- Vous, les Japonais, vous nous considérez comme des singes à poils roux, hein ? demanda Gauche d'un air mauvais. J'ai entendu dire que c'est comme ça que vous appeliez les Européens, pas vrai ? On est des barbares chevelus, c'est ça ? Vous, vous êtes malins, raffinés, hautement cultivés, et les Blancs ne vous arrivent pas à la cheville ! (Le commissaire gonfla les joues d'un air goguenard et l‚cha de côté un gros nuage de fumée.) Liquider une dizaine de singes, c'est une babiole, ça n'a rien de répréhensible chez vous.

Aono se redressa, le visage comme pétrifié.

- Vous m'accusez d'avoil tué lod Littleby et ses vassaux... c'est-à-dile ses selviteuls ? demanda

206

l'Asiate d'une voix égale, éteinte. Au nom de quoi m'accusez-vous ?

- De tout, mon petit ami, de la science criminelle dans son ensemble, prononça avec autorité le commissaire.

Puis Gauche se détourna du Japonais, car le discours qu'il s'apprêtait à

prononcer n'était pas destiné à cet avorton jaune à tête d'iguane, mais à

l'Histoire. Et, avant peu, on le retrouverait imprimé dans les manuels de criminologie !

- Pour commencer, messieurs, j'exposerai les faits indirects qui prouvent que cet homme pouvait commettre les crimes dont je l'accuse. (Ah, ce n'est pas ici, devant un public d'une dizaine de personnes, qu'il faudrait faire ce discours, mais au Palais de Justice, face à une salle comble !) Ensuite, je vous présenterai les preuves absolument irréfutables que monsieur Aono non seulement pouvait être, mais est effectivement l'auteur de l'assassinat de onze personnes : dix, le 15 mars rue de Grenelle, plus un hier, 14

avril, à bord du paquebot Léviathan.

Pendant qu'il parlait, un espace vide s'était formé autour d'Aono. Seul le Russe était resté assis à côté de l'accusé. L'inspecteur pour sa part se tenait légèrement à l'arrière, son revolver prêt à faire feu.

- J'espère qu'il ne fait de doute pour personne que la mort du professeur Sweetchild est directement liée au crime de la rue de Grenelle. Ainsi que l'a montré l'enquête, le but de cet acte scélérat n'était pas le vol du Shiva en or, mais celui du foulard de soie... (Gauche fronça les sourcils d'un air sévère : oui, oui, l'enquête, et inutile de tordre le 207

nez, monsieur le diplomate) ... clé du trésor caché de Bagdassar, ancien rajah de Brahmapur. Nous ignorons encore comment l'accusé a connu le secret du foulard. Nous savons tous que l'Orient recèle bien des mystères inaccessibles à nous autres, Européens. Mais, authentique connaisseur de l'Orient, feu le professeur était parvenu à déchiffrer l'énigme. Il était même sur le point de nous faire partager sa découverte quand, brusquement, l'alarme a retenti. Le criminel a sans doute eu le sentiment que c'était le destin qui lui fournissait cette merveilleuse occasion de faire taire Sweet-child. Et, de nouveau, ni vu ni connu, comme rue de Grenelle. Mais l'assassin a négligé un point fondamental. Cette fois-ci, le commissaire Gauche se trouvait à proximité, et, avec lui, ce genre de tour de passe-passe ne marche pas. L'entreprise était risquée, mais pas dénuée de chance de succès. L'assassin savait que la première chose que ferait le savant serait de se précipiter dans sa cabine pour sauver ses paperasses... je veux dire, ses manuscrits. C'est là, au tournant du couloir, que l'assassin s'est livré à sa vile besogne. Et maintenant, voici le fait indirect numéro un, dit le commissaire en levant le pouce. Monsieur Aono est sorti en courant du salon, il était donc en mesure de commettre ce crime.

- Je n'étais pas le seul, objecta le Japonais. Six autles pelsonnes sont solties du salon en coulant : monsieur Leynier, monsieur et madame Tluffo, monsieur Fandoline, monsieur Milfod-Stoakes et mademoiselle Stampo.

- C'est exact, reconnut Gauche. Mais je souhaitais seulement démontrer aux jurés, enfin, aux pré-208

sents, le lien qui existe entre les deux crimes, ainsi que la possibilité

que vous ayez commis le crime d'hier. Et maintenant revenons au " crime du siècle ". A cette période, monsieur Aono se trouvait à Paris. Ce fait n'est sujet à aucun doute, il m'a été confirmé par une dépêche.

- A paît moi, à Palis, se tlouvaient encole un million et demi de pelsonnes, fit valoir le Japonais.

- Cela n'empêche pas que c'est le fait indirect numéro deux, dit le commissaire, jouant à qui perd gagne avec une feinte bonhomie.

- Tlop indilect, objecta aussitôt le Japonais.

- J'en conviens, fit Gauche en bourrant sa pipe avant d'avancer le pion suivant. Cependant, l'injection qui a tué les serviteurs de lord Littleby était le fait d'un médecin. Or il n'y a pas un million et demi de médecins à Paris mais beaucoup moins, pas vrai ?

Personne ne songea à contester cette affirmation. Le capitaine Cliff demanda :

- Certes, mais quel rapport ?

- Cela a comme rapport, monsieur le capitaine, expliqua Gauche, l'oil luisant, que notre petit ami n'est nullement officier, ainsi qu'il s'est présenté à nous, mais chirurgien, récemment diplômé de la faculté de médecine de Paris ! Cette information figurait également dans la dépêche dont j'ai parlé.

Pose thé‚trale. Brouhaha de voix étouffées dans la salle du Palais de Justice, bruissement de crayons dans les carnets de croquis des dessinateurs judiciaires : " Le commissaire Gauche sort son atout maître. "

Patience, mes chers, ce n'est pas encore l'atout maître, mais c'est pour bientôt.

- Et maintenant, mesdames et messieurs, passons des faits indirects aux preuves. que monsieur

209

Aono nous explique pourquoi lui, médecin, représentant d'une profession aussi respectable que prestigieuse, a éprouvé le besoin de se faire passer pour officier. Pour quelle raison ce mensonge ?

Le long de la tempe cireuse du Japonais roula une goutte de sueur. Aono se taisait. Il allait flancher avant longtemps.

- Il n'y a qu'une réponse : pour détourner les soupçons. Parce que l'assassin était médecin ! résuma le commissaire, content de lui. Et maintenant, la preuve numéro deux. Avez-vous eu l'occasion d'entendre parler de la lutte japonaise ?

- Pas seulement d'en entendre parler, mais d'en voir, dit le capitaine. Une fois, à Macao, j'ai vu un navigateur japonais avoir raison de trois matelots américains. Il était tellement malingre qu'on avait l'impression qu'il suffisait de souffler dessus pour le faire tomber, mais il s'est mis à bondir en agitant bras et jambes et a envoyé au tapis les trois solides pêcheurs de baleine. Du tranchant de la main, il a frappé l'un d'eux au bras, si fort qu'il lui a dévissé le coude, vous vous rendez compte ? Pour un coup, c'était un sacré coup !

Gauche approuva d'un signe de tête :

- J'ai également entendu dire que les Japonais possédaient le secret du combat au corps à corps, l'art de tuer sans aucune arme. D'une simple pression du doigt, ils vous envoient un homme dans l'autre monde. Nous avons tous eu à maintes reprises l'occasion de voir monsieur Aono faire sa gymnastique. Dans sa cabine, sous le lit, ont été retrouvés des morceaux de courges brisées. A l'écorce étonnamment dure. Il y en avait également quelques-unes entières, dans un sac. De toute évi-210

dence, l'accusé s'en servait pour travailler ses coups en force et en précision. J'ai du mal à imaginer la puissance qu'il faut avoir pour briser à main nue une courge aussi résistante, et en plusieurs morceaux encore...

Le commissaire promena un regard éloquent sur l'assistance, puis l‚cha sa preuve numéro deux :

- Je vous rappelle, mesdames et messieurs, que le cr‚ne du malheureux lord Littleby a été fracassé en plusieurs morceaux par un coup d'une force exceptionnelle, porté au moyen d'un objet lourd et contondant. Et maintenant jetez un coup d'oil aux tranchants couverts de callosités des mains de l'accusé.

Le Japonais s'empressa de retirer de la table ses mains courtes et noueuses.

- Ne le quittez pas des yeux, Jackson. Cet homme est très dangereux, prévint Gauche. Au moindre geste, tirez à la jambe ou dans l'épaule. Et maintenant, je demanderai à monsieur Aono de me dire ce qu'il a fait de son insigne en or. Vous ne dites rien ? Dans ce cas, je répondrai moi-même à la question : c'est lord Littleby qui a arraché l'insigne de votre poitrine au moment précis o˘, du tranchant de la main, vous lui portiez un coup mortel à la tête !

Aono entrouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, au lieu de quoi il se mordit la lèvre de ses dents solides et mal alignées, puis ferma les yeux. Son visage revêtit un étrange détachement.

- On peut reconstituer le tableau du crime de la rue de Grenelle de la façon suivante, poursuivit Gauche, annonçant ses conclusions. Le soir du 15

mars, Gintaro Aono s'est présenté à l'hôtel parti-211

culier de lord Littleby, avec l'intention préméditée de liquider tous les occupants de la maison et de s'emparer du foulard triangulaire appartenant à la collection du maître des lieux. Il était alors déjà en possession d'une place sur le Léviathan, qui devait quitter Southampton quatre jours plus tard. De toute évidence, l'accusé partait en Inde à la recherche du trésor de Brahmapur. Nous ignorons comment il est arrivé à convaincre les serviteurs de se soumettre à la " vaccination contre le choléra ". Il est très probable que l'accusé leur a présenté un faux document émanant prétendument de la mairie. Tout cela pouvait sembler parfaitement vraisemblable car, comme l'indique la dépêche que j'ai reçue, les étudiants en médecine de dernière année sont assez fréquemment réquisitionnés pour la mise en ouvre de mesures prophylactiques de masse. La faculté de médecine comptant un nombre non négligeable d'Asiatiques parmi ses étudiants et ses internes, la peau jaune du visiteur nocturne n'a pas d˚ éveiller les soupçons des malheureux serviteurs. Le plus monstrueux de tout est la cruauté inhumaine avec laquelle ont été massacrés les deux innocents enfants. J'ai, mesdames et messieurs, une certaine expérience dans la fréquentation des rebuts de la société. Il y a chez nous des vauriens capables, sous le coup de la fureur, de jeter un bébé dans une cheminée allumée, mais une telle monstruosité froidement calculée et commise sans le moindre tremblement de la main... Non, reconnaissez, messieurs, qu'il y a là-dedans quelque chose de pas français, ni d'européen, d'ailleurs.

- Très juste ! s'écria Reynier avec courroux, soutenu de tout cour par le docteur Truffo.

212

- La suite est simple, continua Gauche. Après s'être assuré que les serviteurs empoisonnés par ses piq˚res avaient sombré dans le sommeil, dont ils ne devaient plus jamais sortir, l'assassin, le plus tranquillement du monde, est monté au premier étage, dans la salle o˘ était conservée la collection, et s'est mis à l'ouvre. Persuadé, bien s˚r, que le maître de maison n'était pas là. Or, terrassé par une crise de goutte, au lieu d'être à Spa, l'infortuné lord se trouvait chez lui. Entendant le bruit de verre brisé, il est entré dans la salle, o˘ il a été tué de la manière la plus barbare qui soit. Cet imprévu a fait perdre à l'assassin son sang-froid diabolique. Sans doute avait-il initialement l'intention d'emporter plusieurs des pièces exposées afin de ne pas attirer l'attention sur le fameux foulard, seulement, maintenant, il fallait faire vite. qui sait, peut-être qu'avant de mourir le lord a crié et que l'assassin a eu peur que les passants n'entendent. quoi qu'il en soit, il s'est emparé du Shiva, qui n'avait d'autre utilité que de brouiller les pistes, et s'est enfui en toute h‚te, sans même remarquer que son insigne du Léviathan était resté

dans la main de sa victime. Pour tromper les enquêteurs, Aono est reparti par la fenêtre de l'orangerie... Mais non, ce n'est pas pour ça ! s'exclama Gauche en se donnant une tape sur le front. Comment n'y ai-je pas pensé

avant ! Il ne pouvait pas ressortir par la porte à cause des cris. Rien ne disait que des passants n'étaient pas déjà agglutinés devant l'entrée !

Voilà la raison pour laquelle Aono a cassé la vitre de l'orangerie, a sauté

dans le jardin et a filé en escaladant la palissade. Mais il s'était inquiété à tort : à cette heure tardive, la rue de Grenelle était vide.

Même

213

s'il y a effectivement eu des cris, personne n'était là pour les entendre...

L'impressionnable madame Kléber poussa un sanglot. Mrs Truffo finit d'écouter la traduction et, émue aux larmes, se moucha.

Probant, concret, indiscutable, pensa Gauche. Les preuves et les hypothèses de l'enquête se complètent parfaitement. Cela étant, les petits gars, vous n'êtes pas encore au bout des surprises que vous a réservées ce bon vieux Gustave.

