Est-il possible que vous n'ayez pas remarqué les progrès fulgurants réalisés au cours des dernières décennies, aussi bien dans le domaine de la science que dans ceux de le technique, de l'art, de la législation, de l'industrie ? N'avez-vous pas remarqué qu'à partir de la moitié de notre dix-neuvième siècle, le monde est brusquement devenu meil-280

leur, plus raisonnable, plus beau ? C'est une véritable révolution pacifique. Et elle est absolument indispensable, sinon l'organisation injuste de la société conduira à une autre révolution, sanglante celle-ci, qui renverra l'humanité plusieurs siècles en arrière. Jour après jour, mes enfants contribuent à sauver le monde. Et attendez de voir ce qui arrivera dans les années qui viennent. A propos, je me souviens que vous m'avez demandé pourquoi je ne prenais pas de filles dans mes institutions. Cette fois-là, je l'avoue, je vous ai menti. Je prends des filles. Très peu mais j'en prends. En Suisse, j'ai un esthernat spécialement réservé à

l'éducation de mes chères petites. Il s'agit d'un matériau très particulier, sans doute plus précieux encore que mes garçons. Il me semble que vous connaissez l'une de mes pupilles, dit milady avec un rire malicieux. Actuellement, il est vrai, elle se conduit de manière déraisonnable et a momentanément failli à son devoir. Avec les jeunes femmes, cela arrive. Mais elle me reviendra infailliblement, je connais mes petites.

De ces paroles, Eraste Pétrovitch conclut qu'Hip-polyte n'avait finalement pas tué Amalia et qu'il l'avait apparemment emmenée quelque part.

Cependant, le souvenir de BéjetskaÔa raviva d'anciennes blessures et atténua quelque peu l'impression (considérable, il faut le dire) produite sur le jeune homme par les réflexions de la baronne.

- Noble dessein... C'est bien s˚r remarquable ! s'exclama-t-il avec emportement. Mais qu'en est-il des moyens employés ? Pour vous, tuer un homme équivaut à écraser un moustique.

- C'est faux ! protesta avec virulence milady. Je regrette sincèrement chaque vie perdue. Mais on ne

281

r

peut pas nettoyer les écuries d'Augias sans se salir. Pour un homme mort, c'est mille, un million d'autres qui sont sauvés.

- Et qui Kokorine a-t-il donc sauvé ? interrogea Eraste Pétrovitch, sarcastique.

- Avec l'argent de ce jouisseur et bon à rien, j'édu-que des milliers d'esprits brillants pour le bien de la Russie et de l'humanité. que voulez-vous, mon enfant, ce n'est pas moi qui ai créé ce monde cruel dans lequel tout se paie. Selon moi, dans ce cas précis, le prix à payer était tout à

fait raisonnable.

- Et la mort d'Akhtyrtsev ?

- Premièrement, ce jeune homme était beaucoup trop bavard. Deuxièmement, il avait excessivement déçu Amalia. Et troisièmement, le pétrole de Bakou, comme vous l'avez vous-même si bien dit à Brilling. Personne ne pourra contester le testament établi par Akhtyrtsev, il garde toute sa valeur.

- Et le risque d'une enquête policière ?

- De la blague, fit milady en haussant les épaules. Je savais que mon cher Ivan s'occuperait de tout. Tout jeune déjà, il se distinguait par son brillant esprit d'analyse et son talent d'organisateur. quelle tragédie qu'il ne soit plus là... Brilling aurait tout arrangé de manière parfaite, s'il n'y avait eu un jeune gentleman extraordinairement obstiné. Ce fut une malchance, une grande malchance pour nous tous.

- Un instant, milady, l'interrompit Eraste Pétrovitch, réalisant enfin qu'il serait peut-être temps de se mettre sur ses gardes. Et pourquoi êtes-

vous si franche avec moi ? Auriez-vous dans l'idée de m'attirer dans votre camp ? Si le sang n'avait pas coulé, je me serais entièrement rangé à vos côtés, mais vos méthodes...

282

Lady Esther l'interrompit avec un sourire imperturbable :

- Non, mon ami, je n'ai aucun espoir de vous gagner à ma cause.

Malheureusement, nous nous sommes connus trop tard - votre esprit, votre caractère, votre système de valeurs morales ont eu le temps de se forger, et il est maintenant quasiment impossible de les modifier. Je suis franche avec vous pour trois raisons. Premièrement, vous êtes un jeune homme intelligent et vous éveillez en moi une sincère sympathie. Je ne voudrais pas que vous me preniez pour un monstre. Deuxièmement, vous avez commis une grave bévue en venant ici directement de la gare sans en informer votre direction. Enfin, troisièmement, ce n'est pas par hasard que je vous ai fait asseoir dans ce fauteuil extrêmement inconfortable, au dossier si bizarrement incurvé.

Elle fit alors un imperceptible mouvement de la main et, des hauts accoudoirs, surgirent deux barres d'acier, qui clouèrent Fandorine à son siège. Sans encore comprendre ce qui lui arrivait, il tenta vivement de se lever, mais fut incapable de faire le moindre geste. quant aux pieds du fauteuil, ils étaient comme enracinés au sol.

Milady agita une clochette, et, à la seconde même, comme s'il avait été en train d'écouter à la porte, Andrew pénétra dans la pièce.

- Mon brave Andrew, s'il te plaît, fais venir le professeur Blank au plus vite, ordonna lady Esther. Explique-lui la situation en chemin. Et qu'il se munisse de chloroforme. quant au cocher, confie-le à TimofeÔ. (Elle soupira tristement.) Il n'y a rien d'autre à faire...

283

Andrew s'inclina sans rien dire et sortit. Dans le bureau régnait un silence de mort : Eraste Pétrovitch suffoquait, se débattant dans son piège d'acier et essayant de se retourner pour attraper le Herstal salvateur, accroché dans son dos, mais les maudits arceaux le serraient si fermement qu'il dut renoncer à cette idée. Milady observait d'un air compatissant les contorsions du jeune homme, hochant la tête de temps à autre.

Bientôt, des pas rapides résonnèrent dans le couloir, et deux hommes entrèrent : le génie de la physique, le professeur Blank, et le taciturne Andrew.

Jetant un rapide coup d'oil au captif, le professeur demanda en anglais :

- C'est grave, milady ?

- Oui, assez grave, soupira-t-elle. Mais pas irrémédiable. Naturellement, il va falloir se donner un peu de mal. Je ne veux pas recourir inutilement au moyen extrême. Or je viens de me souvenir, mon garçon, que vous rêviez depuis longtemps de réaliser des expérimentations sur du matériau humain.

Il semble qu'une possibilité se présente.

- Toutefois, je ne suis pas encore tout à fait prêt à travailler sur le cerveau humain, dit Blank, indécis, en examinant Fandorine, qui restait coi. D'un autre côté, ce serait du g‚chis de laisser échapper pareille occasion...

- Dans tous les cas il faut l'endormir, fit observer la baronne. Vous avez apporté le chloroforme ?

- Oui, oui, voilà.

D'une vaste poche, le professeur sortit une fiole remplie d'un liquide dont il imprégna généreusement un mouchoir blanc. Eraste Pétrovitch sentit une violente odeur de médecine et voulut se rebeller, mais 284

Andrew fit deux bonds jusqu'au fauteuil et, avec une force incroyable, saisit le prisonnier à la gorge.

- Adieu, pauvre petit, dit milady avant de se retourner.

Blank sortit sa montre en or de la poche de son gilet, regarda le cadran par-dessus ses lunettes et recouvrit soigneusement le visage de Fandorine du tissu blanc puissamment odorant. Pour le coup, la science ô combien salutaire de l'incomparable Chan-dra Johnson allait servir à Eraste Pétrovitch ! Le jeune homme fit en sorte de ne pas inhaler l'effluve traître, dans lequel prana ne figurait manifestement pas. Le moment était idéal pour s'exercer à retenir sa respiration.

- Une minute sera plus que suffisante, déclara le savant en pressant fortement le mouchoir sur la bouche et le nez du condamné.

- Et-et huit, et-et neuf, et-et dix, comptait mentalement Eraste Pétrovitch, sans oublier d'ouvrir convulsivement la bouche, d'écarquiller les yeux et de feindre des spasmes. A vrai dire, quand bien même l'aurait-il voulu, aspirer l'air n'e˚t pas été si facile avec Andrew qui lui serrait la gorge de sa poigne de fer.

Il dépassa le chiffre de quatre-vingts. Ses poumons luttaient désespérément contre l'envie d'aspirer l'air, et l'inf‚me chiffon humide continuait de refroidir son visage en feu. quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-six, quatre-vingt-sept... accéléra Fandorine, essayant, avec les dernières forces qui lui restaient, de tromper l'insupportable lenteur du chronomètre.

Brusquement, il réalisa qu'il devait cesser de s'agiter et qu'il était plus que temps de perdre connaissance. Il se rel‚cha, s'immobilisa et, pour plus de crédibilité,

285

laissa tomber sa m‚choire inférieure. A quatre-vingt-treize, Blank ôta sa main.

- Sapristi, constata-t-il, quelle capacité de résistance ! Presque soixante-quinze secondes.

L'homme censé être évanoui laissa tomber sa tête sur le côté et fit mine de respirer régulièrement et profondément, alors que sa bouche avide d'oxygène n'aspirait qu'à happer l'air à grandes goulées.

- «a y est, milady, annonça le professeur. On peut procéder à l'expérience.

t/ 6 éfactM<cité/ e&t> h/i&miw à/

- Transportez-le dans le laboratoire, dit milady. Mais il faut se dépêcher.

La récréation commence dans douze minutes. Les enfants ne doivent pas voir ça.

On frappa à la porte.

- TimofeÔ, c'est toi ? demanda la baronne dans un russe au fort accent.

Corne in ' !

Eraste Pétrovitch se refusait à regarder ce qui se passait, même à travers ses cils, car, si quelqu'un le remarquait, c'en serait fini, terminé. Il entendit les pas lourds du suisse et sa voix très forte, comme s'il s'adressait à un sourd :

- Tout est pour le mieux, Votre Honneur. Ol raÔt2. J'ai invité le cocher à

boire du thé. Du thé ! Ti ! Drink3 ! Dur à cuire, le bougre. Il boit, il boit, et ça ne lui fait ni chaud ni froid. Drink, drink - nassing4. Mais après il a fini par plonger. J'ai rangé la calèche derrière la maison.

BihaÔnd notre aousse 5. Je dis que

1. Entre!

2. AU right, " Tout va bien. "

3. Tea ! Drink !, " Du thé ! Boire ! "

4. Drink, drink - nothing, " II boit, il boit - rien. "

5. Behind notre house, " Derrière notre maison. "

287

je l'ai mise dans la cour. qu'elle y reste pour l'instant, je m'en occuperai après, ne vous inquiétez pas. Blank traduisit à la baronne ce qui venait d'être dit.

- Finel, répondit-elle, avant d'ajouter à mi-voix : Andrew, just make sure that he doesn't try to make a profit selling thé horse and thé carriage2.

Fandorine n'entendit pas de réponse, sans doute le silencieux Andrew s'était-il contenté d'un hochement de tête.

Alors, bande de canailles, qu'est-ce que vous attendez pour m'enlever ces barres ? pensa Eraste Pétro-vitch, pressant mentalement les malfaiteurs.

N'oubliez pas que c'est bientôt la récréation. Et moi, je vais vous en faire, une expérience, et pas plus tard que maintenant. Pourvu seulement que je n'oublie pas le levier de s˚reté.

Mais une cruelle déception attendait Eraste Pétro-vitch : personne ne se décida à le détacher. Juste près de son oreille, il entendit un reniflement et sentit une odeur d'oignon (" TimofeÔ ", reconnut immédiatement le prisonnier). quelque chose grinça tout doucement, une fois, puis une deuxième, une troisième, une quatrième.

- C'est fait. J'ai dévissé les pieds, annonça le suisse. Prends, AndreÔ, on l'emmène.

Ils soulevèrent le fauteuil avec Eraste Pétrovitch dedans et l'emportèrent.

Entrouvrant à peine un oil, le jeune homme aperçut la galerie et les hautes fenêtres hollandaises, illuminées par le soleil. Tout était 1. Parfait.

2. Andrew, assure-toi seulement qu'il n'essaie pas de se faire de l'argent en vendant les chevaux et la voiture.

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clair : on le transbahutait dans le b‚timent principal, o˘ se trouvait le laboratoire.

quand, s'efforçant de ne pas faire de bruit, les porteurs mirent le pied dans la salle de récréation, Eraste Pétrovitch se demanda sérieusement s'il ne ferait pas mieux de reprendre connaissance et d'interrompre le déroulement des cours en hurlant comme un forcené. que les enfants voient donc de quoi s'occupait leur bonne milady. Mais, des salles de classe, provenaient des bruits si charmants et si pacifiques - la voix basse et mesurée d'un enseignant, un éclat de rire enfantin, le chant d'un chour -

qu'Eraste Pétrovitch ne s'en sentit pas le courage. Tans pis, l'heure n'est pas encore venue de dévoiler ses cartes, se dit-il pour justifier sa passivité.

Mais, sitôt après, il était trop tard : les bruits venant des classes étaient déjà loin derrière. Eraste Pétrovitch distingua vaguement qu'on le faisait mon ter par un escalier, puis il y eut un grincement de porte, suivi d'un bruit de clé qu'on tourne.

La lumière électrique qui jaillit alors était d'une telle intensité qu'on pouvait la voir même à travers des paupières closes. Un rapide clignement d'oil suffit à Fandorine pour avoir un aperçu de la situation. Il distingua des accessoires en porcelaine, des c‚bles, des bobines de fil métallique.

Autant d'objets qui lui déplaisaient souverainement. Au loin résonna le tintement assourdi d'une cloche - manifestement, la classe était terminée

-, puis, presque aussitôt, des voix sonores retentirent

- J'espère que tout se terminera bien, soupira lady Esther. Cela me chagrinerait de voir mourir ce garçon

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- Je l'espère également, milady, répondit le professeur avec une évidente inquiétude, avant de se mettre à faire cliqueter un objet métallique. Mais, hélas, sans victime il n'y a pas de science possible. Le moindre pas nouveau exige un prix élevé. Et avec les sentiments on ne va pas loin.

quant à ce jeune homme, s'il vous est si cher, il suffisait que votre ours fasse avaler un somnifère au cocher au lieu de l'empoisonner. J'aurais alors commencé par le cocher et j'aurais laissé le jeune homme pour plus tard. Cela lui aurait donné une chance supplémentaire.

- Vous avez raison, mon ami. Absolument raison. C'est une erreur impardonnable, admit milady, la voix empreinte d'une affliction sincère.

Mais faites tout de même votre possible. Et maintenant, expliquez-moi une fois encore ce que vous vous apprêtez exactement à faire.

Eraste Pétrovitch dressa l'oreille. Cette question l'intéressait énormément lui aussi.

- Mon idée générale vous est connue, prononça Blank avec exaltation, au point qu'il cessa son cliquetis. Je considère que l'assujettissement de l'élément électrique est la clé qui ouvrira les portes du prochain siècle.

Oui, oui, milady ! Il reste vingt-quatre ans avant le vingtième siècle, mais c'est finalement assez peu. Au cours du nouveau siècle, le monde se transformera au point d'être méconnaissable, et ce grand changement se fera gr‚ce à l'électricité. L'électricité n'est pas seulement le moyen de s'éclairer, comme le pensent les profanes. Elle est susceptible d'accomplir des miracles, petits et grands. Imaginez une calèche se déplaçant gr‚ce à

un électromoteur ! Imaginez un train sans locomotive à vapeur, rapide, propre, silencieux ! Et de puissants canons capables 290

d'anéantir l'ennemi par une salve d'éclairs bien orientée. Et une diligence de ville sans chevaux !

- Vous m'avez déjà dit tout cela de nombreuses fois, fit doucement remarquer la baronne, interrompant le fougueux professeur. Parlez-moi plutôt de l'utilisation médicale de l'électricité.

- Oh, c'est le plus intéressant, reprit Blank, redoublant d'enthousiasme.

C'est précisément à ce domaine de la science électrique que j'ai décidé de consacrer ma vie. La macroélectricité - les turbines, les moteurs, les puissantes dynamos - transformera le monde environnant, alors que la microélectricité changera l'homme lui-même, elle corrigera les imperfections pouvant apparaître dans la constitution naturelle de l'homo sapiens. L'électrophysiologie et l'électrothérapie, voilà ce qui sauvera l'humanité, et nullement vos petits futés qui jouent aux grands politiques ou barbouillent des toiles.

- Vous avez tort, mon enfant. Leur ouvre aussi est importante et nécessaire. Mais poursuivez.

- Je vous offrirai la possibilité de rendre l'homme, n'importe quel homme, parfait, de le débarrasser de ses tares. Tous les défauts qui déterminent le comportement de l'être humain se nichent là, dans l'écorce cérébrale.

(Un doigt de fer frappa douloureusement Eraste Pétrovitch au sinciput.) En termes plus simples, le cerveau comporte différentes parties, dont certaines régissent la logique ou les plaisirs, d'autres la peur, la cruauté, le penchant sexuel, et cetera, et cetera. L'homme pourrait être une personnalité harmonieuse si toutes les parties de son cerveau fonctionnaient de manière équilibrée, mais cela n'arrive pratiquement jamais. Tel homme aura exagérément développée la partie qui commande 291

l'instinct de conservation, et cet homme-là sera un froussard pathologique.

Chez tel autre, la zone de la logique sera déficiente, et celui-là sera d'une bêtise crasse. Ma théorie repose sur le fait qu'au moyen d'une électroforeuse, à savoir une décharge électrique correctement dirigée et savamment dosée, il est possible de stimuler telle ou telle partie du cerveau ou d'en inhiber telle ou telle autre s'avérant indésirable.

- Cela est très, très intéressant, dit la baronne. Vous savez, mon cher Gebhardt, que ce n'est pas une question d'argent et que je ne vous ai jamais limité financièrement, mais comment pouvez-vous être aussi certain qu'une telle correction du psychisme est, sur le principe, possible ?

- Elle est possible ! Il n'y a pas le moindre doute là-dessus ! Savez-vous, milady, que l'on a découvert dans les tombes des Incas des cr‚nes présentant un orifice à cet endroit ? (Le même doigt se planta par deux fois dans le cr‚ne d'Eraste Pétrovitch.) Là, se trouve la partie du cerveau qui régit la peur. Les Incas le savaient et, à l'aide de leurs instruments primitifs, ils enlevaient la peur aux enfants des castes guerrières, faisant d'eux des combattants d'une audace illimitée. Et la souris ? Vous vous souvenez ?

- Oui, votre " souris sans peur " se jetant sur le chat a produit sur moi une impression certaine.

- Oh, mais ce n'était qu'un début. Représentez-vous une société dénuée de criminels ! Au lieu d'être exécuté ou envoyé au bagne, le cruel assassin, le maniaque, le voleur n'aurait qu'à subir une petite opération, et le pauvre homme, à tout jamais débarrassé de sa cruauté maladive, de sa concupiscence ou de son avidité démesurée, deviendrait un membre 292

utile de la société ! Imaginez n'importe lequel de vos enfants, déjà très talentueux, dont mon électroforeuse développerait encore plus le don, ne serait-ce pas merveilleux ">

- «a non, je ne vous donnerai pas mes enfants, l'interrompit la baronne.

Trop de talent rend fou. Faites plutôt vos expérience sur les criminels. Et qu'entendez-vous exactement par " homme pur " ?

- L'expérience est relativement simple. Je pense y être quasiment prêt. Il suffit de frapper l'endroit o˘ s'accumule la mémoire pour que le cerveau de )'homme devienne une feuille blanche, comme si /ous y aviez passé une gomme. Toutes les facultés intellectuelles sont conservées, alors que les acquis et les connaissances disparaissent. Vous obtenez un individu aussi pur qu'un nouveau-né. Vous vous rappelez l'expérience avec la grenouille ?

Après l'opération, elle avait désappris à sauter, mais n'avait pas perdu les réflexes moteurs. Elle ne savait plus attraper les moucherons mais avait gardé le réflexe de déglutition. Théoriquement, on aurait pu tout lui réapprendre. Prenons maintenant notre patient... Alors, vous deux, c'est quoi, cet air ahuri ? Prenez-le et allongez-le sur la table. Macht schnell l !

C'était maintenant qu'il fallait agir ! Fandorine y était prêt. Mais l'inf

‚me Andrew le saisit si fermement par les épaules qu'il n'essaya même pas d'attraper son revolver. TimofeÔ fit claquer quelque chose, et les arceaux métalliques qui comprimaient la poitrine du prisonnier s'ouvrirent.

- Un, deux, on le soulève ! commanda TimofeÔ, attrapant Eraste Pétrovitch par les pieds, tandis que,

1. Allez, plus vite que ça !

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le serrant toujours aussi fort par les épaules, Andrew le sortait sans difficulté du fauteuil

On transféra le cobaye sur la table et on l'allongea sur le dos, Andrew le maintenant par les coudes, le suisse par les chevilles. Son étui à revolver meurtrissait sans pitié les reins d'Eraste Pétrovitch. Au loin, la cloche retentit de nouveau : la récréation était terminée.

- Dès que j'aurai traité simultanément deux endroits du cerveau, le patient sera totalement lavé de l'expérience accumulée précédemment et, peut-on dire, se retrouvera à l'état de nourrisson. Il devra tout réapprendre : à

marcher, à m‚cher, à aller aux toilettes et, plus tard, à lire, écrire et ainsi de suite. Je suppose que cela intéressera vos pédagogues, d'autant que vous avez déjà une certaine idée des dispositions de cet individu.

- En effet. Il se distingue par une excellente réactivité, il est audacieux, possède un esprit logique bien développé et une intuition incomparable. J'espère que tout cela pourra être rétabli.

En d'autres circonstances, Eraste Pétrovitch e˚t été flatté d'une aussi louangeuse description mais, pour l'heure, cela le faisait plutôt frémir d'horreur. Il se voyait couché dans un berceau rosé, une tétine dans la bouche, émettant des sons inarticulés, tandis que lady Esther était penchée au-dessus de lui et lui disait sur un air de reproche : " Oh, comme nous sommes vilain, nous sommes encore mouillé. " Non, plutôt la mort !

- Il a des convulsions, sir, fit remarquer Andrew, desserrant les lèvres pour la première fois. Est-ce qu'il ne serait pas en train de se réveiller ?

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- Impossible, coupa net le professeur. Le narcotique est suffisant pour au moins deux heures. De légers mouvements convulsifs n'ont rien d'anormal. Le danger, milady, est ailleurs. Je n'ai pas eu assez de temps pour calculer très précisément la puissance électrique requise. Un courant trop fort tuera le patient ou bien fera de lui un idiot à vie. A l'inverse, si la décharge est trop faible, il restera dans le subconscient de vagues images résiduelles, qui, sous l'effet des stimulations extérieures, pourraient engendrer une certaine forme de mémoire.

Après un silence, la baronne prononça, avec un regret évident :

- Nous ne pouvons prendre ce risque. Envoyez une décharge suffisamment forte.

Un étrange grésillement se fit entendre, suivi d'un crépitement qui donna froid dans le dos à Fandorine.

- Andrew, rasez-le en faisant deux petites plaques rondes, une ici et une là, fit Blank en effleurant les cheveux du patient. C'est nécessaire pour brancher les électrodes.

- Non, que TimofeÔ s'en occupe, déclara résolument lady Esther. Et moi, je sors. Je ne veux pas voir ça, sinon je n'en dormirai pas de la nuit.

Andrew, viens avec moi. Je vais rédiger quelques dépêches que tu porteras au télégraphe. Il faut prendre des précautions, car on va vite remarquer l'absence de notre ami.

- Oui, oui, milady, vous ne feriez que me gêner, répondit distraitement le professeur, tout à ses préparatifs. Je vous informerai immédiatement du résultat.

Les tenailles qui étreignaient les coudes de Fandorine se desserrèrent enfin.

295

A peine, derrière la porte, les pas s'éloignèrent-ils que Fandorine ouvrit les yeux, libéra d'un coup ses jambes et, avec une détente fulgurante, envoya ses pieds dans la poitrine de TimofeÔ, qui alla dinguer dans un coin de la pièce. L'instant suivant, Eraste Pétrovitch avait déjà sauté de la table et, clignant des yeux à cause de la lumière vive, plongeait la main sous le pan de sa veste et s'emparait du précieux Herstal.

- Pas un geste ou je vous tue ! maugréa le ressuscité d'un ton vengeur.

Et, effectivement, en cet instant précis, rien ne lui aurait fait plus plaisir que d'abattre les deux hommes : TimofeÔ, qui écarquillait les yeux d'un air hébété, et le professeur fou, figé dans la plus totale perplexité, ses deux tiges métalliques à la main. Des tiges partaient des fils électriques reliés à une machine infernale qui lançait des étincelles.

D'ailleurs, le laboratoire regorgeait de curieux ustensiles, mais ce n'était vraiment pas le moment de les examiner.

Le suisse n'essayait même pas de se relever, se limitant à faire de petits signes de croix, mais, avec Blank, quelque chose avait l'air ne pas aller.

Il sembla à Eraste Pétrovitch que loin d'avoir peur, le savant était seulement furieux de cet imprévu qui risquait d'interrompre son expérience.

Une pensée lui traversa l'esprit : il va se jeter sur moi ! Et le désir de tuer recula, se dissipa sans laisser de trace.

- Pas de bêtises ! Restez o˘ vous êtes ! cria Fandorine, la voix tremblant très légèrement. Au même instant, Blank rugit :

- Mistkerl ! Du hast allés verdorbenl !

1. Salaud ! Tu as tout g‚ché !

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Et il se rua en avant, son côté heurtant au passage le bord de la table.

Eraste Pétrovitch appuya sur la détente. Rien. La s˚reté ! Il fit claquer le levier et pressa la détente deux fois de suite. Une double déflagration retentit, et le professeur tomba à plat ventre, la tête aux pieds de l'homme qui venait de tirer.

Craignant une attaque par l'arrière, Fandorine se retourna brusquement, prêt à tirer une nouvelle fois, mais TimofeÔ colla le dos au mur et débita d'un ton pleurnichard :

- Votre Noblesse, me tuez pas ! Je voulais pas ! Par le Christ-Dieu ! Votre Noblesse !

- Debout, canaille ! hurla furieusement Eraste Pétrovitch, à demi assourdi par les coups de feu. En avant, marche !

Lui plantant le canon de son revolver dans le dos, Fandorine poussa le suisse dans le couloir, puis dans l'escalier. TimofeÔ avançait à pas menus et rapides, poussant un gémissement à chaque fois que l'arme lui rentrait dans l'épine dorsale.

Ils traversèrent en courant la salle de récréation, et Fandorine s'efforça de ne pas regarder vers les portes ouvertes des salles de classe, o˘, observant la scène, se tenaient les enseignants et, penchés derrière leur dos, les enfants silencieux dans leurs petits uniformes bleus.

- C'est la police ! cria Eraste Pétrovitch à la cantonade. Messieurs les maîtres, veuillez ne pas laisser sortir les enfants ! Et vous-mêmes, restez à l'intérieur des classes !

De la même allure, entre la marche et la course, ils suivirent la longue galerie et gagnèrent l'annexe. Arrivé devant la porte blanche à dorures, Eraste

297

Pétrovitch poussa de toutes ses forces TimofeÔ, et, front en avant, le suisse ouvrit les portes en grand et parvint de justesse à garder l'équilibre. Personne ! Vide!

- En avant, marche ! Ouvre toutes les portes ! ordonna Fandorine. Et attention : au moindre geste suspect, je t'abats comme un chien.

Le suisse se contenta de lever les bras au ciel et s'élança dans le couloir. En cinq minutes, ils eurent inspecté toutes les pièces du rez-de-chaussée. Personne. Seul, dans la cuisine, son buste pesant de tout son poids sur la table et son visage sans vie tourné de côté, le malheureux cocher dormait du sommeil éternel. Après avoir jeté un coup d'oil rapide aux cristaux de sucre accrochés à sa barbe et à la petite flaque de thé

répandue près de lui, Eraste Pétrovitch ordonna à TimofeÔ d'avancer.

