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le tirage. Tirage auquel, notez bien, il n'assistait pas. Pourquoi devait-il croire sur parole que tout se passait honnêtement et dans les règles ?
En plus, qui aime attendre ? Les gens, c'est bien connu, sont impatients.
Or, ici, il vous suffisait de tirer de votre propre main un joli billet. Un petit ange vous faisait signe, l'air tentateur : vas-y, gros bêta, semblait-il dire. que pouvait-il bien y avoir sous cette image attrayante sinon de quoi vous combler de bonheur ? Perdu ? qu'importé, essaye une nouvelle fois.
quant aux détails, ils étaient bien s˚r très importants. Il ne devait pas s'agir d'une simple loterie de bienfaisance, il fallait qu'elle soit européenne et évangélique. Si les orthodoxes n'ont guère d'estime pour les croyants des autres religions, en revanche, dans les questions d'argent, ils font plus volontiers confiance aux étrangers qu'à eux-mêmes - ce fait est notoire. La loterie ne devait pas être installée n'importe o˘, mais dans les locaux du Conseil de l'assistance publique. Ensuite, la publicité
devait paraître dans le journal de la police. Primo, les Moscovites l'aimaient bien et le lisaient volontiers ; secundo, qui, dans ce contexte, irait soupçonner une arnaque ? Enfin, pour compléter le tableau, il n'y avait plus qu'à poster un sergent de ville devant la porte.
Momus arracha une papillote, tira une boucle de devant jusqu'à ses yeux : le roux avait pratiquement disparu. Encore un lavage et ce serait parfait.
Dommage, à cause des fréquentes colorations, ses cheveux devenaient décolorés et fourchus. Rien à faire, c'étaient les inconvénients du métier.
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La porte émit un nouveau grincement, et Mimi prononça d'un seul jet :
- Chaton, ne te f‚che pas. On t'apporte ce que tu as demandé.
Momus dressa l'oreille.
- qui ça ? Sliounkov ?
- Je ne sais pas, un type affreux avec une drôle de mèche sur le cr‚ne. Tu sais, celui que tu as plumé à la préférence, le jour de NoÎl.
- Dis-lui de venir !
La première chose que faisait Momus lorsqu'il s'apprêtait à conquérir un nouveau territoire était de s'assurer le concours de gens utiles. C'était comme à la chasse. Une fois arrivé dans un coin giboyeux, il fallait regarder autour de soi, explorer les petits sentiers, repérer les abris confortables, étudier les habitudes de l'animal. Eh bien, de la même façon, à Moscou, Momus avait ses informateurs dans différents lieux stratégiques.
Prenez Sliounkov, par exemple. Il travaillait comme simple employé aux écritures à la section secrète de la chancellerie du gouverneur, et pourtant il était d'une aide précieuse. Déjà, dans l'histoire avec l'Anglais, il s'était montré très utile, et maintenant voilà qu'il tombait à pic. Circonvenir le modeste scribouillard avait été un jeu d'enfant : perdant aux cartes, Sliounkov avait d˚ signer pour trois mille cinq cents roubles de reconnaissance de dette, si bien que maintenant il suait sang et eau pour récupérer ses billets.
Tenue léchée et pieds plats, l'homme entra dans la pièce, un dossier sous le bras. Il se mit à parler tout bas en se retournant sans cesse vers la porte :
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- Antoine Bonifaciévitch (il connaissait Momus comme étant citoyen français), c'est un coup à se faire expédier au bagne. Pour l'amour du ciel, faites vite, ne causez pas ma perte. Je suis mort de frousse !
Sans dire un mot, Momus lui fit signe de poser le dossier sur la table et, toujours silencieux, lui ordonna d'un geste de sortir et d'attendre derrière la porte.
Le dossier portait l'intitulé suivant :
Fonctionnaire pour les missions spéciales ERASTE P…TROVITCH FANDORINE
En haut à gauche figurait un tampon :
Cabinet du général gouverneur de Moscou. Affaires secrètes Et en plus était ajouté à la main : Strictement confidentiel.
A l'intérieur de la couverture cartonnée était collée la liste des documents contenus dans le dossier :
Etats de service Appréciations confidentielles Informations à caractère personnel
" Eh bien, voyons qui est ce Fandorine qui nous cherche des noises. "
Une demi-heure plus tard, le gratte-papier repartait sur la pointe des pieds avec son dossier secret et sa dette allégée de cinq cents roubles.
Pour un pareil
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service, ce Judas aurait mérité de récupérer tous ses billets à ordre, mais il pouvait encore servir.
Momus se mit à arpenter le bureau, l'air songeur, jouant distraitement avec le gland de sa ceinture de robe de chambre. Voyez-moi ça ! L'homme qui déjoue les complots, le grand maître des enquêtes secrètes... Il a autant de médailles et de décorations qu'une bouteille de Champagne. Chevalier des Ordres des Chrysanthèmes, rien que ça ! Il s'est distingué en Turquie et au Japon, a voyagé en Europe pour des missions spéciales. Bref, un type sérieux.
que disait-on de lui ? " Capacités exceptionnelles dans la conduite d'affaires délicates et secrètes, en particulier d'affaires nécessitant un grand esprit de déduction. " Hum. " II serait intéressant de savoir par quel cheminement monsieur le conseiller auli-que a, dès le premier jour de la loterie, conclu à une arnaque. Mais peu importe, nous verrons bien qui de nous deux va coincer l'autre ", menaça Momus, s'adressant à son adversaire invisible.
Toutefois il ne fallait pas se fier aux seuls documents officiels, fussent-ils cent fois secrets. Il convenait de compléter les informations concernant monsieur Fandorine, de les compléter et de leur " donner vie ".
Cette dernière t‚che prit encore trois jours.
Durant ce délai, Momus mena toute une série d'actions.
Se métamorphosant en laquais cherchant du travail, il se lia d'amitié avec Prokop Kouzmitch, le concierge de la demeure dont Fandorine occupait une annexe. Ensemble, ils vidèrent quelques verres
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de vodka accompagnés de champignons marines, bavardèrent de choses et d'autres.
Il alla au thé‚tre, observa la loge o˘ avaient pris place le fonctionnaire des missions spéciales et sa dame de cour. Epouse du comte Opraksine, un chambellan de Saint-Pétersbourg, elle avait déserté le foyer conjugal. Il n'avait pas regardé la scène o˘, comme par un fait exprès, on jouait une comédie de monsieur Nikolaiev intitulée Mission spéciale, mais exclusivement le conseiller aulique et sa dulcinée. Ses jumelles Zeiss, apparemment de thé‚tre mais qui en fait grossissaient dix fois, lui avaient été d'une grande utilité. La comtesse était certes une beauté, mais pas de son go˚t. Momus connaissait bien ce genre de femmes et préférait les admirer de loin.
Mimi avait également apporté sa contribution. Sous l'apparence d'une modiste, elle avait fait la connaissance de Natacha, la femme de chambre de la comtesse, à qui elle avait vendu une robe de serge à un prix très avantageux. Elles avaient bu le café, mangé des biscuits, échangé propos de bonnes femmes et commérages.
Au terme du troisième jour, le plan de la riposte était au point. Celle-ci promettait d'être fine, élégante - exactement ce qu'il fallait.
La date de l'attaque avait été fixée au samedi 15 février.
Les opérations se déroulèrent conformément au plan établi. A onze heures moins le quart du matin, lorsqu'on tira les doubles rideaux aux fenêtres de la maison occupée par Fandorine, le fac-86
teur apporta un télégramme urgent destiné à la comtesse Opraksina.