- Venons-en à présent au meurtre du professeur Sweetchild. Comme l'a justement fait remarquer l'accusé, à part lui, six autres personnes étaient en mesure de le commettre. Du calme, du calme, mesdames et messieurs ! fit Gauche en levant la main pour endiguer les protestations. Je vais tout de suite démontrer que vous n'avez pas tué le professeur, que le criminel n'est autre que notre ami aux yeux bridés.

Le diabolique Asiate était complètement pétrifié. Il s'était endormi ou quoi ? Ou bien priait-il son dieu japonais ? Eh bien, mon gars, tu peux prier tant que tu veux, n'empêche que tu es bon pour la Veuve.

C'est alors que, brusquement, une idée fort

déplaisante vint à l'esprit du commissaire. Et si jamais les Anglais lui piquaient le Japonais pour le meurtre de Sweetchild ? Après tout le professeur

était citoyen britannique ! Dans ce cas, l'assassin serait jugé devant un tribunal britannique et, au lieu de la bonne vieille guillotine française, c'était le gibet anglais qui l'attendait. Tout mais pas ça !

qu'avait-on à faire d'un procès à l'étranger ? Le

" crime du siècle " devait être jugé au Palais de 214

Justice et nulle part ailleurs ! Peu importait que Sweetchild ait été

assassiné sur un bateau anglais ! Il y avait dix cadavres à Paris et, ici, un seul. Sans compter que le paquebot n'était pas une propriété

exclusivement britannique, il appartenait à un consortium mixte franco-anglais !

Gauche était tellement inquiet qu'il en avait perdu le fil. Ah ça, vous pouvez toujours courir, pensa-t-il, pas question que je vous cède mon client. Je vais tout de suite en terminer avec cette comédie, et direct chez le consul de France. Et c'est moi-même qui ramènerai l'assassin chez nous. Aussitôt, une image se forma dans son esprit : le port du Havre noir de monde, les autorités policiè-res, les journalistes...

Mais, en attendant, il fallait boucler l'enquête.

- que l'inspecteur Jackson nous expose les résultats de la perquisition effectuée par ses soins dans la cabine de l'accusé.

D'un geste de la main, Gauche invita Jackson à prendre la parole.

Ce dernier, concis et professionnel, commença son exposé en anglais, mais le commissaire mit tout de suite le holà :

- C'est la police française qui mène l'enquête, dit-il sévèrement, et la langue officielle de cette affaire est le français. En outre, monsieur, tout le monde ici ne comprend pas votre langue. Et, surtout, je ne suis pas certain que l'accusé maîtrise l'anglais. Or, reconnaissez qu'il a le droit de connaître les résultats de vos investigations.

Cette protestation avait un caractère de principe : dès le départ il fallait remettre les Anglais à leur place. qu'ils sachent que, dans cette affaire, ils n'étaient pas les premiers.

215

Reynier se proposa pour faire l'interprète. Il se posta près de l'Anglais, traduisant au fur et à mesure ses phrases courtes et hachées, qu'il agrémentait d'intonations thé‚trales et de gestes éloquents.

- Conformément aux instructions reçues, il a été procédé à la perquisition.

Dans la cabine numéro 24. Identité du passager : Gintaro Aono. Nous avons opéré selon les " Règles de procédures relatives à la perquisition en lieu clos ". Pièce triangulaire d'une surface de 200 pieds carrés. Elle a été

divisée en 20 carrés horizontaux et 44 verticaux. (Le lieutenant demanda des explications, qu'il retransmit :) On décompose également les murs en carrés, puis on sonde la paroi afin d'y déceler d'éventuelles cachettes.

Même si on se demande bien quelles cachettes il pourrait y avoir dans une cabine de paquebot... La perquisition a été menée de façon méthodique : d'abord verticalement, ensuite horizontalement. Aucune cachette n'a été

trouvée dans les murs. (A ce point, Reynier écarta les mains, l'air de dire : comme si quelqu'un imaginait autre chose...) Lors de l'inspection de la surface horizontale, les objets suivants ont été saisis et joints au dossier. Un : des documents écrits en idéogrammes. Ils seront traduits et étudiés. Deux : un long poignard de type asiatique avec une lame extrêmement aiguisée. Trois : un sac contenant onze courges provenant d'Egypte. quatre : sous le lit, des éclats de courges brisées. Et enfin, cinq : un sac de voyage contenant des instruments chirurgicaux. Le logement réservé à un grand scalpel était vide.

L'auditoire poussa un ah ! Le Japonais ouvrit les yeux, lança un bref regard au commissaire, mais, de nouveau, ne dit rien.

216

II est sur le point de céder, pensa Gauche. A tort. Sans se lever de sa chaise, l'Asiate se tourna brusquement vers l'inspecteur debout derrière lui et, d'un geste incisif, il frappa par en dessous la main qui tenait le revolver. Alors que l'arme décrivait dans l'air un arc pittoresque, le Japonais, vif comme l'éclair, s'élança vers la porte. Il l'ouvrit d'un coup et... sa poitrine se heurta à deux coÔts : ceux des policiers qui montaient la garde dans le couloir. La seconde suivante, ayant terminé sa trajectoire, le revolver de l'inspecteur s'écrasa au beau milieu de la table, et le coup partit dans un fracas assourdissant. Un tintement, un cri perçant, de la fumée.

Gauche évalua rapidement la situation : l'accusé reculait en direction de sa chaise ; Mrs Truffo était évanouie ; on n'observait pas d'autres victimes ; Big Ben montrait un trou juste en dessous de son cadran, ses aiguilles s'étaient immobilisées. Les heures sonnaient. Les dames poussaient des cris aigus. Mais dans l'ensemble la situation était sous contrôle.

quand le Japonais fut remis sur sa chaise et, par précaution, menotte, quand on eut ranimé la femme du docteur et que chacun eut repris sa place, le commissaire sourit et dit, avec un sang-froid quelque peu affecté :

- Vous venez à l'instant d'assister, messieurs les jurés, à la scène des aveux. Aveux faits, il est vrai, d'une manière assez inhabituelle.

Il avait réitéré son lapsus à propos des jurés, mais, cette fois, ne se reprit pas. Tant qu'à faire, puisque c'était une répétition...

- C'était la dernière des preuves, la dernière et la plus directe qui puisse être, conclut Gauche,

217

satisfait. Et à vous, Jackson, un bl‚me. Je vous avais pourtant prévenu que ce bonhomme était dangereux.

L'inspecteur était rouge comme une écrevisse. qu'il apprenne à rester à sa place, celui-là.

Bref, tout s'arrangeait pour le mieux.

Le Japonais était assis avec trois canons braqués sur lui, ses mains menottées serrées sur sa poitrine. Il avait de nouveau fermé les yeux.

- C'est tout, monsieur l'inspecteur. Vous pouvez l'emmener. qu'en attendant il reste quelque temps chez vous, au violon. Ensuite, quand les formalités seront terminées, je me chargerai de le ramener en France. Adieu, mesdames et messieurs. Le vieux Gauche descend à terre et vous souhaite à tous un excellent voyage.

- Je crains, c-commissaire, qu'il ne vous faille rester avec nous, prononça le Russe d'un ton habituel.

Tout d'abord, Gauche crut avoir mal entendu.

- Pardon ?

- Monsieur Aono n'est en rien coupable, et l'enquête va devoir être p-poursuivie.

Gauche devait avoir l'air complètement idiot : les yeux lui sortaient de la tête, le sang affluait à ses

joues.

Sans attendre l'explosion, le Russe dit avec un aplomb réellement inimitable :

- Monsieur le capitaine, c'est vous le maître à bord. Le commissaire vient de jouer devant nous une p-parodie de procès d'assises, dans laquelle il s'est attribué le rôle du procureur, qu'il a au demeurant interprété de façon extrêmement convaincante. Cependant, dans tout procès civilisé, après 218

l'accusation, la p-parole est donnée à la défense. Si vous me le permettez, je m'arrogerai ce rôle.

- Pourquoi perdre du temps ? s'étonna le capitaine. Tout m'a l'air parfaitement clair. Monsieur le policier a fort bien tout expliqué.

- Débarquer un p-passager n'est pas un acte anodin. En fin de compte, toute la responsabilité incombe au capitaine. Pensez au préjudice que vous feriez subir à la réputation de la c-compagnie de navigation s'il s'avérait qu'une erreur a été commise. Or, je vous affirme (Fandorine éleva légèrement la voix) que le commissaire est dans l'erreur.

- C'est absurde ! s'exclama Gauche. Mais je ne discuterai pas. C'est même très intéressant. Parlez, monsieur, je vous écouterai avec plaisir.

Puisque c'était une répétition, autant aller jusqu'au bout. Ce gamin était loin d'être bête et il était possible qu'il ait découvert, dans la logique de l'accusation, des failles qu'il faudrait combler. Si, au cours du procès, le procureur se trouvait en difficulté, le commissaire Gauche pourrait venir à sa rescousse.

Fandorine croisa les jambes et entoura son genou de ses mains.

- Vous avez prononcé un discours aussi brillant que p-persuasif. A première vue, l'argumentation semble exhaustive. Votre enchaînement logique paraît presque irréprochable, quoique les p-prétendus " faits indirects " n'aient, cela va sans dire, aucune espèce de valeur. Oui, monsieur Aono était à

Paris le 15 mars. Oui, il est exact que monsieur Aono n'était pas présent dans le salon au moment du meurtre du p-professeur. En soi, ces deux faits ne signifient rien, inutile donc de nous y attarder.

219

- D'accord, d'accord, approuva sarcastique-ment Gauche. Passons directement aux preuves.

- Avec plaisir. J'ai compté cinq preuves plus ou moins valables. Monsieur Aono est médecin, mais, pour une raison quelconque, il a dissimulé ce fait.

Et d'un. Monsieur Aono est capable, d'un coup, de fracasser un objet dur : une courge, et éventuellement une tête. Et de deux. Monsieur Aono ne porte pas l'emblème du Léviathan. Et de trois. Dans le sac de voyage de l'accusé

manquait un scalpel susceptible d'avoir servi à égorger le professeur Sweet-child. Et de quatre. Et, enfin, cinq : l'accusé vient à l'instant, sous nos yeux, de faire une tentative de fuite, se démasquant par là même définitivement. Je pense n'avoir rien oublié ?

- Il faudrait ajouter un sixième point, intervint le commissaire. Il ne peut fournir d'explication pour aucun des cinq précédents.

- Bien, disons six, consentit volontiers le Russe.

Gauche eut un sourire goguenard :

- D'après moi, c'est plus qu'il n'en faut à n'importe quel jury d'assises pour envoyer ce cher monsieur à la guillotine.

L'inspecteur Jackson secoua subitement la tête

et grommela :

- To thé gallows.

- Non, à la potence, traduisit Reynier. Ah, le perfide Anglais ! Voilà bien le serpent qu'il avait réchauffé en son sein !

- Si vous permettez, s'échauffa Gauche, c'est la partie française qui a mené l'enquête, et ce loustic sera envoyé à la guillotine !

- Mais la preuve décisive, l'absence du scalpel, a été découverte par la partie britannique. Il ira à la potence, traduisit le lieutenant.

220

- Le crime principal a été commis à Paris. A la guillotine !

- Mais lord Littleby était citoyen britannique. Le professeur Sweetchild également. Donc, à la potence.

Le Japonais semblait ne pas entendre cette dispute, qui menaçait de tourner au conflit mondial. Ses yeux restaient fermés, son visage était dénué de toute expression. Tout de même, ces Jaunes, ils ne sont pas comme nous, pensa Gauche. Et quand on songe à tout ce monde qu'il va falloir mobiliser pour lui : le procureur, l'avocat, les jurés, les magistrats en grande tenue. Bon, bien s˚r, tout cela est normal, la démocratie est la démocratie, mais c'est quand même ce qui s'appelle donner de la confiture aux cochons.

Après une pause, Fandorine demanda :

- «a y est, le débat est clos ? Je p-peux poursuivre ?

- Allez-y, fit Gauche d'un air maussade en songeant aux futures bagarres avec les Britanniques.

- Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, laissons également les courges de côté. Cela non plus ne p-prouve rien.

Le commissaire commençait à en avoir assez de toute cette comédie.

- D'accord. Nous n'allons pas ergoter.

- P-parfait. Il reste cinq points : il a caché le fait qu'il soit médecin ; il n'a pas son insigne ; il lui manque un scalpel ; il a tenté de s'enfuir ; il ne donne pas d'explications.

- Et chaque point suffit à lui seul pour l'envoyer... à l'échafaud.

- Le problème, commissaire, est que vous p-pensez à l'européenne, alors que monsieur Aono

221

a une autre logique, japonaise, que vous n'avez pas eu le temps de ppénétrer. Il se trouve que j'ai eu plus d'une fois l'honneur de discuter avec cet homme et que j'appréhende mieux que vous son état d'esprit.

Monsieur Aono n'est pas seulement un Japonais, c'est un samouraÔ, de surcroît issu d'une f-famille très ancienne et influente. Ce qui est important pour l'affaire qui nous occupe. Durant cinq cents ans, les hommes de la famille Aono ont été exclusivement des guerriers, toutes les autres p-professions étant considérées comme indignes des membres d'une aussi noble lignée. L'accusé est le troisième fils de la famille. quand le Japon décida de faire un p-pas décisif en direction de l'Europe, beaucoup de familles nobles commencèrent à envoyer leurs fils étudier à l'étranger.