Au premier étage se trouvaient deux chambres, la garde-robe et la bibliothèque. La baronne et son laquais n'étaient pas là non plus. O˘

pouvaient-ils bien être ? Avaient-ils entendu les coups de feu et s'étaient-ils cachés quelque part dans l'esthernat ? A moins qu'ils ne se fussent carrément enfuis ?

Dans sa fureur, Eraste Pétrovitch fit un geste brusque de la main qui tenait le revolver, et le coup partit inopinément. Avec un sifflement strident, la balle ricocha sur le mur pour aller percuter la fenêtre, laissant sur la vitre une petite étoile rayonnante, d'une forme parfaite.

Diable, la s˚reté est débloquée et la détente est molle, se rappela Fandorine, et il secoua la tête pour essayer de chasser son tintement d'oreilles.

Le coup de feu inattendu produisit un effet magique sur TimofeÔ. Le suisse se laissa tomber à genoux et se mit à geindre :

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- Votre Nobl... Votre Haute Noblesse... M'ôtez pas la vie ! C'était pas moi, c'était le diable. Je vais tout vous dire. Tout, comme à confesse !

C'est que j'ai des gamins, une femme malade ! Je vais vous montrer ! Aussi vrai que Dieu est saint, je vais vous montrer ! Ils sont dans la cave, dans la cave secrète ! Je vous montre, mais surtout épargnez mon ‚me !

- quelle cave ? demanda Eraste Pétrovitch sur un ton menaçant, en brandissant son pistolet comme quelqu'un qui s'apprête effectivement à

faire justice sur-le-champ.

- Tenez, venez par ici, suivez-moi.

Le suisse bondit sur ses jambes et, se retournant à chaque instant, il fit redescendre Fandorine au rez-de-chaussée, dans le bureau de la baronne.

- Une fois, je l'ai surprise par hasard... Elle me laissait pas approcher.

Elle se méfiait de moi. Forcément, un Russe, un orthodoxe, ça vaut pas un Anglais. (TimofeÔ se signa.) C'est seulement son AndreÔ qui avait le droit de descendre, mais moi, pas question.

Il contourna rapidement la table de travail, tourna une poignée du secrétaire, lequel glissa brusquement sur le côté, dévoilant une petite porte de cuivre.

- Ouvre ! ordonna Eraste Pétrovitch.

TimofeÔ se signa encore trois fois et poussa la porte. Elle s'ouvrit sans bruit, et apparut un escalier qui s'enfonçait dans l'obscurité.

Poussant le suisse dans le dos, Fandorine commença précautionneusement à

descendre. L'escalier se terminait sur une paroi, mais au coin, à droite, partait un couloir bas de plafond.

- Allez, allez ! dit Eraste Pétrovitch, activant un TimofeÔ peu pressé

d'avancer.

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Ils tournèrent à l'angle, dans le noir le plus total. Il aurait fallu prendre une chandelle, pensa Fandorine, et il plongea la main gauche dans sa poche à la recherche d'une boîte d'allumettes, mais, devant, quelque chose explosa dans un fracas assourdissant. Le suisse poussa un gémissement et s'affaissa, tandis qu'Eraste Pétrovitch tendait son Herstal devant lui et appuyait sur la détente jusqu'à ce que le percuteur claque sur les douilles vides. Un silence assourdissant tomba. Les doigts tremblants, Fandorine trouva la boîte qu'il cherchait et frotta une allumette. Tel un amas informe, TimofeÔ était assis contre le mur, immobile. Avançant de quelques pas, Eraste Pétrovitch vit Andrew qui gisait sur le dos. La petite flamme vacillante dansa un instant dans les prunelles vitreuses puis s'éteignit.

quand on se trouve dans l'obscurité complète, enseigne le grand Fouché, il convient de fermer les yeux en comptant jusqu'à trente, le temps que les pupilles se rétrécissent et que la vue soit alors en mesure de distinguer la plus infime source de lumière. Pour plus de sécurité, Eraste Pétrovitch compta jusqu'à quarante, ouvrit les yeux et, de fait, il put distinguer un rai de lumière provenant de quelque part. Brandissant son Herstal désormais inutile, il fit un pas, un deuxième, un troisième et aperçut devant lui une porte entrouverte, d'o˘ filtrait une faible lumière. La baronne ne pouvait être que là. Fandorine se dirigea résolument vers l'étroite bande lumineuse et poussa la porte avec force.

Une pièce exiguÎ aux murs couverts de rayonnages s'offrit à son regard. Au centre de la pièce se trouvait une table sur laquelle une chandelle br˚lait dans un

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bougeoir de bronze, éclairant le visage, quadrillé d'ombres, de lady Esther.

- Entrez, mon enfant, dit-elle calmement. Je vous attendais.

Eraste Pétrovitch franchit le seuil, et la porte se referma brusquement dans son dos. Il tressaillit, se retourna et vit qu'il n'y avait sur la porte ni poignée ni gonds.

- Approchez-vous, demanda doucement milady. Je voudrais mieux voir votre visage, car c'est le visage du destin. Vous êtes la pierre rencontrée sur mon chemin. La petite pierre sur laquelle j'étais vouée à trébucher.

Blessé d'une telle comparaison, Fandorine s'approcha de la table et vit, posé devant la baronne, un coffre de métal lisse.

- qu'est-ce ? demanda-t-il.

- Pour cela, attendez un peu. qu'avez-vous fait de Gebhardt ?

- Il est mort. C'est sa faute, il n'avait qu'à pas se fourrer sous ma balle, répondit grossièrement Eraste Pétrovitch, essayant de ne pas penser qu'en l'espace de quelques minutes à peine il avait occis deux personnes.

- C'est une grande perte pour l'humanité. Un homme étrange, passionné, mais un immense savant. Cela nous fait un Azazel de moins...

- qu'est-ce qu'Azazel ? s'anima Fandorine. quel rapport existe-t-il entre vos orphelins et ce Satan ?

- Azazel n'est pas Satan, mon enfant. Il est le grand symbole des lumières et du salut de l'humanité. Le Seigneur a créé ce monde, il a créé les hommes et les a livrés à eux-mêmes. Mais les gens sont si faibles et si aveugles qu'ils ont transformé le monde

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divin en enfer. L'humanité aurait péri depuis longtemps si, parmi les hommes, n'étaient de temps en temps apparues des personnalités particulières. Il ne sont ni des démons ni des dieux, je les appelle héros civilisateurs. Gr‚ce à chacun d'eux, l'humanité a fait un bond en avant.

Prométhée nous a donné le feu. MoÔse nous a donné le concept de loi. Le Christ nous a donné les fondements moraux. Mais le plus précieux de tous ces héros est l'Azazel des juifs, qui a enseigné à l'homme le sens du respect de lui-même. Dans le Livre d'Hénoch, il est dit : " II était rempli d'amour envers les hommes et leur a ouvert les secrets qu'il avait appris dans les cieux. " II offrit le miroir à l'homme, afin que celui-ci puisse voir derrière lui, c'est-à-dire qu'il ait de la mémoire et comprenne son passé. Gr‚ce à Azazel, les hommes peuvent exercer des métiers et protéger leur maison. Gr‚ce à Azazel, les femmes, de reproductrices Foumi-ses, se sont transformées en êtres humains égaux en droits, jouissant de la liberté

de choix : être laide ou belle, être mère ou amazone, vivre pour sa famille ou pour l'humanité tout entière. Dieu a distribué des cartes aux hommes, Azazel, lui, enseigne comment jouer pour gagner. Chacun de mes pupilles est un Azazel, bien que tous ne le sachent pas.

- Comment cela ? l'interrompit Fandorine.

- Peu sont initiés à la cause secrète, seulement les plus fidèles et les plus inflexibles, expliqua milady. Ceux-là prennent sur eux tout le sale travail, afin que mes autres enfants demeurent sans tache. " Azazel " est mon détachement avancé, qui doit progressivement prendre en main le gouvernail qui dirige le monde. Oh, comme s'épanouira notre planète quand mes Azazels seront à sa tête ' Et cela pourrait advenir 302

très vite - dans quelque vingt ans... Les autres pupilles des esthernats, ceux qui ne sont pas initiés au secret d'Azazel, poursuivent simplement leur chemin dans la vie, apportant à l'humanité des bienfaits inestimables.

Moi, je me limite à suivre leurs succès, à me réjouir de leur réussite, tout en sachant qu'en cas de nécessité aucun d'eux ne refusera jamais d'aider sa mère. Ah, que deviendront-ils sans moi ? que deviendra le monde ?... Mais, peu importe, " Azazel " est vivant, il mènera mon ouvre à

son terme. Eraste Pétrovitch s'indigna :

- Je les ai vus, vos " fidèles et inflexibles " Azazels ! Morbid et Frantz, Andrew et l'autre, cet homme aux yeux de poisson qui a tué Akhtyrtsev !

C'est cela, votre avant-garde, milady ? Ce sont eux les plus méritants de vos pupilles ?

- Pas seulement eux. Mais eux aussi. Souvenez-vous, mon ami, je vous ai dit que mes enfants n'arrivaient pas tous à trouver leur voie dans le monde d'aujourd'hui, parce que leur don appartenait à un lointain passé ou ne pourrait se révéler utile que dans un lointain avenir. Eh bien, ce sont ces pupilles-là qui donnent les exécutants les plus fidèles et les plus dévoués. Certains de mes enfants sont mon cerveau, d'autres sont mes mains.

quant à l'homme qui a éliminé Akhtyrtsev, il ne fait pas partie de mes enfants. C'est notre allié temporaire.

Les doigts de la baronne caressèrent distraitement la surface polie du coffret et, comme fortuitement, ils appuyèrent sur un petit bouton.

- C'est tout, charmant jeune homme. Il ne nous reste plus que deux minutes.

Nous quitterons ce monde ensemble. Malheureusement, je ne puis vous laisser en vie. Vous feriez du mal à mes enfants.

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- C'est quoi ? s'écria Fandorine en saisissant le coffret, lequel se révéla assez lourd. Une bombe ?

- Oui, répondit lady Esther avec un sourire com-préhensif. Un mécanisme à

minuterie. Une invention d'un de mes talentueux garçons. Certains de ces coffrets sont réglés sur trente secondes, d'autres sur deux, voire douze heures. Les ouvrir ou arrêter le mécanisme est impossible. Cette bombe est réglée sur cent vingt secondes. Je vais disparaître avec mes archives. Ma vie est terminée, mais j'aurai eu le temps de faire pas mal de choses. Mon ouvre se poursuivra, et l'on parlera encore longtemps de moi en termes élogieux.

Eraste Pétrovitch essaya de relever le bouton avec ses ongles, mais rien n'y fit. Il se rua alors sur la porte et se mit à en palper la surface, à y donner des coups de poing. Le sang battait dans ses oreilles, rythmant le décompte du temps.

- Lisanka ! gémit Fandorine avec le désespoir de l'homme qui se sait perdu.

Milady ! Je ne veux pas mourir ! Je suis jeune ! Je suis amoureux !

Lady Esther le regarda avec compassion. Visiblement, elle était en proie à

une lutte intérieure.

- Promettez-moi que vous ne ferez pas de la chasse à mes enfants le but de votre existence, prononça-t-elle à voix basse en regardant Eraste Pétrovitch au fond des yeux.

- Je le jure ! s'exclama-t-il, prêt, en cet instant, à promettre n'importe quoi.

Après une pause atroce, d'une durée infinie, milady prononça avec un sourire tendre et maternel :

- D'accord. Vivez, mon enfant. Mais dépêchez-vous, vous n'avez que quarante secondes.

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Elle glissa sa main sous la table et, avec un grincement, la porte de bronze s'ouvrit vers l'intérieur.

Après un dernier regard à la vieille dame grisonnante qui se tenait immobile et à la flamme tremblotante de la bougie, Fandorine s'élança à

grandes enjambées dans le couloir sombre. Dans sa course, il heurta le mur, grimpa quatre à quatre l'escalier, se redressa et en deux bonds traversa le cabinet de travail.

Dix secondes plus tard, les portes de chêne faillirent sortir de leurs gonds sous une violente poussée, et un jeune homme au visage décomposé

dévala les marches du perron. Il fonça jusqu'au coin de la petite rue calme et ombragée et, là seulement, il s'arrêta, hors d'haleine. Il se retourna et resta figé.

Les secondes s'écoulaient et rien ne se passait. Le soleil ornait avec mansuétude les tilleuls d'une couronne d'or, sur un banc somnolait un chat roux, quelque part dans la cour des poules caquetaient.

Eraste Pétrovitch porta la main à son cour qui battait furieusement. Elle m'a trompé ! Elle m'a roulé comme un gamin ! Et elle-même s'est enfuie par l'entrée de service !

Il se mit à rugir d'une rage impuissante et, comme en réponse, l'aile du b

‚timent résonna d'un semblable rugissement. Les murs tremblèrent, le toit vacilla imperceptiblement et, des entrailles de la terre, s'éleva le grondement sourd de l'explosion.

o˘/ 1& faéwfr cUt adie<u/ à

Demandez à n'importe quel habitant de l'ancienne capitale quelle est la meilleure période pour convoler en justes noces, et l'on vous répondra infailliblement que tout homme sérieux et avisé désirant d'emblée établir sa vie familiale sur des bases solides ne peut se marier qu'à la fin de septembre, parce que ce moment de l'année convient idéalement au départ pour une longue et paisible croisière sur les flots de la vie, avec ses joies et ses peines. Septembre à Moscou est repu et indolent, orné de brocarts d'or et teinté du pourpre des érables, telle une femme de marchand un jour de fête. En se mariant le dernier dimanche du mois, l'on est assuré

d'un beau ciel serein d'un bleu d'azur et d'un soleil plein de délicatesse et de retenue - le marié ne risque pas de transpirer sous son col étroit et amidonné, ni dans son frac noir ajusté ; quant à la mariée, elle n'aura pas froid dans cette chose de tulle, magique et aérienne, à laquelle aucune dénomination ne saurait convenir. Choisir l'église pour la cérémonie est toute une science. Dans la ville aux coupoles dorées, gr‚ce à Dieu, le choix est vaste, ce qui, d'un autre côté, le rend plus délicat encore. Tout Moscovite qui se respecte sait qu'il est bon de se marier à Srétenka, à

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l'église de la Dormition : les époux vivront longtemps et mourront le même jour. Pour ceux qui souhaitent s'assurer une nombreuse descendance, l'église qui convient le mieux est Saint-Nicolas-Grande-Croix, qui s'étend sur tout un quartier de KitaÔ-gorod. qui aspire surtout au bien-être d'un paisible foyer optera pour Saint-Pimène-le-Grand. Si le fiancé est un militaire qui souhaite finir ses jours non sur le champ de bataille mais au foyer familial, entouré de sa maisonnée, le plus sensé sera de prononcer le serment nuptial à l'église Saint-Georges. Et, bien s˚r, aucune mère aimante ne permettra jamais que sa fille se marie à l'église Sainte-Varvara, la grande martyre, car la vie de la malheureuse ne serait alors que tourments et souffrances.

En revanche, les gens illustres et les notables ne sont guère libres de leur choix, car l'église doit être imposante et suffisamment vaste pour accueillir les invités représentant la fine fleur de la société moscovite.

Or, au mariage qui était en train de s'achever à la très cérémonieuse et pompeuse église Saint-Jean-Chrysostome était rassemblé le Tout-Moscou. Les badauds, amassés devant l'entrée o˘ s'étirait une longue file d'équipages, montraient du doigt le landau du général gouverneur soi-même, le prince Vladimir Andreiévitch Dolgorouki, ce qui signifiait que le mariage célébré

était du plus haut rang.

On ne laissait entrer dans l'église que sur invitation spéciale, ce qui tout de même représentait une assemblée de près de deux cents personnes. Il y avait beaucoup de brillants uniformes, tant militaires que civils, beaucoup d'épaules dénudées et de hautes coiffures, beaucoup de rubans, d'étoiles et de brillants. Lustres et cierges étaient tous allumés, la céré-307

monie avait commencé depuis longtemps, et les invités étaient fatigués.

Sans égard pour leur ‚ge ou pour leur condition, les femmes étaient émues et attendries, tandis que les hommes affichaient leur ennui et échangeaient à voix basse des propos étrangers à l'événement. Sur les jeunes mariés, tout avait déjà été dit. Tout Moscou connaissait le père de la fiancée, le conseiller privé actuel Alexandre Appolo-dorovitch von Evert-Kolokoltsev, et plus d'une fois on avait vu la délicieuse Elisabeth Alexandrovna dans les bals - elle avait débuté dans le monde un an auparavant -, raisons pour lesquelles l'objet essentiel de la curiosité générale était le fiancé, Eraste Pétro-vitch Fandorine Sur lui, on savait peu de choses : une fine mouche de la capitale, il ne faisait que de courts passages à Moscou pour des affaires importantes, un carriériste qui s'affairait dans les allées du pouvoir. Certes, son rang était encore peu élevé, mais il était très jeune et aurait vite fait de grimper les échelons. A son ‚ge, arborer Saint-Vladimir à son revers, voilà qui n'était pas rien. Le prévoyant Alexandre Appolodorovitch voyait loin.

Les femmes s'attendrissaient surtout sur la jeunesse et la beauté des futurs époux. Le fiancé montrait une émotion touchante, tantôt rougissant, tantôt blêmissant, s'emmêlant dans les paroles du serment - en un mot, une merveille. quant à la fiancée, Lisanka Evert-Kolokoltseva, elle semblait un être irréel, à sa seule vue le cour vous manquait. Sa robe blanche tel un nuage, son voile aérien, sa couronne de rosés de Saxe, tout était exactement comme cela devait être. quand les nouveaux époux burent le vin rouge à la coupe et échangèrent le baiser, la mariée ne se troubla aucunement. Au contraire, elle sourit

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joyeusement et chuchota au marié quelque chose dont celui-ci sourit à son tour.

Et voici ce que Lisanka murmura à Eraste Pétro-vitch .

- La pauvre Lisa a changé d'avis, au lieu de se noyer, elle s'est mariée.

Toute la journée, Eraste Pétrovitch avait affreusement souffert de l'attention générale dont il faisait l'objet et de sa totale dépendance à

l'égard des autres. Un grand nombre de ses anciens condisciples s'étaient manifestés, ainsi que de " vieux camarades " de son père (des gens qui, durant la dernière année, avaient comme disparu sous terre et refaisaient brusquement surface). On avait tout d'abord emmené Eraste Pétrovitch enterrer sa vie de garçon au Prague, un restaurant chic de la rue Arbat, o˘

avec force coups de coude et clins d'oil entendus, on lui avait, pour une obscure raison, exprimé ses condoléances. Puis on l'avait ramené à l'hôtel.

Là était arrivé le coiffeur Pierre, qui lui avait tiré méchamment les cheveux, les frisant en un somptueux toupet. L'usage voulait qu'il ne vît pas Lisanka avant l'église, ce qui n'était pas moins cruel. Depuis trois jours qu'il était arrivé de Pétersbourg, o˘, désormais, il assurait ses fonctions, le fiancé n'avait pratiquement pas vu sa promise. Lisanka était sans cesse occupée par les préparatifs ô combien importants du mariage.

Puis, le visage cramoisi après le repas au Prague, Ksavéri Féofilaktovitch Grouchine, en frac barré du ruban blanc des garçons d'honneur, avait installé le futur marié dans un équipage ouvert et l'avait accompagné à

l'église. Là, debout sur les marches du perron, Eraste Pétrovitch avait attendu sa fiancée. Dans la foule, on lui avait crié quelque chose, une demoi-309

selle lui avait lancé une rosé, qui lui avait égratigné la joue. Enfin, on avait amené Lisanka, à peine visible sous des flots de tissu vaporeux. Ils étaient restés longuement côte à côte, debout devant le lutrin, tandis que le chour chantait ; le prêtre avait dit " Dieu, toi qui es plein de miséricorde et d'amour pour les hommes " et quelque chose d'autre encore, ils avaient échangé les anneaux, foulé aux pieds le tapis ainsi que le voulait la tradition, puis Lisanka avait fait sa remarque à propos de la pauvre Lisa, et Eraste Pétrovitch s'était calmé comme par magie. Il avait regardé autour de lui, vu les visages, vu la haute vo˚te de l'église, et il s'était senti bien.

Il se sentit bien aussi quand, un peu plus tard, tous les invités s'approchèrent pour féliciter chaleureusement et sincèrement les époux. Il fut particulièrement séduit par le général gouverneur Vladimir Andreiévitch Dolgorouki - un homme replet, affable, au visage rond et aux moustaches tombantes. Il dit qu'il avait entendu beaucoup de bien d'Eraste Pétrovitch et qu'il souhaitait de tout cour aux époux une heureuse union.

On sortit sur le parvis, autour tout le monde criait, mais on voyait mal, car le soleil brillait très fort.

Les deux époux prirent place dans la voiture découverte, l'odeur des fleurs les saisit.

Lisanka ôta son long gant blanc et serra fortement la main d'Eraste Pétrovitch. Il avança furtivement son visage vers le voile de son épouse et huma à la h‚te l'odeur de ses cheveux, de son parfum, de sa peau tiède. A cet instant (on venait de dépasser les portes de Nikitski), le regard de Fandorine tomba par hasard sur le parvis de l'église de l'Ascension, et ce fut comme si une main glacée lui étreignait le cour.

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Fandorine vit deux gamins de huit, dix ans, vêtus d'uniformes bleus en loques. Ils étaient assis, l'air perdu, au milieu des mendiants et, de leurs voix frêles, chantaient quelque chose de triste. Tournant la tête, les petits mendiants suivirent d'un regard curieux le fastueux cortège nuptial.

- qu'as-tu, mon chéri ? s'alarma Lisanka, voyant le visage blême de son mari.

Fandorine ne répondit pas.

La fouille de la cave secrète de l'esthernat n'avait rien donné. La bombe, d'une conception inconnue, avait produit une explosion puissante et compacte qui n'avait pratiquement pas endommagé la maison, mais avait entièrement détruit le sous-sol. Des archives, il ne restait rien. De lady Esther non plus - si ce n'était un lambeau de sa robe de soie.

Privé de sa directrice et de sa source de financement, le système international des esthernats se désagrégea. Dans certains pays, les refuges passèrent sous le contrôle de l'Etat ou d'associations de bienfaisance, mais la plupart cessèrent purement et simplement d'exister. En tout cas, les deux esthernats russes fermèrent sur décret du ministère de l'Instruction publique, comme étant des foyers d'athéisme et d'idées nuisibles. Les enseignants se dispersèrent et les enfants s'enfuirent pour la plupart.

Gr‚ce à la liste saisie chez Cunningham, il fut possible d'identifier dix-huit anciens élèves des esthernats, mais cela n'apporta pas grand-chose étant donné qu'il était impossible de savoir qui parmi eux appartenait ou non à l'organisation " Azazel ". Néanmoins, cinq hommes (dont le ministre portugais) furent contraints à la retraite, deux se suicidèrent, et 311

un (le chef de la garde impériale du Brésil) fut même exécuté. Une vaste enquête internationale dévoila l'existence d'un grand nombre de personnalités en vue et respectables qui en leur temps étaient passées par les esthernats. Beaucoup d'entre elles ne le dissimulaient nullement et se vantaient de l'éducation qu'elles y avaient reçue. Certains des " enfants de lady Esther " préférèrent, il est vrai, se cacher, se soustraire à

l'attention tenace de la police et des services secrets, mais la plupart restèrent à leur poste, vu qu'il n'y avait rien à leur reprocher.

Toutefois, on leur ferma dorénavant l'accès aux plus hautes fonctions de l'Etat et, lors des nominations à des postes importants, on recommença, comme aux temps féodaux, à accorder une attention toute particulière à

l'origine et à la généalogie - Dieu nous garde de voir un " enfant trouvé

>/ (c'était par ce terme que, dans les milieux autorisés, on désignait les pupilles de lady Esther) se faufiler subrepticement vers le sommet.

D'ailleurs, le grand public ne remarqua pas l'épuration accomplie, gr‚ce aux mesures de précaution et de secret soigneusement mises au point entre les différents gouvernements. Pendant un temps, des bruits coururent concernant un complot international, attribué tantôt aux francs-maçons, tantôt aux juifs, tantôt aux deux à la fois, et l'on mentionnait monsieur Disraeli, puis les rumeurs se turent d'elles-mêmes, d'autant que, dans les Balkans, une crise sérieuse m˚rissait, qui enfiévrait toute l'Europe.

Par devoir professionnel, Fandorine fut obligé de participer à l'enquête relative à l'" affaire Azazel ". Cependant, il y manifesta si peu de zèle que le général Mizinov jugea plus raisonnable de charger son jeune et talentueux collaborateur d'une autre mis-312

sion, à laquelle Eraste Pétrovitch s'attela avec ô combien plus d'enthousiasme. Il sentait que, dans l'histoire d'Azazel, sa conscience n'était pas tout à fait nette et que son rôle était assez équivoque. Le serment fait à la baronne (et bien involontairement violé) lui avait passablement g‚ché les semaines de bonheur précédant son mariage.

Et voilà qu'il avait fallu que, le jour même de ses noces, le regard d'Eraste Pétrovitch tomb‚t sur les victimes de " son abnégation, sa vaillance et son zèle méritoire " (tels étaient les termes du décret impérial annonçant sa distinction)

Fandorine s'assombrit, baissa la tête, si bien qu'en arrivant à la maison familiale, rue MalaÔa NikitskaÔa, Lisanka prit résolument les choses en main : elle s'isola avec son taciturne époux dans la vaste garde-robe contiguÎ au vestibule et, avec la plus grande fermeté, interdit à quiconque d'entrer sans permission, d'autant que les domestiques avaient bien assez à

faire avec les invités qui arrivaient et qu'il fallait occuper jusqu'au banquet. De la cuisine émanaient des effluves divins - des cuisiniers débauchés pour l'occasion d'un des restaurants les plus en vue de Moscou s'affairaient sans discontinuer depuis l'aube ; derrière les portes soigneusement fermées de la salle de bal, l'orchestre répétait une ultime fois des valses de Vienne - bref, tout suivait son cours normal. Il ne restait plus qu'à remettre en état le jeune marié démoralisé.

Après s'être assurée que la cause de cette soudaine mélancolie n'avait rien à voir avec quelque rupture sentimentale dont le souvenir aurait surgi au moment le plus inadéquat, la fiancée, tranquillisée, s'attela à la t‚che.

Aux questions directes qui lui

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étaient posées, Eraste Pétrovitch répondait par un grognement, doublé d'une f‚cheuse tendance à détourner la tête. Aussi fut-il nécessaire de changer de tactique. Lisanka caressa la joue de son époux, l'embrassa d'abord sur le front puis sur la bouche et les yeux, tant et si bien qu'il se dérida, se dégela, redevint entièrement contrôlable. Pour autant, les jeunes mariés ne se h‚tèrent pas de rejoindre les invités. A plusieurs reprises, le baron avait fait irruption dans le vestibule, s'était approché de la porte close et avait même délicatement toussoté, sans toutefois se décider à frapper.

Mais il fut tout de même obligé de s'y résoudre.

- Eraste ! appela Alexandre Apollodorovitch, commençant à partir de ce jour à tutoyer son gendre. Excuse-moi, mon ami, mais il y a ici pour toi un courrier venu de Pétersbourg. Pour affaire urgente !

Le baron se tourna vers le jeune officier en casque à plumet qui restait figé près de la porte. Sous le bras, le courrier tenait un paquet de forme carrée, enveloppé d'un papier officiel et fermé par des sceaux gravés de l'aigle à deux têtes.

Le jeune marié, rouge comme un coquelicot, passa la tête par la porte.

- C'est pour moi, lieutenant ?

- Monsieur Fandorine ? Eraste Pétrovitch ? interrogea le courrier d'une voix claire aux accents d'officier de la Garde.

- Oui, c'est moi.

- C'est un paquet urgent et confidentiel envoyé par la Troisième Section.

O˘ dois-je le poser ?

- Vous n'avez qu'à le mettre ici, dit Eraste Pétrovitch en se mettant à

l'écart. Veuillez m'excuser, Alexandre Appolodorovitch (il n'avait pas encore pris

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l'habitude de s'adresser à son beau-père comme à un parent).

- Je comprends. Le service est le service, répondit le beau-père avec un hochement de tête, puis il ferma la porte derrière le courrier et se posta lui-même à l'extérieur afin d'empêcher quiconque d'entrer.

quant au lieutenant, il posa son paquet sur une chaise et tira une feuille de papier de la poche intérieure de son uniforme.

- Veuillez signer le reçu, je vous prie.

- qu'y a-t-il là-dedans ? demanda Fandorine en apposant son paraphe.

Lisanka regardait le paquet avec curiosité, sans manifester la moindre intention de laisser son mari en tête à tête avec l'officier.

- Je ne suis pas au courant, répondit ce dernier en haussant les épaules.

Le poids est d'environ quatre livres. Vous célébrez un événement heureux aujourd'hui, n'est-ce pas ? Peut-être est-ce en rapport. En tout cas, pour ma part, permettez-moi de vous présenter tous mes voux de bonheur. Il y a aussi un pli qui sans doute vous éclairera.

De sous un parement de sa veste, il sortit une petite enveloppe ne portant aucune inscription.

- Je peux disposer ?

Eraste Pétrovitch acquiesça d'un signe de tête, non sans avoir vérifié le cachet qui fermait l'enveloppe.

Après un salut militaire, le courrier s'empressa de tourner les talons et de sortir.

Le soleil ne pénétrant pas dans la pièce, il faisait assez sombre. Aussi, tout en ouvrant l'enveloppe, Fandorine s'approcha de la fenêtre qui donnait directement sur la rue MalaÔa NikitskaÔa.

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Lisanka passa son bras autour des épaules de son mari et se mit chuchoter à

son oreille.

- Alors, qu'est-ce que c'est ? Des félicitations ? demanda-t-elle, impatiente, puis, découvrant une petite carte en papier glacé, ornée de deux anneaux d'or, elle s'écria : Oui, tout juste ! Oh, comme c'est charmant !

Au même instant, attiré par un mouvement rapide derrière la fenêtre, Fandorine leva les yeux et vit le courrier, dont le comportement lui parut étrange. L'homme dévala les marches du perron et, sans cesser de courir, sauta dans la calèche qui l'attendait et cria au cocher :

- On y va ! Neuf ! Huit ! Sept !

Le cocher agita son fouet, se retourna fugitivement. Un cocher comme bien des cochers : chapeau haut de forme, barbe grise... seuls ses yeux étaient inhabituels - très clairs, presque blancs.

- Arrêtez ! hurla furieusement Eraste Pétrovitch.

Et, sans réfléchir plus longtemps, il franchit d'un bond l'appui de la fenêtre.

Le cocher fit claquer son fouet et la paire de chevaux moreaux partit au grand trot.

- Arrêtez ou je tire ! s'époumona Fandorine tout en courant, bien qu'il n'e˚t rien pour tirer - à l'occasion de son mariage, le fidèle Herstal était resté à l'hôtel.

- Eraste ! O˘ vas-tu ?

Fandorine se retourna sans s'arrêter. Lisanka était penchée à la fenêtre, son adorable minois exprimant la plus profonde perplexité. Une seconde plus tard, du feu et de la fumée jaillirent de la fenêtre, les vitres volèrent en éclats, et Eraste Pétrovitch fut projeté à terre.

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Pendant quelques instants, tout fut calme, sombre et tranquille, puis la vive lumière du jour le frappa dans les yeux, ses oreilles se mirent à

bourdonner atrocement, et Fandorine comprit qu'il était vivant. Il distinguait les pavés de la chaussée mais ne comprit pas pourquoi ils étaient là, juste devant ses yeux. La vue de la pierre grise avait quelque chose d'incongru, et il détourna son regard. Ce qu'il vit alors était bien pis - un peu plus loin, se trouvait un crottin de cheval et, à côté, quelque chose de désagréablement blanc o˘ scintillaient deux petits cercles dorés. Eraste Pétrovitch se leva d'un bond et lut ces quelques mots, calligraphiés à l'ancienne, d'une écriture ample, avec des arabesques et des enjolivures :

&. a/

Le sens des mots ne parvint pas à son esprit embrumé, d'autant que son attention venait d'être attirée par une chose qui gisait au beau milieu de la chaussée et d'o˘ partait un petit faisceau de joyeuses étincelles.

Eraste Pétrovitch ne comprit tout d'abord pas de quoi il s'agissait. Il se dit seulement que cela n'avait rien à faire par terre. Puis, regardant mieux, il distingua la chose : un avant-bras de jeune fille, arraché à

hauteur du coude et qui se terminait par une main fine à l'annulaire de laquelle brillait un anneau d'or.

1. Mon cher enfant, c'est véritablement un jour glorieux !

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Le long du boulevard TverskoÔ, à pas rapides et incertains, indifférent à

tout ce qui l'entourait, marchait un jeune homme élégamment vêtu mais affreusement négligé : frac de grand prix mais froissé; cravate blanche mais sale ; à la boutonnière, oillet blanc couvert de poussière. Les promeneurs s'écartaient à son passage et accompagnaient le curieux personnage de leurs regards interrogateurs. Or la cause de leur étonnement n'était pas tant la p‚leur mortelle du dandy - dans le coin, les phtisiques ne manquaient pas - ni même le fait qu'il f˚t à n'en pas douter ivre mort (il titubait d'un côté et de l'autre) -en voilà une belle affaire ! Non, l'attention de ceux qui le croisaient, en particulier des dames, était attirée par une étonnante particularité de sa physionomie : en dépit de son évident jeune ‚ge, le dandy avait les tempes entièrement blanches, comme saupoudrées de givre.

La Revue parisienne 14 (2) juillet 1877

Notre correspondant, qui a rejoint depuis quinze jours l'armée russe du Danube, nous fait savoir que le premier juillet (pat un ordre du jour daté

du 13, selon le calendrier européen), le tsar Alexandre a remercié son armée victorieuse qui s'est emparée du Danube et a pénétré dans l'Empire ottoman. Le document de l'empereur indique que l'ennemi est totalement vaincu et que dans moins de deux semaines l'église Sainte-Sophie de Constantinople sera dominée par la croix orthodoxe. Dans sa marche en avant, l'armée ne rencontre pratiquement pas de résistance, si l'on excepte les piq˚res de moustique que font subir aux communications russes les détachements volants de ceux que l'on appelle les Bachi-Bouzouks ("têtes folles"), mi-bandits, mi-partisans, connus pour leurs mours sauvages et leur férocité sanguinaire.

La femme est une créature faible sur laquelle on ne saurait compter, a dit saint Augustin. Et il a

raison, cet obscurantiste misogyne, mille fois raison. En tout cas en ce qui concerne une certaine personne dénommée Varvara Souvorova.

Les choses avaient commencé comme une aventure amusante, et voilà

maintenant o˘ elle en était, et c'était bien fait pour elle, pauvre imbécile ! Sa mère avait coutume de dire que tôt ou tard Varia finirait mal, eh bien ça y était, c'était fait. quant à son père, un homme d'une grande sagesse doté d'une patience angélique, un jour de violente explication, il avait divisé la vie de sa fille en trois périodes : le diable en jupons, le fléau céleste, la nihiliste écervelée. Jusque-là Varia était fière de cette définition de sa personne, affirmant qu'elle ne pensait pas en rester là, malheureusement sa suffisance venait de lui jouer un bien vilain tour.

qu'est-ce qui lui avait pris d'accepter de faire une halte dans cette auberge, ou comment appellent-ils cette sinistre institution ? Le cocher, ce perfide bandit de Mitko, avait commencé à se lamenter : " Faut donner à

boire aux chevaux, faut les faire boire... " Et voilà o˘ cela l'avait conduite. Seigneur, que faire à présent, que faire ?...

Installée devant une table en bois brut dans l'un des coins de ce hangar sombre et crasseux, Varia tremblait de peur. De toute sa vie elle n'avait éprouvé une angoisse aussi terrible et aussi dénuée d'espoir qu'une fois, le jour o˘, à six ans, elle avait cassé la tasse préférée de sa grand-mère et s'était tapie sous le divan dans l'attente de la punition qui devait immanquablement tomber.

Elle aurait bien prié, mais les femmes d'avant-garde ne prient pas. La situation apparaissait cependant comme totalement sans issue.

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Récapitulons. Le trajet de Saint-Pétersbourg à Bucarest avait été effectué

rapidement et, peut-on dire, dans le confort. Un train rapide (deux wagons luxueux et dix plates-formes chargées d'armes) avait amené Varia à la capitale du royaume de Roumanie en trois jours. Officiers et fonctionnaires militaires qui se rendaient sur le terrain des opérations avaient failli en venir aux mains pour les yeux bruns de cette jeune femme aux cheveux courts qui fumait et qui refusait obstinément de se laisser faire le baisemain. A chaque station, Varia se voyait offrir des bouquets de fleurs et des petits paniers de fraises. Les fleurs, elle les jetait par la fenêtre, parce que cela faisait bourgeois, mais bientôt il avait fallu se désintéresser également des fraises, car elle commençait à se couvrir de petits boutons rouges. Pour finir, le voyage avait été agréable et amusant, bien que du point de vue intellectuel et pour ce qui était des idées, ses cavaliers se soient révélés n'être que des mollusques absolus. Il y avait bien un jeune cornette qui connaissait Lamartine et qui avait même entendu parler de Schopenhauer, il lui faisait d'ailleurs une cour plus élégante que les autres, mais en bonne camarade Varia lui avait expliqué qu'elle allait rejoindre son fiancé, et le jeune homme avait tout de suite adopté une conduite irréprochable. Physiquement, il n'était pourtant pas mal du tout, il ressemblait à Lermontov. Bon, oublions le beau cornette !

La seconde étape du voyage s'était, elle aussi, déroulée sans le moindre incident. Bucarest était reliée à Turnu-Mégurele par une diligence régulière. Il avait fallu affronter les chaos et avaler pas mal de poussière, en revanche elle était à présent à deux pas du but : on disait en effet que le quartier général de l'armée du Danube était situé de l'autre côté de la rivière, à Tsarévitsy.

Il restait à présent à réaliser la dernière partie du Plan élaboré à Saint-Pétersbourg (dans sa tête, c'est ainsi qu'elle le nommait : " le Plan ", avec une majuscule). Dernière, mais particulièrement difficile. Hier soir, mettant à profit l'obscurité, elle avait traversé le Danube en barque en se faisant déposer un peu en amont de Zimnitsa, là o˘, quinze jours auparavant, l'héroÔque division 14 du général Dragomirov était venue à bout de la barrière imprenable que constituait le fleuve. Elle se trouvait à

présent en territoire turc et en pleine zone militaire, elle pouvait donc à

tout instant se faire capturer. Des détachements cosaques allaient et venaient sur les routes ; une seconde d'inattention, et c'était fini, retour forcé à Bucarest. Mais Varia était une jeune fille ingénieuse et, prévoyant la chose, elle avait pris des mesures.

Dans un petit village bulgare situé sur la rive méridionale du Danube, elle avait eu la bonne surprise de découvrir une auberge. Puis la chance avait continué à lui sourire. Le patron de l'auberge comprenait le russe, et il lui avait promis, moyennant la modeste somme de cinq roubles, de lui indiquer un guide, un " vodatch ", digne de confiance. Varia avait fait l'acquisition d'un pantalon très large de style chalvar, d'une chemise, de grosses bottes, d'une veste sans manches et d'un chapeau de toile bizarre, et, harnachée de la sorte, de jeune fille européenne, elle s'était transformée en un petit adolescent bulgare maigrichon qui ne 10

pouvait attirer en rien l'attention d'un détachement. Pour ce qui était de sa route, elle s'était donné la peine de choisir un itinéraire un peu compliqué de façon à contourner les colonnes militaires et à arriver à

Tsarévitsy non pas par le nord, mais par le sud. C'est là, à l'état-major de l'armée, que se trouvait Pétia lablokov, son... A vrai dire la relation de Pétia à Varia n'était pas très claire. Etait-il son fiancé ? Un camarade ? Son mari ? Disons qu'il était son ex-mari et son futur fiancé.

Et, bien s˚r, un camarade.

Ils étaient partis avant le jour dans une carriole grinçante et cahotante.

Au début, Mitko, le peu disert conducteur à la moustache brune qui m

‚chouillait sans arrêt du tabac qu'il recrachait sur la route en longs jets bruns (ce qui chaque fois faisait frémir Varia d'horreur), avait chantonné

des airs exotico-balkaniques, mais bientôt il s'était tu, en ayant l'air de se plonger dans des réflexions profondes. Maintenant elle comprenait fort bien lesquelles !

Il aurait tout aussi bien pu la tuer, songea-t-elle avec un frisson. Ou faire pire encore. Il n'y avait rien de plus facile, et qui se serait soucié de la chose ? On aurait tout mis sur le dos des bandits, comment les appelait-on déjà ? Les Bachi-Bouzouks.

A présent, elle était certes vivante, mais les choses allaient fort mal.

Mitko le traître avait conduit sa passagère dans une auberge qui ressemblait plutôt à un repaire de bandits, et là, l'installant à une table et commandant du fromage et une cruche de vin, il s'était dirigé vers la porte en lui faisant comprendre qu'il allait revenir. Varia, qui ne voulait pas rester dans ce bouge immonde et malodorant,

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avait essayé de le suivre, mais Mitko lui avait expliqué qu'il avait besoin d'être seul, poussé disons par un besoin physiologique. Comme Varia ne comprenait pas, il avait illustré la chose par un geste, et la jeune fille, gênée, était retournée à sa table.

Le besoin physiologique avait duré au-delà de toute limite. Varia avait mangé un peu du mauvais fromage salé et bu une gorgée du vin aigre qu'on lui avait servi, après quoi, incapable de supporter plus longtemps l'attention dont sa personne devenait l'objet de la part des sinistres clients de l'établissement, elle était sortie dans la cour.

Là, elle avait eu le souffle coupé.

Il n'y avait plus trace de sa voiture. Or elle y avait sa valise avec toutes ses affaires, et, dans sa valise, une petite boîte à pharmacie dans laquelle, au milieu des bandages et de la charpie, elle avait caché son passeport et tout son argent.

Varia était sur le point de courir sur la route quand l'aubergiste avait jailli de son établissement, avec sa chemise rouge, son nez cramoisi et sa joue mangée de verrues. Hurlant de colère, il lui avait fait comprendre qu'avant de s'en aller, il fallait qu'elle commence par régler sa consommation. Varia était revenue par peur du propriétaire, mais elle n'avait pas de quoi payer. Tout doucement elle avait regagné sa place en essayant de vivre les choses comme une aventure, mais sans y parvenir vraiment.

Il n'y avait pas une seule femme dans la salle, et les paysans, sales et gueulards, avaient une façon de se conduire tout à fait différente des moujiks russes. Ceux-ci sont paisibles et, avant d'être pris de boisson, ils discutent à mi-voix. Ceux-là hur-12

laient à tue-tête, buvaient du vin rouge à pleines carafes et riaient constamment d'un gros rire avide (c'est ainsi que l'avait perçu Varia). A l'autre bout de la pièce, à une grande table longue, on jouait aux dés et chaque coup s'accompagnait de hurlements puissants. A un moment, la querelle était devenue plus violente, et l'un des joueurs, un petit bonhomme fin so˚l, avait reçu un coup de cruche sur la tête. Maintenant il restait là sous la table sans que personne ne s'approche même de lui.

Le patron avait désigné Varia d'un signe de tête en proférant à son sujet des propos visiblement salaces, et aux tables voisines tout le monde s'était tourné vers elle avec un petit gloussement qui ne présageait rien de bon. La jeune fille s'était recroquevillée, enfonçant son bonnet sur ses yeux. Dans l'auberge, elle était la seule à en porter un, mais elle ne pouvait pas l'enlever, ses cheveux se seraient répandus sur ses épaules.

Ils n'étaient pas si longs. Comme il convenait à une femme moderne, Varia se les coupait, mais ils auraient tout de même signalé sur-le-champ son appartenance au sexe faible. " Sexe faible ", une vilaine expression inventée par les hommes. Vilaine certes, mais, hélas, exacte.

A présent, la jeune fille était au centre de l'attention générale, et les regards qui se posaient sur elle étaient gluants, mauvais. Seuls les joueurs de dés restaient indifférents et, à une table d'elle, plus près du comptoir, un homme tout courbé, le nez dans sa cruche de vin, qui lui tournait le dos. Elle ne voyait que ses cheveux noirs coupés court et ses tempes grisonnantes.

Une peur violente l'avait saisie. Allons, ne te laisse pas aller, avait-elle essayé de se dire. Tu as

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l'‚ge adulte, et tu es une forte femme et non une poupée de salon. Il faut leur dire que je suis russe et que je vais rejoindre mon fiancé à l'armée.

Nous sommes les libérateurs de la Bulgarie, et ici tout le monde nous aime.

La langue bulgare est facile, il suffit d'ajouter " ta " aux mots russes.

Elle avait tourné le regard vers la fenêtre : et si Mitko réapparaissait ?

Il était peut être allé faire boire les chevaux à un étang, et maintenant il allait revenir. Mais sur la route poussiéreuse, elle n'avait vu ni Mitko ni la voiture, en revanche elle avait découvert une chose à laquelle elle n'avait pas fait attention jusque-là. Les maisons du village étaient dominées par un petit minaret tout délabré. Oh ! là ! là ! Seraient-ils musulmans ! Pourtant les Bulgares sont chrétiens, ils sont orthodoxes, tout le monde sait cela. En plus, ils sont en train de boire du vin, or le Coran l'interdit. Mais si le village est chrétien, alors pourquoi un minaret ? Et s'il est musulman, de quel côté sont-ils : du nôtre ou de celui des Turcs ?

Il paraît douteux qu'ils soient du nôtre. Et il s'ensuit que les " ta "

ajoutés à " armée " et à " état-major " ne seront d'aucun secours.

Mon Dieu, mais que faut-il donc faire ?

A quatorze ans, pendant une leçon de catéchisme, il était venu à Varenka Souvorova une idée indiscutable dans son évidence. Comment se faisait-il que personne n'y ait songé auparavant ? Si Dieu avait commencé par créer Adam pour créer Eve ensuite, cela ne signifiait pas du tout que les hommes étaient plus importants, mais que les femmes étaient plus achevées. L'homme est un prototype expérimental de l'espèce humaine, tandis que 14

la femme est une variante confirmée, corrigée et complétée. C'était clair comme le jour ! Et pourtant, bizarrement, la vie intéressante et véritable appartenait en totalité à l'homme, alors que les femmes se bornaient à

accoucher et à faire de la broderie : enfants, broderies... Pourquoi cette injustice ? Parce que les hommes étaient plus forts. Il fallait donc être forte.

Et Varenka avait pris la décision de vivre autrement. Aux Etats-Unis, il y avait bien déjà une première femme médecin, Mary Jacobi, et une première femme prêtre, Antoinetta Blackwell. En Russie, c'étaient toujours la tradition et les vieilles mours. Mais ce n'était pas grave, il suffisait d'attendre un peu.

Après le lycée, tout comme les Etats d'Amérique du Nord, Varia était partie en guerre pour son indépendance (combien son père, l'avocat Souvorov, s'était montré faible !) et elle était allée s'inscrire dans une école d'accouchement, se transformant par là même de " fléau céleste " qu'elle était en une " nihiliste écervelée ".

L'expérience n'avait pas été concluante. Varenka était venue à bout de la partie théorique sans difficulté, bien que tout un ensemble de choses dans le processus de création de l'être humain lui soit apparu étonnant et invraisemblable, mais dès qu'il s'était agi d'assister à une naissance pour de bon, c'avait été la catastrophe. Incapable de supporter les hurlements de l'accouchée et la vue horrible de la minuscule tête tout écrasée qui s'extirpait lentement de chairs déchirées et sanglantes, Varia, à sa grande honte, avait perdu connaissance, après quoi il ne lui était plus resté qu'à

aller voir du côté

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des cours de télégraphie. Dans un premier temps, il lui avait semblé

flatteur de devenir l'une des premières femmes télégraphistes russes, on avait même parlé d'elle dans le journal Les Nouvelles de Saint-Pétersbourg (voir l'article // est grand temps dans le numéro du 28 novembre 1875), malheureusement le travail s'était révélé terriblement ennuyeux et dénué de toute perspective.

C'est pourquoi, au grand soulagement de ses parents, Varia était allée s'installer dans leur domaine de Tambov, non pas pour n'y rien faire, bien s˚r, mais pour y éduquer et y instruire les enfants des paysans. C'est là, dans la petite école toute neuve qui sentait bon le bois frais, qu'elle avait fait la connaissance de Pétia lablokov, étudiant à Saint-Pétersbourg.

Pétia enseignait l'arithmétique, la géographie et les bases des sciences naturelles, Varia était chargée de toutes les autres matières. Les paysans n'avaient pas mis longtemps à comprendre que la fréquentation de l'école n'allait leur valoir aucun dédommagement ni avantage, et ils s'étaient empressés de retirer leurs enfants (c'est pas le tout de se chatouiller le cerveau, il faut travailler), mais Varia et Pétia avaient eu le temps de faire des projets pour la suite de leur existence : une existence qu'ils voulaient libre, moderne, fondée sur le respect réciproque et sur un sage partage des responsabilités.

Il avait été immédiatement mis fin à l'humiliation qui consistait à

dépendre de la générosité des parents. Le couple s'était installé dans le quartier de Vyborg, louant un appartement qui était plein de souris, mais qui comptait trois pièces. Il s'agissait en effet de vivre comme Véra Pavlovna et

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Lopoukhov, les héros de que faire ? de Tcherny-chevski : chacun avait son territoire, la troisième pièce étant réservée aux échanges entre eux et à

l'accueil des amis. Varia et Pétia s'étaient présentés à la logeuse comme mari et femme, mais ils n'avaient cohabité strictement que comme des camarades : le soir, ils lisaient, prenaient le thé et discutaient dans le salon commun, puis ils se souhaitaient une bonne nuit, et chacun regagnait sa chambre. Ils avaient vécu ainsi toute une année, une année parfaitement heureuse, ‚me contre ‚me au sens propre du terme, sans boue et sans indélicatesse. Pétia fréquentait l'université et donnait des cours, Varia, qui avait suivi un enseignement de sténographie, s'était mise à gagner jusqu'à cent roubles par mois. Elle avait eu à enregistrer les protocoles de jugement d'un tribunal, à prendre en dictée les mémoires d'un général vainqueur de Varsovie retombé en enfance, après quoi, sur une recommandation d'amis, elle avait été embauchée pour taper le roman d'un Grand Ecrivain. (Mieux vaut taire son nom, parce que les choses devaient finir d'une façon peu élégante). Eperdue d'admiration pour cet auteur connu, Varia avait catégoriquement refusé de se faire payer, considérant que ce travail était pour elle un grand honneur. Malheureusement, le maître avait interprété son geste tout autrement. C'était un homme terriblement vieux, ayant passé la cinquantaine, chargé d'une nombreuse famille, et pardessus le marché d'une très grande laideur. En revanche, il faut reconnaître qu'il parlait bien et qu'il savait convaincre : l'innocence n'est en effet qu'un préjugé ridicule, la morale bourgeoise est odieuse et la nature

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humaine n'a rien de honteux. Varia prêtait l'oreille à ses discours, puis elle en parlait longuement à Pétia, lui demandant conseil durant des heures. Pétroucha reconnaissait que le respect du mythe de la virginité et des bonnes mours était des chaînes imposées à la femme, mais il déconseillait vivement à Varia d'entrer dans des relations physiologiques avec le Grand Ecrivain. Il s'énervait, essayait de démontrer qu'il n'était pas si grand que cela malgré ses mérites passés, précisant que bien des gens d'avant-garde voyaient aujourd'hui en lui un réactionnaire. La conclusion avait été, comme nous l'avons déjà dit, fort vilaine. Un jour, interrompant la dictée d'une scène particulièrement forte (Varia avait les larmes aux yeux en la notant), l'écrivain s'était mis à respirer bruyamment et à renifler, puis, attrapant maladroitement sa jeune dactylo par les épaules, il l'avait entraînée vers le divan. Pendant un moment, elle avait supporté les propos privés de sens qu'il lui avait chuchotes ainsi que le contact de ses doigts tremblants qui ne s'y retrouvaient pas dans les boutons et dans les crochets de sa robe, puis, brusquement, elle avait compris de la manière la plus nette... plus exactement, sans le comprendre, elle avait senti que tout cela était incorrect et ne pouvait pas arriver.

Elle avait repoussé le Grand Ecrivain et s'était enfuie de chez lui pour ne plus y retourner.

Cet incident avait eu un effet déplorable sur Pétia. On était au mois de mars, le printemps était précoce, la Neva exhalait une odeur de grand large et de fonte des glaces, et Pétia avait posé un ultimatum : les choses ne pouvaient plus durer ainsi ; ils étaient faits l'un pour l'autre ; leur relation avait

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supporté l'épreuve du temps ; ils étaient tous deux des êtres vivants, et il ne servait à rien de ruser avec les lois de la nature. Il était prêt à

accepter, bien s˚r, un amour physique hors mariage, mais il valait mieux faire les choses en bonne et due forme, ce qui éviterait bien des difficultés. Et il s'y était tant et si bien pris que la discussion n'avait plus porté que sur le type de mariage qu'il convenait de choisir : le mariage civil ou le mariage religieux. Les débats avaient duré jusqu'en avril. En avril avait éclaté la guerre tant attendue pour la libération des frères slaves, et Pétia lablokov, en bon citoyen, s'était porté volontaire.

A la veille de son départ, Varia lui avait fait deux promesses : celle de lui donner bientôt sa réponse définitive et celle de trouver quelque chose pour qu'ils fassent la guerre ensemble.

Et elle avait trouvé. Il lui avait fallu un certain temps, mais elle avait trouvé. Ni l'hôpital militaire de campagne ni celui de l'arrière n'avaient accepté ses services, personne ne voulant tenir compte de ses cours d'accouchement inachevés. On refusait également à l'armée les femmes télégraphistes. Varia était sur le point de désespérer quand était arrivée une lettre de Roumanie : Pétia se plaignait de ne pas avoir été admis dans l'infanterie à cause de ses pieds plats et d'avoir été rattaché à l'état-major du grand prince NicolaÔ Nicolaévitch, commandant en chef, du fait que l'engagé volontaire lablokov était mathématicien et que l'armée manquait cruellement de chiffreurs.

Varia s'était alors dit qu'il ne serait pas difficile de trouver un travail auprès de l'état-major ou, au pire, de se perdre dans la masse des arrières de

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l'armée, et elle avait sur-le-champ imaginé son Plan qui s'était révélé

étonnamment heureux dans ses deux premières étapes et qui venait, à la troisième, de s'achever par une catastrophe.

Cependant, le dénouement approchait. Le gros patron au nez rouge lança un propos menaçant et, tout en s'essuyant les mains avec un torchon gris, il vint dans la direction de Varia d'une démarche chaloupée, sa chemise rouge le faisant ressembler à un bourreau gagnant le lieu de l'exécution. La bouche de Varia se sécha, elle eut une légère nausée. Et si elle se faisait passer pour sourde-muette ? C'est-à-dire pour sourd-muet ?

L'homme qui lui tournait le dos, le nez dans sa cruche, se leva lentement, s'approcha de la table de la jeune fille et prit place en face d'elle sans dire un mot. Elle découvrit un visage p‚le et très jeune, presque celui d'un gamin malgré les tempes grisonnantes. Il avait les yeux bleus, une fine moustache et une bouche réfractaire au sourire. C'était un visage étrange qui ne ressemblait en rien à celui des autres paysans, bien que l'inconnu ait été vêtu tout comme eux, si ce n'est que sa veste avait l'air un peu plus neuve et sa chemise plus propre.

Sans même se retourner, l'homme aux yeux bleus fit un geste méprisant en direction du patron de l'établissement, et le terrible bourreau se retira immédiatement derrière son comptoir. Mais cet épisode ne rassura nullement Varia, qui se dit au contraire que le plus terrible allait commencer.

Elle plissa le front, prête à entendre une langue étrangère. Il valait mieux ne rien dire et se contenter de hocher la tête. Il fallait surtout ne pas

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oublier que chez les Bulgares tout était à l'envers : quand on hoche la tête de haut en bas, cela signifie " non ", de gauche à droite, cela veut dire " oui ".

Mais l'homme aux yeux bleus ne lui posa aucune question. Il soupira d'un air contrit et dit avec un léger bégaiement mais dans un russe parfait :

- Ah ! m-mademoiselle, vous auriez mieux fait d'attendre votre fiancé chez vous. Ici ce n'est pas un roman de Mayne Reid, et les choses auraient p-p-pu finir bien mal.

o˘/ l< CM/ 12046 cMta/ia£6i&

L'Invalide russe (Saint-Pétersbourg), 2 (14) juillet 1877

... Un armistice ayant été conclu entre la Porte et la Serbie, de nombreux patriotes de la cause slave, preux chevaliers de la terre russe, qui servaient comme engagés volontaires sous la direction du vaillant général Tcherniaev, ont répondu à l'appel du tsar libérateur. Aujourd'hui, au risque de leurs jours, ils traversent les montagnes sauvages et les sombres forêts pour rejoindre la terre bulgare, faire jonction avec l'armée orthodoxe et conclure leur exploit guerrier par la victoire tant attendue.

Varia ne réalisa pas tout de suite ce qu'elle venait d'entendre. Dans un premier temps, elle commença d'un geste machinal par hocher la tête de haut en bas puis de gauche à droite, et ce n'est qu'après qu'elle resta soudain figée, la bouche ouverte.

- Ne vous étonnez pas, proféra d'une voix lasse l'étrange paysan. Le fait que vous soyez une jeune

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fille se voit tout de suite, tenez, vous avez une mèche de cheveux qui dépasse de votre bonnet. Et de jun. (Varia corrigea d'un geste furtif la boucle traîtresse.) Le fait que vous soyez russe est tout aussi évident : nez retroussé, dessin des pommettes grand-russe, cheveux fauves, et, surtout, absence de haie. Et de deux. En ce qui concerne le fiancé, c'est simple aussi : vous vous déplacez toute seule en essayant de ne pas attirer l'attention, vous voyagez donc pour une raison personnelle. Et qu'est-ce qui peut amener une jeune fille de votre ‚ge dans une armée active si ce n'est un motif romantique ? Et de trois. Maintenant quatre : le moustachu qui vous a amenée ici pour disparaître ensuite était votre guide ? Et votre argent était, bien s˚r, caché au milieu de vos affaires ? Ce n'est pas malin. Il faut toujours garder les choses précieuses sur soi. Comment vous appelez-vous ?

- Souvorova Varia. Varvara Andréevna, murmura Varia prise de peur. qui êtes-vous ? que faites-vous là ?

- Je m'appelle Eraste Pétrovitch Fandorine. Je suis un engagé volontaire serbe, et je reviens de chez les Turcs o˘ j'étais prisonnier.

Dieu soit loué, Varia commençait à se demander si elle n'était pas l'objet d'une hallucination. Un engagé volontaire serbe revenant de chez les Turcs ! Elle posa un regard de respect sur ses tempes grisonnantes et, n'y tenant pas, demanda, en pointant en outre du doigt d'un geste peu élégant :

- Ce sont eux qui vous ont torturé, n'est-ce pas ? J'ai lu des articles sur l'horreur des camps turcs. C'est sans doute depuis aussi que vous bégayez ?

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Eraste Pétrovitch Fandorine se renfrogna et ne répondit qu'à contrecour :

- Personne ne m'a torturé. On m'a fait boire du café du matin au soir, et on ne m'a adressé la parole qu'en français. J'étais traité comme un invité

du kaÔmakan de Vidin.

- De qui ?

- Vidin est une ville sur la frontière roumaine. Et le kaÔmakan en est le gouverneur. quant à mon bégaiement, il est la trace d'un ancien traumatisme.

- Vous vous êtes enfui, c'est cela ? demanda-t-elle avec envie. Et vous êtes en train de regagner l'armée active pour vous battre ?

- Non, de ce point de vue-là, j'ai eu tout mon so˚l.

Le visage de Varia exprima sans doute la perplexité la plus grande, car l'engagé volontaire estima nécessaire d'ajouter :

- La guerre, Varvara Andréevna, est une chose horrible. Personne n'a raison et personne n'a tort, et l'on trouve des gens bien et des gens mauvais des deux côtés. La seule chose, c'est que ce sont en général les gens bien qui sont tués les premiers.

- Dans ce cas, pourquoi vous êtes-vous engagé en Serbie ? dit-elle d'un ton provocateur. Personne ne vous y forçait !

- Je l'ai fait poussé par des considérations égoÔstes. J'étais m-m-malade, et j'avais besoin de soins.

- Parce qu'on soigne les gens, à la guerre ?

- Oui, la vue des souffrances des autres permet de mieux supporter les siennes. Je suis arrivé au front quinze jours avant l'écrasement de l'armée de

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Tcherniaev. Après cela, j'ai erré un long moment dans les m-m-montagnes, tiraillant plus souvent qu'à mon tour. Dieu merci, je crois que je n'ai jamais touché personne.

Il fait l'intéressant, à moins que ce ne soit tout simplement un cynique, pensa Varia avec une certaine irritation, et elle remarqua avec un air mauvais :

- Mais vous n'aviez qu'à rester auprès de votre kaÔmakan en attendant la fin de la guerre. Pourquoi vous enfuir ?

- Je ne me suis pas enfui. C'est Youssouf Pacha qui m'a laissé partir.

- Et qu'est-ce qui vous a poussé à venir en Bulgarie ?

- J'ai quelque chose à y faire, répondit Fandorine laconiquement. Et vous, o˘ vous rendez-vous ?

- Je vais à Tsarévitsy, à l'état-major du commandant en chef. Et vous ?

- A Bella. On dit que c'est là que se trouve le quartier général de Sa Majesté.

L'engagé volontaire garda un instant le silence, ses fins sourcils furent parcourus de quelques frémissements, puis il soupira et dit :

- Mais je peux aussi bien aller auprès du commandant en chef.

- C'est vrai ? s'écria Varia ravie. Allons-y ensemble, vous voulez bien ?

Je ne sais pas ce que j'aurais fait si je ne vous avais pas rencontré !

- Bêtises. Vous auriez demandé au patron de l'auberge de vous conduire au détachement russe le plus proche, et l'affaire était réglée.

- J'aurais demandé cela ? Au patron de l'auberge ? reprit Varia avec un frisson de terreur.

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- D'ailleurs ce n'est pas une auberge, c'est un mékhana.

- Va pour le mékhana. Mais le village est musulman ?

- Oui.

- Alors ils m'auraient livrée aux Turcs.

- Je ne voudrais pas vous offenser, Varvara Andréevna, mais pour les Turcs vous ne présentez aucun intérêt, tandis que votre fiancé aurait s˚rement donné une récompense à celui qui vous aurait amenée.

- Je préfère rester avec vous. (Varia se faisait suppliante.) S'il vous plaît !

- Je n'ai qu'un cheval, et encore n'est-il qu'à moitié valide. On ne peut pas monter dessus à deux. Comme argent, j'ai en tout et pour tout trois k-k-kuruchs. «a suffira pour payer le vin et le fromage, mais c'est tout...

Il faudrait un autre cheval ou au moins un ‚ne. Et un ‚ne, ça vaut au moins cent kuruchs.

Le nouvel ami de Varia se tut et eut l'air de se livrer à des calculs en tournant le regard vers les joueurs de dés. Puis il poussa un nouveau soupir.

- Attendez-moi là. Je reviens.

Il s'approcha lentement de la table et resta cinq minutes à observer les joueurs, puis il dit quelque chose que Varia n'entendit pas et à la suite de quoi tous laissèrent d'un même mouvement leurs dés et se tournèrent vers lui. Fandorine désigna Varia d'un signe de tête, et les regards concentrés sur elle la firent se faire toute petite sur son siège. Puis retentit un gros rire visiblement scabreux et humiliant pour la jeune femme. Fandorine cependant, sans montrer la moindre velléité de prendre la 26

défense de son honneur, serra la main d'un gros moustachu et s'assit sur le banc. Les autres s'écartèrent pour lui faire place, et immédiatement des curieux s'attroupèrent autour de la table.

Selon toute apparence, l'engagé volontaire se lançait dans une partie. Mais avec quel argent ? Trois kuruchs ? Il allait lui en falloir du temps pour gagner de quoi acheter un cheval ! Tout à coup, Varia fut prise d'inquiétude en réalisant qu'elle venait de confier sa personne à un homme qu'elle ne connaissait absolument pas. Un homme qui avait une allure étrange, une façon de parler bizarre et un comportement tout à fait inhabituel. D'un autre côté, avait-elle seulement le choix ?

Les observateurs poussèrent un cri : c'était le gros qui venait de jouer.

Puis on entendit les dés rouler une seconde fois, et les murs de l'établissement tremblèrent sous l'effet d'un hurlement général.

- Douze, déclara Fandorine calmement avant de se lever. O˘ est Magareto ?

Le gros bondit lui aussi de sa chaise et, attrapant l'engagé volontaire par la manche, il se mit à lui expliquer quelque chose, les yeux désespérément exorbités.

Il répétait sans fin :

- Ochte vetnaj, ochte vetnaj...

Fandorine l'écouta paisiblement et hocha la tête. Pourtant son attitude conciliante ne donna nullement satisfaction au gros, qui se mit à hurler de plus belle en agitant les mains. Fandorine fit alors un mouvement encore plus décidé, et c'est là que Varia se souvint du paradoxe bulgare qui voulait qu'un hochement de la tête de haut en bas signifie le refus.

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A ce moment-là, abandonnant les mots, le joueur malchanceux essaya de passer à l'action et se prépara à asséner à Fandorine un magistral coup de poing. Les curieux s'écartèrent en un instant, mais Eraste, lui, ne bougea pas, et seule sa main droite eut l'air comme par hasard de se glisser dans sa poche. Le geste fut à peine perceptible, mais il eut sur le gros un effet magique. Perdant d'un seul coup toute contenance, il fit entendre un sanglot et bredouilla quelque chose de lamentable. Cette fois, Fandorine agita la tête de droite à gauche, lança au patron de l'établissement qui s'était approché deux pièces de monnaie et se dirigea vers la sortie. Il ne jeta même pas un regard à Varia, mais elle n'avait pas besoin d'être invitée et, sautant de sa chaise, elle se retrouva en un instant à côté de son sauveur.

- Le deuxième en partant du bord, fit Eraste en clignant des yeux d'un air concentré et en s'arrêtant sur le perron.

Suivant son regard, Varia découvrit près de la barrière toute une rangée de chevaux, d'‚nes et de mules broutant paisiblement du foin.

- Tenez, voici votre B-B-Bucéphale, dit l'engagé volontaire en désignant un petit ‚ne brun. Il ne paye pas de mine, mais au moins vous ne tomberez pas de bien haut !

Varia commençait à comprendre :

- Vous venez de le gagner ?

Fandorine acquiesça en silence tout en détachant une jument brune toute maigre.

Il aida la jeune femme à s'installer sur une selle en bois, sauta avec une certaine légèreté sur la sienne, et ils prirent la rue du village vivement éclairée par le soleil de midi.

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- Est-ce qu'on est loin de Tsarévitsy ? demanda Varia, ballottée au rythme des petits pas de son moyen de transport aux oreilles toutes velues.

- Si on ne se perd pas, on y sera ce soir, déclara majestueusement d'en haut le cavalier.

Il est devenu un vrai Turc, à avoir été longtemps leur prisonnier, pensa Varia avec colère. Il aurait pu laisser son cheval à la dame. C'est du narcissisme masculin typique. Le paon ! Le col bleu ! Tout ce qui leur plaît, c'est de faire l'avantageux devant la petite cane grise. Déjà que je dois avoir belle allure, me voilà à présent dans le rôle de San-cho Pança auprès du Chevalier à la triste figure.

Tout à coup un détail de l'épisode vécu lui revint :

- qu'est-ce que vous avez dans votre poche ? Un pistolet ? Fandorine ne comprit pas tout de suite :

- Dans quelle poche ? Ah ! dans ma poche ! Rien malheureusement.

- Et s'il n'avait pas pris peur ?

- Je n'aurais jamais joué avec un partenaire autrement. Varia était intriguée.

- Mais comment avez-vous fait pour gagner un ‚ne d'un seul coup ? Il n'a quand même pas joué son ‚ne contre trois kuruchs ?

- Bien s˚r que non !

- qu'est-ce que vous avez joué, alors ?

- Vous, répondit Fandorine sans se troubler. Une jeune fille contre un ‚ne, c'est une bonne mise. Pardonnez-moi, Varvara Andréevna, mais je n'avais pas d'autre solution.

- Vous pardonner ? (Varia fit un tel saut sur son ‚ne qu'elle faillit glisser sur le côté.) Et si vous aviez perdu ?

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- Sachez, Varvara Andréevna, que j'ai une particularité étrange. Je ne peux pas supporter les jeux de hasard, mais quand je suis obligé de jouer, je gagne toujours. Les caprices de la fortune9. Ma libération aussi, je l'ai gagnée aux dés auprès du pacha de Vidin.

Ne sachant pas comment réagir à une déclaration aussi peu sérieuse, Varia décida qu'elle était mortellement offensée. Aussi cheminèrent-ils désormais en silence.

Véritable objet de torture, sa maudite selle lui causait bien des ennuis, mais elle souffrait sans rien dire, se contentant de déplacer de temps à

autre son centre de gravité.

- C'est dur ? demanda Fandorine. Voulez-vous que je vous donne ma veste ?

Varia ne répondit pas, premièrement parce que la proposition lui parut quelque peu indécente, deuxièmement pour une raison de principe.

Le chemin serpenta longtemps entre de petites collines boisées, puis déboucha dans une plaine. De tout le trajet ils n'avaient rencontré

personne, et cela commençait à devenir inquiétant. Varia avait bien essayé

de jeter quelques regards en biais à Fandorine, mais celui-ci, telle une b˚che, gardait un calme absolu et ne se montrait pas disposé à réengager la conversation.

Cela dit, elle allait avoir bonne mine en arrivant à Tsarévitsy dans une tenue pareille ! Pétia, disons que cela lui était égal. Lui, elle pouvait bien se draper dans un sac de toile qu'il ne s'en apercevrait

* Les expressions en italique suivies d'un astérisque sont en français dans le texte. (N.d.T.)

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même pas, mais il y avait là les membres de l'état-major, toute une société. Se présenter comme un épouvantail... Varia enleva son bonnet, passa la main dans sa coiffure et perdit définitivement le moral. Ses cheveux qui, en temps normal déjà, n'avaient rien d'extraordinaire avec cette teinte souris que l'on appelle ch‚tain clair, s'étaient en plus emmêlés à cause du déguisement et pendaient lamentablement. Elle ne les avait plus lavés depuis Bucarest, et cela faisait trois jours. Non, il valait mieux garder le bonnet. Pour le reste, la tenue de petit paysan bulgare n'était pas si mal. Elle était pratique et faisait bel effet à sa façon. Le pantalon évoquait un peu les célèbres bloomers que portaient jadis les suffragettes anglaises pour lutter contre l'humiliation que constituaient les culottes et les jupons. Si seulement elle avait pu passer une large ceinture rouge autour de sa taille comme dans L'Enlèvement au sérail (Pétia et elle étaient allés écouter l'opéra l'automne dernier au thé‚tre Marie), cela aurait même fait pittoresque.

Soudain les réflexions de Varvara Andréevna furent interrompues de la manière la plus indélicate. L'engagé volontaire s'était penché et avait attrapé son ‚ne par la bride. Le stupide animal s'était arrêté brutalement, et Varia avait failli passer par-dessus sa tête.

- qu'est-ce qui vous prend ? Vous êtes fou ?

- Maintenant, quoi qu'il arrive, taisez-vous ! lui dit Fandorine à voix basse et avec le plus grand sérieux, fixant quelque chose au devant d'eux.

Varia releva la tête et découvrit, enveloppé dans un nuage de poussière, un détachement de cavaliers en désordre qui venait droit sur eux. Il y avait 31

bien là une vingtaine d'hommes. On voyait leurs gros bonnets poilus, et le soleil posait par moments de petites étoiles sur leur harnachement et sur leurs armes. L'un des cavaliers chevauchait en tête du détachement, et Varia put distinguer un bout de tissu vert enroulé autour de son bonnet de fourrure.

- qui sont ces hommes, des Bachi-Bouzouks ? demanda Varia très haut, un frémissement dans la voix. qu'est-ce qui va se passer maintenant ? On est perdus ? Ils vont nous tuer ?

- Si vous gardez le silence, je ne crois pas, répondit Fandorine d'un ton qui n'était pas très assuré. Votre soudaine envie de parler tombe bien mal.

Il avait complètement cessé de bégayer, ce qui acheva de mettre Varia mal à

l'aise.

Eraste Pétrovitch prit une nouvelle fois son ‚ne par la bride, se plaça en retrait du chemin et, tirant le bonnet de la jeune fille jusque sur ses yeux, il lui dit à voix très basse :

- Regardez vos pieds, et pas un son.

Mais elle ne résista pas et jeta un regard par en dessous sur les célèbres bandits dont tous les journaux parlaient depuis deux ans.

Celui qui chevauchait en tête (c'était sans doute le bey) avait une barbe rousse, il portait une veste matelassée sale et dépenaillée, mais ses armes étaient en argent. Il passa à côté d'eux sans un regard pour les pauvres paysans. Ceux de sa bande en revanche eurent un maintien moins digne.

Plusieurs d'entre eux se postèrent autour de Fandorine et de Varia en échangeant des propos d'une voix rauque. Les Bachi-Bouzouks avaient des visa-32

ges tels que Varia eut envie de fermer les yeux de toutes ses forces, elle n'aurait même pas imaginé que des êtres humains puissent avoir des faces pareilles. Soudain, au milieu de toutes ces têtes de cauchemar, elle découvrit un visage humain tout ce qu'il y avait d'ordinaire. Il était p

‚le, l'un de ses yeux, ensanglanté et tout tuméfié, était fermé, l'autre, en revanche, brun et empli d'une tristesse sans fin, la regardait bien en face.

Les bandits avaient avec eux un officier russe à l'uniforme poussiéreux et déchiré qu'ils avaient assis devant-derrière sur sa selle. Ses mains étaient ligotées dans le dos, à son cou pendait bizarrement l'étui de son sabre, et il avait du sang au coin de la bouche. Varia se mordit les lèvres pour ne pas crier et, ne supportant pas le désespoir qui se lisait dans le regard du prisonnier, elle baissa les yeux. Mais un cri, ou plus exactement un sanglot hystérique, échappa à sa gorge tout à coup desséchée par la peur : l'un des bandits portait, attachée au pommeau de sa selle, une tête humaine aux cheveux blonds et à la longue moustache. Fandorine lui serra fortement le bras et dit quelque chose de bref en turc - elle ne comprit que " Youssouf Pacha " et " kaÔmakan " - mais ces mots n'eurent aucun effet sur les bandits. L'un d'entre eux, qui avait un nez énorme tout de travers et portait une barbe en pointe, souleva la lèvre supérieure de la jument de Fandorine et, découvrant de longues dents g‚tées, cracha de mépris, proférant des propos qui déclenchèrent le rire des autres. Après quoi il fit claquer son fouet sur la croupe de l'animal qui, apeuré, se jeta sur le côté pour adopter tout de suite un petit trot mal coordonné. Varia donna des coups de

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talon dans le ventre bedonnant de son ‚ne et suivit, n'osant pas croire le danger écarté. Tout dansait autour d'elle, l'horrible tête aux yeux fermés de douleur avec du sang aux commissures des lèvres ne la laissait pas en repos. Une phrase insensée, presque obsessionnelle, tournait dans son esprit : les bandits coupeurs de têtes sont des bandits qui coupent des têtes.

- Je vous en prie, ce n'est pas le moment de vous évanouir, ils peuvent rere-revenir, dit Fando-rine à voix basse.

Il ne croyait pas si bien dire. Une minute plus tard, ils entendirent derrière eux un bruit de galop qui se rapprochait.

Eraste Pétrovitch jeta un coup d'oil et lui glissa :

- Ne vous retournez pas, en avant !

Mais Varia désobéit et se retourna quand même, et elle aurait vraiment d˚

n'en rien faire. Ils avaient eu le temps de s'écarter d'environ deux cents pas des Bachi-Bouzouks, mais l'un des cavaliers, celui qui portait la tête coupée, revenait à vive allure, son horrible trophée battant sur la croupe de son cheval.

Saisie par le désespoir, Varia regarda son compagnon. Celui-ci, ayant apparemment perdu son éternel sang-froid, buvait, la tête rejetée en arrière, de l'eau à une grosse gourde de cuivre.

Sa maudite bête tricotait mélancoliquement des pattes, refusant obstinément d'accélérer le pas. Une minute plus tard, le rapide coursier eut rejoint les voyageurs désarmés et cambra son impétueuse monture. Se penchant sur le côté, il arracha le bonnet de Varia et partit d'un grand rire sauvage en voyant ses cheveux libérés se répandre sur ses épaules.

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- Ho ! ho ! cria-t-il, et on vit étinceler ses dents blanches.

D'un mouvement vif de la main gauche, Eraste Pétrovitch, sombre et concentré, fit voler en l'air le gros bonnet à poils du bandit, frappant du même mouvement sa nuque rasée de sa lourde gourde. On entendit un bruit liquide et écourant, l'eau de la gourde glouglouta, et le Bachi-Bouzouk roula dans la poussière

- Au diable votre ‚ne ! Donnez-moi la main. En selle. Foncez à toute allure, et ne vous retournez sous aucun prétexte ! lui lança d'une voix hachée Fandorine qui avait encore cessé de bégayer.

Varia était plus morte que vive, il l'aida à monter sur le cheval du bandit, arracha le fusil de l'étui accroché à sa selle, et ils partirent au galop.

Le cheval du Bachi-Bouzouk s'élança, et Varia rentra la tête dans les épaules, craignant de perdre son équilibre. Le vent sifflait dans ses oreilles, son pied gauche avait malencontreusement perdu un étrier trop long, des coups de feu crépitaient derrière eux, quelque chose de lourd la frappait douloureusement à la hanche droite.

Jetant un très bref regard, elle vit la tête toute mordorée qui dansait et, poussant un petit cri, elle l‚cha les rênes, ce qui était la dernière chose à faire.

Une seconde plus tard, désarçonnée, elle partait en l'air, effectuant un arc de cercle pour aller s'écraser dans quelque chose de vert, de mou et de bruissant qui était un buisson de la route.

C'était le moment ou jamais de perdre connaissance, mais bizarrement cela ne venait pas. Varia restait assise dans l'herbe, tenant l'une de ses joues 35

qui était égratignée, alors que se balançaient autour d'elle des branches qu'elle avait cassées dans sa chute.

Pendant ce temps-là, sur la route, voici ce qui se passait. Du plat de son fusil, Fandorine éperonnait à qui mieux mieux sa pauvre cavale qui faisait tout ce qu'elle pouvait, lançant en avant ses jambes fines. Il arrivait presque au buisson dans lequel se tenait Varia assommée par le choc, mais derrière, à une centaine de pas à peine, dans un concert de coups de feu, déferlait la horde des poursuivants, dix cavaliers au moins. Soudain, le cheval de l'engagé volontaire perdit son allure, sa tête eut un geste de douleur, et il partit sur le côté, de plus en plus sur le côté, pour, finalement, s'affaler doucement par terre en écrasant la jambe de son cavalier. Varia hurla. Fandorine s'extirpa tant bien que mal de sous son cheval qui essayait vainement de se redresser et se mit debout de toute sa taille. Puis, jetant un rapide regard à Varia, il releva son fusil et se mit à viser les Bachi-Bouzouks.

Il ne se dépêchait pas de tirer, visait au mieux, et sa posture en imposait tellement qu'aucun des bandits ne voulut affronter sa balle le premier.

quittant le chemin, le détachement s'égailla dans le pré, formant un large demi-cercle autour des fugitifs. Les coups de feu cessèrent, et Varia comprit qu'ils voulaient les prendre vivants.

Fandorine reculait sur le chemin, visant les bandits les uns après les autres, se rapprochant de plus en plus d'elle. quand il fut presque à la hauteur de son buisson, Varia cria :

- Tirez, qu'est-ce que vous attendez !

Mais Eraste, sans se retourner, chuchota :

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- Le fusil du partisan n'est pas chargé.

Varia jeta un coup d'oil à gauche : il y avait des Bachi-Bouzouks. Un autre à droite : là aussi ce n'étaient que cavaliers aux hauts bonnets de fourrure. Puis elle regarda derrière elle et découvrit entre les plantations légères quelque chose qui retint son attention.

Des cavaliers arrivaient au grand galop : en tête, monté sur un puissant coursier noir, les coudes largement écartés comme un jockey, galopait ou, plus exactement volait, un homme coiffé d'un chapeau américain. Il était talonné de près par un autre qui portait un uniforme blanc aux épaulettes d'or. Derrière eux, au trot, venaient en une petite troupe compacte une dizaine de Cosaques du Kou-ban. Et tout à fait derrière, à bonne distance, on voyait sautiller sur sa selle un homme bizarre, coiffé d'un haut-de-forme et vêtu d'une longue redingote.

Varia, comme envo˚tée, regardait cette étrange cavalcade, et voilà que les Cosaques se mirent à siffler et à ululer. Les Bachi-Bouzouks firent eux aussi entendre leur voix et se regroupèrent. On voyait arriver à leur rescousse le reste de la troupe avec le bey roux en tête. Les horribles bandits avaient oublié l'existence de Varia et de Fandorine, ils avaient à

présent d'autres soucis.

Une bataille rangée allait s'ensuivre. Oubliant le danger, Varia n'en finissait pas de tourner la tête d'un côté et de l'autre. Le spectacle était en effet à la fois terrible et beau.

Mais le combat s'arrêta à peine commencé. Le cavalier coiffé d'un chapeau américain (il était maintenant tout à fait proche et Varia put distin-37

guer son visage basané, une barbiche à la Louis-Napoléon * et une moustache couleur des blés, frisée vers le haut) tira sur ses rênes et se figea, puis, sans qu'on sache d'o˘ il l'avait tiré, il eut dans la main un pistolet à canon long. Le pistolet fit paf ! paf !, cracha deux petits nuages blancs et coléreux, et le bey à la veste élimée chancela doucement sur sa selle, tel un homme ivre, puis s'inclina sur le côté. L'un des Bachi-Bouzouks l'attrapa à bras le corps, le jeta sur l'encolure de son cheval, et le détachement battit en retraite sans livrer bataille. Varia et Fandorine, appuyé d'un geste las sur son fusil inutile, virent défiler devant eux dans un galop endiablé le tireur magicien, le cavalier à

l'uniforme blanc (ils purent apercevoir l'éclat d'une épaulette de général), puis le groupe de Cosaques hérissé de piques.

- Ils ont un officier russe ! leur cria l'engagé volontaire.

Cependant s'approchait d'eux le dernier membre de la troupe miraculeuse, un civil qui, apparemment, ne s'intéressait nullement à la poursuite.

Derrière des lunettes, des yeux clairs et ronds considérèrent les rescapés avec commisération.

- Vous êtes des Tchétniks ? demanda le civil avec un fort accent anglais.

- No, sir, répondit Fandorine, et il ajouta autre chose dans cette même langue que Varia ne comprit pas, car au lycée elle avait fait du français et de l'allemand.

Elle tira impatiemment l'engagé volontaire par la manche, et celui-ci lui expliqua avec l'air d'un homme pris en faute :

- Je lui ai dit que nous n'étions pas des Tchétniks, mais des Russes, et que nous essayions de rejoindre les nôtres.

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- qu'est-ce que c'est que les Tchétniks ?

- Des révoltés bulgares.

- Oh ! mais vous êtes une dame (le bon visage bien en chair de l'Anglais exprima l'étonnement le plus vif). Cependant, quel déguisement ! Je ne savais pas que les Russes utilisaient les femmes pour faire de l'espionnage. Vous êtes une héroÔne, madame. Comment vous appelez-vous ?

Cela va beaucoup intéresser mes lecteurs.

Il sortit un bloc-notes de son sac de voyage, et ce n'est qu'à ce moment-là

que Varia remarqua sur sa manche un bandeau de trois couleurs qui portait le numéro 48 et le mot " correspondant ".

- Je m'appelle Varvara Andréevna Souvorova, et je ne me livre à aucun acte d'espionnage. J'ai mon fiancé à l'état-major, dit-elle avec fierté. Et monsieur est mon compagnon de voyage, c'est Eraste Pétrovitch Fandorine, un engagé volontaire serbe.

Gêné, le correspondant retira d'un geste vif son haut-de-forme et passa au français :

- Je vous prie de m'excuser, mademoiselle. Seamus McLaughlin, collaborateur du journal Daily Post de Londres.

- Vous êtes le journaliste anglais qui a parlé des horreurs commises par les Turcs en Bulgarie ? demanda Varia en enlevant son bonnet et en essayant tant bien que mal de faire bouffer ses cheveux.

- Je suis irlandais, corrigea avec sévérité McLaughlin. Ce n'est pas du tout la même chose.

- Et eux, qui sont-ils ? demanda-t-elle en désignant d'un signe de tête la direction d'o˘ montait un nuage de poussière et o˘ retentissaient des coups de feu. L'homme au chapeau, qui est-ce ?

39

r

- C'est un cow-boy hors pair, monsieur Paladin en personne, une plume remarquable, favori des lecteurs français et atout majeur du journal La Revue parisienne.

- La Revue parisienne ?

- Oui, c'est un quotidien français qui tire à cent cinquante mille, ce qui, pour la France, est un très beau chiffre, expliqua avec mépris le correspondant. Moi, mon Daily Post vend quotidiennement deux cent quarante mille exemplaires, vous voyez la différence !

Varia secoua la tête pour que sa coiffure se remette en place et entreprit d'essuyer la poussière sur son visage.

- Monsieur, vous avez surgis juste au bon moment. C'est la providence qui vous a envoyés.

L'Anglais, ou plutôt l'Irlandais, haussa les épaules :

- C'est Michel qui nous a entraînés. Il a été écarté de l'action et simplement rattaché à l'état-major, et l'inaction le rend fou. Ce matin, les Bachi-Bouzouks ont fait des leurs dans les arrières russes, et Michel s'est lancé personnellement à leur poursuite. quant à Paladin et moi, nous sommes comme ses deux petits chiens, nous le suivons partout. D'abord parce que nous sommes de vieux amis, nous nous connaissons depuis le Turkestan, ensuite parce que là o˘ est Michel, on trouve toujours un bon sujet pour un article... Tiens, les voilà qui reviennent et, bien s˚r, comme on dit, en ayant fait chou blanc.

- Pourquoi " bien s˚r " ? Le correspondant eut un sourire condescendant mais garda le silence, et ce fut Fandorine, qui jus-40

que-là n'avait pratiquement pas pris part à la conversation, qui répondit à

sa place.

- Vous avez bien vu, m-m-mademoiselle, que les Bachi-Bouzouks avaient des montures fraîches, tandis que celles des poursuivants étaient épuisées.

McLaughlin approuva :

- Absolutely so !

Varia eut un regard mauvais pour tous les deux : quand il s'agit de faire passer une femme pour une imbécile, on tombe tout de suite d'accord !

Cependant Fandorine sut se faire pardonner sur-le-champ : sortant de sa poche un mouchoir d'une blancheur étonnante, il l'appliqua sur la joue de la jeune femme qui, dans le feu de l'action, avait complètement oublié son égratignure.

Le correspondant avait cependant fait erreur en annonçant l'échec des poursuivants, et Varia fut heureuse de constater qu'ils avaient tout de même réussi à récupérer l'officier prisonnier. Deux Cosaques tenaient par les pieds et par les mains un homme en uniforme noir dont le corps s'abandonnait. Pourvu qu'il ne soit pas mort !

Cette fois, arrivait en tête le beau cavalier en blanc que le Britannique avait appelé Michel. C'était un jeune général aux yeux bleus remplis de gaieté et qui portait une barbe tout à fait singulière : soignée, souple et divisée en deux, elle formait comme deux ailes qui partaient sur les côtés.

- Ils nous ont échappé, les salauds ! cria-t-il de loin en ajoutant une expression sonore dont le sens échappa quelque peu à Varia.

Otant son haut-de-forme et essuyant son cr‚ne chauve et rosé, McLaughlin le menaça du doigt :

- There is a lady hère !

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Le général se redressa, jeta un regard à Varia puis, tout de suite, retomba dans l'indifférence, ce qui était plus que compréhensible : cheveux sales, joue écorchée, tenue inepte. Il se présenta cependant avant de jeter un regard interrogateur à Fan-dorine :

- Major général Sobolev le second, de la suite de Sa Grandeur impériale.

Mais Varia, vexée de voir le peu de cas que le général faisait de sa personne, lui demanda d'une manière provocante :

- Sobolev le second, et qui est Sobolev le premier ? Le général marqua son étonnement :

- Comment cela ? Mais mon père, le lieutenant général Dimitri Ivanovitch Sobolev, commandant de la division cosaque du Caucase. Vous n'allez pas me dire que vous n'avez jamais entendu parler de lui?

- Non, je n'ai jamais entendu parler ni de lui ni de vous, fit Varia d'une voix froide.

Elle mentait, car toute la Russie connaissait Sobolev le Second, le héros du Turkestan, qui avait conquis Khiva et Makhram.

On disait du général des choses diverses. Les uns le considéraient comme un soldat d'une vaillance exceptionnelle, un chevalier sans peur et sans reproche, et voyaient en lui un futur Souvorov ou même un Bonaparte, d'autres dénonçaient le poseur et l'ambitieux. Les journaux racontaient que Sobolev avait réussi à faire face tout seul à toute une bande de Tekints, et que, blessé sept fois, il n'avait pas reculé ; que, traversant un désert aride à la tête d'un petit détachement, il avait mis 42

en pièces la terrible armée d'Abdurrahman Bey. Et pourtant d'autres relations de Varia rapportaient des rumeurs d'une tout autre nature, parlant d'une exécution d'otages et d'une vague disparition du trésor de Kokand.

Mais en regardant les yeux clairs et lumineux du beau général, Varia comprit que les sept blessures et l'armée d'Abdurrahman Bey étaient la vérité, et que l'histoire des otages et celle de l'argent du khan n'étaient qu'inventions malveillantes de gens envieux.

Cela d'autant plus que Sobolev commençait à regarder Varia de nouveau, en ayant l'air cette fois de lui trouver quelque chose.

- Mais qu'est-ce qui vous amène en ce lieu o˘ coule le sang, madame ? Et vêtue de la sorte pardessus le marché ! Je suis intrigué.

Varia se présenta et raconta brièvement ses aventures. Son instinct s˚r lui disait en effet que Sobolev n'allait pas la trahir et qu'il ne la ferait pas reconduire à Bucarest sous bonne escorte.

- Votre fiancé a de la chance, Varvara Andréevna, fit le général en caressant Varia du regard. Vous êtes une jeune fille exceptionnelle.

Permettez-moi cependant de vous présenter mes camarades. Je crois que vous avez déjà fait connaissance avec monsieur McLaughlin, et voici Serge Véréchtchaguine, mon second, frère du peintre. (Un adolescent mince et beau garçon coiffé d'un bonnet circassien s'inclina avec émotion devant Varia.) Lui-même dessine d'ailleurs à la perfection. Durant une mission de reconnaissance sur le Danube, il a si bien représenté les positions turques que c'était une merveille. Mais o˘ est

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Paladin ? Hé ! Paladin, venez par là, je vais vous présenter à une jolie femme.

Varia considérait avec curiosité le Français qui venait d'arriver le dernier. Il était merveilleusement beau (un bandeau sur sa manche portait l'indication " Correspondant " et le n∞ 32), non moins beau que Sobolev dans son genre : un nez mince, légèrement camus, une moustache claire frisée vers le haut avec une petite barbe espagnole tirant sur le roux, des yeux gris remplis d'intelligence. Cela dit, pour le moment ses yeux étaient en train de jeter des éclairs de colère :

- Ces bandits font la honte de l'armée turque ! s'exclama avec passion le journaliste en français. Tout ce qu'ils savent faire, c'est égorger des civils, mais dès qu'il s'agit de se battre, il n'y a plus personne. A la place de Kérim Pacha, je les désarmerais tous, et je les pendrais !

Mais McLaughlin interrompit son envolée :

- Calmez-vous, preux chevalier, il y a là une dame. Vous avez de la chance, vous venez de lui apparaître sous le visage d'un héros romantique, ne perdez pas la face ! Regardez comme elle s'intéresse à vous !

Varia devint cramoisie et jeta à l'Irlandais un regard furieux dont il se contenta de rire. Paladin en revanche se conduisit comme il sied à un vrai Français : il mit pied à terre et s'inclina.

- Charles Paladin, mademoiselle, pour vous servir.

- Varvara Souvorova, répondit-elle fort courtoisement, je suis heureuse de faire votre connaissance. Et merci à vous tous, messieurs, d'être arrivés si à propos.

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- Mais permettez-moi de vous demander votre nom à vous, dit Paladin en jetant un regard intrigué en direction de Fandorine.

- Eraste Fandorine, répondit l'engagé volontaire en regardant bizarrement non pas le Français mais Sobolev. J'ai participé à la campagne de Serbie, et aujourd'hui je me rends à l'état-major auquel j'ai à transmettre une information importante.

Le général considéra Fandorine de la tête aux pieds et voulut respectueusement lui manifester sa sympathie :

- Je parie que vous en avez vu de toutes les couleurs ? A quoi vous occupiez-vous avant la Serbie ?

Après un petit moment d'hésitation, Fandorine répondit :

- Je faisais partie du ministère des Affaires étrangères. Je suis conseiller titulaire.

C'était inattendu. Il était donc diplomate ? A dire vrai les nouvelles rencontres qu'elle venait de faire avaient quelque peu fait oublier à Varia l'impression forte (pourquoi le taire ?) qu'avait produite sur elle son peu loquace compagnon de route, mais maintenant, de nouveau, elle se tournait vers lui avec admiration. Un diplomate engagé volontaire, avouez que ce n'est pas une chose courante. Non, il n'y avait pas à dire, tous les trois, Fandorine, Sobolev et Paladin, étaient étonnamment séduisants, chacun à sa manière.

- quelles informations ? fit Sobolev soudain renfrogné.

Fandorine gardait le silence, il n'avait visiblement pas envie de répondre à la question.

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Mais le général lui lança sur un ton vif :

- Arrêtez de jouer aux grands secrets de la cour de Madrid ; car enfin c'est incorrect à l'égard de ceux qui viennent de vous sauver la vie.

L'engagé volontaire baissa tout de même la voix, et les correspondants tendirent l'oreille.

- Je viens de Vidin, mon général, et il y a trois jours Osman Pacha s'est mis en route pour gagner Plevna avec un corps d'armée.

- qu'est-ce que c'est que cet Osman, et qu'est-ce que c'est que Plevna ?

- Osman Nuri Pacha est le meilleur chef de guerre de l'armée turque. C'est lui qui a vaincu les Serbes. Il a tout juste quarante-cinq ans, et il est déjà michur, c'est-à-dire feld-maréchal, et ses hommes n'ont rien à voir avec ceux qui protégeaient le Danube. quant à Plevna, c'est une petite ville à une trentaine de verstes d'ici, en direction de l'ouest. Il faut y arriver avant Osman et occuper ce point stratégique qui protège l'accès de Sofia.

Sobolev se donna une telle claque sur la cuisse que son cheval fit un petit saut sur le côté.

- Ah ! si j'avais au moins un détachement. Sachez malheureusement, Fandorine, que je ne suis plus aux affaires. Il faut que vous vous rendiez à l'état-major pour parler au commandant en chef. Pour ma part, je dois achever ma mission de reconnaissance, mais je vais vous attribuer une garde qui vous conduira à Tsarévitsy. Ce soir, j'aurai le plaisir de vous attendre chez moi, Varvara Andréevna. Dans la tente des correspondants de presse, on ne s'ennuie jamais !

- Avec plaisir, dit Varvara en glissant un regard apeuré en direction du jeune officier prisonnier que l'on avait couché dans l'herbe.

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Deux Cosaques s'occupaient du blessé, accroupis auprès de lui.

- Il est mort, hein ? demanda-t-elle à voix basse.

- Il est tout ce qu'il y a de plus vivant au contraire, lui répondit le général. Il a eu de la chance, l'animal, maintenant il vivra cent ans.

quand nous sommes arrivés à la hauteur des Bachi-Bouzouks, il lui ont tiré

une balle dans la tête avant de prendre la fuite. Mais une balle, comme chacun le sait, ce n'est pas intelligent. Elle est partie de biais et lui a seulement arraché un peu de peau. Alors, les gars, en avez-vous fini avec le pansement du capitaine ? lança-t-il aux Cosaques d'une voix forte.

Les deux Cosaques aidèrent l'officier à se relever. Il faillit tomber mais réussit à garder son équilibre et repoussa avec détermination les deux hommes qui essayaient de le soutenir par le bras. Après quoi il fit quelques pas mal assurés, donnant à chaque instant le sentiment que les jambes allaient lui manquer, et, le petit doigt sur la couture du pantalon, il lança d'une voix rauque :

- ErémeÔ Pérépelkine, de l'état-major général, Excellence. Je venais de Zimnitsa, et je me rendais sur mon lieu de service, à l'état-major du détachement occidental o˘ je viens d'être nommé au département des Opérations du lieutenant général Kr˚dener. Sur ma route, j'ai été attaqué

par un détachement de la cavalerie irrégulière de l'ennemi et fait prisonnier. Je suis coupable... Je n'imaginais pas que cela soit possible dans nos arrières... Je n'avais même pas de pistolet sur moi, juste mon épée.

Cette fois Varia put examiner l'officier martyr de plus près. Il était de taille moyenne, solide, ses che-47

veux ébouriffés étaient ch‚tains, il avait une bouche étroite, presque privée de lèvres, et des yeux bruns marqués de sévérité. Un seul oil à vrai dire, car on ne voyait toujours pas le second, en revanche il n'y avait plus à présent dans le regard du capitaine ni angoisse mortelle ni désespoir.

- Vous êtes vivant, et c'est bien, dit Sobolev avec aménité. quant au pistolet, un officier doit toujours en avoir un sur lui, même un officier d'état-major. Aller et venir sans pistolet, c'est comme pour une dame sortir dans la rue sans chapeau, on la prend pour une prostituée.

Il eut un petit rire qui s'étrangla sous un regard furieux de Varia :

- Pardon, mademoiselle.

A ce moment-là un fringant cavalier s'approcha du général, à qui il montra quelque chose du doigt :

- Excellence, on dirait que c'est Séménov !

Varia tourna la tête et fut prise d'une nausée. Le cheval bai des bandits, sur la croupe duquel elle s'était montrée si mauvaise cavalière, venait de réapparaître et broutait l'herbe comme si de rien n'était tandis que l'horrible chose continuait à ballotter à son flanc.

Sobolev sauta à terre, s'approcha du cheval et, tout en le considérant d'un air sceptique, se mit à tourner et à retourner l'horrible ballon dans tous les sens.

- Tu crois vraiment que c'est Séménov ? fit-il, peu convaincu. Tu te trompes, NétchitaÔlo, Séménov n'avait pas du tout cette tête-là.

- Comment ça, MikhaÔl Dmitriévitch ? fit le sous-officier cosaque en s'échauffant. Voyez son

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oreille déchirée et, tenez, regardez (il entrouvrit les lèvres violettes de la tête du mort) : il y a aussi la dent de devant qui manque. S˚r que c'est Séménov.

- Peut-être bien, approuva le général d'un air pensif. Eh bien, dans quel état ils l'ont mis ! (Puis, se tournant vers Varvara, il ajouta :) il s'agit de l'un des Cosaques du deuxième escadron qui a été enlevé ce matin par les hommes de Daoud Bey.

Mais Varia ne l'entendait plus, la terre et le ciel avaient effectué une culbute, prenant la place l'un de l'autre, et Paladin et Fandorine eurent tout juste le temps de rattraper la jeune demoiselle devenue soudain toute molle.

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La Revue parisienne 15(3) juillet 1877

L'aigle à deux têtes, blason de la Russie, reflète d'une manière parfaite le système de gouvernement de ce pays o˘ la moindre affaire un tant soit peu importante se voit confiée non pas à une, mais au moins à deux instances qui se gênent mutuellement sans porter ni l'une ni l'autre la moindre responsabilité. Il en va de même dans l'armée active. Formellement, c'est le grand prince NicolaÔ Nico-laévitch, actuellement cantonné dans le village de Tsaré-vitsy, qui commande en chef, et pourtant, à peu de distance de son état-major, dans la petite ville de Bella, se trouve le quartier général de l'empereur Alexandre II qui a auprès de lui le grand chancelier, le ministre de la Guerre, le chef des gendarmes et tous les hauts dignitaires. Si l'on ajoute à cela que l'armée roumaine alliée à la Russie a son propre commandant en la personne du prince Karl Hohenzollern-Singmaringen, ce n'est même plus le roi des oiseaux à deux têtes qui vient à l'imagination, mais un conte populaire russe bien connu qui parle d'un cygne, d'un crabe et d'un brochet malencontreusement attelés à un même équipage...

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- Alors, pour finir, dois-je vous dire " madame " ou " mademoiselle " ?

demanda le lieutenant-colonel des gendarmes noir comme un scarabée en accompagnant ses propos d'une grimace désagréable. Nous ne sommes pas dans une salle de bal, et je ne suis pas en train de vous faire des compliments ! Nous sommes à l'état-major de l'armée, et je conduis un interrogatoire, aussi veuillez ne pas finasser.

Le lieutenant-colonel s'appelait Ivan Kharitono-vitch Kazanzakis, il ne faisait pas le moindre effort pour essayer de comprendre la situation de Varia, et tout portait à croire que les choses allaient se conclure par un rapatriement forcé en Russie.

La veille, ils n'étaient arrivés à Tsarévitsy qu'à la nuit. Fandorine s'était immédiatement rendu à l'état-major, quant à Varia, bien que tombant de fatigue, elle s'était attelée à l'essentiel. Les baronnes VreskoÔ, infirmières du détachement sanitaire, lui avaient procuré des vêtements, avaient fait chauffer de l'eau, et la jeune fille avait commencé par faire sa toilette avant de s'écrouler sur l'un des lits de l'hôpital, profitant du fait qu'ils étaient pratiquement inoccupés. L'entrevue avec Pétia avait été remise au lendemain, elle avait en effet besoin d'être en pleine possession de ses moyens pour affronter l'importante explication qui devait avoir lieu.

Cependant, le matin, on ne l'avait pas laissée dormir. Deux gendarmes casqués et munis d'une carabine étaient venus quérir la " jeune personne qui disait se nommer mademoiselle Souvorova " pour la conduire sur-le-champ dans la Section spéciale du détachement occidental sans même lui donner le temps de se peigner correctement.

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Et cela faisait à présent plusieurs heures qu'elle tentait d'expliquer à

son bourreau au visage glabre et aux sourcils épais vêtu d'un uniforme bleu les relations qui la liaient au chiffreur Pétia lablokov.

- Seigneur, mais faites donc venir Pierre Afa-nassiévitch, il vous confirmera tout cela, répétait-elle sans fin au lieutenant-colonel qui répondait invariablement :

- Chaque chose en son temps.

Le gendarme était particulièrement intéressé par les détails de sa rencontre avec " la personne qui se disait être le conseiller titulaire Fandorine ". Il nota soigneusement tout ce qu'elle lui dit sur Yous-souf Pacha de Vidin, sur le café et la langue française et sur sa libération gagnée au jeu de dés. Mais il se passionna surtout en apprenant que l'engagé volontaire avait parlé turc avec les Bachi-Bou-zouks et voulut à

tout prix savoir la façon dont il s'était exprimé, en trouvant ses mots facilement ou non. L'élucidation de ce dernier détail stupide prit bien, au bas mot, une bonne demi-heure.

Mais au moment o˘ Varia était sur le point de piquer une crise d'hystérie sèche et sans larmes, la porte de la masure de terre battue dans laquelle était localisée la Section spéciale s'ouvrit brusquement, et l'on vit entrer, ou plutôt faire irruption au galop, un général très digne, aux yeux autoritairement exorbités et à la moustache avantageuse.

- Général Mizinov, aide de camp général, déclara-t-il d'une voix forte à

peine le seuil franchi en considérant le lieutenant-colonel. Kazanzakis, je présume ?

Pris au dépourvu, le lieutenant-colonel se figea dans un garde-à-vous impeccable, trouvant tout

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juste la force d'émettre un bredouillement imprécis. Varia, elle, fixa de tous ses yeux Lavrenty Arka-diévitch Mizinov, chef de la Troisième Section et responsable du corps de gendarmes, en qui la jeunesse d'avant-garde voyait le satrape en chef et un bourreau de la liberté.

- C'est cela même, Votre Excellence, finit par articuler l'offenseur de Varia d'une voix rauque. Lieutenant-colonel Kazanzakis, du corps de gendarmerie. Auparavant j'ai servi dans la direction de Kichinev, présentement je suis affecté à la direction du Département spécial auprès de l'état-major occidental. Je suis en train de procéder à l'interrogatoire d'une prisonnière.

- qui est-ce ? demanda le général en levant un sourcil et en jetant à Varia un regard dénué de toute aménité.

- Varvara Souvorova. Elle prétend être venue ici à titre personnel pour rencontrer un certain lablokov, soldat du chiffre, qui serait son fiancé.

Mizinov marqua un intérêt :

- Souvorova ? Ne serions-nous pas parents ? Mon arrière-grand-père du côté

maternel s'appelait Alexandre Vassiliévitch Souvorov-Rymniksky.

- J'espère bien que nous ne le sommes pas, coupa Varvara d'une voix sèche.

Le satrape eut un ricanement rempli de compréhension, après quoi il n'accorda plus aucune attention à la jeune prisonnière.

- Cessez de me bassiner les oreilles avec n'importe quelles vétilles, Kazanzakis. O˘ est Fandorine ? Le rapport indique qu'il est entre vos mains.

- En effet, et je l'ai placé sous bonne garde, déclara d'un air bravache le lieutenant-colonel et,

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baissant la voix, il ajouta : j'ai de bonnes raisons de croire que nous sommes en présence d'Anvar Effendi lui-même, notre visiteur tant attendu.

Tous les détails concordent, Excellence. En ce qui concerne Osman Pacha et Plevna, c'est de toute évidence de la désinformation. Mais qu'est-ce qu'il a bien organisé son affaire...

- Crétin, rugit Mizinov avec une telle violence que l'on vit la tête du lieutenant-colonel disparaître entre ses deux épaules. qu'on me l'amène sur-le-champ !

Kazanzakis se rua dehors tandis que Varia se pressait contre le dossier de sa chaise, mais le général avait oublié sa présence, et il resta là à

souffler et à tambouriner nerveusement sur la table jusqu'à ce que le lieutenant-colonel revienne accompagné de Fandorine.

L'engagé volontaire avait l'air épuisé, et ses yeux profondément cernés indiquaient clairement qu'on n'avait pas d˚ le laisser dormir beaucoup.

- B-b-bonjour, Lavrenty Arkadiévitch, dit-il mollement en faisant également un petit salut en direction de Varia.

- Mon Dieu, Fandorine, est-ce bien vous ? fit le satrape en poussant un petit cri. On a peine à vous reconnaître ! Vous avez pris dix ans !

Asseyez-vous, mon ami, je suis si content de vous revoir !

Installant Eraste Pétrovitch, il s'assit lui-même, ce qui fit que Varia se retrouva dans son dos. quant à Kazanzakis, il restait figé sur le seuil.

- Comment allez-vous à présent ? demanda Mizinov. J'aimerais vous présenter mes profondes...

Fandorine lui coupa la parole poliment mais résolument : 54

- Laissons cela, dit-il, je vais p-p-parfaitement bien. Dites-moi plutôt si ce monsieur (et il désigna le lieutenant-colonel d'un mouvement méprisant de la tête) vous a transmis les informations concernant Plevna ? Chaque heure compte.

- Oui, oui, et j'ai en main un ordre du commandant en chef, je voulais simplement m'assurer qu'il s'agissait bien de vous. Tenez, écoutez.

Il sortit un papier de sa poche, s'arma d'un monocle et lut :

- " Au baron Kr˘dener, lieutenant général, commandant du détachement occidental. Ordre vous est donné de prendre Plevna et de vous y retrancher en gardant sous votre commandement au moins une division. NicolaÔ. "

Fandorine eut un hochement de tête approbateur.

- Lieutenant-colonel, à coder immédiatement et à envoyer à Kr˘dener par le télégraphe, ordonna Mizinov.

Kazanzakis prit respectueusement le feuillet et courut exécuter l'ordre reçu en faisant sonner ses éperons.

- Ainsi donc, vous pouvez reprendre le service ? demanda le général. Eraste Pétrovitch fit une grimace.

- Lavrenty Arkadiévitch, je crois que j'ai fait mon d-d-devoir en vous informant des manouvres qu'Osman Pacha est en train de conduire sur notre flanc. quant à faire la guerre à la pauvre Turquie qui n'aurait pas besoin de nos valeureux efforts pour s'effondrer d'elle-même, soyez assez aimable pour m'en dispenser.

- Non, cher ami, c'est hors de question. Je ne vous en dispense pas ! lança Mizinov avec humeur.

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Si le mot patriotisme ne signifie rien pour vous, je me permettrai de vous rappeler, monsieur le conseiller titulaire, que vous n'êtes pas à la retraite, vous bénéficiez simplement d'un congé illimité. Par ailleurs, bien que rattaché au corps diplomatique, vous n'en faites pas moins partie de la Troisième Section placée sous mes ordres !

Varia ne put s'empêcher d'émettre un petit cri. Fandorine, qu'elle prenait pour un homme respectable, était un agent de la police ! Ce qui ne l'empêchait d'ailleurs pas de jouer les héros romantiques : p‚leur séduisante, regards langoureux, tempes noblement argentées. Allez faire confiance aux gens, après cela !

- Votre Excellence, dit Eraste Pétrovitch d'une voix basse, sans même soupçonner sans doute qu'il venait de se perdre à jamais aux yeux de Varia, ce n'est pas vous que je sers, c'est la Russie. Et je refuse de prendre part à une guerre qui non seulement n'a aucun sens pour mon pays, mais qui lui est néfaste.

- Pour ce qui est de la guerre, ce n'est ni à vous ni à moi d'en décider.

C'est à Sa Majesté l'empereur, déclara Mizinov d'une voix coupante.

Il y eut une pause pénible, et quand le chef des gendarmes reprit la parole, sa voix avait une tout autre tonalité :

- Eraste Pétrovitch, mon ami, fit-il d'un ton pénétrant. Vous savez bien que des centaines de milliers de Russes risquent leur vie, le pays ploie sous le poids d'une guerre... Pour ma part, j'ai un mauvais pressentiment.

Tout se passe trop facilement, et j'ai peur que les choses ne tournent mal.

Voyant qu'il n'obtenait pas de réponse, le général se frotta les yeux d'un geste las et poursuivit sur le ton de la confidence : 56

- Ma t‚che est difficile, Fandorine, très difficile. Partout c'est la pagaille, les choses se font en dépit du bon sens. Je manque de collaborateurs, surtout de gens de qualité. Vous savez bien que je ne veux pas vous imposer un travail de routine, mais j'ai un petit problème particulièrement délicat et qui vous conviendrait parfaitement.

Cette fois, Eraste Pétrovitch baissa la tête dans un mouvement interrogateur, et le général poursuivit d'un air patelin :

- Vous vous souvenez d'Anvar Effendi ? Le secrétaire du sultan Abdul-Hamid.

Vous savez bien, celui dont on a un peu parlé dans l'affaire Azazel ?

Eraste Pétrovitch eut un frémissement à peine perceptible, mais garda le silence.

Mizinov fit entendre un ricanement.

- quand je pense que cet idiot de Kazanzakis vous a pris pour lui, je vous jure ! Nous avons des renseignements selon lesquels ce personnage intéressant dirigerait personnellement une opération secrète contre notre armée. C'est un homme d'une grande témérité, une tête br˚lée que rien n'arrête, et il est tout à fait capable de faire son apparition en personne dans nos lignes. Alors, ça vous intéresse ?

- Je vous écoute, Lavrenty Arkadiévitch, dit Fandorine en glissant un regard de biais à Varia.

- Voilà qui est parfait, fit Mizinov, satisfait, et il cria : Novodvortsev, le dossier !

Un commandant d'un certain ‚ge portant des aiguillettes d'aide de camp entra d'un pas mesuré, tendit au général un buvard de calicot rouge et se retira tout aussitôt. Par la porte, Varia aperçut le 57

visage en sueur du lieutenant-colonel Kazanzakis, et elle lui fit une grimace à la fois ironique et méprisante : bien fait pour toi, sadique, tu n'as plus qu'à rester moisir dehors à présent !

- Ainsi, voilà ce dont nous disposons concernant Anvar, expliqua le général en faisant crisser les pages. Ne voulez-vous pas le noter ?

- Je le retiendrai, répondit Eraste Pétrovitch.

- Nous ne savons que très peu de choses sur la première période de sa vie.

Il est né il y a environ trente-cinq ans. On croit savoir qu'il est originaire d'HévraÔs, une petite ville musulmane de Bosnie. On ne sait rien de ses parents. Il a été éduqué en Europe, dans l'un des établissements prestigieux de Lady Esther dont vous avez sans doute gardé le souvenir à

cause d'Azazel.

C'était la seconde fois que Varia entendait ce nom étrange et, comme la première fois, Fando-rine eut une réaction bizarre : il tira son menton en avant comme si son col de chemise était brusquement devenu trop serré.

- C'est il y a une dizaine d'années qu'Anvar Effendi a fait surface, quand l'Europe a commencé à s'intéresser au grand réformateur turc Midhat Pacha.

Notre Anvar, qui alors n'était pas encore un Effendi, était son secrétaire.

Tenez, voici les états de service de Midhat. (Mizinov sortit un document de son buvard et s'éclaircit la voix.) A l'époque il était gouverneur général du vilayet du Danube, et c'est sous son autorité qu'Anvar a organisé dans la région un service de diligences, construit un chemin de fer, mais également mis en place tout un réseau d'" islahans ", établissements scolaires de bienfaisance destinés aux orphelins tant musulmans que chrétiens.

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- Ah bon ! fit Fandorine, intéressé.

- Eh oui... C'est une belle initiative, n'est-ce pas ? D'une manière générale, Midhat Pacha et Anvar ont développé dans la région une telle activité qu'on a pu très sérieusement craindre de voir la Bulgarie quitter la zone d'influence russe, et NikolaÔ Pavlovitch Gnatiev, notre ambassadeur à Constantinople, a d˚ user de toute son influence sur le sultan Abd˘l-Aziz pour faire rappeler le trop zélé gouverneur. A la suite de cela, devenu président du Conseil d'Etat, Midhat a fait passer une loi sur l'enseignement obligatoire, une loi excellente, qu'entre parenthèses nous n'avons pas encore en Russie. Et devinez qui a élaboré cette loi ? Vous avez gagné, c'est Anvar Effendi. Tout cela serait très touchant si, outre son travail sur l'instruction, notre homme n'avait pas, dès cette époque, pris la plus grande part aux intrigues de la cour, sachant le grand nombre d'ennemis qu'avait son protecteur. On a essayé d'envoyer à Midhat des tueurs, glissé du poison dans son café, un jour on a même mis dans son lit une courtisane atteinte de la lèpre, et il entrait dans les attributions d'Anvar de protéger le grand homme de toutes ces gentilles farces. Cette fois le parti russe à la cour du sultan s'est révélé le plus fort, et en 1869 le pacha a été exilé le plus loin possible, comme gouverneur général de la sauvage et misérable Mésopotamie. quand Midhat Pacha a entrepris de conduire là aussi des réformes, un soulèvement a éclaté à Bagdad. Savez-vous ce qu'il a fait ? Rassemblant les notables de la ville et les représentants du clergé, il leur a tenu un bref discours dont voici le contenu. Je vous le rapporte mot pour mot, car j'en admire sin-59

cèrement l'énergie et le style : " Vénérables mollahs, messieurs les notables ! Si dans deux heures les désordres n'ont pas cessé, je donnerai l'ordre de vous pendre tous, et je mettrai le feu aux quatre points cardinaux de la belle ville de Bagdad. Et tant pis si par la suite le grand padischah, qu'Allah l'ait en sa haute protection, me pend, moi aussi, pour me punir de ce méfait. " II va de soi que deux heures plus tard le calme régnait dans la ville. (Mizinov eut un ricanement et hocha la tête.) Après cela il pouvait passer aux réformes. En moins de trois ans qu'a duré la présence à Bagdad de Midhat en qualité de gouverneur, son fidèle collaborateur Anvar Effendi a réussi à y installer le télégraphe, à mettre en place un service d'omnibus dans la ville, à faire marcher des bateaux sur l'Euphrate, à créer le premier journal irakien et à recruter des élèves pour une école de commerce. qu'est-ce que vous en dites ? Je ne parle même pas de choses moins importantes comme la création de la compagnie de navigation par actions " Os-mano-osmanienne " dont les b‚timents vont jusqu'à Londres en passant par le canal de Suez. Pour finir, par le moyen d'une intrigue extrêmement subtile, Anvar a réussi à faire tomber le grand vizir Mahmud Nédim qui dépendait à un tel point de l'ambassadeur de Russie que les Turcs l'avaient surnommé " Nédimov ". Midhat a alors dirigé le gouvernement du sultan, mais il n'a réussi à se maintenir à ce poste important que deux mois et demi, notre Gnatiev s'étant une fois encore révélé le plus fort. Le plus grand vice de Midhat, absolument impardonnable aux yeux de tous les autres pachas, est son caractère incorruptible. C'est ainsi

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qu'il a entrepris de lutter contre les pots-de-vin et prononcé devant les diplomates européens une phrase qui lui a été fatale : " II est temps de montrer à l'Europe que tous les Turcs ne sont pas de misérables prostituées ! " Ces " prostituées " lui ont valu d'être expulsé de Constantinople et de se retrouver gouverneur à Salonique. La petite ville grecque a alors connu une prospérité nouvelle, tandis que la cour du sultan s'enfonçait de nouveau dans le sommeil, la volupté et la dilapidation des biens de l'Etat.

Eraste Pétrovitch coupa brutalement la parole au général :

- Je vois que vous êtes tout simplement a-a-amoureux de cet homme, dit-il.

- De Midhat ? Incontestablement. (Le général haussa les épaules.) Et je le verrais avec bonheur à la tête du gouvernement russe. Malheureusement, il n'est pas russe, mais turc. En plus, c'est un Turc tourné vers la Grande-Bretagne. Nos objectifs sont diamétralement opposés, c'est pourquoi Midhat est un ennemi. Et un ennemi particulièrement dangereux. L'Europe a peur de nous et ne nous aime pas, en revanche elle a la plus grande estime pour Midhat, surtout depuis qu'il a donné une constitution à son pays. A présent, Eraste Pétrovitch, armez-vous de patience. Je vais vous lire une longue lettre que j'ai reçue il y a un an déjà de NikolaÔ Pavlovitch Gnatiev. Elle vous donnera une excellente idée de l'adversaire contre lequel nous allons avoir à lutter.

Le chef des gendarmes sortit de son buvard un ensemble de feuillets couverts d'une petite écriture régulière de comptable et entama sa lecture :

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- " Mon cher Lavrenty, dans notre Stamboul protégé par Allah, les événements se développent avec une telle rapidité que moi-même je n'arrive pas à les suivre, et pourtant, sans fausse modestie, cela fait bien des années que ton fidèle serviteur a la main sur le pouls du Grand Malade de l'Europe. Non sans mes efforts, ce pouls était progressivement en train de faiblir et promettait bientôt de s'arrêter, mais voilà que depuis le mois de mai... "

II s'agit de l'année dernière, de 1876, tint à préciser Mizinov.

" Mais voilà que depuis le mois de mai, ce pouls s'est tellement emballé

qu'on se demande si le Bosphore ne va pas quitter ses berges et si les murs de la ville impériale ne vont pas s'écrouler, ne te laissant plus la possibilité d'accrocher ton bouclier nulle part.

Tout se résume au fait qu'en mai, la capitale du grand et de l'incomparable sultan Abdul-Aziz, Ombre du Très Haut et protecteur de la foi, a vu revenir triomphalement de son exil Midhat Pacha accompagné de son éminence grise, le très rusé Anvar Effendi.

Cette fois, le sage Anvar, qui a acquis de l'expérience, s'est mis à agir à

coup s˚r, à la fois à l'européenne et à l'orientale. Il a commencé à

l'européenne : ses agents se sont répandus dans les chantiers navals, à

l'arsenal, à l'Hôtel des monnaies, et les ouvriers, qui n'avaient pas été

payés depuis fort longtemps, sont sortis en masse dans les rues. Après cela, il a eu recours à un truc typiquement oriental. Le 25 mai, Midhat Pacha a déclaré aux croyants qu'il avait été visité la nuit par le prophète (va donc

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vérifier !), qui a confié à son esclave la t‚che de sauver la Turquie en péril.

Pendant ce temps-là, mon bon ami Abdul-Aziz passait son temps comme à

l'accoutumée dans son harem, en la plaisante compagnie de son épouse préférée, la délicieuse Mihri Hanim, qui, étant sur le point d'accoucher, faisait caprice sur caprice et exigeait la présence constante de son maître. Cette belle Circassienne aux cheveux d'or et aux yeux bleus, outre sa beauté exceptionnelle, s'était illustrée aussi par le fait qu'elle avait su vider entièrement la caisse du sultan. Rien que dans la dernière année, elle avait laissé dans les magasins français de Fera plus de dix millions de roubles, et on comprend parfaitement que, comme le diraient les Anglais enclins à la litote, les habitants de Constantinople ne lui portent que fort peu de sentiments affectueux.

Crois-moi, Lavrenty, je me suis trouvé impuissant à faire quoi que ce soit.

J'ai eu beau adjurer, menacer, intriguer comme un eunuque dans un harem, Abdul-Aziz est resté sourd et muet. Le 29 mai, une foule hurlante de plusieurs milliers de personnes s'est rassemblée autour du palais de Dolmabahçe (une construction horrible entre toutes de style euro-péano-

oriental), mais le padischah n'a même pas tenté de calmer ses sujets. Il s'est enfermé dans la partie de sa résidence réservée aux femmes et à

laquelle je n 'ai pas accès et a passé son temps à écouter Mihri Hanim jouer des valses viennoises au piano.

Pendant ce temps-là, Anvar a fait le siège du ministre de la Guerre, travaillant à incliner cet homme prudent et circonspect à un changement d'orientation politique. Selon les informations que 63

m'a fournies mon agent, placé auprès du pacha en qualité de cuisinier (d'o˘

le caractère un peu particulier de ces informations), ces pourparlers décisifs se sont déroulés de la manière suivante. Anvar s'est présenté chez le ministre à midi juste, et l'ordre a été donné de servir le thé avec des tchureks. Un quart d'heure plus tard, un rugissement scandalisé de Son Excellence se faisait entendre dans son cabinet, et des officiers d'ordonnance accompagnaient Anvar au poste de garde. Après cela, le pacha est resté une demi-heure tout seul à aller et venir dans son bureau, mettant à mal deux assiettes de halva dont il est grand amateur. Puis il a souhaité interroger le traître personnellement et s'est rendu au poste de garde. A deux, heures trente, il était demandé d'apporter des fruits et des douceurs. A quatre heures moins le quart, du cognac et du Champagne. Un peu après quatre heures, ayant pris le café, le pacha et son hôte se sont rendus chez Midhat. On raconte qu'en récompense de sa participation au complot, le ministre s'était vu promettre de la part de ses protecteurs le poste de grand vizir et un million de livres sterling.

Le soir, les deux conspirateurs de première ligne avaient trouvé un accord parfait, et dans la nuit même un coup d'Etat a eu lieu. La flotte a bloqué

le palais du côté de la mer, le chef de la garnison de la capitale a remplacé la garde par des hommes à lui, et le sultan a été conduit au palais Ferije en compagnie de sa mère et de Mihri Hanim.

quatre jours plus tard, le sultan a entrepris de se tailler la barbe avec des ciseaux de manucure, mais il s'y est pris si maladroitement qu'il s'est ouvert les veines des deux poignets et qu'il en est mort sur-le-64

champ. Invités à venir constater le décès, les médecins des ambassades européennes ont unanimement conclu à un suicide, le corps ne portant aucune trace de coups ou de violence.

En un mot, tout avait été joué proprement et élégamment comme dans une bonne partie d'échecs. Tel est le style d'Anvar Effendi.

Mais cela n'a été que le début, ensuite il y a eu le milieu de partie.

Ayant joué son rôle, le ministre de la Guerre était à présent devenu un obstacle sérieux car, nullement intéressé par des réformes et par l'idée d'une constitution, il se préoccupait surtout de savoir quand et comment il allait toucher son million. Par ailleurs, il se conduisait à présent comme s'il avait été la première personne du gouvernement, ne cessant de répéter que c'était lui qui avait détrôné Abdul-Aziz et non Midhat Pacha.

Anvar Effendi s'attachait pour sa part à accréditer cette même version auprès d'un jeune officier valeureux, aide de camp du défunt sultan. Cet officier s'appelait Hassan Bey. Il était le frère de la belle Mihri Hanim et jouissait de la plus grande popularité auprès des délicieuses dames de la cour, car il était d'un physique fort agréable, avait une réputation de bravoure et exécutait à la perfection les romances italiennes. Tout le monde l'appelait tout simplement le Circassien.

quelques jours après que le sultan se fut si malencontreusement taillé la barbe, son inconsolable veuve mit au monde un enfant mon et mourut ellemême dans des souffrances horribles. C'est à ce moment-là précisément qu'Anvar et le Circassien devinrent très proches. C'est ainsi qu 'un jour Hassan

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Bey vint à la résidence rendre visite à son ami. Il se trouva qu'Anvar n'était pas là, en revanche tous les ministres étaient rassemblés auprès de Midhat Pacha. Au palais, tout le monde connaissait le Cir-cassien, et on l'accueillait comme quelqu'un de familier. Il prit le café avec les officiers d'ordonnance, fuma un peu en bavardant de choses et d'autres.

Puis, paresseusement, fit quelques pas dans le couloir et brusquement se rua dans la salle de réunion. Il ne toucha ni à Midhat ni à ses notables, en revanche il tira deux balles de revolver dans la poitrine du ministre de la Guerre, qu'il acheva au yatagan. Les ministres les plus raisonnables prirent la fuite, mais deux d'entre eux, voulurent jouer les héros. Et ils eurent grand tort, car le Circassien en tua un et blessa grièvement le second. Le valeureux Midhat Pacha essaya d'intervenir, accompagné de deux de ses officiers d'ordonnance. Hassan Bey tira sur les deux hommes à bout portant, toujours sans toucher au pacha. On finit par avoir raison de l'assassin, mais il avait encore eu le temps de mettre à mort un officier de police et de blesser sept autres soldats. Pendant ce temps-là, notre Anvar était en dévotion à la mosquée, et nombreux sont ceux qui peuvent en témoigner.

Hassan Bey passa la nuit sous les verrous à chanter à tue-tête des airs de Lucia di Lammermoor, à telle enseigne que, séduit par son talent, Anvar Effendi essaya même d'obtenir sa gr‚ce, mais les ministres, furieux, furent intraitables, et au petit jour le meurtrier fut pendu à un arbre. Les dames du harem, qui aimaient si tendrement leur Circassien, vinrent assister à

son exécution et versèrent force larmes en lui adressant de loin des baisers.

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Désormais, Midhat Pacha n'avait plus d'obstacles sur sa route si ce n'est le destin qui lui porta un coup auquel il ne s'attendait pas. Le grand stratège se vit en effet jouer un mauvais tour par sa marionnette, le nouveau sultan Mourad.

Dès le 31 mai au matin, tout de suite après le coup d'Etat, Midhat Pacha s'était en effet rendu auprès du prince Mourad, neveu du sultan déchu, causant à celui-ci une peur intense. Je me dois ici de faire une brève digression pour expliquer la triste situation qui est celle, dans l'Empire ottoman, de l'héritier du trône.

Le problème est que, bien qu'ayant quinze épouses, le prophète Mahomet n'avait pas de fils et qu'il n'a laissé aucune instruction en matière de succession au trône. C'est pourquoi, durant des siècles, chacune des très nombreuses sultanes a rêvé de faire monter son fils sur le trône, ouvrant de toutes les manières à faire disparaître ceux de ses rivales. Il y a d'ailleurs à la cour un cimetière spécial pour les princes tués ainsi sans autre mobile, ce qui fait que, selon les critères turcs, nous autres Russes, nous sommes tout simplement ridicules avec nos Boris et Gleb et avec notre tsarévitch Dimitri.

Dans l'Empire ottoman, le trône se transmet non pas du père au fils, mais du frère aîné au frère cadet. quand une lignée des frères est épuisée, c'est le tour de la nouvelle génération, avec toujours ce passage de l'aîné

au cadet. Tout sultan a une peur violente de son frère cadet ou de l'aîné

de ses neveux, et les chances de chacun des princes de vivre jusqu'à

l'accès au trône sont minimes. Le prince héritier est maintenu dans l'isolement le plus total, on ne laisse personne lui rendre visite, et on essaie même, perfidement, de lui choisir des concubines stériles. Selon 67

une vieille tradition, les serviteurs du futur padischah ont la langue coupée et le tympan des oreilles crevé. Tu peux imaginer, avec une éducation pareille, l'état de leur santé mentale. Soliman H, par exemple, a passé trente-neuf ans reclus à recopier et à illustrer le Coran. Et quand enfin il a été fait sultan, il n'a pas attendu longtemps pour demander à

retourner à sa solitude et pour abdiquer. Je le comprends tout à fait, combien il est plus agréable de passer son temps à colorier des images !

Revenons cependant à Mourad. C'était un bel homme qui était loin d'être bête et qui possédait même une culture étendue, malheureusement il était très influençable et par ailleurs sujet à une bien compréhensible manie de la persécution. C'est avec joie qu'il confia au sage Midhat les rênes du pouvoir, ce qui faisait que les plans des conjurés se réalisaient parfaitement. Malheureusement, la rapide ascension puis la mort étonnante de son oncle avaient eu sur lui une telle influence qu 'il commença à

perdre la tête et à avoir des crises de violence. Consultés secrètement, les psychiatres européens en vinrent à la conclusion qu'il était inguérissable et que son état ne pouvait qu'empirer.

Observe l'extraordinaire esprit de prévoyance d'An-var Effendi. Le jour même de l'accession de Mourad, quand tout avait encore l'air radieux, our rnurual friend demanda subitement à devenir le secrétaire du prince Abd˚l-Hamid, frère du sultan et héritier du trône. Apprenant la chose, j'ai tout de suite compris que Midhat Pacha n'avait pas une confiance totale en Mourad V. Anvar apprit à connaître le nouvel héritier du trône, le jugea sans doute acceptable, et Midhat Pacha fit à Abd˚l-Hamid la proposition suivante : promets-nous de promulguer une consti-68

tution, et tu seras padischah. Il va sans dire que le prince accepta.

Tu connais la suite : le 31 ao˚t, Abd˚l-Hamid II monta sur le trône à la place de Mourad V qui avait perdu l'esprit. Midhat devint grand vizir.

quant à Anvar, il resta auprès du nouveau sultan dans les coulisses et devint le chef non déclaré de la police secrète, et donc (ha! ha!) ton collègue à toi, Lavrenty !

Il est intéressant de noter qu'en Turquie presque personne ne connaît Anvar Effendi. Il ne se met jamais en avant, et on ne le voit pas dans le monde.

Moi par exemple, je ne l'ai aperçu qu'une fois, le jour o˘ je suis venu me présenter au nouveau sultan. Anvar se tenait à côté du trône, dans l'ombre, il portait une grosse barbe noire (fausse selon moi) et des lunettes noires, ce qui constituait un manquement de poids à l'étiquette de la cour.

Durant l'audience, Abd˚l-Hamid s'est à plusieurs reprises tourné vers lui, comme pour quêter un soutien ou un conseil.

Voilà celui auquel tu vas à présent avoir affaire. Si mon intuition ne me trompe pas, Midhat Pacha et Anvar vont continuer à manipuler le sultan comme il leur plaira, et dans une petite année ou deux... "

Mizinov interrompit là sa lecture qui n'avait que trop duré :

- La suite n'est pas intéressante, dit-il en essuyant son front couvert de sueur, d'autant plus que le très intelligent NicolaÔ Pavlovitch a tout de même été trompé par son intuition. Midhat Pacha n'a pas réussi à rester sur le trône et a fini par partir en exil.

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Eraste Pétrovitch, qui avait écouté avec la plus grande attention et sans bouger d'un pouce de toute la lecture (à la différence de Varia qui, elle, n'avait pas cessé de se tortiller sur sa chaise trop dure), demanda brièvement :

- Je connais maintenant le début, je vois aussi le milieu de la partie, mais qu'en est-il de la fin de partie ?

Le général eut un hochement de tête approbateur.

- C'est bien là le problème. Le dernier acte s'est révélé à tel point complexe que même un homme aussi expérimenté que Gnatiev s'est trouvé pris au dépourvu. Le 7 février de cette année, Midhat Pacha a été convoqué chez le sultan, placé sous bonne garde et conduit à bord d'un paquebot qui a fait effectuer au ministre en disgr‚ce un long voyage en Europe. quant à

notre Anvar, trahissant son bienfaiteur, il est devenu l'éminence grise, non plus du chef du gouvernement, mais du sultan lui-même. Dans cette position il a fait de son mieux pour que les relations entre la Porte et la Russie soient rompues. Et voici qu'à quelque temps de là, au moment o˘

l'existence de la Turquie s'est trouvée sérieusement menacée, selon les rapports de nos agents, Anvar Effendi aurait quitté son pays pour se rendre sur le thé‚tre des opérations militaires avec l'intention de changer le cours des événements par le moyen d'opérations secrètes dont nous ne pouvons que supputer le contenu.

A ce moment-là, Fandorine tint des propos étranges :

- Primo : aucune obligation. Secundo : liberté d'action totale. Tertio : rapport à vous seul.

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Si Varia ne comprit pas la signification de ses paroles, le chef des gendarmes, lui, en fut ravi et répondit sur-le-champ :

- Voilà qui est bien. Je reconnais le Fandorine d'avant. Sinon, mon ami, vous aviez quelque chose de congelé. Ne m'en veuillez pas, je ne vous parle pas en qualité de supérieur, mais au titre d'aîné, comme un père... Il ne faut pas s'ensevelir vivant. Laissez les tombes aux morts. A votre ‚ge, est-ce une façon de faire ! Vous qui, comme le dit la chanson, avez toute la vie devant vous *.

- Lavrenty Arkadiévitch, fit l'engagé volontaire, diplomate et flic, ses joues p‚les se couvrant en une seconde de pourpre tandis que sa voix prenait une résonance métallique. Je ne crois pas avoir s-s-sollicité de votre part de propos d'ordre privé...

Jugeant cette observation d'une grossièreté inexcusable, Varia rentra sa tête dans ses épaules en se disant qu'atteint dans ses sentiments les meilleurs, Mizinov allait se vexer à mort et se mettre à hurler.

Mais le satrape se contenta de soupirer et répondit un peu sèchement :

- Vos conditions sont acceptées. Ayez donc l'entière liberté de votre action. D'ailleurs, c'est bien ainsi que j'envisageais votre travail. Vous n'avez qu'à observer, à écouter, et si quelque chose attire votre attention... Bon, ce n'est pas à moi de vous donner des leçons !

- Atchoum ! Effrayée d'avoir éternué, Varia se fit toute petite sur sa chaise.

La frayeur du général fut cependant bien plus grande encore que la sienne.

Il se retourna en sursautant et braqua un regard ahuri sur le témoin involontaire de cette conversation confidentielle.

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- Madame, que faites-vous là? N'êtes-vous donc pas sortie de la pièce avec le lieutenant-colonel ? Comment avez-vous osé ?

- C'était à vous de faire attention, répondit la jeune femme fort dignement. Je ne suis ni un moustique ni une mouche pour que vous puissiez ignorer ma présence. D'ailleurs je suis en état d'arrestation, et personne ne m'a autorisée à partir.

Elle eut l'impression de voir un léger frémissement passer sur les lèvres de Fandorine. Non, elle s'était trompée, ce personnage ne savait pas sourire.

- Bon, qu'à cela ne tienne, et une menace discrète se fit entendre dans la voix de Mizinov. Madame ma non-parente, vous venez d'apprendre un certain nombre de choses que vous n'avez nullement à savoir. Et pour la sécurité de l'Etat, je vous place en arrestation administrative provisoire. Vous allez être conduite sous bonne garde à la quarantaine de la garnison de Kichinev, o˘ vous demeurerez détenue jusqu'à la fin de la campagne. Vous n'avez à

vous en prendre qu'à vous-même !

Varia p‚lit.

- Mais je n'ai même pas rencontré mon fiancé...

- Vous le reverrez après la guerre, coupa Maliouta Skouratov1 qui se tourna vers la porte avec l'intention d'appeler ses opritchniks.

Mais à ce moment-là Eraste Pétrovitch se mêla de la conversation : 1. Ame damnée d'Ivan le Terrible, placé à la tête de sa garde. (N.d.T.) 72

- Lavrenty Arkadiévitch, je pense qu'il serait tout à fait suffisant de demander à mademoiselle Souvorova de p-p-prêter serment.

- Je donne ma parole ! s'empressa de lancer Varia, heureuse d'avoir trouvé

un défenseur.

- Excusez-moi, cher ami, mais on ne peut pas prendre de risques, fit le général d'une voix coupante sans même jeter un regard à la jeune personne.

Et puis il y a ce fiancé. D'ailleurs peut-on faire confiance à une gamine ?

Vous connaissez le proverbe : le cheveu est long, mais l'intelligence petite.

- Je n'ai pas les cheveux longs ! quant à ce que vous dites de l'intelligence, c'est mesquin ! et Varia eut dans la voix un petit tremblement traître. qu'est-ce que j'en ai à faire de vos Anvar et de vos Midhat !

- Je prends les choses sous ma r-r-responsabi-lité, Excellence. Je me porte garant de Varvara Andréevna.

Son visage renfrogné marqué par le mécontentement, Mizinov gardait le silence, et Varia se dit que, même parmi les agents de la police, on trouvait apparemment des gens qui n'étaient pas tout à fait des moins que rien. C'était quand même un engagé volontaire serbe...

- Ce n'est pas malin, marmonna le général. Puis, se tournant vers Varia, il lui demanda sur un ton marqué de malveillance :

- Savez-vous faire quelque chose ? Avez-vous une écriture correcte ?

- Oui, j'ai un diplôme de sténographie ! J'ai travaillé comme télégraphiste ! et aussi comme sage-femme, ajouta-t-elle sans trop savoir pourquoi elle faisait tout à coup ce petit mensonge.

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- Sténographe et télégraphiste ? (Mizinov eut l'air très étonné.) Alors à

plus forte raison. Eraste Pétrovitch, je n'autorise cette demoiselle à

rester ici qu'à une seule et unique condition : elle fera fonction de secrétaire auprès de vous. Il vous faudra bien de toute façon avoir un courrier ou une personne de liaison qui n'éveille pas trop les soupçons.

Cependant, je vous le rappelle : vous vous êtes porté garant d'elle.

Varia et Fandorine réagirent d'une seule voix :

- Ah ça non !

Et ils poursuivirent toujours en chour, mais en avançant des arguments différents : Eraste Pétrovitch dit :

- Je n'ai pas besoin de secrétaire. Varia lança :

- Je refuse de travailler dans la police secrète ! Le général haussa les épaules et se leva :

- A votre guise ! Novgorodtsev, la garde !

- Je suis d'accord ! cria Varia Fandorine ne dit rien.

o˘/ 6 enwemi/ fartée' le/ /i/t&mi&v CGM¬/

Daily Post (Londres) le 15(3) juillet 1877

... Le détachement de l'impétueux général Gourko vient de prendre la ville de Tyrnovo, ancienne capitale du royaume bulgare, et se dirige à vive allure en direction du col de Chipkino, au-delà duquel s'étendent des plaines sans défense, étirées jusqu'à Constantinople même. Rédif Pacha, le vizir de la guerre, et Abd˚l-Kérim Pacha, le commandant en chef, ont été

démis de leurs fonctions et déférés devant un tribunal. A présent, seul un miracle peut sauver la Turquie.

Ils s'arrêtèrent sur le perron. Il convenait de s'expliquer.

Fandorine se racla la gorge et dit :

- Je regrette vraiment que les choses aient tourné de cette façon. Il va sans dire, Varvara Andréevna, que vous êtes entièrement libre et que je n'ai nullement l'intention de vous contraindre à quelque collaboration que ce soit.

- Je vous en remercie, répondit-elle sèchement. C'est très généreux de votre part. Sinon, je dois

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vous l'avouer, je pensais que vous aviez monté cette affaire intentionnellement. Vous au moins, vous étiez parfaitement conscient de ma présence, et vous aviez toutes les raisons de savoir comment les choses allaient finir. De quoi s'agit-il en fait, avez-vous vraiment besoin d'une secrétaire ?

Une fois encore, passa dans les yeux de Fando-rine une petite étincelle qui, chez un homme normal, aurait pu être considérée comme un signe de bonne humeur.

- Vous ne m-m-manquez pas d'esprit d'observation, Varvara Andréevna, mais vous êtes injuste. J'avais bien en effet mon idée en me comportant ainsi, mais c'était dans votre seul intérêt. Lavrenty Arkadiévitch vous aurait à

coup s˚r fait repartir, quant à monsieur Kazanzakis, il vous aurait en outre flanquée d'un gendarme. Maintenant, vous pouvez rester ici tout à

fait officiellement.

Varia ne trouvait rien à objecter, mais elle n'en avait pas pour autant envie d'exprimer des remerciements à un misérable espion.

- Je vois en effet que vous manifestez la plus grande habileté dans votre peu respectable profession, dit-elle sur un ton caustique. Voilà que vous vous êtes montré plus subtil que le mangeur d'hommes en chef !

- Lavrenty Arkadiévitch, un mangeur d'hommes ? fit Eraste Pétrovitch, étonné. Voilà qui ne lui ressemble guère ! Par ailleurs, qu'y a-t-il de peu respectable dans le fait de servir les intérêts de l'Etat ?

Comment parler à quelqu'un qui dit des choses pareilles ?

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Varia se détourna ostensiblement et embrassa du regard le camp : petites maisonnettes aux murs blancs, rangées bien ordonnées de tentes, poteaux télégraphiques flambant neufs. Dans la rue, un soldat courait, agitant d'une manière bien familière de longs bras maladroits.

- Varia, Varenka ! hurla de loin le soldat et, arrachant sa casquette à

large visière, il se mit à l'agiter. Te voilà enfin !

- Pétia, fit-elle en poussant un petit cri d'éton-nement.

Et, oubliant tout de suite Fandorine, elle courut à la rencontre de celui pour lequel elle venait de parcourir quinze cents verstes.

Serrés l'un contre l'autre, ils s'embrassèrent très naturellement, sans la moindre gêne, comme ils ne l'avaient encore jamais fait. C'était une joie de retrouver le visage sans beauté mais agréable et rayonnant de bonheur de Pétia. Le jeune homme avait maigri, sa peau était brunie, et il se tenait plus vo˚té. Sa veste d'uniforme noire agrémentée d'épaulettes rouges lui allait mal, mais son sourire était le même, large et rempli d'adoration.

- Alors, tu es d'accord ? demanda-t-il.

- Oui, dit Varia tout simplement, alors qu'elle avait l'intention de ne pas être d'accord tout de suite et de commencer par une conversation longue et sérieuse au cours de laquelle elle aurait posé un certain nombre de conditions de principe.

Pétia poussa un glapissement de gosse et voulut l'embrasser de nouveau, mais Varia s'était déjà reprise.

- Il faut cependant que l'on discute des choses dans le détail.

Premièrement...

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- On discutera de tout, bien s˚r ! Mais pas maintenant, ce soir. On se retrouve dans la tente des journalistes, d'accord ? Ils y ont organisé une espèce de club. Tu connais déjà le Français ? Oui, Charles Paladin. Il est gentil. C'est lui qui m'a dit que tu étais là. En ce moment, j'ai beaucoup de travail. Je me suis juste sauvé une minute et, si l'on s'en aperçoit, ça me co˚tera cher. A ce soir ! A ce soir !

Et il repartit en soulevant de la poussière avec ses lourdes bottes et en se retournant à chaque instant.

Malheureusement, le soir, il ne leur fut pas possible de se voir. Un coursier vint apporter un petit mot de l'état-major : " Je dois travailler toute la nuit. A demain. Je t'aime. P. "

que faire ? Le travail, c'est le travail, et Varia commença à s'organiser.

Les infirmières lui offrirent l'hospitalité. Gentilles et prêtes à rendre service, elles étaient malheureusement ‚gées, trente-cinq ans environ, et elles n'étaient pas très drôles. C'est elles qui rassemblèrent l'indispensable pour remplacer les bagages restés aux mains de l'audacieux Mitko : des vêtements, des chaussures, un flacon d'eau de Cologne (elle qui possédait de merveilleux parfums de Paris !), des bas, du linge, un peigne, des pinces, une savonnette parfumée, de la poudre, une crème contre le soleil, une autre contre le froid, un lait adoucissant contre les effets du vent, de l'essence de marguerite pour se laver les cheveux et autres objets utiles. Il va sans dire que les robes étaient horribles, sauf peut-être une, qui était bleu clair avec un petit col en dentelle. Varia 78

enleva les manchettes qui n'étaient plus à la mode, et l'effet fut assez heureux.

Dès le lendemain matin cependant, elle commença à s'ennuyer. Les infirmières étaient parties à l'hôpital o˘ on avait amené deux blessés de Lovt-cha. Varia prit son café toute seule et alla expédier un télégramme à

ses parents : premièrement pour qu'ils ne s'inquiètent pas, deuxièmement pour qu'ils lui envoient de l'argent (à titre de prêt exclusivement, qu'ils n'aillent pas imaginer que l'oiseau était revenu au nid !). Après quoi elle se promena dans le camp, se planta en badaud devant un train étrange qui n'était pas posé sur des rails : un convoi avait été amené de l'autre berge par traction mécanique. Des locomobiles à très grosses roues crachant une abondante vapeur traînaient derrière elles de lourds canons et des fourgons de munitions. Le spectacle était impressionnant, un vrai triomphe de la technique.

Pour finir, ne sachant plus que faire, elle décida d'aller rendre une petite visite à Fandorine qui s'était vu attribuer une tente individuelle dans le secteur de l'état-major. Eraste Pétrovitch manquait lui aussi d'occupations, et elle le trouva vautré sur son lit de camp, avec dans les mains un livre turc dont il recopiait des mots.

- Vous êtes en train de servir les intérêts de l'Etat, monsieur le policier ? lança Varia qui avait décidé que le plus convenable allait être d'adopter avec l'agent un ton ironiquement négligent.

Fandorine se leva et jeta sur ses épaules une veste militaire sans épaulettes (il avait sans doute été obligé, lui aussi, de se vêtir de bric et de broc). Par le col entrouvert de sa chemise, Varia aperçut 79

une chaînette en argent. Portait-il une croix ? Non, cela ressemblait davantage à un médaillon. Ce serait intéressant de savoir ce qu'il gardait dedans. Monsieur le policier serait-il porté au romantisme ?

Le conseiller titulaire ferma son col et répondit avec le plus grand sérieux :

- quand on vit dans un Etat, il faut soit l'aimer et le protéger, soit le quitter, sinon c'est du parasitisme agrémenté de commérages de laquais.

Blessée par les " commérages de laquais ", Varia tenta de parer le coup :

- Il existe cependant une troisième possibilité : on peut détruire un Etat injuste pour en reconstruire un autre à sa place.

- Malheureusement, Varvara Andréevna, un Etat n'est pas une maison, ce serait plutôt un arbre. On ne le construit pas, il pousse tout seul suivant les règles de la nature, et ce processus est très lent. En l'occurrence, ce n'est pas un maçon qu'il faut, mais un jardinier.

Oubliant de s'en tenir au ton qui lui paraissait convenable, Varia s'écria avec passion :

- Nous vivons à une époque tellement difficile, tellement complexe ! Les gens honnêtes gémissent sous le joug de la bêtise et de l'arbitraire, et vous, vous êtes là à discuter comme un vieillard et à vous complaire à

l'idée d'un jardinier !

Eraste Pétrovitch haussa les épaules.

- Chère et délicieuse Varvara Andréevna, je suis fatigué d'entendre geindre au sujet de notre " époque difficile ". Sous le tsar NikolaÔ, quand l'époque était ô combien plus difficile que la nôtre, vos " gens honnêtes "

marchaient au doigt et à l'oil

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et, infatigables, célébraient sur tous les tons leur existence heureuse.

S'il est devenu possible de se plaindre de la bêtise et de l'arbitraire, c'est donc que les choses vont dans le bon sens.

Varvara Andréevna murmura alors entre ses dents la pire des insultes :

- Pour finir, vous n'êtes... vous n'êtes rien d'autre qu'un serviteur du trône !

Et comme Fandorine ne réagissait pas, elle expliqua dans une langue qui lui était accessible :

- Un esclave fidèle, privé d'intelligence et de conscience !

A peine l'expression l‚chée, elle eut peur de sa grossièreté, mais Eraste Pétrovitch ne se f‚cha pas et dit avec un soupir :

- Vous ne savez pas comment vous comporter avec moi. Et de un. Vous ne voulez pas me montrer de reconnaissance, et cela vous irrite. Et de deux.

Laissez tomber toute idée de dette à mon égard, et nous nous entendrons parfaitement. Et de trois.

Cette condescendance plongea Varia dans une colère plus grande encore, d'autant que l'agent, ce serpent au sang froid, avait parfaitement raison.

- J'avais déjà remarqué que vous vous comportiez comme un professeur de danse : un-deux-trois, un-deux-trois. qui vous a enseigné cette stupide façon de faire ?

- C'est vrai, j'ai eu des maîtres, répondit Fandorine en restant dans le vague.

Et, faisant fi de toute politesse, il se replongea dans son livre.

La tente sous laquelle se rassemblaient les journalistes accrédités auprès de l'état-major se voyait

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de loin. Devant l'entrée, un long cordon portait de petits drapeaux de différents pays, des fanions de revues et de journaux, mais aussi, bizarrement, une paire de bretelles rouge décorée d'étoiles blanches.

Pétia émit une supposition :

- Ils ont sans doute fêté la victoire de Lovtcha hier soir, et l'un d'entre eux a d˚ se donner à un tel point à la fête qu'il en a perdu ses bretelles.

Il souleva la portière de la tente, et Varia passa la tête.

Un certain désordre n'empêchait pas le club d'être accueillant à sa façon : tables de bois, chaises de toile, petit comptoir avec des rangées de bouteilles. Cela sentait le tabac, la cire à bougies et l'eau de Cologne masculine. Sur le côté, une longue table portait des piles de journaux russes et étrangers. Ces journaux étaient inhabituels, car composés de bandes de télégraphe. En jetant un coup d'oil au Daily Post, Varia eut la surprise de découvrir le numéro du jour. La rédaction devait l'envoyer par télégraphe. «a alors !

Varia nota avec une satisfaction particulière qu'il n'y avait là que deux femmes, en plus elles portaient un pince-nez et n'étaient pas de première jeunesse. En revanche les hommes étaient très nombreux, et il y en avait même qu'elle connaissait.

Il y avait en premier lieu Fandorine, toujours avec son livre à la main.

C'était assez stupide, ne peut-on pas lire chez soi, dans sa tente ?

A l'autre bout de la pièce se déroulait une partie d'échecs à un contre plusieurs : d'un côté de la table, allait et venait McLaughlin, tirant sur un

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petit cigare et arborant un sourire condescendant et bonhomme ; de l'autre, installés chacun devant un échiquier, Sobolev, Paladin et deux autres personnes que Varia ne connaissait pas avaient un air profondément concentré.

- Tiens, voici notre petit Bulgare ! s'écria le général Michel, visiblement soulagé de se lever de sa chaise. On ne vous reconnaît pas ! C'est bon, Seamus, disons que ça fera zéro zéro.

Paladin eut un sourire affable en direction des entrants et arrêta son regard sur Varia (ce qui fut agréable), mais continua de jouer. En revanche, passant la main sur sa moustache géminée au-delà de toute mesure, un officier au visage h‚lé, vêtu d'un uniforme d'une blancheur plus qu'éblouissante, surgit brusquement devant Sobolev et lança en français :

- Général, je vous en supplie, présentez-moi à votre délicieuse amie !

Eteignez les bougies, messieurs ! Nous n'en avons plus besoin, le soleil vient de se lever !

Les deux dames ‚gées jetèrent à Varia un regard on ne peut plus désapprobateur, elle-même d'ailleurs fut quelque peu décontenancée par pareille entrée en matière.

Sobolev eut un petit ricanement :

- Vous avez devant vous le colonel Loukan, représentant personnel de notre précieux allié, Son Altesse Karl, prince de Roumanie, mais je vous avertis, Varvara Andréevna, le colonel est plus mortel pour les cours féminins qu'un anchiar.

Le ton adopté signifiait clairement qu'il convenait de ne pas faire trop de cas du Roumain, et Varia répondit d'un air guindé et en s'appuyant sur le bras de Pétia :

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- Enchantée. Mon fiancé, Pétia lablokov, engagé volontaire.

Prenant galamment le poignet de Varia avec deux de ses doigts (une bague ornée d'un diamant d'une taille imposante lança un éclair), Loukan était sur le point de déposer un baiser sur la main de la jeune femme, mais il se trouva rabroué comme il se devait :

- A Saint-Pétersbourg, on ne fait pas le baisemain aux femmes modernes.

Cela dit, il y avait là des gens intéressants, et Varia était contente d'être venue. Elle était cependant dépitée de voir que Paladin n'en finissait pas avec cette maudite partie d'échecs. Les choses avaient cependant l'air d'aller à leur conclusion, tous les autres partenaires de McLaughlin avaient déjà capitulé, et le Français n'avait visiblement aucune chance, ce qui d'ailleurs n'avait pas l'air de l'attrister. Il jetait fréquemment des coups d'oil du côté de Varia, souriait avec insouciance et sifflotait avec talent une chansonnette à la mode.

Sobolev alla se poster près du joueur et, jetant un regard à l'échiquier, reprit machinalement le refrain :

- Folichon, folichonnette... Rendez-vous, Paladin, ça commence à ressembler à un véritable Waterloo !

- La garde meurt, mais ne se rend pas !

Et, tirant d'un coup sec sur sa barbe étroite et pointue, le Français avança un pion. On vit alors soudain l'Irlandais se renfrogner et commencer à souffler.

Varia sortit une seconde pour prendre l'air et pour admirer le coucher du soleil. quand elle

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revint, l'échiquier avait disparu et la conversation roulait ni plus ni moins que sur les rapports entre l'homme et Dieu.

McLaughlin, qui répondait visiblement à une réplique de Paladin, était en train de dire avec passion :

- Il ne saurait en l'occurrence s'agir de respect mutuel. Les relations de l'homme avec le Très Haut reposent sur la reconnaissance intrinsèque d'une inégalité. Il ne vient tout de même pas à l'idée des enfants de prétendre à

une égalité avec leurs parents ! Le fils reconnaît sans réserve la supériorité de son père ainsi que sa dépendance, il a pour lui du respect, et c'est pour cela qu'il se montre obéissant, pour son propre bien d'ailleurs.

- Permettez-moi de filer votre métaphore, dit le Français avec un sourire et en suçotant son chi-bouk turc. Tout cela n'est vrai que des enfants en bas ‚ge. Dès que le fils grandit, il ne manque jamais de remettre en cause l'autorité de son père, alors que celui-ci est encore mille fois plus sage et plus puissant que lui. C'est là un phénomène naturel et sain, sans lequel l'homme resterait toujours un bébé. C'est précisément cette période que vit aujourd'hui l'humanité qui a avancé en ‚ge. Plus tard, quand elle aura été plus loin encore, de nouvelles relations entre elle et Dieu, fondées sur l'égalité et sur le respect réciproques, se mettront immanquablement en place. Et un jour viendra o˘ l'enfant aura tellement grandi que son père lui sera devenu totalement inutile.

- Bravo, Paladin, vous parlez aussi bien que vous écrivez, s'écria Pétia.

Malheureusement, le problème, c'est que Dieu n'existe pas, il n'existe 85

que de la matière avec des principes élémentaires de bonne conduite. quant à vous, je vous conseille de faire de vos conceptions un billet pour La Revue parisienne, c'est un sujet excellent.

- Pour faire un bon billet, on n'a pas besoin de sujet, déclara le Français. Il suffit de savoir écrire. McLaughlin était scandalisé :

- Là, vous allez un peu loin. Sans sujet, même un équilibriste verbal comme vous ne saurait rien faire de bon.

- Désignez-moi n'importe quel objet, le plus trivial qui soit, et je rédigerai un article que ma revue sera heureuse de publier. (Paladin tendit la main.) Vous voulez parier? Ma selle espagnole contre votre binocle Zeiss ?

L'assistance s'anima fortement.

- Je parie deux cents roubles sur Paladin, déclara Sobolev.

- N'importe quel objet ? répéta lentement l'Irlandais, vraiment n'importe lequel ?

- Absolument ! Si vous le voulez, je prends la mouche qui vient de s'installer sur la moustache du colonel Loukan.

Le Roumain s'empressa de chasser l'intruse et dit:

- Trois cents roubles sur monsieur McLaughlin. Mais quel objet choisir ?

- Prenez ne serait-ce que vos vieilles chaussures (McLaughlin pointa le doigt sur les bottes de youfte empoussiérées du Français), et essayez d'écrire quelque chose que le public parisien lira avec enthousiasme.

Sobolev leva les deux mains la paume ouverte :

- Tant qu'on n'a pas topé là, je passe. Ses vieilles chaussures, c'est quand même exagéré.

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Pour finir, mille roubles furent misés sur l'Irlandais, tandis qu'il ne se trouva personne pour soutenir le Français. Varia eut un mouvement de pitié

en faveur de ce dernier, mais comme ni elle ni Pétia n'avaient d'argent, elle s'approcha de Fando-rine qui continuait de feuilleter son livre de hiéroglyphes turcs et lui susurra d'un air mauvais :

- qu'est-ce que vous attendez ? Vous pouvez bien parier sur lui. qu'est-ce que cela vous co˚tera ? Vous avez bien d˚ recevoir quelques espèces sonnantes et trébuchantes de votre satrape ! Je vous rendrai la somme un peu plus tard.

Eraste Pétrovitch fit une grimace et dit sans entrain :

- Cent roubles sur monsieur Paladin ! Après quoi il se replongea dans sa lecture. Loukan résuma la situation :

- Ce sera donc du dix contre un. Le gain ne sera pas énorme, messieurs, mais il est s˚r.

C'est à cet instant que fit irruption dans la tente le capitaine que Varia connaissait bien. Il était méconnaissable : uniforme impeccable, bottes étincelantes, imposant bandeau noir sur l'oil (son hématome ne devait pas encore être passé), bandage blanc tout autour de la tête.

- Excellence, messieurs, je sors de chez le baron Kr˚dener, déclara-t-il d'un air digne. J'ai une information importante pour la presse. Vous pouvez noter : capitaine Pérépelkine, de l'état-major, département des Opérations.

Pé-ré-pel-ki-ne. Nikopol a été pris d'assaut. Nous avons fait prisonniers deux pachas et six mille soldats ! Nos pertes sont infimes. C'est la victoire, messieurs !

- Peste ! Encore une fois sans moi ! gémit Sobolev, qui se rua dehors sans prendre congé de personne.

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Le capitaine accompagna le général d'un regard un peu éperdu, mais il était déjà entouré de toutes parts par des journalistes, et il se mit à répondre avec une joie évidente à leurs questions, faisant parade de ses connaissances en français, en anglais et en allemand.

Varia fut étonnée du comportement d'Eraste Pétrovitch.

Jetant son livre sur la table, il écarta résolument les correspondants de presse et demanda d'une voix presque basse :

- Excusez-moi, capitaine, vous ne vous trompez pas ? Vous savez bien que Krudener a reçu l'ordre de prendre Plevna, et Nikopol est dans la direction diamétralement opposée.

quelque chose dans sa voix en imposa au capitaine, qui cessa immédiatement de prêter intérêt aux journalistes.

- Non, monsieur, je ne fais pas erreur. J'ai reçu moi-même le télégramme de l'état-major suprême, assisté à son déchiffrement, après quoi je l'ai porté

moi-même à monsieur le baron. Je me souviens parfaitement du texte : "Au lieutenant général baron Krudener, commandant du détachement occidental. Je vous donne l'ordre d'occuper Nikopol et de vous y retrancher avec au moins une division. NikolaÔ. "

Fandorine p‚lit.

- Nikopol ? demanda-t-il plus bas encore. Et qu'en est-il de Plevna ? Le capitaine haussa les épaules :

- Je n'en ai pas la moindre idée. Des pas et un tintement d'armes se firent tout à coup entendre. La portière fut brutalement soulevée, et l'on vit se découper la figure du lieutenant-colonel Kazanzakis, de sinistre mémoire. Dans le dos du capitaine étincelaient les baÔonnettes d'une escorte. Le gendarme arrêta une seconde son regard sur Fandorine, ignora Varia, mais eut un sourire joyeux en découvrant Pétia.

- Ah ! le voilà, l'ami ! C'est bien ce que je pensais. Soldat volontaire lablokov, je vous arrête. qu'on l'emmène, ordonna-t-il en se tournant vers son escorte.

Deux hommes vêtus d'un uniforme bleu firent rapidement leur entrée dans le club et s'emparèrent d'un Pétia paralysé par la peur.

- Mais vous êtes fou ! hurla Varia. L‚chez-le immédiatement.

Kazanzakis ne l'honora même pas d'une réponse. JJ claqua des doigts, et le prisonnier fut immédiatement entraîné dehors, tandis que le lieutenant-colonel s'attardait quelque peu dans la tente, laissant errer alentour un sourire énigmatique.

Varia en appela à Fandorine d'une voix sonore :

- Eraste Pétrovitch, qu'est-ce qui se passe ? Expliquez-lui.

- quel motif? demanda ce dernier d'un air bougon, les yeux fixés sur le col du gendarme.

- Dans le texte décodé par lablokov, un mot a été changé. A la place de Plevna, il a mis Nikopol, c'est tout. Pendant ce temps-là, il y a trois heures, l'avant-garde d'Osman Pacha a occupé la ville de Plevna laissée vide et menace à présent notre flanc. Voilà ce qu'il en est, monsieur l'observateur.

Varia entendit soudain la voix de Paladin qui parlait un russe assez correct, mais en y ajoutant de délicieux grasseyements.

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- Eh bien, McLaughlin, le voilà le miracle dont vous parliez et qui peut sauver la Turquie !

- Ce n'est pas un miracle, monsieur le correspondant, c'est une simple trahison, fit le lieutenant-colonel, les yeux rivés sur Fandorine à qui il dit : Je ne sais vraiment pas comment vous allez pouvoir expliquer cela à

Son Excellence.

- Vous parlez trop, lieutenant-colonel. (Le regard d'Eraste Pétrovitch se porta plus bas encore, sur le premier bouton de l'uniforme du gendarme.) La vanité ne doit pas nuire à la cause.

- Comment ? (Le visage de Kazanzakis fut parcouru par un petit tic.) Voilà

que vous me faites la morale ? Vous ? Il ne manquait plus que cela !

Sachez, monsieur l'enfant prodige, que j'ai eu l'occasion de prendre quelques renseignements sur vous. Du fait de ma charge. Et moralement tout cela ne vous donne pas un profil bien respectable. Vous prenez sur vous bien au-delà de votre ‚ge. Je me suis laissé dire que vous aviez eu l'habileté de conclure un magnifique mariage, c'est cela ? Et doublement profitable : belle dot et liberté conservée. Pas mal monté ! Félici...

Il n'acheva pas car, habilement, comme un chat qui donne un coup de patte, Eraste Pétrovitch lui envoya sa main sur ses lèvres gonflées. Varia poussa un petit cri, tandis que l'un des officiers attrapait Fandorine par le bras pour le rel‚cher aussitôt dans la mesure o˘ il ne donnait plus aucun signe de violence.

- Duel au pistolet, annonça Eraste Pétrovitch d'une voix absolument quotidienne, en regardant cette fois le lieutenant-colonel droit dans les yeux. Et tout de suite, immédiatement, avant que le commandement ne s'en mêle.

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Kazanzakis était cramoisi. Ses yeux, noirs comme des pruneaux, étaient injectés de sang. Après une courte pause, avalant sa salive, il dit :

- Par ordre de Sa Majesté impériale, les duels sont formellement interdits durant tout le temps de la guerre. Et vous le savez parfaitement, Fandorine.

Le lieutenant-colonel quitta la tente dont la portière battit d'un coup sec. Varia demanda :

- Eraste Pétrovitch, que faut-il faire à présent ?

La Revue parisienne 18 (6) juillet 1877

Charles Paladin

Une vieille paire de bottes Croquis du front

Fendillé de partout, le cuir en est devenu plus doux que les lèvres d'un cheval. On ne saurait se montrer dans le monde chaussé de la sorte, d'ailleurs je ne m'y montre pas, mes bottes ont une tout autre destination.

Elles ont été cousues à ma mesure il y a dix ans par un vieux Juif de Sofia qui m'a escroqué de dix lires en me disant : " Monsieur, j'aurai depuis longtemps donné naissance aux racines d'une bardane que vous les porterez encore avec, au cour, un souvenir ému pour Isaac. "

Moins d'un an après, alors que je me rendais aux fouilles d'une ville assyrienne, le talon de ma botte gauche s'est détaché et j'ai d˚ retourner au camp. J'avançais tout seul en boitillant sur le sable br˚lant, et je maudissais le vieux bandit de Sofia en me promettant de jeter au plus vite mes bottes au feu.

Mais mes collègues, archéologues britanniques, ne 92

sont pas arrivés jusqu'aux fouilles non plus. Ils ont été attaqués et égorgés jusqu'au dernier par les cavaliers de Rifat Bey qui considère tous les Giaours comme les enfants de ChaÔtan. Je n'ai pas mis mes bottes au feu, j'ai changé le talon et je les ai fait ferrer à argent.

En 1873, en mai, comme je me rendais à Khiva, mon guide Assaf a eu l'idée de se rendre maître de ma montre, de mon fusil et de mon cheval moreau Yatagan. La nuit, pendant que je dormais, il a glissé un eff dont la morsure est mortelle dans ma botte gauche. Mais celle-ci était à ce point avachie que le serpent a repris le chemin du désert. Au matin, c'est Assaf lui-même qui m'a raconté l'histoire, voyant dans ce qui venait de se produire le doigt d'Allah.

Six mois plus tard, le navire Adrianopol a heurté un rocher dans le golfe de ThermaÔkos, et j'ai d˚ nager deux lieues et demie avant d'atteindre la rive. Mes bottes me tiraient vers le fond, mais je ne les ai pas enlevées.

Je savais que ce geste serait synonyme de capitulation, et qu'alors je n'irais pas jusqu'au bout. Mes bottes m'ont aidé à tenir. J'ai été le seul rescapé de la catastrophe, tous les autres ont péri.

Aujourd'hui, je suis là o˘ l'on tue. La mort flotte autour de nous tous les jours. Mais je suis serein. J'enfile mes bottes qui, de noires, sont devenues en dix ans toutes rousses, et je me sens au feu comme sur une piste de danse avec des escarpins aux pieds.

A l'idée qu'il pourrait bien pousser sur le corps du vieil Isaac, je ne permettrai jamais à mon cheval de piétiner un buisson de bardane.

Cela faisait trois jours que Varia travaillait avec Fandorine. Il fallait tirer Pétia d'affaire, or Eraste Pétrovitch prétendait que le seul et unique moyen était de trouver le véritable coupable. Et c'est Varia ellemême qui était venue supplier le conseiller titulaire de l'accepter comme collaboratrice.

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Pour Pétia, les choses allaient mal. Varia n'était pas autorisée à le voir, mais elle savait par Fando-rine que toutes les preuves étaient contre lui.

Recevant du lieutenant-colonel Kazanzakis l'ordre du commandant en chef, Pétia s'était immédiatement mis au travail, après quoi, conformément aux instructions, il avait porté personnellement la dépêche codée au télégraphe. Varia se disait que, étourdi de nature, Pétia avait bien pu confondre les deux villes, d'autant plus que chacun avait entendu parler de la forteresse de Nikopol, alors que jusque-là rares étaient ceux qui connaissaient la petite ville de Plevna. Malheureusement, Kazanzakis ne croyait pas à l'étourderie, d'ailleurs Pétia s'obstinait à répéter qu'il se souvenait parfaitement d'avoir codé Plevna, un nom si amusant. Le pire était que, selon Eraste Pétrovitch qui avait assisté à l'un de ses interrogatoires, lablokov cachait visiblement quelque chose et le faisait fort maladroitement. Pétia ne montrait jamais aucun talent dans l'art de mentir, Varia le savait bien. Et c'est ainsi que l'on s'avançait vers le tribunal.

Fandorine avait cependant une étrange façon de chercher le véritable coupable. Tous les matins, arborant une étrange tenue rayée, il faisait longuement de la gymnastique anglaise. Après quoi il passait le plus clair de la journée sur son lit, se bornant le plus souvent à faire une courte visite dans le département des Opérations de l'état-major. Le soir, il se retrouvait immanquablement au club des journalistes, fumant de petits cigares, lisant un livre, buvant du vin sans en être nullement affecté et ne participant qu'à contrecour aux conversations. Il ne lui donnait aucune mission, et

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le soir, avant de prendre congé, il se contenait de lui dire : " A demain, on se reverra au club. "

Varia devenait folle de se voir si impuissante. Dans la journée, elle allait et venait dans le camp, l'oil ouvert, attentive à tout, essayant de repérer quelque chose de louche. Mais elle ne découvrait rien et, fatiguée, se rendait dans la tente d'Eraste Pétrovitch pour le secouer un peu et le pousser à l'action. Un désordre absolument indescriptible régnait dans l'antre du conseiller titulaire : des livres, des cartes, des bouteilles tressées ayant contenu du vin bulgare, des vêtements, des boulets de canon utilisés sans doute comme haltères traînaient en vrac. Un jour, sans faire attention, Varia s'était assise sur une assiette de plov froid qui n'avait rien à faire sur une chaise. Cet incident la mit fortement en colère, et elle ne put jamais ravoir la tache de graisse sur son unique robe correcte.

Le soir du 7 juillet, à l'occasion de son anniversaire, le colonel Loukan donna une petite fête au press-club (c'est ainsi qu'on s'était mis à

dénommer à la mode anglaise la tente des journalistes), faisant venir de Bucarest trois caisses de champa-gne qu'il disait avoir payé trente francs la bouteille. Mais tout cet argent avait été dépensé en vain, car on oublia bien vite le généreux donateur au profit du véritable héros du jour que fut Paladin.

Le matin, s'étant armé du binocle Zeiss gagné à un McLaughlin ridiculisé

(ses misérables cent francs avaient entre parenthèses rapporté à Fandorine la coquette somme de mille francs, et tout cela gr‚ce à Varia), le Français avait effectué une expédition audacieuse : se rendant seul à Plevna, il avait, sous la protection de son brassard de journa-95

liste, pénétré dans les lignes de l'ennemi, réussissant même à obtenir une interview d'un colonel turc.

- Monsieur Pérépelkine m'a obligeamment indiqué la façon dont je pouvais approcher de la ville en évitant les balles, racontait Paladin entouré

d'auditeurs admiratifs, et en effet cela n'a pas été compliqué du tout. Les Turcs n'ont même pas eu l'habileté de disposer des veilleurs correctement, et ce n'est qu'entré pratiquement dans la ville que j'ai rencontré le premier asker. " qu'est-ce que tu as à me regarder comme cela ? lui ai-je lancé. Dépêche-toi de me conduire à ton chef le plus haut placé. " En Orient, messieurs, l'essentiel est de se tenir comme un padischah. Si on hurle et si on insulte les gens, c'est qu'on en a le droit. Il m'a conduit à un colonel dont le nom est Ali Bey : fez rouge, épaisse barbe noire, insigne de Saint-Cyr sur la poitrine. Parfait, me suis-je dit, la doulce France va me tirer d'affaire. Je me suis présenté. Voilà, je suis un représentant de la presse française. Le destin m'a placé dans le camp russe, mais c'est d'un ennui mortel, pas le moindre exotisme, rien que de l'alcool qui coule à flots. Le respectable Ali Bey daignerait-il m'accorder une interview pour le public parisien ? Il a daigné. Et nous voilà

confortablement installés à déguster une boisson glacée. Mon Ali Bey m'interroge : " Le sympathique café à l'angle de la rue Raspail et de la rue de Sèvres existe-t-il toujours ?" A vrai dire, je n'en ai pas la moindre idée, car il y a bien longtemps que je ne suis pas allé à la capitale, je n'en réponds pas moins : " Bien s˚r, et il est même de plus en plus animé. " Nous avons discuté des grands boule-96

vards, du french cancan, des cocotes parisiennes. Le colonel a fini par se détendre complètement, sa barbe, qu'il a réellement très imposante, à telle enseigne qu'on dirait le maréchal de Retz, en est devenue plus vaporeuse encore, et le voilà parti à soupirer : " Non, dès que cette maudite guerre prend fin, je retourne à Paris au plus vite ! - Mais va-t-elle se terminer bientôt, Effendi ? - Oui, m'a répondu Ali Bey, il n'y en a plus pour longtemps. Dès que les Russes m'auront vidé de Plevna avec les trois ou quatre hommes que j'ai sous mes ordres, on pourra mettre le point final.

Ils auront route ouverte jusqu'à Sofia. " J'ai pris un air compatissant : "

AÔe ! aÔe ! aÔe ! vous êtes un homme courageux, Ali Bey! Faire face à toute l'armée russe avec si peu d'hommes ! Il faut absolument que je parle de cela dans mon journal. Mais o˘ se trouve donc le valeureux Osman Nuri Pacha avec son corps d'armée ? " Le colonel a enlevé son fez et fait un geste de mépris. " II a promis d'être là demain. Mais il ne tiendra pas parole, les routes sont mauvaises. S'il est là après-demain soir, ce sera bien le plus tôt. " Bref, nous avons passé un bon moment ensemble, à évoquer Constantinople, Alexandrie, et c'est à grand-peine que j'ai réussi à le quitter, car il avait déjà donné l'ordre d'abattre un mouton. Suivant le conseil de monsieur Pérépelkine, j'ai donné connaissance de mon interview à

l'état-major du grand prince, qui a jugé ma discussion avec Ali Bey intéressante, fit modestement le correspondant pour conclure. J'imagine que, dès demain, le colonel turc aura une petite surprise !

A peine Paladin avait-il achevé son récit que Sobolev se précipitait sur lui, ouvrant largement ses bras de général.

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- Oh ! Paladin, chère tête br˚lée ! Vous êtes un vrai Gaulois, venez que je vous donne l'accolade !

Le visage du journaliste disparut sous la large barbe, tandis que McLaughlin, qui faisait une partie d'échecs avec Pérépelkine (le capitaine avait enfin ôté son bandeau noir, et c'est de ses deux yeux concentrés et plissés qu'il considérait l'échi-quier), remarqua sèchement :

- Le capitaine n'avait pas à vous utiliser en qualité d'espion, et je ne suis pas certain, mon cher Charles, que votre aventure soit tout à fait irréprochable du point de vue de l'éthique journalistique. Le correspondant d'un Etat neutre n'a pas le droit d'épouser une cause ou l'autre dans un conflit et encore moins de faire fonction d'espion, dans la mesure o˘-Mais l'ennuyeux Celte fut pris à partie avec une telle véhémence par l'assistance entière, y compris Varia, qu'il dut se taire.

Soudain une voix sonore et assurée se fit entendre :

- Tiens, mais on s'amuse ici !

Se retournant, Varia vit se découper dans l'entrée un bel officier de hussards de haute taille, brun, le visage orné d'une moustache affriolante, des yeux légèrement proéminents remplis d'insouciance et une croix de Saint-Georges toute neuve sur un cordon. L'attention générale dont il fut l'objet ne troubla nullement le nouvel arrivant qui eut l'air au contraire de trouver que la chose allait de soi.

L'officier se présenta :

- Comte Zourov, capitaine de cavalerie du régiment de hussards de Grodno.

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Puis, se tournant vers Sobolev :

- Vous ne me reconnaissez pas, Excellence ? Nous avons pris Kokand ensemble, à l'époque je faisais partie de l'état-major de Constantin Pétrovitch.

- Mais si, bien s˚r, je me souviens très bien de vous, acquiesça le général. Je crois même savoir que vous avez été déféré devant un tribunal pour jeu de cartes durant une campagne et pour duel avec un intendant dont je ne sais plus le nom.

- Dieu est miséricordieux, les choses se sont tassées, répondit le hussard avec légèreté. On m'a dit que je pourrais trouver là mon vieil ami Eraste Pétrovitch Fandorine. J'espère que c'est vrai ?

Varia porta immédiatement le regard sur le conseiller titulaire assis dans un coin reculé. Elle le vit se lever, pousser un soupir d'un air douloureux et dire sans enthousiasme :

- Hippolyte ! que fais-tu ici ?

Le hussard courut vers lui et entreprit de le secouer par les épaules en y mettant un tel zèle que la tête d'Eraste Pétrovitch se mit à baller d'avant en arrière.

- Te voilà, que le diable t'emporte ! quand je pense que le bruit avait couru qu'en Serbie les Turcs t'avaient empalé ! Oh ! Mais tu ne t'es pas arrangé, mon ami, tu es méconnaissable ! Et c'est pour faire plus sérieux que tu te teins les tempes ?

On avait beau dire, tout cela constituait pour le conseiller titulaire un cercle de relations bien étrange : le Pacha de Vidin, le chef des gendarmes, et à présent ce beau garçon image d'Epinal aux manières de bretteur. Comme sans le faire exprès, Varia se rapprocha d'eux pour ne pas perdre un mot de leur conversation.

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1,

Zourov cessa de secouer son interlocuteur, se contentant à présent de lui donner de petites tapes dans le dos :

- Eh oui, le destin nous en a joué, des tours, à toi et à moi ! Je te raconterai mes aventures plus tard, en tête-à-tête, ce ne sont pas des choses qu'une dame peut entendre (il jeta un regard enjoué à Varia). Pour ce qui est de la conclusion, elle est connue : je me suis retrouvé sans le sou, dans la solitude la plus totale et le cour brisé à jamais (nouveau regard du côté de Varia).

- qui aurait p-p-pu croire cela ? commenta Fandorine en se reculant.

- Tu bégaies un peu ? C'est le résultat d'une commotion ? Ce n'est rien, ça passera. Moi, à Kokand, l'explosion d'un obus m'a projeté contre l'angle de mur d'une mosquée, et j'en ai claqué des dents pendant tout un mois. Tu ne me croiras pas, mais je n'arrivais pas à trouver ma bouche avec mon verre.

Après, ça s'est arrangé.

- Et à présent, tu viens d'o˘ ?

- Cela, frère Erasme, c'est une longue histoire.

Le hussard embrassa du regard les habitués du club qui le considéraient avec une curiosité évidente et dit :

- Ne restez pas à l'écart, messieurs, approchez-vous ! Je me propose de raconter ma Shéhérazade à Erasme.

- Ton odyssée, corrigea à mi-voix Fandorine en se retirant derrière le dos de Loukan.

- Une odyssée, c'est quand ça se passe en Grèce, moi c'est bien d'une Shéhérazade qu'il s'agit. (Zourov fit une pause destinée à mettre ses auditeurs en appétit et commença son récit.) Ainsi 100

donc, messieurs, à la suite de circonstances que Fandorine et moi sommes seuls à connaître, je me suis retrouvé à Naples sans le sou. J'ai emprunté

cinq cents roubles au consul de Russie - le chien, il ne m'a pas donné plus

- et j'ai pris la mer avec l'intention de me rendre à Odessa. En route malheureusement, poussé par le démon, j'ai eu la f‚cheuse idée de faire une petite banque avec le capitaine et le navigateur, et ils m'ont plumé, ces bandits, jusqu'à ne plus me laisser un sou vaillant. Il va de soi que j'ai émis une protestation, mettant quelque peu à mal la propriété du navire, ce qui fait qu'arrivés à Constantinople, ils m'ont jeté dehors... Je veux dire qu'ils m'ont débarqué sans argent, sans affaires, et même sans chapeau. Or c'était l'hiver, messieurs. Un hiver turc, bien s˚r, mais il faisait froid quand même. Je n'avais pas d'autre solution que de courir à notre ambassade o˘, franchissant difficultueusement tous les obstacles, j'ai réussi à me faire recevoir par l'ambassadeur lui-même. NikolaÔ Pavlovitch Gnatiev est un homme bien. Je ne peux pas vous avancer d'argent, m'a-t-il dit, car j'ai une position de principe contre toute forme de prêt, en revanche, comte, si cela vous convient, je suis prêt à vous prendre comme officier d'ordonnance, j'ai un grand besoin d'hommes de valeur. Si vous acceptez, vous toucherez une somme de départ et tout ce qui s'ensuit. Me voilà donc officier d'ordonnance.

Sobolev hocha la tête :

- Auprès de Gnatiev lui-même ? Le vieux renard avait sans doute repéré en vous quelque chose de particulier.

Zourov haussa les épaules, fit modestement un geste de ses bras qui signifiait qu'il n'en savait pas plus et continua son récit.

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- Dès le premier jour de mon nouveau service, j'ai provoqué un conflit international et été à l'origine d'un échange de notes diplomatiques.

NikolaÔ Pavlovitch m'avait envoyé rencontrer Hassan HaÔ-rul, le principal prêtre turc, quelqu'un comme le pape, un homme connu pour sa sainteté et pour sa haine des Russes.

- Le Cheik ul islam ressemble davantage à votre procureur du Saint Synode, corrigea MacLaughlin, occupé à prendre des notes dans un carnet.

- Oui, c'est cela, approuva Zourov. C'est bien ce que je dis. HaÔrul et moi, nous avons immédiatement éprouvé de l'antipathie l'un pour l'autre. Je me suis adressé à lui de la manière la plus protocolaire, par l'intermédiaire d'un interprète : " Votre Eminence, je suis porteur d'un pli urgent du général Gnatiev. " Lui, le chien, ses yeux m'ayant lancé un éclair, a répondu en français, exprès pour que le drogman n'adoucisse pas la chose : " C'est l'heure de la prière. Attends. " Puis il s'est assis sur ses talons, et, se tournant vers La Mecque, il a commencé à psalmodier : "

O grand et tout-puissant Allah ! Accorde à ton fidèle serviteur la gr‚ce de voir de son vivant les vils Giaours, indignes de fouler ton sol sacré, br˚ler en enfer. " Eh bien, comme il y va ! Depuis quand s'adresse-t-on à

Allah en français ? C'est bon, me suis-je dit, moi aussi, je vais introduire quelques nouveautés dans le canon orthodoxe. Voilà que pour finir HaÔrul se tourne vers moi, la face épanouie, comment donc, ne venait-il pas de remettre à sa place un Giaour ! " Donne-moi la lettre de ton général ", me dit-il. " Pardonnez-moi, Eminence *, lui ai-je fait en 102

réponse. Pour nous autres Russes, c'est justement l'heure de la grand-messe. Soyez assez aimable pour attendre une petite minute. " Là-dessus je tombe à genoux, et me voilà parti à prier dans la langue de Corneille et de Rocambole : " Dieu miséricordieux, sois généreux avec ton boyard et esclave pécheur, je veux dire avec le chevalier Hip-polyte, donne-lui la joie de voir ces chiens de musulmans griller sur la poêle ! " Bref, j'ai rendu plus complexes encore les relations russo-turques qui n'étaient déjà pas bonnes.

HaÔrul n'a pas pris le pli, il nous a insultés d'une voix forte dans sa langue et nous a mis dehors, le drogman et moi. NikolaÔ Pavlovitch m'a fait quelques reproches pour la forme, bien s˚r, mais j'ai bien eu l'impression qu'il était plutôt content. Visiblement, il savait ce qu'il faisait en me chargeant de cette mission. Sobolev marqua son approbation :

- Bravo, beau geste, digne de nos aventures communes au Turkestan !

- Pas très diplomatique cependant, intervint le capitaine Pérépelkine en considérant le hussard aux manières si dégagées d'un regard désapprobateur.

- Je ne suis d'ailleurs pas resté longtemps dans la branche diplomatique, fit Zourov avec un soupir avant d'ajouter, rêveur : Ce n'est visiblement pas ma voie.

Eraste Pétrovitch fit entendre un assez fort ricanement.

- Un jour, je me promenais sur le pont de Galata en faisant parade de mon uniforme russe et en jetant des petits regards aux jolies filles. Elles portent certes un tchador, mais les coquines choi-103

sissent une toile d'une tranparence telle qu'elles n'en sont que plus séduisantes. Et voilà que je vois passer en calèche un être divin, avec, au-dessus de la voilette, des yeux de velours immenses qui scintillent. A ses côtés, un eunuque abyssin obèse, un vrai porc comme on n'en imagine pas de plus gras. Derrière, une autre calèche occupée par des servantes. Je m'arrête, je m'incline dignement comme il sied à un diplomate, quant à

elle, enlevant son gant, de sa main blanche (Zourov mit ses doigts en sifflet), elle m'envoie un baiser.

- Elle a enlevé son gant ? fit répéter Paladin en prenant un air d'expert.

C'est du sérieux, messieurs. Le prophète considérait que les mains étaient la partie la plus désirable du corps humain, et il a formellement interdit à toute musulmane pieuse de se promener sans gants pour éviter de tenter le cour des hommes. Ce qui veut dire que le fait de se déganter, c'est un grand signe", c'est comme si une femme européenne enlevait... Non, je me dispenserai de donner un parallèle, fit-il gêné en regardant Varia.

Cette interruption servit le hussard qui reprit :

- Vous voyez bien ! Pouvais-je après cela offenser cette dame en ne lui prêtant pas attention ? Je prends donc le limonier par la bride, et je l'arrête avec l'intention de me présenter. A ce moment-là, cette baderne d'eunuque m'envoie un magistral coup de fouet en travers de la joue. quelle solution me reste-t-il ? Je sors mon sabre, je lui traverse le corps, j'essuie ma lame à son caftan de soie et je rentre chez moi abattu. J'avais perdu tout intérêt pour la dame. Je sentais bien que l'affaire allait mal tourner. Et mes pressentiments étaient justes, la conclusion a été on ne peut plus f‚cheuse.

104

- Pourquoi cela ? demanda Loukan, qui br˚lait de curiosité. C'était la femme d'un pacha ?

- Pire, dit Zourov avec un soupir. Celle de Sa Grandeur musulmane Abd˘l-Hamid II. Et l'eunuque aussi, bien s˚r, appartenait au sultan. NikolaÔ

Pavlovitch a fait tout son possible pour plaider ma cause, allant jusqu'à

dire au padischah lui-même : " Si mon lieutenant avait supporté un coup de fouet de la part d'un esclave sans réagir, je lui aurais arraché ses épaulettes de mes propres mains pour avoir déshonoré le titre d'officier russe. " Mais que voulez-vous qu'ils comprennent à l'uniforme d'officier russe ? Ils m'ont expulsé dans les vingt-quatre heures. Premier paquebot, et direction Odessa. Heureusement que la guerre a éclaté peu de temps après. quand je suis allé prendre congé, NikolaÔ Pavlovitch m'a dit : "

Remercie le Seigneur, Zourov, qu'il ne se soit pas agi de la première femme, mais simplement d'une " kutchum-kadine ", d'une " petite madame ".

- " Kut-chuk " et non " kutchum ", corrigea Fandorine qui rougit tout à

coup, ce qui parut étrange à Varia.

Zourov émit un petit sifflement approbateur :

- Eh, eh ! mais comment sais-tu cela, toi ? Eraste Pétrovitch gardait le silence, et il avait l'air profondément mécontent.

- Monsieur Fandorine a été l'hôte d'un pacha turc, glissa sournoisement Varia.

Cette information mit le comte en appétit :

- Et tu t'es fait cajoler par tout le harem ? Allez, raconte-nous, ne sois pas chien.

- Pas par tout le harem, simplement par la " kutchuk-hanun ", marmonna le conseiller titu-105

laire qui, visiblement, n'avait nulle envie d'entrer dans les détails.

C'est une jeune fille très agréable et très sensible, et tout à fait moderne. Elle connaît le français et l'anglais, aime Byron et s'intéresse à

la médecine.

L'agent découvrait là un côté nouveau et inattendu de sa personnalité qui, bizarrement, ne plut pas du tout à Varia :

- Une femme moderne ne saurait vivre dans un harem en qualité de quinzième épouse, dit-elle d'un ton sec. C'est humiliant, et, d'une manière générale, ce sont des mours de sauvages.

- Je vous demande pardon, mademoiselle, ce que vous dites n'est pas tout à

fait juste, grasseya en russe Paladin avant de passer au français. Voyez-vous, mes années de pérégrinations à travers l'Orient m'ont permis d'étudier d'assez près le mode de vie musulman.

McLaughlin lui coupa la parole :

- Oh oui ! Charles, racontez-nous ! demanda-t-il. Je me souviens de la série de vos esquisses sur la vie de harem. Elles étaient excellentes.

Et, heureux de sa propre grandeur d'‚me, l'Irlandais s'épanouit en un large sourire.

Paladin commença son récit sur un ton professoral :

- Toute institution sociale, y compris la polygamie, doit être envisagée dans son contexte historique.

Mais Zourov fit une telle grimace que le Français se reprit et parla désormais la langue de tout le monde :

- En réalité, les conditions de vie en Orient font que le harem est pour les femmes la seule façon de

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survivre. Jugez-en vous-mêmes : depuis toujours, les musulmans ont été des peuples de guerriers et de prophètes. Les hommes vivaient de la guerre, étaient tués, et une très grande masse de femmes restaient veuves ou ne pouvaient tout simplement pas trouver de mari. qui pouvait les nourrir, elles et leurs enfants ? Mahomet avait quinze femmes, et ce nullement à

cause de son penchant pour la luxure, mais du fait de son humanité. Il prenait en charge les épouses de ses compagnons de combat, et, au sens occidental, ces femmes n'auraient même pas d˚ porter le titre d'épouse.

Parce qu'en fait, messieurs, qu'est-ce que c'est qu'un harem ? Vous imaginez un jet d'eau bruissant, des odalisques à moitié dénudées savourant paresseusement des carrés de rahat-lokoum, le tintement de colliers de perles, l'odeur entêtante de parfums, le tout flottant dans une vapeur de volupté et de lascivité.

- Avec, au milieu de tout cela, le maître de cette volière, en robe ample, un narguilé dans la main et un sourire de félicité sur ses lèvres rouges, ajouta le hussard rêveur.

- Je dois vous décevoir, monsieur le capitaine de cavalerie. Un harem, outre les épouses, c'est toute une masse de parentes pauvres, des tas d'enfants, dont des enfants qui ne sont pas les vôtres, de très nombreuses servantes, des esclaves qui finissent là leurs jours, et que sais-je encore. Et c'est toute cette tribu que l'homme, le maître, doit nourrir et entretenir. Et plus il est riche et puissant, plus il a de femmes à sa charge et plus lourdes sont les responsabilités qui lui incombent. Le système du harem est non seulement humain, il

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est le seul possible dans les conditions de vie de l'Orient, autrement de très nombreuses femmes mourraient tout simplement de faim. Varia ne put s'empêcher de réagir :

- On dirait que vous être en train de décrire un phalanstère, et votre mari turc fait figure d'une sorte de Charles Fourier. N'est-il pas préférable de donner à la femme le moyen de gagner sa propre vie que de la tenir en position d'esclave ?

- La société orientale est lente et peu portée aux changements, mademoiselle Barbara, répondit le Français avec déférence et en prononçant son prénom si gentiment qu'il était absolument impossible de lui en vouloir. Elle compte très peu de postes de travail, il faut lutter pour chacun d'entre eux, et dans cette lutte une femme ne saurait tenir la concurrence avec un homme. Cela dit, une épouse n'est pas du tout une esclave. Si son mari ne lui convient pas, elle peut toujours reprendre sa liberté. Pour cela, il lui suffit de rendre à son conjoint la vie suffisamment impossible pour qu'un jour il s'écrie en colère : " Je ne te considère plus comme ma femme ! " Avouez qu'il n'est pas bien difficile d'amener un mari à cette extrémité ! Après cela, elle peut ramasser ses affaires et s'en aller. En Orient, le divorce est une chose simple, ce n'est pas comme à l'Occident. De plus, la situation fait que l'homme est seul, tandis que les femmes constituent toute une collectivité. Faut-il s'étonner de voir que le vrai pouvoir est entre les mains du harem et non entre celles de son maître ? Les personnages principaux de l'Empire ottoman ne sont ni le sultan ni le grand vizir, ce sont la mère et l'épouse préférée du padischah. Et, bien s˚r, le kiz-lar-aga, l'eunuque en chef du harem.

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- Mais, finalement, combien d'épouses peut avoir le sultan ? demanda Pérépelkine en coulant un petit regard coupable en direction de Sobolev. Je demande ça comme ça, juste pour savoir.

- quatre, comme tout croyant. Mais outre ses épouses légitimes, un padischah a également son ikbal, quelque chose comme des favorites, et de toutes jeunes gedikli, " jeunes filles agréables au regard ", qui aspirent à une place dans \ikbal.

- Bon, c'est déjà mieux, approuva Loukan qui se tortilla la moustache quand Varia le toisa d'un regard méprisant.