Momus attendait dans une berline, légèrement de biais par rapport à la demeure, et suivait l'heure à sa montre. Derrière les fenêtres de l'annexe, il crut percevoir un mouvement et même des cris de femme. Treize minutes après la remise de la dépêche, monsieur Fandorine et la comtesse sortaient à la h‚te de la maison. Derrière, nouant son fichu, trottinait une fille aux joues rosés de paysanne : Natacha, la femme de chambre susmentionnée.
Madame Opraksina était en proie à une agitation évidente ; le conseiller aulique lui disait quelque chose pour tenter de la calmer, ce dont la comtesse n'avait manifestement pas le moindre désir. Remarquez, on pouvait la comprendre. Le télégramme reçu disait : " Addi, j'arriverai à Moscou par le train de onze heures et irai directement vous voir. Cela ne peut plus durer. Ou bien vous repartez avec moi ou bien je me tire une balle dans la tête, sous vos yeux. Votre Tony, qui a perdu la tête. "
C'était ainsi, d'après les informations reçues de sa femme de chambre, qu'Ariadna Arkadievna appelait son époux abandonné mais néanmoins légitime, conseiller privé et chambellan, le comte Anton Apol-lonovitch. Il était parfaitement naturel que monsieur Fandorine veuille éviter à la dame une scène déplaisante. Il allait de soi qu'il l'accompagnerait lors de son évacuation, vu qu'Ariadna Arkadievna avait les nerfs à fleur de peau et qu'il faudrait beaucoup de temps pour la consoler.
quand le traîneau de Fandorine, reconnaissable entre tous avec son épaisse couverture en peau de grizzli, eut disparu au coin de la rue, Momus termina 87
tranquillement son cigare, vérifia son déguisement dans le miroir et, à
onze heures vingt précises, bondit hors de la voiture. Il portait un uniforme de chambellan avec ruban, étoile, épée et, sur la tête, un tricorne à plumage. Pour un homme qui venait de descendre du train, un tel accoutrement était bien s˚r étrange, mais il fallait impressionner le serviteur asiatique. L'important était de frapper vite et fort. Sans lui laisser le temps de se ressaisir.
Momus franchit résolument le portail, traversa la cour d'un pas rapide et se mit à tambouriner à la porte de l'annexe, bien qu'il vît parfaitement la sonnette.
Ce fut le valet de chambre de Fandorine qui ouvrit. Citoyen japonais, dénommé Massa, dévoué corps et ‚me à son maître. Ces renseignements, ainsi que la lecture attentive faite la veille de l'ouvrage de monsieur Gochkevitch sur les mours et coutumes japonaises, avaient aidé Momus à
définir sa ligne de conduite.
- Ah, ah, monsieur Fandorine ! brailla Momus à l'Asiate court sur pattes, tout en roulant des yeux furieux. Ravisseur des femmes d'autrui ! O˘ est-elle ? O˘ est mon Addi adorée ? qu'avez-vous fait d'elle ? !
A en croire monsieur Gochkevitch (et pourquoi douterait-on de ce respectable savant ?), rien n'est pis, pour un Japonais, que la honte et le scandale public. Par ailleurs, chez les fils du mikado, le sentiment de responsabilité envers le suzerain est très développé ; or, pour cette face de lune, le conseiller aulique était un suzerain.
Le valet de chambre s'alarma effectivement. Il se courba jusqu'à la ceinture et bredouilla :
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- Excusez, excusez. Je êtle coupable. Moi avoil volé femme, pas possible lendle.
Momus ne saisit pas grand-chose au charabia de l'Asiate, mais un point était clair : comme il convenait à un vassal japonais, le valet de chambre était prêt à prendre sur lui la faute de son maître.
- Tuez-moi, je êtle coupable, insista le fidèle serviteur.
Il recula vers l'intérieur de la maison en faisant signe au redoutable visiteur de le suivre.
C'est ça, il ne veut pas que les voisins entendent, devina Momus. Mais après tout, cela s'accordait parfaitement avec ses plans personnels.
Entrant dans le vestibule, Momus joua celui qui, après y avoir mieux regardé, vient de mesurer sa bévue.
- Mais vous n'êtes pas Fandorine ! O˘ est-il ? Et o˘ se trouve ma bien-aimée ?
Le Japonais recula jusqu'à la porte du salon, sans cesser ses courbettes.
Comprenant qu'il n'arriverait pas à se faire passer pour son maître, il se redressa, croisa les mains sur sa poitrine et dit en détachant bien chaque mot :
- Monsieur pas ici. Palti. Tout à fait.
- Tu mens, misérable, dit Momus d'une voix gémissante avant de se ruer en avant, repoussant le vassal de Fandorine.
Dans le salon, l'air apeuré et la tête enfoncée dans les épaules, était assis un gringalet en redingote usée, au visage boutonneux et aux oreilles en feuilles de chou. Sa présence ne fut pas une surprise pour Momus. Nom : Anissi Tioulpanov, petit employé de la Direction de la gendarmerie. Il venait ici tous les matins et était présent à la loterie.
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- Ah, ah, prononça Momus d'un ton féroce. Vous voilà donc, monsieur le débauché.
Le boutonneux se leva d'un bond, avala convulsivement sa salive et balbutia :
- Votre Alt... Votre Excellence... En fait, je... Tiens donc, déduisit Momus, le gamin est au
courant des affaires personnelles de son patron, il a tout de suite compris qui venait lui rendre visite.
- Comment, mais comment l'avez-vous attirée ? gémit Momus. Mon Dieu, Addi !!! cria-t-il à tue-tête en promenant ses regards autour de lui. Avec quoi cet avorton a-t-il pu te séduire ?
Au mot d'" avorton ", le gringalet devint tout rouge et se renfrogna, si bien qu'il fallut changer de tactique en cours de route.
- Aurais-tu succombé à ce regard pervers et à ces lèvres sensuelles ? hurla Momus, s'adressant à une Addi invisible. Ce satyre lubrique, ce " chevalier des Chrysanthèmes ", c'est uniquement ton corps qui l'intéresse, alors que c'est ton ‚me que je chéris ! O˘ es-tu ?
Le blanc-bec se redressa.
- Monsieur, Votre Excellence... Un pur hasard a voulu que je sois au courant de certaines circonstances délicates de cette histoire. Je ne suis nullement Eraste Pétrovitch Fandorine, comme vous semblez le croire. Sa Haute Noblesse n'est pas ici. Ariadna Arkadievna non plus. Si bien que vous n'avez pas lieu de...
- Comment cela, pas ici ? l'interrompit Momus d'une voix teintée de découragement en se laissant choir, sans force, sur une chaise. Mais o˘
est-elle donc, ma petite chatte ?
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La réponse ne venant pas, il s'écria :
- Non, je ne le crois pas ! Je sais pertinemment qu'elle est ici !
Tel un tourbillon, il se répandit à travers la maison en ouvrant les portes à la volée, les unes après les autres. Ce faisant, il ne put s'empêcher de penser : bel intérieur, et arrangé avec go˚t. Entrant dans la chambre o˘
trônait une coiffeuse encombrée de pots et de flacons de cristal, il s'immobilisa.
- Mon Dieu, mais c'est son coffret ! dit-il dans un sanglot. Et son éventail.
Il enfouit son visage dans ses mains.
- Et moi qui espérais encore, qui continuais de croire qu'il ne pouvait pas en être ainsi...
Le truc suivant était destiné au Japonais, qu'il entendait derrière lui souffler comme un phoque. En principe, ça allait lui plaire.
Momus dégaina son épée et, le visage décomposé, il prononça :
- Non, plutôt la mort. Je ne supporterai pas un tel affront.
Le boutonneux répondant au nom de Tioulpanov poussa un cri d'horreur, alors que, pour sa part, le valet de chambre lançait au mari déshonoré un regard empreint d'un respect non dissimulé.
- Le suicide est un péché mortel, dit le petit fonctionnaire en pressant ses mains sur sa poitrine, l'air très inquiet. Vous y perdrez votre ‚me et condamnerez Ariadna Arkadievna à une souffrance éternelle. C'est l'amour, Votre Excellence, on n'y peut rien. Il faut pardonner. En bon chrétien.
- Pardonner ? bredouilla le malheureux chambellan, désemparé. En bon chrétien ?
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- Oui ! s'écria avec ferveur le gamin. Je sais que cela est difficile mais, après, vous vous sentirez délivré d'un fardeau, vous verrez !
Momus écrasa une larme d'émotion.
- C'est vrai, il faut pardonner, tout oublier... qu'on se gausse, qu'on me méprise ! Le mariage est ouvre sacrée. Je vais l'emmener avec moi, ma tendre aimée. Je la sauverai !
Il leva vers le plafond des yeux pleins de piété, le long de ses joues roulèrent de belles et grosses larmes - Momus possédait ce don merveilleux.
Le valet de chambre s'anima brusquement :
- Oui, oui, emmener, emmener à maison, poul toujouls, acquiesça-t-il. Tlès beau, tlès noble. Poul-quoi hala-kiri, pas besoin hala-kiri, pas chlétien !
Momus se tenait debout, les paupières closes, les sourcils froncés comme s'il souffrait. Les deux autres, retenant leur souffle, attendaient de savoir quel sentiment l'emporterait : l'orgueil bafoué ou la grandeur d'‚me.
Ce fut la grandeur d'‚me qui l'emporta.
Après avoir secoué la tête d'un air résolu, Momus déclara :
- Eh bien, soit. Le Seigneur vient de me préserver d'un péché mortel, dit-il en rengainant son épée et en se signant plusieurs fois avec de grands gestes. Merci à toi, brave homme, d'avoir sauvé une ‚me chrétienne.
Momus tendit sa main au gringalet, qui, des larmes plein les yeux, la prit dans la sienne et la serra longuement.
Le Japonais demanda fébrilement :
- Emmener madame à maison ? A maison poul toujouls ?
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- Oui, oui, mon ami, acquiesça Momus avec une tristesse empreinte de noblesse. Je suis en carrosse. Portes-y ses affaires, ses robes, ses...
ses... colifichets.
Sa voix tremblait, ses épaules étaient secouées de sanglots.
Promptement, comme s'il craignait que l'époux offensé ne change d'avis, le valet de chambre s'empressa de remplir coffres et valises. Le boutonneux, haletant, traînait les bagages dans la cour. Momus fit une nouvelle fois le tour des appartements, admira les estampes japonaises. Certaines, libertines, étaient très amusantes. Il glissa les deux plus piquantes dans son sein, ça amuserait Mimi. Dans le bureau du maître de maison, il prit sur la table un chapelet de jade. En souvenir. A la place, il laissa quelque chose. Egalement en souvenir.
L'ensemble de l'opération de chargement ne prit même pas dix minutes.
Les deux larbins - le valet de chambre et le petit fonctionnaire -
accompagnèrent le " comte " jusqu'à son carrosse et allèrent même jusqu'à
l'aider à monter sur le marchepied. La voiture s'était passablement affaissée sous le poids des bagages d'Addi.
- Allez, fouette ! lança Momus au cocher avec une pointe de mélancolie dans la voix avant de quitter le champ de bataille.
Il tenait entre ses mains le coffret à bijoux de la comtesse et, les unes après les autres, il caressait tendrement les petites pierres qui scintillaient de mille feux. Le butin, soit dit en passant, se révélait tout à fait honnête. L'utile et l'agréable s'étaient mariés de la façon la plus heureuse. A lui seul, le diadème en saphir - celui-là même qu'il avait 93
remarqué au thé‚tre - lui rapporterait dans les trente mille roubles. A moins qu'il ne l'offre à Mimi pour aller avec ses yeux bleus ?
Alors qu'il longeait la rue de Tver, il avait croisé le traîneau bien connu de lui. Le conseiller aulique s'y trouvait seul, sa pelisse ouverte, le visage blême et résolu. Il allait s'expliquer avec le terrible mari. Bravo, c'était courageux de sa part. Seulement voilà, mon cher ami, c'est avec madame Addi que tu vas devoir t'expliquer. Or, d'après les informations dont disposait Momus en plus de son impression personnelle, l'explication ne serait pas des plus faciles. L'addition risque d'être salée, pensa Momus. Ravi de son jeu de mots, pourtant assez médiocre, il éclata d'un gros rire.
" Vous allez apprendre, monsieur Fandorine, ce qu'il en co˚te de chercher des noises à Momus. A beau jeu, beau retour ! "
La chasse au petit tétras
Pour débattre de l'affaire " Valet de Pique ", un cercle restreint était réuni : Son Altesse le prince DolgoroukoÔ, Frol Grigoriévitch Védichtchev, Eraste Pétrovitch et, telle une petite souris dans son coin, l'humble serviteur de Dieu Anissi.
L'heure était vespérale, sous son abat-jour de soie verte la lampe éclairait uniquement la table de travail du gouverneur et son environnement immédiat, de telle façon que le candidat au titre de registrateur de collège, Anissi Tioulpanov, était invisible, dissimulé dans la douce obscurité qui avait envahi les coins du bureau.
La voix tempérée et sèche du rapporteur était monotone, et Sa Haute Excellence commençait apparemment à somnoler : ses paupières ridées étaient baissées tandis que ses longues moustaches frémissaient au rythme de sa respiration.
L'exposé en arrivait maintenant au plus intéressant : les déductions.
- On p-pourrait raisonnablement supposer, expliquait Fandorine, que la composition de la bande est la suivante : le " duc ", " Speier ", le "
notaire ", le
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" sergent de ville ", la fille adepte de la voltige, le " comte Opraksine "
et son cocher.
Aux mots de " comte Opraksine ", un coin de la bouche du conseiller aulique se tordit comme sous l'effet d'une douleur, et un silence gêné plana sur le bureau. En fait, observant plus attentivement les présents, Anissi remarqua qu'il était le seul à être vraiment gêné, car, s'ils se taisaient, les autres ne faisaient preuve d'aucune délicatesse : Védichtchev affichait ouvertement un sourire venimeux et Son Altesse, entrouvrant un oil, émit un gloussement expressif.
Pourtant, la soirée de la veille avait été tout sauf drôle. Après la découverte du valet de pique (dans le cabinet de travail, sur le presse-papiers en malachite o˘ précédemment reposait le chapelet de jade), le chef s'était départi de son flegme habituel. S'il est vrai qu'il n'avait fait aucun reproche à Anissi, il avait en revanche agoni son valet de chambre en japonais. Le pauvre Massa était si profondément chagriné qu'il avait menacé
d'en finir avec la vie et s'était même précipité à la cuisine pour y prendre le couteau à pain. Eraste Pétrovitch avait eu tout le mal du monde à calmer le malheureux.
Mais tout cela n'était encore qu'un avant-go˚t de l'apocalypse, qui se déclencha véritablement au retour d'Addi.
Au souvenir de la veille, Anissi eut un frisson. Le chef s'était vu adresser un ultimatum implacable : tant qu'il ne lui rendrait pas ses toilettes, parfums et bijoux, Ariadna Arkadievna se montrerait dans la même robe et la même étole de zibeline, ne se parfumerait pas, porterait les mêmes perles aux oreilles. Et si elle tombait malade à cause de ça, Eraste Pétro-96
vitch en serait entièrement responsable. Tioulpanov n'avait pas entendu la suite car, faisant preuve d'une certaine l‚cheté, il avait préféré battre en retraite, mais, à en juger par le teint blafard et les cernes bleus qu'il affichait depuis le matin, le conseiller aulique n'avait guère eu le loisir de dormir.
- Je vous avais pourtant prévenu, mon cher, que cette escapade finirait mal, prononça le prince d'un ton sentencieux. Vraiment, ce sont des choses qui ne se font pas. Une dame comme il faut, de la haute société, avec un mari jouissant d'une position considérable... J'ai déjà reçu des plaintes de la chancellerie vous concernant. Comme s'il n'y avait pas assez de femmes célibataires ou, au moins, de rang un peu plus modeste.
Eraste Pétrovitch devint tout rouge, et Anissi craignit qu'il n'assène au grand chef une réplique inadmissible, mais le conseiller aulique se retint et poursuivit sur l'enquête comme s'il n'avait rien entendu :
- C'est ainsi qu'hier encore j'imaginais la composition de la bande.
Toutefois, en analysant le récit de m-mon assistant relatif à... l'incident d'hier, j'ai changé d'avis. Et tout cela gr‚ce à monsieur Tioulpanov, dont la contribution à l'enquête est réellement inestimable.
Cette déclaration étonna énormément Anissi, mais Védichtchev, vieillard perfide, intervint avec fiel:
- Sa contribution, parlons-en ! Raconte donc, Anissi, la façon dont tu as trimballé les valises et aidé le Valet à monter dans son carrosse en lui tenant le coude pour qu'il n'aille surtout pas trébucher.
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Disparaître sous terre et y rester à jamais, telle fut la pensée qui, à cet instant, vint à l'esprit de Tioul-panov, rouge jusqu'aux oreilles.
- Frol Grigoriévitch, dit le chef, prenant la défense d'Anissi, votre méchanceté est déplacée. Ici, chacun à sa façon, nous nous sommes tous fait rouler... Veuillez me p-pardonner, Votre Haute Excellence.
Le gouverneur, qui avait de nouveau piqué du nez, ne répondit rien, et Fandorine continua :
- Aussi je suggère que l'on fasse preuve d'indulgence les uns envers les autres. Nous sommes face à un adversaire d'une force et d'une audace rares.
- Pas un mais des adversaires. C'est toute une bande, rectifia Védichtchev.
- Voilà précisément ce dont le récit de Tioulpa-nov m'a conduit à douter.
Le chef plongea la main dans sa poche et l'en sortit aussi vite, comme s'il s'était br˚lé.
Il cherche son chapelet, se dit Anissi, mais, de chapelet, il n'a plus.
- Mon assistant a pu me décrire en détail le carrosse du comte et s'est en particulier souvenu du monogramme ZG figurant sur la portière. C'est la marque de la compagnie Zinovy Goder, un loueur de carrosses, traîneaux et fiacres avec ou sans cocher. Ce matin, je me suis présenté au bureau de la compagnie et n'ai eu aucun mal à retrouver l'équipage en question : éraflure sur la p-portière gauche, sièges de cuir framboise, jante neuve à
la roue arrière droite. quelle ne fut pas ma surprise en apprenant que le "
monsieur important " venu la veille en grand uniforme avait loué une voiture avec cocher !
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- Ah oui, et pourquoi ? demanda Védichtchev.
- Comment cela, pourquoi ? Cela voulait dire que le cocher n'était pas un complice, qu'il ne faisait pas partie de la bande des Valets, qu'il était un personnage complètement étranger à l'affaire ! J'ai retrouvé ce cocher. Il est vrai que je n'en ai pas tiré grand-chose : à part une d-description physique du " comte ", dont nous disposions déjà, il ne nous a pas fourni d'informations utiles, sinon que les bagages avaient été amenés à la gare Nikolaievski et déposés à la consigne. Après quoi le cocher avait été libéré.
- Et alors, la consigne ? demanda le prince, sortant de sa torpeur.
- Rien. Une heure plus tard, un autre cocher muni du reçu est venu tout récupérer puis est parti pour une destination inconnue.
- Ah ça, vous pouvez dire qu'Anissi a été d'une grande aide, déclara Frol Grigoriévitch avec un geste méprisant de la main. Un coup d'épée dans l'eau, oui.
- Nullement. (Sur le point de plonger la main dans sa poche pour y prendre son chapelet, Eraste Pétrovitch grimaça d'un air contrarié.) que ressort-il donc de tout cela ? Hier, le " comte " est venu seul, sans complice, alors qu'il dispose d'une bande d'acolytes aux capacités de travestissement remarquables. Jouer les cochers était à la p-portée de n'importe lequel d'entre eux. Pourtant, le comte choisit la difficulté en faisant appel à
un étranger. Et d'un. Si le " duc " a recommandé Speier à Vladimir Andréiévitch, il ne l'a toutefois pas fait de vive voix mais par lettre. Ce qui veut dire que le " duc " et son protégé ne se sont jamais montrés ensemble.
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Et l'on est en droit de se d-demander pourquoi. N'aurait-il pas été plus simple qu'un des membres de la bande présente l'autre ? Et de deux.
Maintenant expliquez-moi, messieurs, pourquoi l'Anglais s'est présenté chez le " notaire " sans Speier. Il e˚t été en effet plus logique de réaliser la transaction en présence des deux parties. Et de trois. Poursuivons. Dans l'épisode de la loterie, le Valet de Pique utilise un faux président qui, de nouveau, se révèle ne pas faire partie de la bande. Il s'agit d'un p-pitoyable ivrogne ignorant de tout et recruté pour une misère. Et de quatre. Ainsi, dans chacun de ces épisodes, nous nous retrouvons face à un seul membre de la bande : soit le " duc ", soit l'" invalide ", soit le "
notaire ", soit le " sergent de ville ", soit le " comte ". D'o˘ j'en arrive à la conclusion que la bande des Valets de Pique se limite en fait à
un seul et même individu. Il est probable que son unique complice permanente est la jeune fille qui a sauté par la fenêtre.
- C'est absolument impossible, prononça d'une voix tonnante le général gouverneur, qui avait cette curieuse façon de somnoler sans jamais rien laisser passer d'important. Je n'ai vu ni le " notaire ", ni le " sergent de ville ", ni le " comte ", mais j'affirme en revanche que le " duc " et "
Speier " ne peuvent en aucun cas être un seul et même homme. Jugez vous-même, Eraste Pétrovitch. Mon soi-disant petit-fils était p‚le, malingre, il avait une voix fluette, des épaules étroites, le dos rond, des cheveux noirs clairsemés et un nez en pied de marmite très caractéristique. Le duc de Saxe-Limbourg, lui, était au contraire un très beau jeune homme : belle carrure, port militaire, voix bien timbrée de l'homme habitué
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au commandement. Nez aquilin, épais favoris ch‚tain clair, rire sonore.
Rien de commun avec " Speier " !
- Et de quelle t-taille était-il ?
- Une demi-tête de moins que moi. Donc, de taille moyenne.
- Or, d'après lord Pitsbrook, qui est très grand, le " notaire " lui arrivait " juste au-dessus de l'épaule ", ce qui signifie là aussi que l'homme était de taille moyenne. De même pour le sergent de ville. Et qu'en est-il du " comte ", Tioulpanov ?
L'hypothèse de Fandorine était tellement audacieuse qu'Anissi avait senti le sang affluer à son visage :
- On peut dire qu'il était également de taille moyenne, Eraste Pétrovitch !
Plus grand que moi d'environ six ou sept centimètres.
- La taille est la seule chose qu'il soit d-difficile de modifier, continua le conseiller aulique. A moins de recourir à des talons hauts, mais cela se remarque trop facilement. Il est vrai qu'au Japon j'ai rencontré un bonhomme qui appartenait à une société secrète de tueurs professionnels et qui s'était spécialement amputé des deux jambes afin de pouvoir changer de taille à volonté. Il c-cavalait sur ses jambes de bois mieux que sur des vraies. Il possédait trois jeux de prothèses - pour paraître grand, moyen ou petit selon les cas. Toutefois, une telle abnégation dans l'exercice de son métier n'est concevable qu'au Japon. Pour ce qui concerne notre Valet de Pique, je pense être maintenant en mesure de le décrire physiquement et de dresser son p-portrait psychologique approximatif. Son apparence physique est d'ailleurs sans importance dans la mesure 101
o˘ l'individu en change très facilement. C'est un homme sans visage, qui revêt tel ou tel masque au gré des circonstances. Mais j'essaierai t-tout de même de le dépeindre.
Fandorine se leva et se mit à arpenter le bureau, les mains dans le dos.
- Donc la taille de cet homme est de... (le chef jeta un regard à Anissi, toujours debout)... d'un mètre soixante-dix. Il est naturellement blond.
Des cheveux noirs se prêtent plus difficilement au camouflage. Par ailleurs ses cheveux sont sans doute abîmés et ternes aux pointes, du fait des colorations répétées. Yeux gris-bleu, assez rapprochés. Nez de taille moyenne. Visage commun, parfaitement insignifiant, de ces visages dont on a du mal à retenir les traits et qu'il est difficile de distinguer dans une foule. Cet homme doit être fréquemment confondu avec d'autres ou p-pris pour un autre. Maintenant, la voix... Un organe que le Valet de Pique maîtrise avec virtuosité. A en juger par la facilité avec laquelle il passe de la basse au ténor avec toutes les modulations intermédiaires, sa voix naturelle est un baryton léger. Il est difficile de deviner son ‚ge. Il est peu probable qu'il soit très jeune, car on décèle chez lui une certaine expérience de la vie, mais il n'est pas non plus ‚gé ; notre " sergent de ville " s'est f-fondu dans la foule avec une agilité remarquable. Détail important : les oreilles. Ainsi que l'a établi la science criminelle, elles sont uniques chez chaque individu et il est impossible d'en modifier la forme. Malheureusement, je n'ai pu observer le Valet que sous l'apparence de " sergent de ville ", or ce dernier était 102
coiffé d'une chapka. Dites-nous, Tioulpanov, le " comte " a-t-il retiré son tricorne ?
- Non, répondit laconiquement Anissi, que toute référence aux oreilles, et en particulier à leur caractère unique, mettait à la torture.
- Et vous, Votre Haute Excellence, n'auriez-vous pas prêté attention aux particularités des oreilles du " duc " et de " Speier " ?
DolgoroukoÔ prononça avec solennité :
- Eraste Pétrovitch, je suis général gouverneur de Moscou et j'ai suffisamment à faire pour ne pas perdre mon temps à examiner les oreilles des gens.
Le conseiller aulique poussa un soupir :
- Dommage. Cela veut dire que nous ne tirerons pas grand-chose de son aspect physique... Maintenant, la personnalité du criminel. Issu d'une bonne famille, connaît même l'anglais. Fin psychologue et acteur de talent, c'est évident. Doué d'un charme rare, il sait d'emblée gagner la c-confiance des gens. Rapidité de réaction phénoménale. Grande ingéniosité.
Singulier sens de l'humour. (Eraste Pétrovitch regarda Védichtchev avec sévérité, comme s'il s'attendait à le voir pouffer de rire.) Bref, sans conteste un homme sortant de l'ordinaire et plein de talent.
- Des gens talentueux comme ça, je les enverrais volontiers peupler la Sibérie, grommela le prince. Tenez-vous-en strictement à l'affaire, mon cher, et faites-nous gr‚ce de ces panégyriques. Nous ne sommes pas là pour accorder une médaille à monsieur le Valet. Est-il possible de mettre la main sur lui, telle est la seule chose qui importe.
- Pourquoi cela ne serait-il pas possible ? Tout est possible, prononça Fandorine, songeur. Eh bien,
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voyons voir. quels sont les points vulnérables de notre héros ? que ce soit par excès de cupidité ou du fait d'une extrême prodigalité, une chose est s˚re : ce qu'il gagne ne lui suffit jamais. Et d'un. Vaniteux, il cherche à
susciter l'admiration. Et de deux. Trois, point le plus précieux pour nous, trop s˚r de lui, il a tendance à sous-estimer ses adversaires. Voilà notre base de départ. Il y a également un quatrième point. Si brillantes que soient ses entreprises, il n'en commet pas moins des erreurs de temps à
autre.
- quelles erreurs ? interrogea aussitôt le gouverneur. D'après moi, il est comme une anguille, impossible à saisir.
- Ses erreurs sont au moins au nombre de deux. Comment se fait-il que le "
comte " ait évoqué le " chevalier des Chrysanthèmes " hier devant Anissi ?
Si je suis effectivement chevalier des ordres japonais du Grand et du Petit Chrysanthème, je ne porte pas ces décorations en Russie, ne m'en vante jamais devant p-personne, et mon serviteur quant à lui refuserait d'en faire état même pour tout l'or du monde. Certes, homme d'Etat ayant ses entrées dans les hautes sphères, le vrai comte Opraksine aurait pu à
la rigueur connaître de tels détails, mais le Valet de Pique ? D'o˘ peut-il sortir cela ? Uniquement de mon dossier personnel et de mes états de service, o˘ sont énumérées mes décorations. J'aurais besoin, Votre Haute Excellence, de la liste de tous les fonctionnaires appartenant au service secret de votre cabinet, en p-particulier de ceux qui ont accès aux dossiers personnels. Ils ne sont pas si nombreux, n'est-ce pas ? L'un d'entre eux est de connivence avec le Valet. Je pense que pour l'affaire 104
du lord également il était impossible de se passer d'un informateur interne.
- Inconcevable ! s'indigna le prince. Comme si quelqu'un de mon entourage pouvait me jouer un pareil tour de cochon !
- Rien de bien étonnant, Vladimir Andréiévitch, intervint Védichtchev.
Combien de fois ne vous ai-je pas dit que vous entreteniez toutes sortes de pique-assiette et de bons à rien ?
N'y tenant plus, Anissi demanda tout doucement :
- Et quelle est la seconde erreur, chef ? Eraste Pétrovitch répondit d'un ton plein de
hargne :
- Celle de m'avoir mis en rage. En plus de la raison professionnelle, j'ai maintenant un motif personnel.
Comme m˚ par un ressort, il se mit à aller et venir devant la table d'une façon qui brusquement rappela à Tioulpanov le léopard africain enfermé dans sa cage non loin de l'inoubliable femelle chimpanzé.
Mais soudain Fandorine s'immobilisa et, se tenant les coudes, prononça d'un ton tout différent, pensif, et même légèrement rêveur :
- Et si nous p-prenions monsieur le Valet de Pique, alias Momus, à son propre jeu ?
- Pourquoi pas ? fit remarquer Frol Grigorié-vitch. Mais encore faudrait-il savoir o˘ le trouver. A moins que vous n'ayez une idée sur la question ?
- Aucune, répondit le chef d'un ton tranchant. Et je n'ai pas l'intention de le chercher. que lui me trouve. Ce sera comme une sorte de chasse à
l'épouvantai!. On plante une belle poule de bruyère en 105
papier m‚ché quelque part en évidence, le coq approche, pif, paf, et le t-tour est joué.
- Et qui tiendra le rôle de la poule ? demanda DolgoroukoÔ en entrouvrant un oil plein de vivacité. Ne serait-ce pas mon fonctionnaire pour les missions spéciales préféré ? Pour autant que je sache, vous êtes également maître dans l'art du déguisement, Eraste Pétrovitch.
Tioulpanov se rendit soudain compte que les rares répliques du prince étaient presque toujours aussi judicieuses que parfaitement à propos.
Toutefois, la sagacité de DolgoroukoÔ ne sembla aucunement étonner Eraste Pétrovitch.
- A qui de jouer les leurres sinon à moi, Votre Haute Excellence ? Après ce qui s'est p-passé hier, je ne laisserai cet honneur à personne.
- Et lui, comment trouvera-t-il la poule ? demanda Védichtchev avec la plus vive curiosité.
- Comme cela se fait à la chasse au petit tétras : il répondra à l'appel du pipeau. Et, pour faire le pipeau, nous utiliserons également un moyen cher à Momus.
- Un homme habitué à rouler tout le monde peut lui-même se laisser avoir assez facilement, expliqua le chef à Anissi lorsque, de retour rue MalaÔa Nikits-kaÔa, ils se retrouvèrent dans le cabinet de travail pour l'"
analyse ". Le roublard n'imagine pas une seconde que quelqu'un puisse avoir assez de c-culot pour le rouler, pour voler le voleur. En particulier, il ne peut concevoir une telle perfidie de la part d'une p-personnalité
officielle, a fortiori de rang très élevé.
Anissi, qui avait écouté pieusement, crut comprendre qu'en évoquant une "
personnalité officielle de
106
rang très élevé " le conseiller aulique voulait parler de lui-même, mais, ainsi que le montra la suite des événements, Eraste Pétrovitch visait beaucoup plus haut.
Après avoir exposé le fondement théorique de son action, Fandorine se tut quelques instants. Anissi demeurait immobile, car il ne voulait surtout pas troubler le processus de réflexion de son chef.
- Il faut trouver un app‚t qui fasse s-saliver notre Momus, et, chose essentielle, qui attise son ambition. De sorte qu'il ne soit pas seulement alléché par la perspective d'un gain important mais également par celle d'une gloire retentissante. Il n'est pas insensible à la gloire.
A ces mots, le chef observa une nouvelle pause, réfléchissant au maillon suivant de sa chaîne logique. Sept minutes et demie plus tard (Anissi suivait l'heure à l'énorme pendule, manifestement très ancienne, représentant Big Ben de Londres), Eraste Pétrovitch déclara :
- Une gigantesque pierre précieuse... Disons une pierre provenant de l'héritage du Rajah d'Eme-raude1. Vous n'avez jamais entendu p-parler de cet homme ?
Anissi secoua négativement la tête, tout en fixant le chef avec une extrême attention.
Le conseiller aulique en parut chagriné :
- Curieux. Evidemment, cette histoire a été gardée secrète et n'est pas connue du grand public, mais certains bruits ont tout de même filtré à
travers la presse européenne. Est-il possible qu'ils ne soient pas parvenus jusqu'en Russie ? Mais bien
1. Voir Léviathan.
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s˚r, que dis-je ? Lorsque j'ai effectué mon m-mémo-rable voyage à bord du Léviathan, vous n'étiez encore qu'un enfant.
- Un voyage, sur le Léviathan ? s'exclama Anissi, n'en croyant pas ses oreilles et s'imaginant Eraste Pétrovitch voguant sur une mer déchaînée, juché sur le large dos d'un monstre fantastique mi-poisson, mi-baleine.
- C'est sans importance, fit Fandorine avec un geste désabusé. C'est une vieille affaire à laquelle j'ai été plus ou moins mêlé. Ce qui compte ici, c'est l'idée : un rajah indien et un énorme diamant. Ou bien un saphir, ou encore une émeraude. Peu importe. Cela dépendra de la collection de minéralogie, marmonna-t-il de façon complètement obscure.
Devant le regard ahuri d'Anissi, le chef jugea bon d'ajouter (sans être plus clair pour autant) :
- Certes, c'est un peu grossier, mais pour notre Valet, je crois que c'est exactement ce qu'il faut. Il devrait m-mordre à l'hameçon. Et maintenant, Tioulpanov, assez de me regarder avec ces yeux écarquillés. Au travail !
Eraste Pétrovitch déplia le numéro du jour de La Parole russe, trouva immédiatement ce qu'il y cherchait et se mit à lire à haute voix : H‘TE INDIEN
Effectivement, " les grottes caillouteuses regorgent de diamants^ ", surtout quand ces grottes sont la pro-1. Début d'un air célèbre de l'opéra Sadko, de Rimski-Korsakov.
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priété d'Akhmad-khan, héritier de l'un des plus riches rajahs du Bengale.
Le prince est arrivé dans notre mère Moscou, étape entre Téhéran et Saint-Pétersbourg. Il sera l'hôte de la ville aux coupoles d'or pendant au moins une semaine. Le prince Vladimir Andréiévitch DolgoroukoÔ a accueilli le prestigieux invité avec tous les honneurs qui lui sont dus. Le prince indien s'est installé dans la villa du général gouverneur, sur la Colline aux Moineaux, et, demain soir, l'Assemblée de la noblesse organise un bal en l'honneur d'Akhmad-khan. On y attend la fine fleur de la société
moscovite, qui br˚le de voir le prince oriental et plus encore la célèbre émeraude " Chah-Sultan " qui orne son turban. On raconte que cette pierre gigantesque a jadis appartenu à Alexandre de Macédoine. Selon nos informations, le prince voyage à titre privé et presque incognito, sans suite ni pompe. Seuls l'accompagnent sa vieille et dévouée nourrice Zoukhra et son secrétaire particulier Tarik-bey.
Le conseiller aulique fit un signe de tête approbateur et repoussa le journal.
- Vladimir Andréiévitch est tellement furieux contre le Valet de Pique qu'il a donné son aval à l'organisation du bal et participera p-personnelle-ment au spectacle. Et non sans un certain plaisir, selon moi.
Pour figurer le " Chah-Sultan ", l'université de Moscou nous a prêté un béryl facetté de sa collection de minéraux. Sans une loupe spéciale, il est impossible de le différencier d'une émeraude, et il est peu probable que nous laissions quiconque examiner notre turban avec une loupe spéciale, pas vrai, Tioulpanov ?
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D'une boîte à chapeau, Eraste Pétrovitch sortit un turban de brocart blanc orné d'une pierre verte de taille colossale, le tourna dans un sens et dans l'autre, de telle manière que les facettes se mirent à étinceler de reflets éblouissants.
Anissi eut un claquement de lèvres admiratif : ce turban était effectivement une pure merveille.
- Et o˘ trouverons-nous Zoukhra ? demanda-t-il. Et le secrétaire, ce...
Tarik-bey, qui jouera son rôle ?
Le chef regarda son assistant avec un air de reproche, à moins que ce ne f˚t de commisération, et brusquement Anissi comprit.
- Impossible ! cria-t-il. Pitié, Eraste Pétrovitch ! Moi, faire un Indien !
Pour rien au monde, tuez-moi plutôt !
- Vous, Tioulpanov, vous allez s˚rement accepter, dit Fandorine avec un soupir. C'est avec Massa que je vais avoir du fil à retordre. Je doute que le rôle de la vieille nourrice soit à son go˚t...
Le soir du 18 février, le Tout-Moscou se retrouva donc à l'Assemblée de la noblesse. C'était une période gaie et insouciante, la semaine du carnaval.
Dans la ville éprouvée par un long hiver, on festoyait presque quotidiennement mais, ce jour-là, les organisateurs avaient particulièrement bien fait les choses. L'escalier blanc de neige était décoré de fleurs sur toute sa hauteur, des laquais poudrés en pourpoint couleur pistache se précipitaient pour attraper à la volée les manteaux, étoles et capes de fourrure jetés d'un geste négligent, de la salle de bal parvenaient les sons enchanteurs d'une mazurka et dans la salle à manger, o˘ l'on dressait les tables pour le banquet, le cristal et l'argenterie 110
faisaient entendre des cliquetis qui mettaient l'eau à la bouche.
Le maître de Moscou, le prince Vladimir Andréié-vitch, tenait le rôle du maître de maison. Tiré à quatre épingles et la mine florissante, il savait se montrer cordial avec les messieurs et galant avec les dames. Toutefois, ce soir-là, dans la salle de marbre, le centre d'attraction n'était pas le général gouverneur mais son hôte indien.
Akhmad-khan avait d'emblée charmé tout le monde, en particulier les demoiselles et les dames. Tranchant avec son frac noir et sa cravate blanche, sa tête de nabab était couronnée d'un turban blanc orné d'une gigantesque émeraude. Sa barbe noire comme du jais de prince oriental était coupée à la dernière mode de Paris, ses sourcils formaient deux arcs brisés, mais le plus impressionnant était ses yeux bleu clair qui contrastaient avec son visage basané (tout le monde savait déjà que la mère de Son Altesse était française).
Près de lui, quelque peu en retrait, se tenait timidement le secrétaire du prince, lequel attirait également sur lui une certaine attention. Si Tarik-bey n'était pas aussi joli ni bien fait que son maître, en revanche, contrairement à Akhmad-khan, il était venu au bal en authentique costume oriental : cafetan orné de broderies, pantalon bouffant blanc et mules dorées à bout recourbé. Il était cependant dommage que le secrétaire ne parl‚t aucune langue civilisée. Lorsqu'on s'adressait à lui ou qu'on lui posait une question, il se limitait à poser la main sur son cour ou sur son front en s'inclinant bien bas.
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Bref, ces deux Indiens étaient absolument charmants.
Anissi, qui jusque-là n'avait guère joui de l'attention du beau sexe, était médusé de voir autour de lui un tel parterre de jolies fleurs. Les demoiselles gazouillaient, détaillant sa mise sans aucune gêne, et l'une d'entre elles, l'adorable princesse Sofiko Tchkhartichvili, qualifia même Tioulpanov de " mignon petit nègre ". Le mot " pauvret " revenait également souvent, ce qui faisait affreusement rougir Anissi (gr‚ce à Dieu, sous le brou de noix, cela ne se voyait pas).
Mais pour que l'on comprenne l'histoire du brou de noix et du " pauvret ", il convient de revenir quelques heures en arrière, alors qu'Akhmad-khan et son fidèle secrétaire se préparaient à leur première sortie dans le monde.
Eraste Pétrovitch, sa barbe noire déjà posée mais encore en robe de chambre, grima lui-même Anissi. Il prit d'abord une fiole contenant un liquide chocolat. Il expliqua qu'il s'agissait d'une liqueur à base de noix du Brésil. Il lui enduisit le visage, les oreilles et les paupières du liquide épais et odorant. Puis il lui colla une barbe, qu'il arracha. Il lui en accrocha une autre, un genre de barbichette, qu'il écarta également.
- Non, décidément, Tioulpanov, le style musulman ne vous réussit pas, constata le chef. Je me suis un peu p-précipité en parlant de Tarik-bey.
J'aurais mieux fait de vous présenter comme hindou. Un Chandragupta quelconque.
- Et si on me mettait simplement une moustache, et pas de barbe ? demanda Anissi, qui rêvait
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depuis longtemps de belles bacchantes à la place des poils ridicules qui lui poussaient en touffes au-dessus de la lèvre.
- Ce serait contraire à l'usage. Au regard de l'étiquette orientale, cela paraîtrait bien trop recherché pour un secrétaire.
Fandorine tourna la tête d'Anissi vers la droite puis la gauche et déclara :
- Je ne vois pas d'autre solution que de faire de vous un eunuque.
Il ajouta de la pommade jaune, l'étala sur les joues et sous le menton, afin de " ramollir la peau et de la friper ". Il examina le résultat et, cette fois, fut satisfait :
- Un authentique eunuque. Parfait.
Mais les épreuves de Tioulpanov n'étaient pas pour autant terminées.
- Et puisque vous êtes musulman, on supprime les cheveux, décréta le conseiller aulique.
Anissi, terrassé à l'idée d'être transformé en eunuque, se soumit sans broncher à la torture suivante. Ce fut Massa qui lui rasa la tête, avec habileté, au moyen d'une dague japonaise aiguisée comme un rasoir. Après avoir enduit de sa cochonnerie marron le cr‚ne nu d'Anissi, Eraste Pétrovitch déclara :
- Cela brille comme un b-boulet de canon.
Il se livra à quelque nouveau maléfice sur ses sourcils. En revanche, il ne trouva rien à redire à ses yeux : marron, légèrement bridés, juste ce qu'il fallait.
Il lui fit revêtir de larges pantalons de soie, une sorte de caraco à
ramages puis un cafetan. Enfin, sur son cr‚ne chauve et ses maudites oreilles, il enfonça un turban.
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Lentement, les jambes raides, Anissi s'approcha du miroir, s'attendant à
une vision monstrueuse. Or il fut heureusement surpris : au milieu du cadre de bronze, le regardait un pittoresque maure. Plus un seul bouton ; disparues, les oreilles en feuilles de chou. Dommage qu'il ne soit pas possible de rester toujours comme ça pour se balader dans Moscou.
- Terminé, annonça Fandorine. Il ne vous reste plus qu'à vous enduire les mains et le cou de liqueur de noix. Et les chevilles également, n'oubliez pas que vous portez des mules.
Faute d'habitude, ces chaussures en maroquin doré, qu'Eraste Pétrovitch appelait vulgairement des mules, étaient source de bien des soucis. C'était à cause d'elles qu'Anissi restait figé comme une statue alors que le bal battait son plein. Il craignait d'en perdre une au premier pas, comme cela avait été le cas dans l'escalier. quand la jolie petite Géorgienne demanda en français à Tarik-bey si celui-ci accepterait de faire un tour de valse avec elle, Anissi fut pris de panique et, au lieu de rester muet et de répondre par un profond salut à l'orientale, conformément aux instructions, il laissa bêtement échapper à voix basse :
- Non', merci, jio né dan'se pas.
Gr‚ce à Dieu, les autres jeunes filles n'avaient apparemment pas compris son balbutiement, sans quoi la situation se serait compliquée, Tarik-bey étant censé ne comprendre aucun langage civilisé.
Anissi, inquiet, se tourna vers le chef. Depuis plusieurs minutes déjà, ce dernier conversait avec un dangereux invité, l'indianiste britannique lord Mar-vell, un assommant gentleman portant des lunettes à verres épais. Un peu plus tôt, en haut de l'escalier,
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alors qu'Akhmad-khan échangeait force saluts avec le général gouverneur, celui-ci, l'air troublé, avait chuchoté (Anissi n'avait distingué que des bribes) : " que diable avait-il besoin de venir... ? Un indianiste, comme par un fait exprès... On ne peut tout de même pas mettre à la porte un baronet... Et s'il vous démasquait ? "
Cependant, à en juger par la sérénité apparente de la discussion entre le prince et le baronet, Fandorine n'était pas menacé. Bien qu'il ne conn˚t pas l'anglais, Anissi entendit répéter à plusieurs reprises "Gladstone" et
" Her Britannic Majesty". quand, après s'être mouché bruyamment dans un mouchoir à carreaux, l'indianiste se fut éloigné, le prince, impérieux -
d'un geste bref de sa main bistrée, couverte de bagues -, fit signe à son secrétaire d'approcher. Il lui dit entre ses dents :
- Reprenez-vous, Tioulpanov. Et soyez un peu plus aimable avec elle, ne lui faites pas une tête pareille. Mais ne tombez pas non plus dans l'excès inverse.
- Un peu plus aimable avec qui ? murmura Anissi, étonné.
- Eh bien, voyons, avec cette petite Géorgienne. C'est elle, ne voyez-vous pas ? Elle, la voltigeuse.
Tioulpanov se retourna et manqua défaillir. Tout juste ! Comment avait-il pu ne pas comprendre immédiatement ! Certes, la demoiselle de la loterie avait troqué sa peau blanche pour un teint oliv‚tre, au lieu d'être dorés ses cheveux étaient noirs et séparés en deux tresses, la ligne de ses sourcils s'étirait vers les tempes et, sur sa joue, était mystérieusement apparu un grain de beauté. Mais c'était elle, et bien elle ! Et la petite flamme qui brillait dans ses
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yeux était exactement la même que celle qui était apparue à travers son pince-nez alors que, juchée sur le rebord de la fenêtre, elle s'apprêtait à
sauter dans le vide.
Le piège avait marché ! Le coq de bruyère tournait autour de la fausse poule !
" Doucement, Anissi, doucement, prends garde d'effaroucher le gibier. "
II appliqua la main sur son front puis sur son cour et, avec une solennité
tout orientale, il s'inclina devant l'enchanteresse au regard étoile.
Amour platonique
N'était-ce pas un charlatan ? Voilà ce qu'il fallait vérifier en priorité.
Il n'aurait plus manqué qu'il tombe sur un collègue en tournée, venu lui aussi plumer les oies grasses de Moscou. Le rajah indien, l'émeraude "
Chah-Sultan ", tout ce rahat-loukoum sentait un peu trop l'opérette.
Il vérifia donc. Résultat : Son Altesse bengalie avait l'air de tout sauf d'un aventurier. Premièrement, on voyait tout de suite qu'il était de sang royal : par sa prestance, ses manières, cette bienveillance mêlée d'indolence qui habitait son regard. Deuxièmement, avec " lord Marvell ", indianiste de renom si opportunément de passage à Moscou, Akhmad-khan avait engagé une discussion d'une telle hauteur sur la politique intérieure et les croyances religieuses de l'empire indien que Momus avait craint de se dévoiler. En réponse au prince, qui venait poliment de demander au distingué professeur ce qu'il pensait de la coutume du sati et de sa conformité avec l'esprit véritable de l'hindouisme, il avait d˚ faire dévier la conversation sur la santé de la reine Victoria, feindre un rhume subit et une
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crise d'éternuements, avant de battre en retraite définitivement.
Mais surtout, l'émeraude brillait d'un éclat si convaincant et si tentant que les derniers doutes de Momus avaient été balayés. Oter le merveilleux caillou vert du turban du noble Akhmad-khan, en tirer huit pierres de taille respectable qu'il fourguerait pour environ vingt-cinq mille roubles pièce, ça, ce serait une affaire !
Pendant ce temps, Mimi s'était occupée du secrétaire. A ce qu'elle disait, bien qu'eunuque, Tarik-bey n'avait pas les yeux dans sa poche quand il s'agissait de plonger dans le décolleté des dames et, de façon plus générale, il n'était, de toute évidence, pas insensible au beau sexe. Sur ce chapitre on pouvait faire confiance à Mimi, elle n'était pas du genre à
se laisser berner. Et d'ailleurs, qu'est-ce qu'on connaissait aux eunuques ? Les désirs naturels demeuraient peut-être alors même que les capacités n'étaient plus là.
Le plan de cette nouvelle campagne, que dans son for intérieur Momus avait baptisée " bataille pour l'Emeraude ", s'était imposé de lui-même.
Le turban était en permanence sur la tête du rajah. Néanmoins, on pouvait supposer qu'il l'enlevait pour la nuit.
O˘ dormait le rajah ? Dans l'hôtel particulier de la Colline aux Moineaux.
Autrement dit, c'était là-bas que devait aller Momus.
La maison du général gouverneur était réservée aux hôtes de marque. Au sommet de la colline, la vue sur Moscou était splendide et on était moins qu'ailleurs gêné par les curieux. Le fait que la maison f˚t située à
l'écart était un bon point. Mais elle était
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par ailleurs gardée par un poste de gendarmes, et ça, c'était un mauvais point. Escalader la grille en pleine nuit pour ensuite décamper sous les coups de sifflet de la police, voilà qui manquait de classe et n'était guère le genre de Momus.
Ah, si seulement le secrétaire n'avait pas été eunuque, tout aurait été
tellement plus simple ! Amoureuse et téméraire, la princesse géorgienne aurait rendu une visite nocturne à Tarik-bey et, une fois dans les lieux, elle aurait bien trouvé le moyen d'aller voir dans la chambre du rajah si par hasard l'émeraude n'en aurait pas assez de rester plantée sur son turban. La suite était une question strictement technique et, cette technique-là, Mimi la maîtrisait parfaitement.
Bien que purement théorique, le tour pris par ses pensées donna à Momus l'impression qu'un chat noir lui griffait le cour dans un grincement odieux. L'espace d'un instant, il se représenta Mimi dans les bras d'un beau gaillard à larges épaules et luxuriantes moustaches, qui, bien loin d'être un eunuque, était plutôt le contraire. Et cette image déplut à
Momus. C'était absurde, bien s˚r, bêtement sentimental, mais n'empêche qu'il comprit alors qu'il n'aurait pas recouru à ce moyen, pourtant le plus simple et le plus naturel, quand bien même le secrétaire e˚t joui de capacités à la hauteur de ses désirs.
Stop ! Momus sauta du bureau sur lequel il était jusque-là assis en balançant ses jambes (cela l'aidait à réfléchir) et s'approcha de la fenêtre. Stop, stop, stop...
Un flot continu d'équipages s'écoulait le long de la rue de Tver, traîneaux et carrosses à roues cloutées
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pour la neige. Bientôt viendraient le printemps, la fonte des neiges, la boue, le grand carême mais, pour l'heure, brillait un soleil radieux, même s'il ne chauffait pas encore, et l'artère principale de Moscou était pimpante et joyeuse. Cela faisait maintenant quatre jours que Momus et Mimi avaient quitté le Métropole pour s'installer au Dresde. La suite était moins vaste mais possédait en revanche l'électricité et le téléphone. Il leur était devenu impossible de prolonger le séjour au Métropole. Sliounkov y faisait de fréquentes apparitions, et cela était dangereux. Ce type n'inspirait pas du tout confiance. Alors qu'il occupait un poste important, secret, pourrait-on dire, il jouait aux cartes de manière immodérée. que se passerait-il si ce finaud de monsieur Fandorine ou qui que ce soit d'autre de la Direction l'attrapait par le pan de sa veste et le secouait sérieusement ? Non, mieux valait être trop prudent que pas assez.
Après tout, le Dresde était un hôtel charmant et bien tenu, situé face au palais du gouverneur, palais que, depuis l'histoire avec l'Anglais, Momus considérait un peu comme sa propre maison. Sa seule vue lui réchauffait le cour.
La veille, il avait croisé Sliounkov dans la rue. Il s'était volontairement approché tout près de lui, l'avait même effleuré de l'épaule : mais non, en ce gandin à cheveux longs et moustaches teintes, le gratte-papier n'avait pas reconnu le commerçant marseillais Antoine Bonifaciévitch Daru.
Sliounkov avait marmonné " pardon " et s'était éloigné en trottinant, le dos courbé sous la neige fine qui s'était mise à tomber.
Stop, stop, stop, se répéta Momus. Et pourquoi ne pas tirer deux lièvres à
la fois, comme d'habitude ?
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Telle était l'idée qui venait de s'imposer à son esprit. C'est-à-dire, pour être plus précis, tirer sur le lièvre de l'autre, sans mettre le sien en danger. