhimas. Il avait commencé par boire avec le vieil homme du Champagne empoisonné, après quoi, choisissant son moment, il avait glissé à l'oreille du millionnaire que son 340
neveu en voulait à sa vie. L'oncle était devenu cramoisi, avait porté sa main à son cour et s'était écroulé, comme foudroyé. La mort était intervenue devant une douzaine de témoins. Pour donner au poison le temps de se diffuser et de perdre sa vigueur, Akhimas avait regagné son hôtel d'un pas lent et mesuré.
La cible était un homme d'un certain ‚ge à la santé chancelante. Mais l'expérience montrait que, pour un sujet jeune et en parfaite condition, la préparation agissait dès que le pouls atteignait quatre-vingts à quatre-vingt-cinq pulsations par minute.
La question se formulait donc de la manière suivante : le sang de l'héroÔque général allait-il s'accélérer au moment de l'élan amoureux jusqu'à atteindre quatre-vingt-cinq pulsations par minute ?
Réponse : sans nul doute, c'était le propre de la passion. Surtout si l'objet de ladite passion était suffisamment torride.
Il ne restait plus qu'un détail : trouver une cocotte à la hauteur.
A Moscou, conformément aux directives, Akhimas était descendu au Métropole, le nouvel hôtel à la mode, et s'était inscrit sous le nom de NikolaÔ
Nikolaiévitch Klonov, marchand de Riazan.
Utilisant le numéro donné par monsieur X, il avait téléphoné au représentant moscovite du commanditaire qu'il avait reçu instruction d'appeler " monsieur Némo ". Ces surnoms ridicules ne faisaient plus du tout sourire Akhimas. Il était clair que, dans cette affaire, on ne plaisantait pas.
- J'écoute, avait répondu une voix au milieu de grésillements.
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- C'est Klonov, avait annoncé Akhimas dans l'appareil téléphonique.
J'aurais besoin de parler à monsieur Némo.
- J'écoute, avait répété la voix.
- Transmettez qu'il me faut d'urgence une description physique d'Ekatérina Golovina.
Akhimas avait répété une seconde fois le nom de la maîtresse de Sobolev, puis interrompu la communication.
Hmm... Les défenseurs du trône n'étaient pas des conspirateurs bien sérieux! Akhimas avait demandé au kellner l'annuaire du téléphone pour voir quel abonné correspondait au numéro 211. Il s'agissait du conseiller aulique Piotr Parménovitch Khourtinski, chef de la Section spéciale de la chancellerie du général gouverneur de Moscou. Pas mal.
Deux heures plus tard, un courrier apportait à l'hôtel une dépêche cachetée. Le texte était court :
" Blonde, yeux gris-bleu, nez très légèrement busqué, mince, bien faite, 1,60 m, poitrine menue, taille fine, grain de beauté sur la joue droite, cicatrice au genou gauche consécutive à une chute de cheval. X "
Les détails concernant le genou et le grain de beauté étaient superflus.
L'essentiel était le type de femme qui se dessinait : une bonde fluette de taille moyenne.
- Dis-moi, mon brave, comment t'appelle-t-on ?
Le numéro 19 regardait le kellner l'air indécis, comme embarrassé. Mais l'employé, homme d'expérience, connaissait bien ce ton et cette expression.
Effaçant le sourire de son visage pour ne pas gêner le client par un empressement excessif, il avait répondu :
- TimofeÔ, Votre Noblesse. Y aurait-il quelque chose pour votre service ?
Le numéro 19 (d'après le registre, marchand de la première guilde originaire de Riazan) avait entraîné TimofeÔ à l'écart, près d'une fenêtre, et lui avait glissé un rouble.
- Je m'ennuie, l'ami. Je me sens un peu seul. Comment pourrais-je, disons... rendre mon séjour plus agréable ?
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Le marchand battait de ses cils blancs, et ses joues étaient devenues toutes rosés. Il était agréable d'avoir affaire à un homme si délicat.
Le garçon avait écarté les mains :
- Rien de plus simple, monsieur. A Moscou, nous avons de joyeuses demoiselles à profusion. Voulez-vous que je vous indique une adresse ?
- Non, je ne veux pas d'adresse. J'en aimerais une pas comme les autres, une femme bien et pas sotte. Je n'aime pas les filles bon marché, avait dit le marchand de Riazan, retrouvant de l'assurance.
- On en a aussi des comme ça. (Et TimofeÔ s'était mis à compter sur ses doigts :) Au Ravin chante une certaine Varia SérébrianaÔa, un beau brin de fille qui ne va pas avec tout le monde. On a aussi mademoiselle Carmencita, une personne très moderne; avec elle, il faut s'entendre au téléphone. A VAIpenrose se produit mademoiselle Wanda, une jeune femme très sélective. A l'Opérette française, deux danseuses, Lisette et Anisette, sont elles aussi très populaires. Maintenant si on regarde du côté des actrices...
- Oui, très bien, une actrice, cela me plairait, avait dit le 19 en s'animant. Mais j'aimerais qu'elle soit à mon go˚t. Tu vois, TimofeÔ, je ne suis pas attiré par les femmes rondes. Je voudrais qu'elle soit svelte, avec la taille fine, pas trop grande et surtout blonde.
Le kellner avait réfléchi et rendu son verdict :
- Alors c'est Wanda, de \'Alpenrose, qu'il vous faut. Elle est blonde et maigre. Mais elle a du succès quand même. Les autres sont plutôt du genre bien en chair. On ne peut rien y faire, monsieur, c'est la mode...
- Parle-moi un peu de cette Wanda.
- C'est une Allemande. Elle a de la classe et une haute idée d'elle-même.
Elle vit sur un grand pied dans un appartement de l'hôtel Angleterre avec entrée privée. Elle peut se le permettre : avec elle, c'est cinq cents la 343
rencontre. En plus, elle est difficile, elle ne va qu'avec ceux qui lui plaisent.
- Cinq cents roubles? Diable ! avait fait le marchand, apparemment intéressé. Et, dis-moi, TimofeÔ, o˘ pourrais-je la voir, cette Wanda ?
C'est quoi exactement VAIpenrose dont tu parles ?
Le garçon avait pointé son doigt par la fenêtre :
- C'est par là, tout près, rue Sophie. Elle y chante presque tous les soirs. Le restaurant n'est pas exceptionnel, rien à voir avec le nôtre ni même avec le Bazar slave. Il est surtout fréquenté par des Allemands. Les Russes n'y vont que pour se rincer l'oeil avec Wanda. Certains avec des intentions plus sérieuses, pour faire affaire avec elle.
- Et dans ce cas, comment faut-il s'y prendre ?
- Oh, là, c'est tout un cérémonial, avait complaisamment expliqué TimofeÔ.
D'abord, il faut l'inviter à sa table. Mais si on l'invite comme ça, d'un geste, elle ne vient pas. Il faut avant toute chose lui envoyer un petit bouquet de violettes, en mettant autour un billet de cent roubles. La demoiselle vous regarde de loin. Si vous ne lui plaisez pas, elle renvoie le billet. Si elle le garde, c'est qu'elle viendra. Mais vous n'avez encore fait que la moitié du chemin. Elle peut venir vous rejoindre, bavarder de choses et d'autres, et refuser quand même d'aller plus loin. Mais elle ne vous rendra pas pour autant vos cent roubles, puisqu'elle vous aura consacré un moment. On dit qu'elle gagne plus d'argent avec ces cent roubles de refus qu'avec les billets de cinq cents. Voilà donc le rituel imposé par la fameuse Wanda.
Le soir même, Akhimas était à VAIpenrose, dégustant à petites gorgées un vin du Rhin tout à fait correct et observant la chanteuse. La petite Allemande n'était en effet pas mal du tout. Elle ressemblait à une bacchante. Son visage n'avait rien d'allemand : il était arrogant, téméraire, et ses yeux verts avaient des reflets d'argent en fusion.
Akhimas
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connaissait bien cette nuance particulière qui ne se rencontre que chez les représentantes les plus précieuses du beau sexe. Ce ne sont pas des lèvres charnues ni un nez parfait, c'est précisément cet argent chatoyant auquel succombent les hommes, aveuglés par son éclat trompeur jusqu'à y perdre la raison. Et quelle voix ! Fin connaisseur de la beauté féminine, Akhimas savait que la moitié du charme réside dans la voix. Et quand il s'agissait comme ici d'une voix de poitrine, qui plus est légèrement voilée, comme saisie soit par le gel soit au contraire par le feu, le danger est particulièrement grand. Mieux vaut, tel Ulysse, s'attacher au m‚t, sinon on ne peut que sombrer. Le valeureux général ne résisterait pas à cette sirène, il n'en aurait pas la force.
Mais rien ne pressait. On était mardi, et Sobolev n'arrivait que le jeudi.
Akhimas avait donc la possibilité de mieux découvrir mademoiselle Wanda.
Au cours de la soirée, on lui avait envoyé deux bouquets. Le premier lui avait été adressé par un gros marchand en redingote framboise. Wanda l'avait retourné à son expéditeur sans même y toucher, et le marchand avait immédiatement quitté la salle, en martelant le sol de ses bottes et en jurant comme un charretier.
Puis c'est un colonel de la garde à la joue barrée d'une cicatrice qui avait tenté sa chance. La chanteuse avait porté les violettes à son visage, glissé le billet dans sa manche de dentelle, mais elle ne s'était pas h‚tée de rejoindre la table de l'officier et ne lui avait accordé que très peu de temps. Akhimas n'avait pu entendre leur conversation, mais celle-ci s'était achevée de la manière suivante : rejetant sa tête en arrière, Wanda avait éclaté de rire, donné un petit coup de son éventail sur la main du colonel et s'était éclipsée. L'officier de la garde avait haussé avec philosophie ses épaules émaillées d'or et laissé passer un moment avant de lui adresser un second bouquet, que Wanda avait renvoyé sur-le-champ.
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En revanche, quand un blond aux joues rouges, qui, par son allure, était loin d'égaler le militaire qu'elle venait d'éconduire, lui avait fait un signe désinvolte du doigt, l'orgueilleuse dame ne s'était pas fait attendre : immédiatement elle était venue le rejoindre. Le blond lui avait dit quelque chose d'un air indolent en tapotant la nappe de ses doigts courts couverts de poils roux, et elle avait écouté en silence, sans un sourire, et avait par deux fois hoché la tête. Est-ce possible que ce soit son souteneur ? s'était étonné Akhimas. Il n'en a pas l'air.
Cependant, à minuit, quand Wanda était sortie par la porte latérale (Akhimas faisait le guet dans la rue), l'homme aux joues rouges l'attendait dans un landau, et elle était partie avec lui. Akhimas les avait suivis dans une calèche à une place qu'il avait eu la prévoyance de louer au Métropole. Ils avaient remonté le Kouznetski Most et pris la rue Pétrovka.
Devant un grand b‚timent d'angle o˘ une enseigne électrique indiquait
"Angleterre", Wanda et son compagnon étaient descendus de la voiture et avaient renvoyé le cocher. L'heure était tardive, ce qui signifiait que le si peu sympathique cavalier allait passer la nuit sur place. qui était-il ?
Son amant ? Mais bizarrement Wanda n'avait pas l'air particulièrement heureuse d'être avec lui.
Il allait falloir se renseigner auprès de " monsieur Némo ".
Pour éviter un refus et ne pas perdre de temps, au lieu d'enrouler un billet de cent roubles autour des violettes, Akhimas avait enfilé le bouquet dans une bague ornée d'une émeraude achetée le jour même. Une femme peut refuser de l'argent, jamais un bijou de prix.
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Comme de juste, le procédé avait été payant. Wanda avait examiné le cadeau avec curiosité puis, sans changer d'expression, cherché du regard celui qui l'avait envoyé. Akhimas lui avait adressé un salut discret. Ce jour-là, il portait un smoking anglais, une cravate blanche et une épingle de diamant.
A le voir, on pouvait se demander si c'était un lord britannique ou un entrepreneur moderne, cette nouvelle race cosmopolite qui commençait à
donner le ton en Europe et en Russie.
Ce soir-là, le blond aux manières cavalières, au sujet duquel Akhimas avait reçu des renseignements exhaustifs (et tout à fait intéressants), n'était pas dans la salle.
Sa chanson achevée, Wanda était venue s'asseoir à la table d'Akhimas, l'avait regardé bien en face et lui avait dit brusquement :
- Comme vos yeux sont transparents ! On dirait de l'eau.
Pour une raison obscure, en entendant cette phrase, Akhimas avait eu un bref serrement de cour. Un souvenir vague, fugitif, ce que les Français appellent déjà vu\ s'était imposé à lui. Il avait légèrement froncé les sourcils. quelles sottises ! Akhimas Velde n'était pas homme à se laisser prendre à l'hameçon des ruses féminines !
Il s'était présenté :
- NikolaÔ Nikolaiévitch Klonov, marchand de la première guilde, président de la Société de commerce de Riazan.
- Marchand ? s'était étonnée la femme aux yeux verts. Curieux. J'aurais plutôt pensé à un marin. Ou à un bandit.
Elle avait eu un rire un peu rauque, et Akhimas avait de nouveau ressenti un malaise. Personne ne lui avait jamais dit qu'il avait l'air d'un bandit.
Il devait apparaître à la fois banal et respectable ; dans sa profession, c'était indispensable.
La chanteuse continuait cependant à l'étonner.
1. En français dans le texte.
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- En plus, vous ne parlez pas comme les gens de Riazan, avait-elle l‚ché
sur un ton ironique. Vous ne seriez pas étranger, par hasard ?
Akhimas avait en effet une très légère pointe d'accent pratiquement imperceptible, une sonorité métallique qui n'était pas russe et qu'il avait gardée de son enfance, mais, pour la percevoir, il fallait posséder une ouÔe exceptionnelle. La remarque était d'autant plus surprenante dans la bouche d'une Allemande.
- J'ai longtemps vécu à Zurich, avait-il répondu. Notre compagnie y possède une représentation. Lin russe et indienne.
- Et que voulez-vous, monsieur le commerçant russo-suisse ? avait enchaîné
comme si de rien n'était la jeune femme. Faire affaire avec moi ? J'ai deviné juste ?
Akhimas s'était senti rassuré : la chanteuse faisait simplement la coquette.
- Parfaitement, avait-il répondu avec l'air sérieux et convaincu dont il usait toujours avec ce genre de femmes. J'ai une affaire confidentielle à
vous proposer.
Elle avait éclaté de rire, montrant de petites dents bien régulières.
- Confidentielle? Comme vous vous exprimez bien, monsieur Klonov ! En général, c'est justement ce genre d'affaires que l'on me propose I Cette fois, Akhimas s'était souvenu : c'était à peu près dans les mêmes termes que, une semaine auparavant, il avait répondu au " baron von Steinitz ". Il avait souri malgré lui puis aussitôt repris son ton sérieux :
- Ce n'est pas ce que vous pensez, madame. La Société commerciale de Riazan, que j'ai l'honneur de présider, m'a chargé de faire à un citoyen de notre ville, un homme de grand mérite et justement célèbre, un cadeau de valeur et original. Je peux choisir à ma convenance, pourvu que l'intéressé
soit pleinement satisfait. Chez nous, à Riazan, on 348
admire et on respecte profondément cet homme. Nous souhaitons lui offrir ce présent avec délicatesse et discrétion. Et même anonymement. Il ne saura pas que l'argent a été réuni par souscription auprès des marchands de sa ville natale. Je me suis longuement interrogé sur ce que nous pourrions offrir à cet homme heureux et totalement comblé par le destin. Puis je vous ai vue, et j'ai compris que le plus beau présent, c'était une femme telle que vous. C'était peut-être étonnant, mais elle avait rougi :
- Comment osez-vous ! s'était-elle écriée, ses yeux lançant des éclairs. Je ne suis pas une chose, pour que l'on puisse m'offrir I
- Il ne s'agit pas de vous offrir, vous, mademoiselle, mais juste un peu de votre temps et de votre art, avait dit sévèrement Akhimas. Ou aurais-je été
abusé par ceux qui m'ont affirmé que vous en faisiez commerce ?
Elle le regardait haineusement.
- Savez-vous, monsieur le marchand de la première guilde, qu'un mot de moi suffirait pour qu'on vous mette dehors ?
Il avait souri, mais seulement avec sa bouche :
- Personne ne m'a encore jamais chassé de nulle part, madame. Croyez-moi, cela est complètement exclu.
Il s'était penché en avant et, son regard rivé sur les yeux étincelants de rage, il avait dit :
- On ne saurait être une courtisane à moitié, mademoiselle. Etablissons plutôt d'honnêtes relations d'affaires: vous exécutez un travail, on vous paye. A moins que vous ne fassiez votre métier par plaisir ?
Dans les yeux verts, les étincelles s'étaient éteintes, et la large bouche sensuelle s'était tordue en un rictus amer.
- Vous parlez d'un plaisir... Commandez-moi donc une bouteille de Champagne. Je ne bois que du Champagne, on ne peut pas faire autrement dans mon " métier ", comme vous dites, sinon on tombe dans l'ivrognerie. Et 349
aujourd'hui, je ne chanterai plus. (Wanda avait fait un signe au garçon qui, connaissant sans doute ses habitudes, lui avait apporté une bouteille de Clicquot.) Vous avez raison, monsieur le philosophe. Etre une femme vendue à moitié est un leurre.
Elle avait vidé sa coupe jusqu'à la dernière goutte, mais ne l'avait pas autorisé à la resservir. Tout marchait pour le mieux. Une seule chose tracassait Akhimas : en qualité d'élu de Wanda, il attirait les regards.
Mais après tout, peu importait ; il quitterait le restaurant seul, serait considéré comme un malchanceux de plus, et on l'oublierait immédiatement
- Il est rare que l'on me parle ainsi. (Loin de l'éclairer, le Champagne avait assombri le regard de la chanteuse.) Le plus souvent, on me fait des gr‚ces, on me courtise. Au début en tout cas. Après, on me dit " tu ", et on me propose de m'entretenir. Savez-vous ce qui m'intéresse ?
- Oui. L'argent. Et la liberté qu'il procure, avait répondu distraitement Akhimas tout en réfléchissant aux derniers détails de son plan d'action.
Elle l'avait regardé, l'air ébranlée :
- Comment avez-vous deviné ?
- Je suis dans le même cas, avait-il répondu, laconique. Et combien vous faudrait-il pour que vous vous sentiez enfin libre ?
Wanda avait poussé un soupir.
- Cent mille roubles. J'ai fait mes calculs depuis longtemps. Depuis l'époque o˘, pauvre idiote, j'essayais de survivre en donnant des cours de musique. Je ne vous parlerai pas de... Ce n'est pas intéressant. J'ai longtemps vécu dans la pauvreté, presque dans la misère. Jusqu'à l'‚ge de vingt ans. Ensuite j'ai décidé que cela suffisait. J'allais devenir riche et libre. Il y a maintenant trois ans de cela.
- Et alors, vous l'êtes devenue ?
- Encore autant, et je le serai.
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- Donc, vous avez déjà cinquante mille roubles, c'est bien cela ? avait dit Akhimas avec un petit sourire amusé. Incontestablement, la chanteuse lui plaisait
- Exact avait-elle confirmé en riant cette fois sans amertume ni provocation, mais avec cette même fougue qu'elle mettait à interpréter ses chansonnettes parisiennes.
Ce dernier trait avait également plu à Akhimas. Elle ne s'apitoyait pas sur son sort
-Je peux raccourcir votre bagne d'au moins six mois, avait-il annoncé en attrapant une huître avec sa petite fourchette d'argent La Société a réuni dix mille roubles pour le cadeau.
A l'expression de son visage, Akhimas avait compris que Wanda n'était pas en état de raisonner calmement et qu'elle n'allait pas tarder à l'envoyer au diable avec ses dix mille roubles. Aussi s'était-il h‚té de poursuivre :
- Ne refusez pas, vous le regretteriez. D'autant que vous ne savez pas de qui il s'agit Oh, mademoiselle Wanda, il s'agit d'un grand homme, et bien des femmes, et de la meilleure société encore, seraient heureuses de payer très cher pour une nuit avec lui.
Et il s'était tu, certain qu'à présent elle ne s'en irait pas. La femme chez qui l'orgueil serait plus fort que la curiosité n'était pas encore née.
Wanda le regardait par en dessous, l'air furieux. Au bout d'un moment, incapable de résister, elle avait dit avec un léger ricanement :
- Eh bien, parlez donc, ne me faites pas languir, serpent tentateur de Riazan.
- Il s'agit du général Sobolev en personne, de l'incomparable Achille, également propriétaire terrien à Riazan, avait prononcé Akhimas d'un air important Voilà qui je vous propose, c'est autre chose qu'un vulgaire marchand au ventre qui lui retombe sur les genoux. Par la suite, dans votre vie libre, vous pourrez même écrire vos Mémoires.
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Dix mille roubles et Achille en prime, je pense que ce n'est pas si mal !
On voyait à son expression que la chanteuse hésitait.
- Et je peux même vous proposer autre chose, avait ajouté Akhimas tout doucement, presque dans un souffle. Je peux aussi vous débarrasser une fois pour toutes de la compagnie de Herr Knabe. Si vous le souhaitez, bien s˚r.
Wanda avait sursauté et demandé, apeurée :
- qui es-tu, NikolaÔ Klonov? Tu n'es pas marchand, n'est-ce pas ?
- Mais si, mais si. (Il avait claqué des doigts pour qu'on lui apporte l'addition.) Lin, indienne, jute. Et ne vous étonnez pas que je sois bien informé. La Société m'a confié une t‚che importante, et dans les affaires j'aime aller dans le détail.
- C'est pour cela qu'hier soir tu ne m'as pas quittée des yeux pendant que j'étais avec Knabe, avait-elle dit de manière inattendue.
Observatrice, avait pensé Akhimas, sans savoir encore si c'était bien ou mal. Et le fait qu'elle se soit mise à le tutoyer demandait également réflexion. quelle serait l'attitude la plus adéquate : la confiance ou la distance ?
- Et comment peux-tu me débarrasser de lui ? avait-elle demandé d'un air avide. Tu ne sais même pas qui il est... (Et, comme se reprenant, elle s'était elle-même coupé la parole.) Et d'abord, o˘ as-tu pris que je voulais me débarrasser de lui ?
- Ceci vous regarde, mademoiselle, avait dit Akhimas en haussant les épaules, après avoir décidé que garder les distances serait dans le cas présent l'attitude la meilleure. Bon, alors, vous êtes d'accord ou non ?
- Oui, avait-elle répondu dans un soupir. quelque chose me dit que, de toute façon, je ne me débarrasserai pas de toi.
Akhimas avait fait un signe de tête approbateur :
- Vous êtes une femme très intelligente. Demain, ne venez pas ici. Soyez chez vous en fin d'après-midi, à partir 352
de cinq heures. Je passerai vous prendre à l'hôtel Angleterre, et nous mettrons au point les derniers détails. Et essayez d'être seule.
- Je serai seule.
Elle le regardait d'une manière étrange, et il ne comprenait pas la signification de ce regard. Soudain, elle avait demandé :
- Kolia, dis-moi, tu ne vas pas me tromper ?
Non seulement les mots, mais l'intonation avec laquelle ils avaient été
prononcés avaient soudain paru à Akhimas si familiers que son cour avait défailli.
Et il s'était souvenu. En effet, c'était bien du déjà vu. Il avait déjà
vécu cette scène.
Jadis, vingt ans plus tôt, Evguénia avait dit la même chose avant le cambriolage de la pièce blindée. Et ses yeux transparents, c'était elle aussi, la petite Génia de l'orphelinat, qui en avait parlé.
Akhimas avait dégrafé son col amidonné. Il avait du mal à respirer, tout d'un coup.
D'une voix égale, il avait dit :
- Parole de marchand. Donc, à demain, mademoiselle.
Akhimas était attendu à l'hôtel par un courrier spécial porteur d'une dépêche venant de Saint-Pétersbourg.
" II a pris un congé d'un mois et vient de monter dans le train de Moscou qui arrive demain à cinq heures de l'après-midi. Il logera à l'hôtel Dusseaux, passage du Thé‚tre, appartement 47. Il est accompagné de sept officiers et de son valet de chambre. Vos honoraires sont dans une serviette marron. La première rencontre est prévue pour vendredi, à dix heures du matin, avec Ganetski, le commandant de la région militaire de Saint-Pétersbourg.
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Je vous rappelle qu'il n'est pas souhaitable que cette rencontre ait lieu.
X "
Le jeudi 24 juin, depuis le matin, vêtu d'une jaquette rayée, la raie pommadée et coiffé d'un canotier, Akhimas tournait dans le vaste hall du Dusseaux. Il avait réussi à nouer des relations utiles avec le suisse, le réceptionniste et l'homme de ménage chargé de l'aile dans laquelle il était prévu d'accueillir l'hôte de marque. Deux facteurs avaient contribué à
l'établissement de ces bonnes relations : une carte de visite de correspondant des Nouvelles du gouver-noratde Moscou, fournie par monsieur Némo, et les largesses dont il avait fait preuve (le suisse avait reçu un billet de vingt-cinq roubles, le réceptionniste un de dix, l'homme de ménage un de trois). L'investissement le plus rentable avait justement été
ce dernier billet, car l'homme avait secrètement introduit le reporter dans l'appartement 47.
Akhimas avait poussé des oh ! et des ah ! devant le luxueux aménagement, regardé o˘ donnaient les fenêtres (dans la cour, côté rue Rojdestvenka, parfait), arrêté son regard sur le coffre-fort ench‚ssé dans le mur de la chambre à coucher. Cela également tombait bien : il n'aurait pas à mettre l'appartement sens dessus dessous pour trouver l'argent. La serviette serait évidemment dans le coffre, dont la serrure était d'un modèle on ne peut plus ordinaire, une Van Lippen belge qui ne demanderait que cinq minutes à ouvrir. Pour le remercier de sa gentillesse, le correspondant des Nouvelles de Moscou avait voulu donner à l'homme de ménage une pièce de cinquante kopecks supplémentaire, mais il s'y était pris si maladroitement que la pièce était tombée et avait roulé sous le divan. Pendant que l'employé s'activait à quatre pattes pour la récupérer, Akhimas avait concentré son effort sur l'espagnolette d'une fenêtre latérale, qu'il avait tant et si bien triturée qu'elle ne tenait plus
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qu'à peine. Il suffirait de donner un tout petit coup de l'extérieur pour que la fenêtre s'ouvre.
A cinq heures et demie, son bloc de reporter à la main, Akhimas se tenait près de l'entrée de l'hôtel, au milieu de la foule des correspondants et des badauds venus assister à l'arrivée du grand homme. Au moment o˘, sanglé
dans un uniforme blanc, Sobolev était sorti de la voiture, il y avait eu dans la foule une velléité de crier " Hourrah ! ", mais le héros avait lancé aux Moscovites un regard si furieux, les officiers de sa suite avaient agité si vigoureusement les mains que l'ovation avait avorté avant d'avoir pu prendre quelque ampleur.
Akhimas avait d'abord trouvé au Général Blanc une étonnante ressemblance avec un poisson-chat : front bombé, yeux très légèrement proéminents, longue moustache et larges favoris partant en touffe sur les côtés et rappelant des ouÔes. Mais non, le poisson-chat est nonchalant et brave, or celui-là avait enveloppé l'assistance d'un tel regard d'acier qu'Akhimas avait immédiatement fait passer sa cible dans la catégorie des gros carnassiers marins. Un requin-marteau, pas moins !
En tête, arrivait le poisson pilote, un capitaine de Cosaques portant beau qui fendait la foule d'un air féroce avec force moulinets de ses gants blancs. Trois officiers marchaient de chaque côté du général. Fermant la marche, suivait le valet de chambre, lequel, arrivé à la porte, avait fait demi-tour pour retourner à la voiture afin de diriger les opérations de déchargement des bagages.
Akhimas avait eu le temps de noter que Sobolev tenait à la main une grosse et apparemment assez lourde serviette en cuir de veau. La situation ne manquait pas de piquant, la cible apportait elle-même les honoraires de celui qui était chargé de l'éliminer.
Avides de recueillir le moindre renseignement, espérant pouvoir poser une question ou observer un détail, les
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correspondants s'étaient précipités dans le hall à la suite du héros.
Akhimas, lui, avait adopté une autre ligne de conduite. Il s'était approché
tranquillement du valet de chambre et avait toussoté respectueusement, comme pour annoncer sa présence. Il s'était cependant bien gardé de l'importuner avec des questions, attendant que l'important personnage daigne lui prêter attention.
Le valet de chambre, un homme ‚gé, au visage flasque et aux sourcils blancs renfrognés (Akhimas connaissait parfaitement sa biographie, ses habitudes et ses faiblesses, y compris son f‚cheux penchant pour le petit verre du matin) avait jeté un regard mécontent à l'élégant jeune homme en chapeau de paille mais, appréciant sa délicatesse, il avait fini par daigner se tourner d'un quart de tour dans sa direction.
- Correspondant des Nouvelles du gouvernorat de Moscou, avait jeté à la h
‚te Akhimas, profitant de la possibilité qui lui était offerte. Sans vouloir ennuyer Sa Haute Excellence par des questions fastidieuses, j'aimerais tout de même, au nom des Moscovites, demander quels sont les projets du Général Blanc pour son séjour dans l'ancienne capitale. Or qui sait cela mieux que vous, Anton Loukitch ?
- Pour ce qui est de savoir, on le sait, mais ce n'est pas pour autant qu'on le raconte à tout le monde, avait répliqué le valet de chambre d'un ton sévère, mais de toute évidence flatté.
Akhimas avait ouvert son bloc, montrant qu'il était prêt à noter religieusement chaque précieuse parole. Loukitch s'était redressé et avait adopté un ton pompeux :
- Aujourd'hui, nous avons prévu une journée de détente. Après la fatigue des manouvres et celle du voyage en chemin de fer, il n'y aura ni visites ni soirées de gala et, surtout, il nous est expressément défendu de laisser approcher les représentants de votre corporation. Adresses et députations sont également exclues. Ordre m'a été donné
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de commander à dîner au restaurant de l'hôtel, pour huit heures et demie.
Si vous voulez le voir, retenez une table tant qu'il n'est pas trop tard.
Mais sachez que vous ne pourrez l'observer que de loin ; défense de venir l'ennuyer avec des questions.
Posant la main sur son cour en un geste de prière, Akhimas s'était enquis d'une voix mielleuse :
- Et quels sont les projets de Son Excellence pour la suite de la soirée ?
Le valet de chambre s'était rembruni :
- Voilà qui n'est pas mon affaire et encore moins la vôtre !
Parfait, s'était dit Akhimas. Les entretiens sérieux commencent demain, et la soirée d'aujourd'hui semble bien, en effet, consacrée à la détente.
Jusque-là nos intérêts concordent.
A présent, il convenait de préparer Wanda.
La jeune femme ne lui avait pas fait faux bond, elle l'attendait dans son appartement et était seule. Elle avait jeté à Akhimas un regard un peu bizarre, comme si elle attendait quelque chose de sa part, mais dès que le visiteur s'était mis à parler affaires, le regard de la demoiselle avait perdu son éclat.