Ce que fit également le père de monsieur Aono. Il envoya son fils aîné en Angleterre pour qu'il fasse ses études d'officier de marine. Il faut savoir que la province de Satsuma, o˘ réside la famille Aono, fournit des c-cadres à la flotte de guerre du Japon et que l'engagement dans la marine y est considéré comme ce qu'il y a de plus prestigieux. Monsieur Aono père envoya son second fils en Allemagne, à l'académie militaire. Après la guerre de 1870 entre la France et l'Allemagne, les Japonais avaient en effet décidé

de s'inspirer du m-modèle allemand pour l'organisation de leur armée, et tous leurs conseillers militaires étaient allemands. Ces informations concernant la famille Aono m'ont été communiquées par l'accusé lui-même.

- Bon, mais qu'est-ce qu'on en a à faire de toutes ces histoires d'aristocrates ? demanda Gauche avec irritation.

222

- Mon attention a été attirée par le fait que l'accusé parlait avec f-

fierté de ses ancêtres et de ses frères aînés, alors qu'il préférait ne pas s'étendre sur lui-même. J'avais depuis longtemps noté que, p-pour un ancien élève de Saint-Cyr, monsieur Aono était singulièrement peu versé dans les questions militaires. Et d'ailleurs, pour quelle raison l'aurait-on envoyé

à l'académie militaire française alors qu'il expliquait lui-même que l'armée j-japo-naise se structurait sur le modèle allemand ? Et maintenant, voici l'aboutissement de ma réflexion. Conformément à l'air du temps, monsieur Aono père décida de donner à son troisième fils une profession foncièrement pacifique, en faisant de lui un médecin. Pour autant que je le sache d'après mes lectures, il n'est pas de c-coutume au Japon de contester une décision du chef de famille, si bien que l'accusé partit docilement à

Paris, pour y faire ses études à la faculté de médecine. Cela, toutefois, ne l'empêcha pas de se sentir p-profondément malheureux, voire déshonoré.

Lui, un Aono, rejeton d'une lignée de guerriers, obligé de manipuler des pansements et des c-clystères ! Voilà pourquoi il s'est présenté à nous comme étant officier. Il avait tout simplement honte d'avouer sa profession indigne d'un chevalier. D'un point de vue européen, cela peut paraître aberrant, mais essayez de voir les choses avec ses yeux. qu'aurait éprouvé

votre compatriote d'Artagnan si, rêvant d'endosser la cape des mousquetaires, il s'était retrouvé médecin ?

Gauche remarqua un changement chez le Japonais. Il avait ouvert les yeux et regardait Fandorine avec un trouble évident, tandis que des taches 223

pourpres étaient apparues sur ses joues. Il rougit ou quoi ? C'est quand même fou !

- Mon Dieu, que d'égards, fit Gauche avec un ricanement mauvais. Mais je ne veux pas chicaner. Parlez-moi plutôt, monsieur l'avocat de la défense, de l'emblème du Léviathan. O˘ votre timide client l'a-t-il donc fourré ? Il avait honte de le porter ?

- Vous avez absolument raison, fit le soi-disant avocat en hochant la tête d'un air impassible. P-précisément, il avait honte. Vous voyez ce qui est écrit sur cet insigne ?

Gauche regarda son revers.

- Il n'y a rien d'écrit. Seulement les trois initiales de la compagnie de navigation Jasper-Arto

partnership.

- Exactement, dit Fandorine en dessinant trois grandes lettres dans l'espace. J - A - P. Ce qui donne " Jap ", sobriquet méprisant qu'utilisent les Européens pour désigner les Japonais. Tenez, vous, commissaire, vous seriez d'accord pour porter un insigne sur lequel serait inscrit "

grenouille " ?

Le capitaine Cliff renversa la tête en arrière et partit d'un rire sonore.

Même Jackson avec sa tête de croque-mort et la guindée miss Stamp sourirent. En revanche, les taches pourpres s'élargirent sur le visage du Japonais.

Le cour de Gauche se serra, en proie à un mauvais pressentiment. Sa voix se voila ridiculement.

- Et il ne pouvait pas expliquer ça tout seul ?

- Non, impossible. Voyez-vous, d'après ce que j'ai pu comprendre à la lecture de divers ouvrages, la d-différence majeure qui oppose les Européens et les Japonais a trait au fondement moral du comportement social.

224

- Un peu trop subtil, fit remarquer le capitaine. Le diplomate se tourna vers lui :

- Nullement. La culture chrétienne est b‚tie sur le sentiment de la faute.

Il est mal de p-pécher, parce que ensuite on sera tourmenté par le remords.

Pour éviter la culpabilité, tout Européen normal essaie d'agir conformément à la morale. Exactement de la même manière, les Japonais s'efforcent de ne pas violer les normes éthiques, mais pour une raison différente. Dans leur société, c'est la honte qui joue le rôle de rempart moral. Rien n'est plus pénible pour le Japonais que de se trouver dans une situation humiliante, d'être exposé à la v-vindicte ou, pis, à la risée publique. C'est pour cela que le Japonais craint énormément de commettre des mauvaises actions.

Croyez-moi, en tant que civilisateur social, la honte est plus efficace que la conscience. De son point de vue, il était absolument inconcevable pour monsieur Aono d'évoquer à haute voix l'objet de sa honte, a fortiori en présence d'étrangers. Etre médecin plutôt que militaire est quelque chose de honteux. Avouer qu'il avait menti était plus honteux encore. Admettre que lui, un samouraÔ japonais, puisse donner ne serait-ce qu'une once de justification à des surnoms injurieux, était à plus forte raison exclu.

- Merci pour le cours magistral, ironisa Gauche en s'inclinant. Et c'est aussi la honte qui a amené votre client à essayer d'échapper à ses gardes ?

- That's thé point1, approuva Jackson, repassant du camp des ennemis à

celui des alliés. The yellow bastard almost broke my wrist2.

1. Voilà le hic.

2. Ce sale jaune a failli me casser le poignet.

225

- De nouveau vous tombez juste, c-commis-saire. Il n'avait aucune chance de s'enfuir du bateau, et d'ailleurs pour aller o˘ ? Jugeant sa situation désespérée et ne p-prévoyant que de nouvelles humiliations, mon client (puisqu'il vous plaît de l'appeler ainsi) voulait sans doute aller s'enfermer dans sa cabine et en finir avec la vie selon le rituel des samouraÔs. N'est-ce pas, monsieur Aono ? demanda Fandorine, s'adressant directement au Japonais pour la première fois. Celui-ci ne répondit pas, mais baissa la tête.

- Une déception vous aurait attendu, lui dit le diplomate d'une voix douce.

Sans doute cela vous a-t-il échappé : votre p-poignard rituel vous a été

confisqué par la police au cours de la perquisition. - Ah oui, vous voulez parler de... comment dit-on déjà ? Hirakira, harikari, fit Gauche souriant dans ses moustaches, l'air moqueur. C'est de la blague, je ne peux pas croire qu'un homme puisse tout seul s'ouvrir le ventre. Ce sont des sornettes. Tant qu'à précipiter le grand voyage, mieux vaut se fracasser la caboche contre un mur. Mais là-dessus non plus je n'irai pas discuter avec vous. Cela étant, j'ai une preuve qui n'admet aucune discussion : l'absence du scalpel parmi les instruments chirurgicaux. qu'est-ce que vous avez à

dire à ça ? que le véritable assassin a chipé son scalpel à votre client, avec l'idée de commettre un meurtre et de faire porter le chapeau à Aono ?

«a ne tient pas debout ! Comment l'assassin aurait-il pu savoir que le professeur avait l'intention de nous faire part de sa découverte au cours du déjeuner ? Sweetchild lui-même venait tout juste de comprendre le mystère du foulard. Rappelez-vous sa façon d'entrer en courant dans le salon, complètement ébouriffé.

226

- A vrai dire, rien n'est plus f-facile pour moi que d'expliquer l'absence du scalpel. En outre, nous sortons ici du domaine des suppositions pour entrer dans celui des faits concrets. Vous vous rappelez qu'après Port-SaÔd des objets ont tout à coup commencé à disparaître de façon incompréhensible. Puis la mystérieuse épidémie a cessé aussi b-brusquement qu'elle avait commencé. Et vous savez quand ? Après la mort de notre passager clandestin à la peau noire. J'ai longuement réfléchi : pourquoi et comment s'était-il retrouvé sur le Léviathan ? Eh bien, voici ma réponse.

Ce nègre a, selon toute p-probabilité, été ramené du fin fond de l'Afrique par des marchands d'esclaves arabes et conduit par bateau jusqu'à Port-SaÔd. Pourquoi je pense cela ? Parce que après avoir échappé à ses maîtres, le nègre ne s'est pas caché n'importe o˘, mais sur un bateau. M-manifestement, il se disait que, puisqu'un bateau l'avait amené de chez lui, un bateau pourrait le remmener.

- quel rapport avec notre affaire ? intervint Gauche, n'en pouvant plus.

Votre nègre est mort le 5 avril, alors que Sweetchild a été tué hier ! Et puis allez au diable avec vos histoires à dormir debout ! Jackson, emmenez le prévenu !

Alors qu'il se dirigeait résolument vers la sortie, le diplomate attrapa fermement le commissaire par le coude et dit avec une odieuse politesse :

- Cher monsieur Gauche, j'aimerais mener ma d-démonstration à son terme.

Patientez encore un tout petit peu, il n'y en a plus pour longtemps.

Gauche voulut se dégager, mais les doigts du blanc-bec le serraient comme un étau. Après avoir tiré brusquement son bras une fois, puis une autre, 227

le policier préféra ne pas se ridiculiser et se tourna vers Fandorine.

- D'accord, encore cinq minutes, concéda-t-il du bout des lèvres en fixant haineusement les yeux bleus et sereins de l'impertinent.

- Merci b-beaucoup. Pour anéantir votre dernière preuve, cinq minutes sont amplement suffisantes... Je pensais que le fugitif devait avoir une cachette quelque part. Contrairement à vous, capitaine, je n'ai pas commencé par les cales et les soutes à charbon mais par le p-pont supérieur. En effet, seuls les passagers de première classe avaient vu "

l'homme noir ". On pouvait donc raisonnablement supposer qu'il se cachait quelque part par ici. Et, effectivement, dans le troisième des canots situés à t-tribord, j'ai trouvé ce que je cherchais : des restes de nourriture et un baluchon, dans lequel se trouvaient des chiffons de couleurs vives, un rang de perles et divers autres objets brillants : un miroir, un sextant, un pince-nez et, notamment, un grand scalpel.

- Pourquoi devrais-je vous croire ? rugit Gauche.

L'enquête était en train d'être réduite en poussière sous ses yeux.

- Parce que je n'ai aucun intérêt à dire cela et que je suis p-prêt à

réitérer mes déclarations sous serment. Vous m'autorisez à continuer ? dit le Russe avec son écourant petit sourire. Merci. De toute évidence, le pauvre nègre se distinguait par un esprit de sage économie et ne comptait pas rentrer chez lui les mains vides.

- Stop, stop ! intervint Reynier en fronçant les sourcils. Mais pourquoi donc, monsieur Fando-228

rine, n'avez-vous pas fait part de votre découverte au capitaine ? De quel droit l'avez-vous cachée ?

- Je ne l'ai pas cachée. J'ai laissé le b-baluchon là o˘ il était. Mais lorsque je suis revenu au canot quelques heures plus tard, alors que les recherches avaient pris fin, je ne l'ai plus retrouvé. J'étais p-persuadé

que vos marins étaient tombés dessus. En fait, il est clair maintenant que vous avez été devancé par l'assassin du professeur, lequel s'est emparé de tous les trophées du nègre, y compris le scalpel de monsieur Aono. Il est p-probable que le criminel envisageait l'éventualité de... mesures extrêmes et, à tout hasard, gardait sur lui le scalpel, afin d'engager l'enquête sur une fausse voie. Dites-nous, monsieur Aono, vous a-t-on volé un scalpel ?

Le Japonais tarda à répondre, puis finit par acquiescer d'un signe de tête.

- Mais vous n'en avez rien dit parce qu'un officier de l'armée impériale n'avait aucune raison de p-posséder un scalpel, n'est-ce pas ?

- Le sextant est à moi ! déclara le baronet. Je pensais que... d'ailleurs, peu importe. C'était donc ce sauvage qui l'avait volé. Messieurs, si quelqu'un a la tête défoncée avec mon sextant, sachez que je n'y serai pour rien.

C'était le fiasco le plus complet. Gauche, désemparé, jeta un regard en biais à Jackson.

- Très désolé, commissaire, mais vous devoir continuer votre voyage, dit l'inspecteur en français, en tordant ses lèvres fines avec commisération.

My apologies, Mr Aono. Ifyou just strech your hands... Thank y ou '.

1. Mes excuses, mister Aono. Tendez vos mains, s'il vous plaît... Merci.

229

Les menottes émirent un grincement plaintif. Au milieu du silence qui s'ensuivit, retentit brusquement la voix sonore et affolée de Renata Kléber : - Permettez, messieurs, mais alors qui est donc l'assassin ?

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le satori arrive - pour autant qu'il arrive effectivement - seul, sans effort ni avertissement ! Un homme peut être un juste et un sage, rester chaque jour assis pendant des heures dans la position du zazen, lire des montagnes de textes sacrés et pourtant mourir sans connaître la révélation, tandis qu'à un quelconque vaurien errant bêtement et sans but dans la vie, le satori apparaîtra soudain dans son grandiose rayonnement en transformant d'un coup son existence stérile ! J'ai eu de la chance. A vingt-sept ans, je viens de renaître.

L'illumination et la purification ne me sont pas venues à un moment de concentration physique et spirituelle mais à cet instant o˘ je me suis retrouvé écrasé, pitoyable, anéanti, o˘, tel un ballon éclaté, il ne restait plus de moi que l'enveloppe. Mais le fer stupide, instrument de ma transformation, a cliqueté et, brusquement, j'ai ressenti avec une indicible acuité que je n'étais plus moi, mais... Non, ce n'est pas ça. que je n'étais plus seulement moi, mais également un nombre incalculable d'autres vies. que je n'étais plus l'obscur Gintaro Aono, troisième fils du conseiller supérieur de Son Altesse le prince Simadzu, mais une parcelle du Grand Tout, qui pour être petite n'en est pas moins précieuse. Je suis en toute chose, et toute chose est en moi. Combien de fois n'ai-je pas entendu ces paroles, que pourtant je n'ai comprises, non, senties, que le 15e jour du 4e mois de la 11e année de Meiji, à Bombay, à bord d'un énorme paquebot européen. Bien singulière est la volonté du Très-Haut.

quel est donc le sens de ce tercet né de mon intuition ? L'homme est un ver luisant solitaire dans l'obscurité infinie de la nuit. Sa lumière est si faible qu'elle n'éclaire

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qu'une infime portion de l'espace, tandis qu'autour, tout n'est que froid, ténèbres et peur. Mais il suffit de détourner son regard apeuré de la terre sombre et de regarder dans les airs (il n'y a pour cela qu'à lever la tête !) pour voir que le ciel est couvert d'étoiles. Elles brillent d'une lumière égale, vive, éternelle. Tu n'es pas seul dans les ténèbres. Les étoiles sont tes amies, elles t'aident et ne t'abandonnent pas au malheur.

Et, sitôt après, tu comprends une autre chose, non moins importante : le ver luisant est aussi une étoile, semblable à toutes les autres. Celles qui se trouvent dans le ciel voient également ta lumière, et celle-ci les aide à supporter le froid et le noir de l'Univers.

Ma vie ne changera sans doute pas. Je resterai le même qu'auparavant : vain, absurde, dominé par les passions. Mais au fond de mon ‚me, vivra désormais un

authentique savoir. Il me sauvera et me soutiendra dans les moments difficiles. Je ne suis plus une flaque d'eau qu'un brusque coup de vent peut répandre à la surface de la terre. Je suis l'océan, et la tempête qui, tel un tsunami dévastateur, a déferlé sur moi n'atteindra pas mes profondeurs secrètes.

quand, enfin, je compris tout cela et que mon esprit se fut empli de joie, je me souvins que la plus haute des vertus est la reconnaissance. La première étoile dont j'ai distingué le rayonnement dans la nuit noire est Fandorine-san. C'est précisément gr‚ce à lui que j'ai compris que moi, Gintaro Aono, je n'étais pas indifférent au Monde, que le Grand Ailleurs ne m'abandonnait pas dans le malheur.

Mais comment expliquer à un homme d'une autre culture qu'il est à jamais mon ondzin ? Un tel mot n'existe pas dans les

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langues européennes. Aujourd'hui, m'armant de courage, j'ai commencé à

parler de cela avec lui mais, apparemment, rien qui vaille n'est sorti de l'entretien.

J'avais attendu Fandorine-san sur le pont des embarcations, sachant qu'il y viendrait à huit heures précises muni de ses haltères.

quand il apparut, moulé dans son tricot à rayures (il faudra que je lui dise que, pour les exercices physiques, une tenue ample est plus appropriée que des vêtements serrés), je m'approchai de lui et me prosternai bien bas.

" qu'avez-vous, monsieur Aono ? demanda-t-il, étonné. Pourquoi êtes-vous plié en deux et ne vous relevez-vous pas ? " Comme il était impossible de discuter dans cette position, je me redressai, bien que, en pareille situation, il e˚t été bien s˚r souhaitable de prolonger mon salut. " Je tenais à vous exprimer mon infinie reconnaissance ", dis-je, très ému. "

Laissons cela, je vous

prie ", répondit-il en balayant ma déclaration d'un revers de la main. Ce geste me plut énormément. Par là même, Fandorine-san voulait minimiser le service qu'il m'avait rendu et délivrer son obligé d'un sentiment de reconnaissance excessif. Tout Japonais de noble éducation e˚t agi de même à

sa place. Mais l'effet fut l'inverse de celui escompté : mon esprit s'emplit d'une reconnaissance plus vive encore. Je lui déclarai que j'étais désormais son débiteur pour la vie. " Voilà de bien grands mots, fit-il en haussant les épaules. Je voulais simplement rabattre le caquet à ce dindon prétentieux. " (Le dindon est un volatile américain à la démarche ridicule et imbu de sa supériorité ; au sens figuré, il désigne un homme fat et sot.) J'appréciai une fois de plus la délicatesse de mon interlocuteur, mais il me fallait absolument lui expliquer à quel point je lui étais redevable.

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" Merci à vous d'avoir sauvé ma misérable vie, dis-je en m'inclinant de nouveau. Trois fois merci pour avoir sauvé mon honneur. Et une infinité de mercis pour avoir ouvert mon troisième oil, gr‚ce auquel je vois maintenant ce que je ne voyais pas auparavant. " Fandorine-san regarda mon front (avec une certaine crainte, me sembla-t-il), comme s'il s'attendait à y voir un nouvel oil s'ouvrir et lui faire signe.

Je lui déclarai qu'il était mon ondzin, que désormais ma vie lui appartenait, ce qui, selon moi, l'effraya plus encore. " Oh, comme je rêve que vous vous retrouviez face à un péril mortel pour vous sauver, comme vous m'avez moi-même sauvé ! " m'exclamai-je. Il fit un signe de croix et dit : " J'aimerais mieux pas. Si cela ne vous dérange pas, je vous saurais vraiment gré de rêver d'autre chose. "

Décidément, la discussion n'aboutissait à rien. En désespoir de cause, je m'écriai :

" Sachez que je ferai n'importe quoi pour vous ! " Et je précisai mon serment afin d'éviter tout malentendu ultérieur : " Pour autant que cela ne porte pas préjudice à Sa Majesté, à mon pays et à l'honneur de ma famille.

"

Mes paroles déclenchèrent chez Fandorine-san une curieuse réaction. Il se mit à rire ! Non, je n'arriverai sans doute jamais à comprendre les Cheveux Rouges. " Eh bien, dit-il en me serrant la main. Si vous insistez, je vous en prie. Sans doute prendrons-nous le même bateau pour rejoindre le Japon depuis Calcutta. Vous pourrez me payer votre dette en leçons de japonais. "

Hélas, cet homme ne me prend pas au sérieux. Je voulais me lier d'amitié

avec lui, mais, plus qu'à moi, Fandorine-san s'intéresse à Fox, le pilote, un homme borné et inintelligent. Mon bienfaiteur passe pas mal de temps en compagnie de ce bavard,

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prête une oreille attentive à ses rodomontades concernant ses aventures maritimes et amoureuses et reste même avec lui pendant son quart ! Pour être franc, cela m'offense. Aujourd'hui j'ai été témoin de la façon dont Fox dépeignait son aventure avec " une aristocrate japonaise " de Nagasaki.

Il parla de ses petits seins, de ses lèvres vermeilles et autres particularités de cette " poupée miniature ". Il devait s'agir d'une de ces putains bon marché du quartier fréquenté par les marins. Une jeune fille de bonne famille n'échangera jamais un seul mot avec un barbare ! Le plus vexant est que Fandorine-san écoutait ce délire avec un intérêt manifeste.

J'étais sur le point d'intervenir quand le capitaine Reynier s'est approché

et a envoyé Fox s'occuper de quelque chose.

Ah oui, au fait ! J'en oubliais de raconter un événement important qui est venu troubler la vie du bateau ! Malgré tout, sa petite lueur aveugle le ver luisant, elle l'empêche de voir le monde environnant dans sa dimension réelle.

Or, à la veille de quitter Bombay, eut lieu une véritable tragédie, auprès de laquelle mes tourments paraîtront bien insignifiants.

A huit heures et demie du matin, alors que le paquebot levait déjà l'ancre et s'apprêtait à larguer les amarres, quelqu'un se présenta au bateau, porteur d'une dépêche pour le capitaine Cliff. Je me tenais sur le pont et je regardais Bombay, ville qui venait de jouer un rôle crucial dans mon destin. Je voulais que ce spectacle s'imprime à tout jamais dans mon cour.

Voilà pourquoi je me retrouvai témoin de l'événement.

Le capitaine lut la dépêche et, brusquement, son visage se transforma de manière

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saisissante. Je n'avais encore jamais rien vu de pareil ! On aurait dit un acteur de nô enlevant son masque de redoutable guerrier pour enfiler celui de la folle douleur. Le visage tanné, aux traits grossiers, du vieux loup de mer se mit à trembler. Le capitaine émit un son entre la plainte et le sanglot et commença à aller et venir sur le pont. " Oh God ! cria-t-il d'une voix rauque. Mypoorgirl1 ! " Puis, quittant la passerelle, il descendit à la h‚te - pour rejoindre sa cabine, ainsi que je l'appris plus tard.

Les préparatifs du départ furent interrompus. Le petit déjeuner fut servi à

l'heure habituelle, en l'absence toutefois du lieutenant Reynier. On ne parla que de l'étrange conduite du capitaine en essayant de deviner ce que pouvait bien contenir le télégramme. Le second fit une courte appa-1. Oh, Dieu ! Ma pauvre petite fille !

rition alors que le repas touchait à sa fin. Reynier-san avait une mine affligée. Il nous apprit que la fille unique de Cliff-san (j'ai déjà eu l'occasion de dire que le capitaine chérissait sa fille plus que tout au monde) avait été gravement br˚lée dans l'incendie de son pensionnat. Les médecins craignaient pour sa vie. Le lieutenant expliqua que mister Cliff était dans tous ses états. Il avait décidé de quitter immédiatement le Léviathan et de rentrer en Angleterre par le premier paquebot. Il n'arrêtait pas de répéter que sa place était auprès de sa chère petite.

Pour sa part, le lieutenant ne cessait de dire : " Et maintenant qu'est-ce qui nous attend ? Ce voyage est maudit ! " Nous avons fait de notre mieux pour le consoler. J'avoue que la décision du capitaine a suscité ma réprobation. Je peux comprendre son chagrin, mais un homme à qui une t‚che a été confiée n'a pas le droit de se

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laisser guider par ses sentiments personnels. A plus forte raison un capitaine dans l'exercice de ses fonctions. O˘ irait la société si l'empereur, le président ou encore le Premier ministre faisaient passer leur intérêt personnel avant leur devoir? Ce serait le chaos, alors que le sens et l'objet du pouvoir consistent à lutter contre le chaos et à

maintenir l'harmonie.

Je suis ressorti sur le pont pour voir mister Cliff quitter le navire qui lui avait été confié. Et le Très-Haut m'infligea une nouvelle leçon, une leçon de compassion.

Le capitaine, le dos vo˚té, marchant et courant tout à la fois, descendit la passerelle. Il tenait à la main un sac de voyage, un matelot le suivait, chargé d'une unique valise. Sur le quai, le capitaine s'arrêta, tourna la tête vers le Léviathan, et je vis son large visage qui luisait de larmes.

L'instant suivant, il tituba puis s'écroula, face contre terre.

Je m'élançai vers l'homme qui venait de tomber. A en juger par sa respiration saccadée et les mouvements convulsifs de ses extrémités, il s'agissait d'une grave hémorragie cérébrale. Le docteur Truffo, accouru à

son tour, confirma mon diagnostic.

En effet, ce sont des choses qui arrivent fréquemment quand le cerveau d'un homme ne peut supporter le conflit entre la voix du cour et l'appel du devoir. Je suis coupable devant le capitaine Cliff.

On emmena le malade à l'hôpital, tandis que le Léviathan s'éternisait à

quai. Le visage livide tant il était bouleversé, Rey-nier-san se rendit au télégraphe, afin de s'entretenir avec la compagnie de navigation, à

Londres. Il ne revint qu'à la nuit tombée. Les nouvelles étaient les suivantes : Cliff-san était toujours inconscient; Reynier-san prendrait provisoirement le commandement du navire, et, à Calcutta, un nouveau capitaine monterait à bord.

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Nous quitt‚mes Bombay avec dix heures de retard.

Ces jours-ci, je ne marche pas, je vole. Tout m'enchante, l'éclat du soleil, les paysages de la côte indienne, la lenteur et l'oisiveté de la vie sur ce grand navire. Même le salon Windsor, o˘ je venais comme au supplice, la gorge serrée, m'est maintenant devenu presque familier. Mes compagnons de table se comportent à mon égard de manière toute différente -

sans cette méfiance ni ce mépris teinté de dégo˚t. Tous se montrent charmants et aimables, et moi-même j'ai avec eux une attitude différente.

Même Kléber-san, que j'étais prêt à étrangler de mes propres mains (la pauvrette !), ne me semble plus repoussante. C'est simplement une jeune femme qui, se préparant pour la première fois à être mère, est entièrement dominée par l'égoÔsme puéril de cet état nouveau pour elle. Depuis qu'elle a appris que j'étais médecin, elle me pose constamment des questions d'ordre médical et se plaint à moi de ses moindres petits malaises. Auparavant, son unique victime était le docteur Truffo, mais maintenant nous sommes deux à écoper. Le plus curieux est que cela ne me pèse aucunement. Au contraire, mon statut est maintenant infiniment plus élevé qu'au temps o˘ l'on me croyait officier. Stupéfiant !

Au Windsor, je bénéficie d'une situation privilégiée, qui ne tient pas uniquement au fait que je sois médecin ou encore, pour reprendre l'expression de Mrs Truffo, un innocent martyr de l'arbitraire policier.

Non, le point le plus important est que je ne peux en aucun cas être l'assassin. Cela a été prouvé et officiellement confirmé. Et, par ce fait, je me retrouve dans la caste supérieure, aux côtés du commissaire de police et du capitaine nouvellement promu (qui, d'ailleurs, a pratiquement cessé de fréquenter notre salon : il est très occupé, et un steward lui porte ses repas directement sur la passerelle). Nous sommes tous les trois hors de cause, et il n'y a personne pour nous regarder par en dessous d'un air craintif.

J'ai de la peine pour toute cette assemblée du Windsor, sincèrement de la peine. Gr‚ce à ma clairvoyance fraîchement acquise, je discerne nettement ce que d'autres ne voient pas, même le perspicace Fan-dorine-san.

Parmi mes compagnons de table il n'y a pas d'assassin. Aucun d'entre eux ne convient au rôle du malfaiteur. J'observe attentivement ces gens : ils ont des défauts et des faiblesses, mais il n'y a pas ici d'homme à l'‚me assez noire pour tuer de sang-froid onze innocents, dont deux enfants. J'aurais repéré son haleine fétide. J'ignore de la main de qui a été tué Sweet-child-sensei, mais je suis s˚r que le coupable est ailleurs.

Le commissaire s'est quelque peu trompé dans ses suppositions : le criminel se trouve sur le paquebot, mais pas dans le Windsor. Peut-être écoutait-il à la porte lorsque le professeur a commencé à nous faire part de ses découvertes.

Si Gauche-san n'était pas aussi têtu et avait considéré les windsoriens sans idées préconçues, il aurait compris qu'il perdait inutilement son temps.

Je passe en revue notre tablée.

Fandorine-san. Son innocence est évidente. Sinon aurait-il détourné les soupçons qui pesaient sur moi, alors que ma culpabilité ne faisait de doute pour personne ?

Les époux Truffo. Le docteur est quelque peu comique, mais c'est un très brave

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homme. Il ne ferait pas de mal à une cigale. Sa femme est l'incarnation de la bienséance anglaise. Elle serait incapable de tuer qui que ce soit, tout simplement parce que cela ne se fait pas.

M.-S.-san. C'est un personnage étrange, il n'arrête pas de marmonner dans sa barbe et peut se montrer brusque, mais une profonde et sincère souffrance habite son regard. Un homme avec de tels yeux ne commet pas des crimes de sang-froid.

Kléber-san. Avec elle, tout est clair comme le jour. Premièrement, dans l'espèce humaine, il n'est guère usuel qu'une femme qui s'apprête à mettre un nouvel être au monde anéantisse d'autres vies humaines avec une telle légèreté. La grossesse est un mystère qui incite à la sollicitude à l'égard de l'être humain. Deuxièmement, au moment de l'assassinat du savant, Kléber-san se trouvait auprès du policier.

Et, pour finir, Stamp-san. Elle n'a pas d'alibi, mais l'imaginer se glissant furtivement derrière son compagnon de table, le b‚illonnant de sa petite main frêle, tandis que de l'autre main elle brandit mon funeste scalpel... Du délire complet. C'est exclu.

Ouvrez les yeux, commissaire-san. Vous êtes dans l'impasse.

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J'ai comme du mal à respirer. Ne serait-: pas la tempête qui approche ?

Commissaire Gauche

Cette maudite insomnie avait atteint des sommets. C'était la cinquième nuit qu'il était au supplice, et plus ça allait, pire c'était. Il ne s'assoupissait qu'au petit matin, et c'étaient alors d'épouvantables cauchemars. Il se réveillait complètement fourbu, et toutes sortes d'inepties s'imposaient à son esprit embrumé par les visions nocturnes.

N'était-il pas effectivement temps pour lui de prendre sa retraite ? Il aurait bien tout envoyé promener, mais c'était impossible. Rien n'était pire que de finir sa vie dans la misère et le dénuement. quelqu'un s'apprêtait à mettre la main sur un trésor d'un milliard et demi de francs, et lui, pauvre vieux, il allait terminer son existence avec cent vingt-cinq malheureux francs par mois.

Dans la soirée, des éclairs avaient commencé à sillonner le ciel, le vent à

hurler dans les m‚ts et le Léviathan à tanguer lourdement au rythme des lames noires et vigoureuses. Gauche était resté allongé sur son lit à

regarder en l'air. Le plafond était tantôt noir, tantôt d'un blanc surnaturel quand fusait un éclair. Sur le pont, la pluie crépitait ; sur la table, un verre oublié contenant une potion contre le mal d'estomac allait et venait en faisant tinter la petite cuillère qui s'y trouvait.

C'était la première fois de sa vie que Gauche se retrouvait dans une tempête en mer, mais il n'avait pas peur. Comme si pareil mastodonte pouvait faire naufrage ! Il allait tanguer, gronder, et puis tout reprendrait son cours normal. Le seul problème, c'était ces roulements de tonnerre qui

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empêchaient de s'endormir. A peine commençait-on à fermer l'oil que de nouveau : tram-tararam !

Pourtant, il avait tout de même d˚ s'assoupir, car il venait de se relever d'un bond dans son lit, sans comprendre ce qui se passait. Son cour frappait des coups secs qui se répercutaient dans toute la cabine.

Non, ce n'était pas son cour, c'était à la porte.

- Commissaire ! (Toc, toc, toc.) Commissaire ! (Toc, toc, toc.) Ouvrez !

Vite !

De qui était-ce la voix ? Celle de Fandorine apparemment.

- qui est-ce ? que voulez-vous ? cria le commissaire en pressant sa main sur le côté gauche de sa poitrine. Vous n'êtes pas bien ou quoi ?

- Ouvrez, nom d'un chien !

Oh, oh ! Il en avait une façon de parler tout d'un coup, le diplomate !

Visiblement, il s'était passé quelque chose de grave.

- Tout de suite !

Gauche ôta pudiquement son bonnet de nuit à pompon (c'était cette bonne vieille Blanche qui le lui avait tricoté), passa sa robe de chambre et enfila ses mules.

Il jeta un coup d'oil par la porte entrouverte : eh oui, c'était bien Fandorine. En redingote et cravate, avec, à la main, une canne à pommeau d'ivoire. Ses yeux lançaient des éclairs.

- quoi ? demanda Gauche, sur ses gardes, s'attendant à quelque insanité de la part de son visiteur nocturne.

Le diplomate se mit à parler d'une manière inhabituelle pour lui : rapidement, par phrases hachées et sans bégaiement.

243

- Habillez-vous. Prenez une arme. Il faut arrêter le capitaine Reynier. Au plus vite. Il nous conduit droit sur les rochers.

Gauche secoua la tête. C'était quoi encore, cette histoire à dormir debout ?

- Vous avez abusé du haschich, monsieur le

Russe, ou quoi ?

- Je ne suis pas seul ici, répondit Fandorine.

Le commissaire se pencha dans le couloir et vit deux hommes qui faisaient le pied de grue non loin. L'un était le baronet maboul. quant à l'autre, qui était-ce ? Ah oui, le pilote. Comment s'appelait-il déjà... Fox.

- Dépêchez-vous un peu de comprendre, continuait d'assener le diplomate. Le temps presse. Je lisais dans ma cabine. On frappe. Sir Reginald. A une heure du matin, il a fait le point. Avec son sextant. On ne suit pas le bon cap. On devrait contourner l'île de Mannar par la gauche. Et on est en train de la prendre par la droite. Il a réveillé le pilote.

Fox, parlez.

Le pilote avança d'un pas. Il avait l'air complètement affolé.

- Hauts-fonds, monsieur, là-bas, baragouina-t-il en français. Et rochers.

Léviathan très lourd. Seize mille tonnes, monsieur ! Sur hauts-fonds, se casser en deux, comme une pain français. Comme baguette, vous comprenez ?

Si garder ce cap encore un demi-heure, fini, impossible revenir en arrière !

«a, c'était la meilleure ! Comme si ça ne suffisait pas, il fallait maintenant que le vieux Gustave se mêle de la navigation ! Il ne lui manquait plus que cette fichue île de Mannar !

244

- Et pourquoi vous n'allez pas dire vous-même au capitaine qu'il...

enfin... qu'il ne va pas o˘ il faut?

Le pilote se tourna vers le Russe.

- Monsieur Fandorine dire que non.

- Reynier est de toute évidence en train de jouer son va-tout, recommença à

marteler le diplomate. Il est prêt à n'importe quoi. Il mettra le pilote aux arrêts. Pour insubordination. Il pourrait même faire usage de son arme.

Il est le capitaine. Sur le bateau, sa parole a force de loi. A part nous trois, personne n'est au courant de ce qui se trame. Il faut un représentant de l'autorité. Vous, commissaire. Allez, montons !

- Doucement, doucement ! fit Gauche en se prenant le front. Je ne sais plus o˘ j'en suis, avec vos histoires. Reynier est devenu fou, c'est ça ?

- Non. Mais il a l'intention de couler le navire. Et tous les gens qui se trouvent à bord.

- Pour quelle raison ? Au nom de quoi ?

Non, des choses pareilles n'avaient pas lieu dans la réalité. Il rêvait, il faisait un cauchemar.

Comprenant qu'il ne ferait pas bouger Gauche aussi facilement, Fandorine reprit de façon plus claire et plus explicite :

- Je n'ai qu'une explication possible. Elle est monstrueuse. Reynier veut couler le paquebot avec ses passagers afin d'effacer toute trace du crime, de faire tomber l'enquête à l'eau. Au sens propre. que quelqu'un puisse envoyer un millier de personnes dans l'autre monde sans sourciller est difficile à croire, n'est-ce pas ? Mais rappelez-vous la rue de Grenelle, rappelez-vous Sweetchild, et vous comprendrez alors que, dans la chasse au trésor de Brahmapur, les vies humaines ne valent pas cher.

245

Gauche avala sa salive.

- La chasse au trésor de Brahmapur ?

- Oui, répondit Fandorine, essayant de se contenir. Reynier est le fils du rajah Bagdassar. Je le soupçonnais, mais je n'en avais pas la certitude.

Maintenant je n'ai plus aucun doute.

- Mais comment cela, le fils ? C'est inepte ! Le rajah était indien, alors que Reynier est français de pure souche.

- Vous avez remarqué qu'il ne mange ni bouf ni porc ? Vous savez pourquoi ?

C'est une habitude qui lui vient de son enfance. En Inde, la vache est un animal sacré, et, quant au porc, les musulmans n'en mangent pas. Le rajah était indien, mais adepte de l'islam.

- Cela ne prouve pas grand-chose, fit Gauche en haussant les épaules.

Reynier disait qu'il suivait un régime.

- Et son teint basané ?

- Il a bruni dans les mers du Sud.

- Au cours des deux dernières années, Reynier a uniquement navigué sur les lignes Londres-New York et Londres-Stockholm. Demandez à monsieur Fox. Non, Gauche, Reynier est à demi indien. La femme du rajah de Bagdassar était française. Au moment de la révolte des cipayes, leur fils poursuivait son éducation en Europe. Ou plutôt en France, dans la patrie de sa mère. Vous avez eu l'occasion d'aller dans la cabine de Reynier ?

- Oui, j'y ai été invité, comme d'autres.

- Vous avez vu la photographie posée sur sa table ? " Bon vent... Françoise B. " ?

- Oui, bien s˚r, je l'ai vue. C'est sa mère.

- Si c'est sa mère, pourquoi B., et non R. ? Le fils et la mère devraient porter le même nom de famille.

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- Peut-être s'est-elle remariée.

- Peut-être. Je n'ai pas eu le temps de vérifier. Mais si " Françoise B. "

signifiait " Françoise Bagdassar " ? Les rajahs indiens, on le sait, n'ont pas de nom de famille, comme cela se fait en Europe.

- Et, dans ce cas, d'o˘ vient le nom de Reynier ?

- Je l'ignore. Mais l'on peut supposer que, lors de sa naturalisation, il a pris le nom de jeune fille de sa mère.

- Tout cela, ce sont des conjectures, objecta Gauche d'un ton tranchant. Il n'y a pas un seul fait avéré. que des " si " et des " peut-être ".

- D'accord. Mais la conduite de Reynier lors de l'assassinat de Sweetchild n'est-elle pas suspecte ? Vous vous souvenez de la façon dont le lieutenant a offert d'aller chercher le ch‚le de madame Klé-ber ? Et a demandé au professeur de ne pas commencer sans lui ? Je pense que, durant ces quelques minutes d'absence, Reynier a eu le temps de mettre le feu à la poubelle et de faire un saut dans sa cabine pour y prendre le scalpel.

- Mais qu'est-ce qui vous prouve que le scalpel était justement chez lui ?

- Je vous ai dit que le baluchon du nègre avait disparu du canot après les recherches. Or, qui les conduisait ? Reynier !

Gauche secoua la tête d'un air sceptique. Le paquebot fit une embardée telle qu'il se cogna douloureusement l'épaule au chambranle. Ce qui ne contribua guère à améliorer son humeur.

- Vous vous rappelez les paroles de Sweetchild ? continua Fandorine. (Il sortit sa montre de sa poche, et son débit s'accéléra.) Il a déclaré : " Et 247

tout s'est agencé : l'histoire du foulard, le fils du rajah. Il suffit de consulter les listes de l'Ecole maritime, la solution est là. " Autrement dit, non seulement il avait découvert le secret du foulard, mais encore avait-il appris quelque chose d'important à propos du fils du rajah. Par exemple, qu'il avait fait ses études à l'Ecole maritime de Marseille. Car, en effet, Reynier est bien sorti de cette école. L'indianiste a parlé d'un télégramme envoyé à un de ses amis du ministère français de l'Intérieur. Il est possible que Sweetchild ait voulu se renseigner sur ce qu'était devenu le garçon. Et, visiblement, il avait trouvé quelque chose, mais il est peu probable qu'il ait deviné que Reynier était l'héritier de Bagdassar, sinon il se serait montré

plus méfiant.

- Et qu'avait-il flairé concernant le foulard ?

demanda Gauche, avide de savoir.

- Je crois être en mesure de répondre à cette question. Mais pas maintenant, après. Il est plus que temps d'y aller !

- Ainsi, selon vous, Reynier a lui-même manigancé ce petit incendie et, profitant de la panique, a réduit au silence le professeur ? demanda Gauche, pensif.

- Oui, bon Dieu, oui ! Faites un peu travailler vos méninges ! Les preuves sont minces, je sais, mais encore vingt minutes, et le Léviathan entrera dans la passe.

Cependant, le commissaire continuait d'hésiter.

- L'arrestation d'un capitaine en pleine mer, c'est une mutinerie. Pourquoi prenez-vous pour argent comptant les déclarations de ce monsieur ? demanda-t-il avec un mouvement du menton en

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direction du baronet loufoque. Il ne fait que raconter des fariboles.

Le rouquin eut un petit rire méprisant et regarda Gauche comme s'il était un cloporte ou un tas de boue. Il ne méritait même pas qu'on lui réponde.

- Parce que j'ai depuis longtemps des soupçons sur Reynier, prononça le Russe à toute vitesse. Et parce que cette histoire avec le capitaine Cliff m'a semblé bizarre. Pourquoi le lieutenant a-t-il eu besoin de discuter aussi longuement par télégraphe avec la compagnie de navigation ? Ne peut-on en conclure que personne à Londres n'était au courant de l'accident dont avait été victime la fille de Cliff ? Et, dans ce cas, qui a envoyé le télégramme à Bombay ? La direction du pensionnat ? On doute qu'elle ait été

informée de l'itinéraire au jour le jour du Léviathan. N'est-ce pas Reynier qui a lui-même envoyé cette dépêche ? Dans mon guide il est écrit que Bombay possède pas moins d'une douzaine de stations télégraphiques. Envoyer un télégramme d'un point à un autre de la ville est un jeu d'enfant.

- Et pourquoi diable avait-il besoin d'envoyer un tel télégramme ?

- Pour s'emparer du bateau. Il savait qu'après une pareille nouvelle, Cliff ne pourrait continuer le voyage. Mais demandez plutôt pourquoi Reynier a pris un tel risque. Pour flatter bêtement son amour-propre, pour le plaisir de commander un paquebot pendant une petite semaine, et après, advienne que pourra ? Non, il n'y a qu'une réponse : pour envoyer le Léviathan par le fond, avec ses passagers et son équipage. L'enquête s'approchait dangereusement de lui, l'étau se refer-249

niait. Il ne pouvait pas ne pas comprendre que la police aurait à l'oil tous les suspects. Il a alors eu l'idée d'un naufrage o˘ tous périraient, ni vu ni connu. Et il n'aurait plus qu'à partir tranquillement à la recherche du coffret aux pierres précieuses.

- Mais il périrait avec nous !

- Non, pas lui. Nous venons de vérifier : la chaloupe du capitaine est prête à être mise à l'eau. C'est une petite mais solide embarcation qui ne craint pas la tempête. Il y a déjà tout ce qu'il faut à l'intérieur : réserve d'eau, un panier contenant des provisions et même, détail particulièrement touchant, un sac de voyage avec des vêtements. Il est probable que Reynier s'apprête à quitter le navire dès que nous serons entrés dans l'étroite passe, d'o˘ le Léviathan n'aura plus aucune chance de sortir. Le paquebot sera dans l'impossibilité de virer et, même si on stoppe les machines, le courant l'enverra de toute façon sur les rochers.

La terre n'étant pas loin, il est possible que quelques-uns en réchappent, mais tous les autres seront portés disparus.

- Ne soyez pas aussi bouché, monsieur le policier ! intervint le pilote.

Nous avons assez perdu le temps. Monsieur Fandorine m'a réveillé. Il m'a dit que le bateau ne va pas o˘ il faut. Je voulais dormir, j'ai envoyé

monsieur Fandorine au diable. Il m'a proposé une pari : cent livres contre un que le capitaine se tromper de route. J'ai pensé le Russe devenu fou, tout le monde savoir que les Russes être très excentriques, et je gagner argent facilement. Je monter sur le passerelle. Tout est normal. Le capitaine est de quart, le timonier tient le barre.

250

Pour cent livres je vérifier tout de même la cap et là, j'ai eu une sueur !

Mais je n'ai rien dit au capitaine. Mister Fandorine m'avait prévenu qu'il ne faut rien dire. J'ai obéi. J'ai souhaité bon quart et suis parti. Depuis (le pilote consulta sa montre), vingt-cinq minutes sont passées.

Puis il ajouta en anglais quelque chose de manifestement désobligeant pour les Français en général et les policiers français en particulier. Gauche ne comprit que le mot frog1.

Après encore une seconde d'hésitation, le policier prit enfin une décision.

Et aussitôt se métamorphosa. Ses mouvements se firent rapides et impétueux.

Le père Gauche n'aimait pas agir dans la précipitation, mais, une fois lancé, plus rien ne l'arrêtait.

Enfilant à la h‚te une veste et un pantalon, il dit au pilote :

- Fox, emmenez deux matelots sur le pont supérieur. Avec des carabines. que le second vienne également. Non, mieux vaut pas, on n'a pas le temps de tout expliquer à nouveau.

Il fourra son fidèle Lefaucheux dans sa poche et tendit au diplomate un Mariette à quadruple canon.

- Vous savez vous en servir ?

- J'ai mon Herstal, répondit Fandorine en montrant à Gauche un joli revolver très compact, d'un modèle qu'il n'avait encore jamais eu l'occasion de voir. Et j'ai aussi ça.

Avec la vitesse de l'éclair, il sortit de sa canne une lame fine et flexible.

1. Grenouille.

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- Dans ce cas, en avant.

Gauche choisit de ne pas donner d'arme au baronet : savait-on jamais avec ce timbré.

Alors que tous les trois longeaient à grands pas l'immense corridor désert, la porte d'une des cabines s'entrouvrit, et Renata Kléber apparut, vêtue d'une robe d'un brun sombre, sur laquelle elle avait jeté un ch‚le.

- Enfin, messieurs, vous pourriez être plus discrets, on dirait un troupeau d'éléphants ! lança-t-elle, furieuse. Déjà qu'avec cet orage je n'arrive pas à dormir !

- Fermez la porte et ne sortez sous aucun prétexte, répliqua sévèrement Gauche.

Sans s'arrêter, il poussa Renata à l'intérieur de sa cabine. L'heure n'était pas aux civilités.

Le commissaire crut également voir bouger la porte de la cabine 24, occupée par mademoiselle Stamp, mais le moment était trop grave pour s'attarder à

des vétilles.

Sur le pont, la pluie et le vent cinglaient le visage. Il fallait crier, sinon impossible de s'entendre.

Il repéra l'escalier métallique qui menait au poste de pilotage et à la passerelle. Fox était déjà là à attendre en bas des marches, flanqué de deux matelots de quart.

- Avec des carabines, je vous avais dit ! cria

Gauche.

- Elles sont dans l'arsenal ! lui brailla à l'oreille le pilote. Et c'est le capitaine qui a la clé !

" Tans pis, on monte ", fit comprendre par gestes Fandorine. Son visage scintillait de gouttes d'eau.

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Gauche regarda autour de lui et eut un frisson : la nuit était striée par un rideau de pluie aux reflets d'acier, blanchie par les crêtes écumantes des vagues, déchirée par les éclairs. Sinistre !

Dans le fracas de leurs talons résonnant sur les marches de fonte, ils gravirent l'escalier, les yeux plissés sous les assauts de la pluie. Gauche ouvrait la marche. En cet instant, il était l'homme le plus important de l'énorme Léviathan, qui, confiant, était en train de conduire à sa perte sa carcasse longue de deux cents mètres. A la dernière marche, le policier glissa et se rattrapa de justesse à la main courante. Il se redressa, reprit son souffle.

Voilà, il y était. Au-delà ne restaient plus que les cheminées crachotant des étincelles et les m‚ts, silhouettes à peine visibles dans l'obscurité.

Près d'une porte blindée, Gauche leva un doigt en signe d'avertissement : doucement ! Mesure de précaution sans doute superflue, car la mer faisait un tel vacarme qu'on n'aurait de toute façon rien entendu à l'intérieur.

- Ici est l'entrée au passerelle et poste de manouvres ! cria Fox. Sans invitation du capitaine, il est interdit d'entrer !

Gauche sortit son revolver de sa poche, leva le chien. Fandorine en fit autant.

- Vous, taisez-vous ! lança à tout hasard le policier, désireux de mettre en garde le diplomate par trop entreprenant. C'est moi qui parle ! Oh, j'aurais mieux fait de ne pas vous écouter !

Sur quoi il poussa résolument la porte.

Bon, ça commençait bien, la porte résistait.

- Il s'est enfermé, constata Fandorine. Fox, donnez de la voix.

253

Le pilote tambourina contre la porte et cria :

- Captain, it's me, Jeremy Fox ! Plea.se open ! We h‚ve an emergency ' !

De derrière la porte, parvint la voix assourdie de Reynier.

- What happened, Jeremy 2 ?

La porte resta fermée.

Décontenancé, le pilote se tourna vers Fando-rine. Ce dernier indiqua le commissaire, puis appuya deux doigts sur sa tempe et mima le geste de presser la détente. Gauche ne comprit pas le sens de cette pantomime, mais Fox acquiesça et hurla à tue-tête :

- The French cop shot himself3 \

Immédiatement la porte s'ouvrit en grand, et Gauche se fit un plaisir de présenter au capitaine sa physionomie certes mouillée mais bien vivante.

Et, par la même occasion, le trou noir du canon de son Lefaucheux.

Reynier poussa un cri et fit un bond en arrière comme s'il avait été

atteint par une balle. Comme preuve, on ne faisait pas mieux : un homme à

la conscience tranquille ne reculait pas comme ça devant la police, et Gauche, sans plus aucune hésitation, saisit le marin par le col de sa veste de grosse toile enduite.

- Je suis heureux que l'annonce de ma mort ait produit sur vous un tel effet, monsieur le rajah, déclara le commissaire d'une voix doucereuse, avant de lancer son fameux " Mains au-dessus des 1. Capitaine, c'est moi, Jeremy Fox ! Ouvrez, s'il vous plaît ! Nous avons une urgence !

2. que se passe-t-il, Jeremy ?

3. Le policier français s'est tiré une balle dans la tête !

254

oreilles ! Vous êtes en état d'arrestation ! ", célèbre dans tout Paris.

Généralement, à ces mots, les coupe-jarrets les plus farouches s'évanouissaient.

La barre s'immobilisa entre les mains du timonier à demi retourné. Puis l'homme leva également les mains, et la roue partit légèrement sur la droite.

- Tiens ta barre, crétin ! brailla Gauche. Eh, toi ! ajouta-t-il en pointant du doigt un des deux matelots de quart. File chercher le premier lieutenant, qu'il prenne le commandement du navire. En attendant, Fox, faites le nécessaire. Et plus vite que ça, bon Dieu ! Envoyez un ordre à la salle des machines : " Arrière toute " ou " Stoppez les machines ", ce que vous voulez, mais ne restez pas là planté comme une b˚che !

- Il faut voir, dit le pilote en se penchant sur la carte. Il n'est peut-

être pas trop tard pour prendre à b‚bord.

Du côté de Reynier, tout était clair. Le brave petit n'essayait même pas de feindre l'indignation, il se contentait de rester debout, la tête baissée.

Ses mains levées étaient agitées de légers tremblements.

- Et maintenant, nous allons avoir une petite discussion, tous les deux, dit Gauche d'un ton mielleux. Une bonne petite discussion.

255

Renata Kléber

Renata arriva au petit déjeuner après tout le monde et fut donc la dernière à être informée des événements de la nuit. C'était à qui serait le premier à lui raconter les nouvelles, aussi ahurissantes que monstrueuses.

Donc, le capitaine Reynier n'était déjà plus capitaine.

Donc, Reynier n'était pas Reynier. Donc, il était le fils du fameux rajah.

Donc, c'était lui qui avait tué tout le monde. Donc, durant la nuit, le paquebot avait de peu échappé au naufrage.

- Nous dormions d'un sommeil paisible dans nos cabines, murmurait Clarice Stamp, les yeux écarquillés d'effroi, alors que cet homme était dans le même temps en train de conduire le bateau droit sur les rochers. Vous imaginez ce qu'aurait pu être la suite ? Un grincement à fendre l'‚me, le choc, le craquement de la coque qui se déchire ! La secousse vous éjecte de votre lit et vous vous retrouvez par terre, tout d'abord sans rien comprendre à ce qui se passe. Puis ce sont les cris, les bruits de pas dans le couloir. Le sol qui penche de plus en plus. Et, plus effrayant que tout, alors que jusque-là il avançait régulièrement, le paquebot est maintenant arrêté ! Tous les passagers se précipitent sur le pont en tenue légère... - Not mel \ protesta vigoureusement madame Truffo.

1. Pas moi !

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- ... Les marins essaient de mettre les chaloupes à l'eau, continuait l'impressionnable Clarice, de sa même voix étouffée aux accents mystiques, sans prêter attention à la remarque de la femme du docteur. Mais la foule des passagers affolés qui a envahi le pont les en empêche. A chaque nouvelle vague, le paquebot se couche un peu plus sur le flanc. Nous commençons à avoir du mal à tenir sur nos jambes, il faut s'accrocher à

quelque chose. La nuit est noire, la mer hurle, dans le ciel gronde l'orage... Enfin, on a pu mettre un canot à l'eau, mais, rendus fous par la peur, les gens se sont tellement entassés dedans qu'il se retourne. Les jeunes enfants...

- C'est p-peut-être suffisant, dit doucement mais fermement Fandorine, interrompant le pittoresque récit.

- Vous devriez écrire des récits de mer, madame, fit remarquer Truffo d'un ton désapprobateur.

Renata, quant à elle, s'était figée, la main sur le cour. Si elle était déjà p‚le à cause du manque de sommeil, toutes ces nouvelles l'avaient rendue carrément verte.

- Mon Dieu ! Mon Dieu ! répéta-t-elle en soupirant avant de s'en prendre sévèrement à Clarice : Pourquoi me racontez-vous toutes ces horreurs ?

Ignorez-vous donc que cela est très f‚cheux dans mon état ?

Le Cabot n'était pas à table. Pourtant, cela ne lui ressemblait pas de sauter le petit déjeuner.

- Et o˘ est passé monsieur Gauche ? demanda Renata.

- Il continue d'inteloger le plévenu, déclara le Japonais.

257

Depuis quelques jours, ce dernier avait cessé de faire la tête et de regarder Renata d'un oil noir.

- Est-ce possible que monsieur Reynier ait avoué toutes ces choses inimaginables ? dit-elle en soupirant. Il s'accable lui-même ! Il doit tout simplement avoir l'esprit dérangé. Vous savez, j'avais remarqué depuis longtemps qu'il y avait quelque chose chez lui qui ne tournait pas rond.

C'est lui-même qui a dit qu'il était le fils du rajah ? Encore heureux qu'il ne se prenne pas pour le fils de Napoléon Bonaparte. Le pauvre a perdu les pédales, c'est évident !

- C'est bien possible, madame, c'est bien possible, retentit, derrière elle, la voix lasse du commissaire Gauche.

Renata ne l'avait pas entendu entrer. Ce qui n'avait rien d'étonnant car, bien que la tempête f˚t terminée, la mer restait agitée, et il y avait en permanence quelque chose qui grinçait, qui tintait ou craquait. quant à Big Ben, si son balancier avait cessé son va-et-vient depuis qu'elle avait reçu une balle, elle continuait en revanche d'osciller sur sa base. Tôt ou tard, le monstre de chêne allait se fracasser par terre, songea au passage Renata, puis elle se concentra sur le Cabot.

- Alors, o˘ en est-on, racontez ! demanda-t-elle. Le policier se dirigea lentement vers sa place et s'assit. Il fit signe au steward de lui servir du café.

- Eh bien, je suis complètement vidé, se plaignit le commissaire. Au fait, les passagers ? Est-ce qu'ils sont au courant ?

- Tout le paquebot bruit de rumeurs mais, pour l'instant, peu de gens connaissent les détails, répondit le docteur. Mister Fox m'a tout raconté, et j'ai jugé de mon devoir d'informer les présents.

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Le Cabot regarda Fandorine puis le Toqué, et hocha la tête avec étonnement :

- On peut dire, messieurs, que vous n'êtes pas du genre bavard.

Renata comprit le sens de la remarque, mais ne vit pas le rapport immédiat avec l'affaire.

- Alors, Reynier ? demanda-t-elle. Est-ce bien vrai qu'il a avoué tous ces horribles méfaits ?

Le Cabot but avec délectation une gorgée de café. Curieux, il n'était pas comme d'habitude, aujourd'hui. Il ne ressemblait plus à un vieux chien aboyeur, mais finalement pas méchant. Celui-là semblait capable de mordre.

Vous étiez tranquillement en train de baguenauder et, hop, il vous arrachait un morceau de viande. Renata décida de rebaptiser le commissaire Bouledogue.

- Délicieux, ce petit café, apprécia le Bouledogue. Il a avoué, bien s˚r qu'il a avoué. Il n'avait guère le choix. Il va de soi qu'il m'a donné du fil à retordre, mais le vieux Gauche n'en est pas à son coup d'essai. Pour l'heure, votre ami Reynier est enfermé, il rédige sa déposition. Maintenant qu'il a commencé, on ne peut plus l'arrêter. Je suis parti pour ne pas le déranger.

- Pourquoi " mon " ami ? s'alarma Renata. Arrêtez, avec ça. C'est simplement un homme courtois, toujours prêt à rendre service à une femme enceinte. Et, personnellement, je refuse de croire qu'il soit un tel monstre.

- Il va d'un moment à l'autre terminer sa confession, je vous la donnerai à

lire, promit le Bouledogue. Au nom de notre vieille amitié. Nous avons passé tant d'heures ensemble assis à la même table. Mais maintenant, terminé, l'enquête est

259

close. J'espère, monsieur Fandorine, que vous n'allez pas vous remettre à

jouer les avocats. Ce client-là n'échappera pas à la guillotine.

- Ou plutôt à la maison de fous, dit Renata.

Le Russe voulut également dire quelque chose mais s'en abstint. Renata le regarda avec un intérêt marqué. Il était frais comme une rosé, mignon tout plein, comme s'il avait passé toute la nuit à dormir paisiblement dans son petit lit douillet. Et, comme toujours, tiré à quatre épingles : veste blanche, gilet de soie parsemé de minuscules étoiles. Un type vraiment étonnant. Renata n'en avait encore jamais rencontré de pareil.

La porte s'ouvrit si brutalement qu'elle faillit sauter de ses gonds. Sur le seuil, se tenait un matelot roulant des yeux hagards. Voyant Gauche, il courut vers lui et lui chuchota quelque chose à l'oreille en faisant des gestes désespérés.

Renata tendit l'oreille, mais ne distingua que " bastard " et " by my mother's grave l ". qu'est-ce qui avait encore bien pu se produire ?

- Docteur, allons dans le couloir, fit le Bouledogue en repoussant son omelette d'un air contrarié. Traduisez-moi ce que baragouine ce garçon.

Ils sortirent tous les trois.

- quoi ?! ! ! entendit-on hurler le commissaire. Et o˘ avais-tu l'oil, espèce d'abruti ? ! Bruit de pas qui s'éloignent. Silence.

- Je ne bougerai pas d'ici tant que monsieur Gauche ne sera pas de retour, déclara fermement Renata.

1. Salaud... Sur la tombe de ma mère.

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Les autres, apparemment, étaient du même avis. Un silence tendu plana sur le salon Windsor.

Le commissaire et Truffo revinrent une demi-heure plus tard. L'un et l'autre affichaient une mine sombre.

- Il est arrivé ce qui devait arriver, déclara triomphalement le petit docteur, sans attendre les questions. Un point final vient de clore cette tragique histoire. Et c'est le criminel lui-même qui l'a mis.

- Il est mort ? s'exclama Renata en se levant d'un bond.

- Il s'est suicidé ? demanda Fandorine. Mais comment ? Est-il possible que vous n'ayez pris aucune mesure de p-précaution ?

- Pardi, bien s˚r que j'en avais pris, fit Gauche en écartant les bras d'un air désemparé. Dans le cachot o˘ je l'ai interrogé, il n'y avait pour tout mobilier qu'une table, deux chaises et un lit. Avec tous les pieds vissés au sol. Mais si un homme s'est mis en tête d'en finir avec la vie, on peut faire tout ce qu'on veut, rien ne l'arrêtera. Reynier s'est fracassé le cr

‚ne contre un angle saillant du mur. Il y en a effectivement un dans un coin de ce cachot... Et il s'est tellement bien débrouillé que le garde n'a même pas entendu un bruit. quand on a ouvert la porte pour lui apporter son petit déjeuner, il gisait par terre, au milieu d'une mare de sang. J'ai ordonné qu'on ne le touche pas, il n'a qu'à rester o˘ il est pour l'instant.

- Je peux aller y jeter un coup d'oil ? demanda Fandorine.

- Allez-y si ça vous chante. Vous pouvez admirer le tableau autant que vous voudrez, moi, en attendant, je termine mon petit déjeuner.

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Et, avec un calme olympien, le Bouledogue approcha son omelette refroidie.

Ils furent quatre à partir pour aller voir le suicidé : Fandorine, Renata, le Japonais et, si curieux que cela paraisse, la femme du docteur. qui se serait attendu à une telle curiosité de la part de cette vieille chèvre collet monté ?

Par-dessus l'épaule de Fandorine, claquant des dents, Renata coula un regard à l'intérieur du cachot. Elle reconnut, allongée en biais, la silhouette carrée de Reynier, sa tête brune effleurant la saillie du mur.

Il reposait face contre terre, sa main droite retournée de façon peu naturelle.

Renata s'abstint d'entrer, elle en avait suffisamment vu comme ça. Les autres pénétrèrent à l'intérieur et s'accroupirent autour du corps.

Le Japonais souleva la tête du mort et, pour une raison quelconque, toucha du doigt son front ensanglanté. Mais oui, c'est vrai, il était médecin.

- Oh Lord, h‚ve mercy upon this sinful créature ', prononça pieusement madame Truffo.

- Amen, dit Renata avant de se détourner pour échapper à ce pénible spectacle.

Ils regagnèrent le salon sans dire un mot.

Et arrivèrent au bon moment : ayant terminé son repas, le Bouledogue essuya avec une serviette ses lèvres grasses et approcha de lui son dossier noir.

- J'avais promis de vous montrer la déposition de feu notre voisin de table, dit-il, imperturbable, en posant devant lui trois feuilles de papier

- deux entières plus une demie - noircies d'une écriture 1. Oh, Seigneur, aie pitié de cette créature pécheresse.

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serrée. Ainsi, il apparaît qu'il ne s'agit pas seulement d'une confession mais d'une lettre d'adieu. Ce qui ne change rien sur le fond. Vous désirez l'entendre ?

Il n'eut pas besoin de renouveler sa proposition. Tous se groupèrent autour du commissaire et retinrent leur souffle. Le Bouledogue prit la première feuille, l'éloigna de ses yeux et commença à lire : Au représentant de la police française M. le commissaire Gustave Gauche 19 avril 1878, 6 h 15 du matin A bord du Léviathan Moi, Charles Reynier, fais la confession ci-dessous de mon plein gré et sans aucune contrainte, par unique souci de soulager ma conscience et d'expliquer les motifs qui m'ont amené à commettre des crimes atroces.

Le destin s'est toujours montré cruel à mon égard...

" Cette chanson-là, je l'ai entendue mille fois, commenta le commissaire, interrompant sa lecture. Il n'est pas un seul individu coupable d'assassinat, cambriolage ou autre détournement de mineur qui ait dit, au cours de son procès, que le destin l'avait comblé de ses bienfaits, mais que lui, fils de chienne qu'il était, n'avait pas su s'en montrer digne.

Bref, continuons.

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Le destin s'est toujours montré cruel avec moi, et s'il m'a souri à l'aube de ma vie, c'est uniquement pour m'accabler encore plus durement par la suite. Mes jeunes années se sont déroulées dans un luxe indescriptible.

J'étais le fils et unique héritier d'un rajah fabuleusement riche, un homme très bon, qui alliait la sagesse de l'Orient et celle de l'Occident.

Jusqu'à l'‚ge de sept ans, j'ai ignoré ce qu'étaient le mal, la peur, la honte, un désir non satisfait. Ma mère se languissait loin de sa terre natale et passait tout son temps avec moi, à me parler de sa merveilleuse France et du gai Paris o˘ elle avait grandi. Mon père l'avait rencontrée au club de Bagatelle, o˘ elle était première danseuse, et s'en était follement épris. Françoise Rey-nier (tel est le nom de jeune fille de ma mère, nom que j'ai adopté lorsque j'ai obtenu la nationalité française) ne put résister aux. tentations que lui offrait un mariage avec un prince d'Orient et devint sa femme. Mais ce mariage ne la rendit pas heureuse, même si elle respectait sincèrement mon père et lui resta fidèle jusqu'à ce jour.

Lorsque la vague sanglante de la révolte déferla sur l'Inde, mon père pressentit le danger et envoya sa femme et son fils en France. Le rajah savait que les Anglais lorgnaient depuis longtemps sur son précieux, coffret et qu'ils allaient forcément inventer quelque vilenie pour s'emparer des trésors de Brahmapur.

Durant les premiers temps, ma mère et moi véc˚mes richement - dans un hôtel 264

particulier, entourés d'une multitude de serviteurs. Je fis mes études dans un lycée pour nantis, avec pour condisciples des enfants de têtes couronnées et de millionnaires. Puis tout a basculé, et j'ai bu jusqu'à la lie la coupe de la pauvreté et de l'humiliation.

Jamais je n'oublierai ce jour noir o˘ ma mère, en larmes, m'annonça que je n'avais plus ni père, ni titre, ni patrie. C'est seulement un an plus tard que, par l'intermédiaire de l'ambassade britannique à Paris, me fut transmis l'unique héritage légué par mon père : un petit Coran. A cette époque, ma mère m'avait déjà fait baptiser et j'allais à la messe.

Cependant, je m'étais juré d'apprendre à lire l'arabe afin de déchiffrer les annotations écrites de la main de mon père, en marge du livre saint.

Bien des années plus tard, je réalisai ce vou, mais j'y reviendrai plus tard.

" Patience, patience, dit Gauche avec un sourire malicieux. Nous n'en sommes pas encore là. Pour l'heure, continuons les envolées lyriques.

Nous quitt‚mes l'hôtel particulier sitôt reçue la triste nouvelle. Nous nous install‚mes d'abord dans un palace, puis dans un établissement plus modeste, puis dans un meublé. Le nombre de nos serviteurs se réduisait peu à peu, et, finalement, nous rest‚mes tous les deux. Ma mère n'a jamais eu le sens pratique, ni du temps de son impétueuse jeunesse ni plus tard. Les bijoux, qu'elle avait emportés avec elle en Europe 265

nous permirent de vivre pendant deux, ou trois ans, après quoi nous nous retrouv‚mes réellement dans le besoin. Je fréquentais une école communale, o˘ j'étais battu et traité de " noiraud ". Cette vie fit de moi un être dissimulateur et vindicatif. Je tenais un journal secret dans lequel je notais le nom de ceux qui m'avaient offensé, avec l'idée de me venger de chacun d'eux lorsque, tôt ou tard, l'occasion se présenterait. Ce qui ne manqua pas d'arriver. Bien des années plus tard, à New York, je rencontrai un de mes ennemis de cette période douloureuse de ma jeunesse. Il ne me reconnut pas : j'avais alors changé de nom et n'avais plus rien à voir avec le gamin maigrichon et persécuté, le " sale petit Indien ", comme ils disaient à l'école pour me faire enrager. J'attendis ma vieille connaissance un soir, alors qu'elle sortait, ivre, d'une boîte de nuit. Je me présentai sous mon ancien nom et interrompis son exclamation étonnée par un coup de canif dans l'oil droit, un procédé que j'avais appris dans les bouges d'Alexandrie. J'avoue ce crime, parce qu'il est peu probable que cela change quoi que ce soit à mon sort.

" Très juste, approuva le Bouledogue. Au point o˘ il en est, un cadavre de plus ou de moins...

Alors que j'avais treize ans, nous quitt‚mes Paris pour Marseille, parce que la vie y était moins chère et que ma mère y avait de la famille. A l'‚ge de seize ans, après avoir com-266

mis un acte que je préfère oublier, je m'enfuis de la maison et m'engageai comme mousse sur une goélette. Je naviguai pendant deux ans en Méditerranée. Ce fut une expérience rude mais utile. Je devins fort, impitoyable, en même temps que flexible. Parla suite, cela allait me permettre d'être le meilleur élève de l'Ecole maritime de Marseille. J'en sortis avec la médaille d'honneur et, dès lors, ne naviguai plus que sur les meilleurs b‚timents de la flotte marchande française. quand, à la fin de l'année dernière, fut ouvert un concours pour le poste de premier lieutenant du prestigieux Léviathan, mes états de service et mes excellentes recommandations m'assurèrent la victoire. Mais à ce moment-là, mon But s'était déjà fait jour.

Gauche prit la deuxième feuille et annonça : - Voilà, on arrive au plus intéressant.

Petit, on me donnait des leçons d'arabe. Toutefois, mes maîtres étant par trop complaisants à l'égard du prince héritier, je n'appris pas grand-chose. Plus tard, lorsque je me retrouvai en France avec ma mère, il ne fut plus question de cours d'arabe, et j'oubliai rapidement le peu que je savais. Pendant de longues années, le Coran annoté par mon père me parut un livre enchanté, dont les arabesques magiques étaient inaccessibles au commun des mortels. Combien, par la suite, j'ai remercié le ciel de ne pas avoir demandé à quelque arabisant de lire les annotations en 267

marge ! Non, il fallait co˚te que co˚te que ce soit moi et moi seul qui perce ce secret. Je me remis à l'arabe alors que je naviguais dans les régions du Maghreb et du Levant. Peu à peu, le Coran commença à me parler avec la voix de mon père. Mais il fallut de longues années avant que les notes manuscrites - aphoris-mes fleuris des sages, fragments de poèmes et conseils d'un père à son bien-aimé fils - me laissent entrevoir le code qu'elles renfermaient. Prises dans un certain ordre, les annotations constituaient un ensemble d'instructions précises et détaillées, que seul pouvait comprendre celui qui avait appris les notes par cour, y avait beaucoup réfléchi et s'en était imprégné. Plus que sur tout le reste, je peinai longuement sur une phrase extraite d'un poème inconnu de moi : Un foulard, rouge du sang paternel, Le messager delà mort t'apportera.

C'est seulement il y a un an, en lisant les Mémoires d'un général anglais qui se vantait de ses " exploits " pendant le Grand Soulèvement (mon intérêt pour ce sujet est bien compréhensible), que je découvris un intéressant détail sur le cadeau fait avant de mourir à son jeune fils par le rajah de Brahmapur. Ainsi, le Coran avait été enveloppé dans un foulard ! J'eus l'impression que mes yeux se dessillaient. quelques mois plus tard, lord Littleby présenta sa collection au Louvre. Je fus le plus attentif des visiteurs de cette exposition. quand, enfin, je vis le foulard de mon père, le sens de ces lignes me sauta aux yeux : 268

Et par sa forme pointue

II est semblable au dessin et à la montagne.

Et aussi :

Mais de l'oiseau de paradis, l'oil sans fond Est propre à percer le mystère.

Faut-il expliquer que, durant toutes ces années d'exil, je ne rêvais de rien d'autre que du coffret en argile renfermant toute la richesse du monde ? Combien de fois ai-je vu en songe se soulever le couvercle de terre, tandis que de nouveau, comme dans ma lointaine jeunesse, un éclat surnaturel se déversait sur l'univers !

Le trésor me revient de droit, je suis l'héritier légal ! Les Anglais m'ont dépouillé, mais ils n 'ont pas su profiter des fruits de leur perfidie. Cet inf‚me charognard de Littleby, qui se targuait de ses " raretés ", n'était en fait qu'un vulgaire receleur d'objets volés. Je n'ai pas un seul instant douté de mon bon droit et ne craignais qu'une seule chose : ne pas venir à

bout de la t‚che que je m'étais assignée.

Et j'ai effectivement commis une série d'impardonnables, de terribles erreurs. La première est la mort des serviteurs et, en particulier, des malheureux enfants. Je n'avais, bien s˚r, aucune intention de tuer ces gens en rien coupables. Comme vous l'avez fort justement deviné, je me suis fait passer pour médecin et leur ai administré une injection d'opium. Je voulais seulement les endormir,

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mais, par manque d'expérience et par crainte que le narcotique n'agisse pas suffisamment, j'ai mal évalué la dose.

Un second choc m'attendait à l'étage. quand j'ai cassé la vitrine et que, les mains tremblantes d'une émotion empreinte de vénération, j'ai pressé le foulard de mon père contre mon visage, une des portes s'est brusquement ouverte et, boitant, est entré le maître de maison. Selon les informations en ma possession, le lord était en déplacement, or voilà qu'il surgissait devant moi, de surcroît armé d'un pistolet ! Je n'avais pas le choix,.

J'attrapai la statuette de Shiva et, de toutes mes forces, en frappai le lord à la tête. Au lieu de partir à la renverse, il tomba en avant, en m'enserrant de ses bras et en éclaboussant de sang mes vêtements. Sous une blouse blanche, je portais mon uniforme d'apparat, dont le pantalon bleu marine à passepoil rouge ressemble énormément à celui des personnels sanitaires municipaux. J'étais très fier de ma ruse, mais, en fin de compte, c'est elle qui m'a perdu. Dans une ultime convulsion, sous ma blouse grande ouverte, le malheureux arracha de ma poitrine l'emblème du Léviathan. Ce n'est qu'à mon retour sur le paquebot que je remarquai la disparition de l'insigne. Je parvins à m'en procurer un autre, mais je n'en avais pas moins laissé derrière moi une trace fatale.

Je ne me souviens plus comment j'ai fui la maison. Plutôt que de sortir par la porte, j'ai choisi d'escalader la palissade depuis le jar-270

din. Ensuite, je n'ai repris mes sens qu'une fois arrivé à la Seine. Dans une main, je tenais la statuette ensanglantée, dans l'autre, le pistolet.

J'ignore moi-même pourquoi je l'avais ramassé. Avec un frémissement d'horreur, j'ai jeté l'un et l'autre dans l'eau. Dans la poche de ma tunique, sous la blouse blanche, le foulard me réchauffait le cour.

Et le lendemain, j'appris par les journaux, que je n'étais pas seulement l'assassin de lord Littleby mais également celui de neuf autres personnes.

Je passe sur mes tourments à ce sujet.

" Ben voyons, fit le commissaire avec un hochement de tête. C'est touchant à pleurer. Il se croit devant une cour d'assises : " Jugez vous-même, messieurs les jurés, pouvais-je agir autrement ? A ma place, vous auriez fait pareil. " Répugnant ! conclut Gauche, et il reprit sa lecture : Le foulard m'a rendu fou. L'oiseau enchanteur avec ce trou à la place de l'oil prit sur moi un étrange ascendant. C'était comme si je n'agissais pas de ma propre volonté, mais obéissais à la petite voix qui, désormais, me dirigeait.

" On le voit venir avec son idée d'irresponsabilité, fit remarquer le Bouledogue en souriant d'un air entendu. On connaît la chanson.

Alors que nous longions le canal de Suez, le foulard disparut de mon secrétaire. Je me

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sentis le jouet du sort. Il ne me vint pas à l'esprit que le foulard avait été volé. A ce moment-là, j'étais déjà à tel point sous l'influence d'un sentiment mystique que ce triangle de soie me paraissait un être vivant et doué d'une ‚me. Il m'avait trouvé indigne et m'avait quitté. J'étais inconsolable et, si je n'ai pas mis fin à mes jours, c'est uniquement dans l'espoir que le foulard aurait pitié de moi et reviendrait. Cacher mon désespoir, à vous comme à mes collègues, exigea de moi un effort considérable.

Puis, à la veille de notre arrivée à Aden, eut lieu le miracle ! Ayant entendu le cri d'effroi poussé par madame Kléber, j'accourus dans sa cabine, et là, je vis un nègre surgi à'on ne sait o˘, portant autour du cou mon foulard mystérieusement disparu. Il était maintenant clair pour moi que, deux, jours plus tôt, le sauvage avait pénétré dans ma cabine et s'était tout simplement emparé d'un morceau de tissu aux couleurs vives.

Pourtant, en cet instant, j'éprouvai une terreur irrationnelle, sans comparaison avec tout ce que j'avais pu connaître jusque-là. Comme si l'ange noir des Ténèbres était remonté de l'enfer pour me rendre mon trésor !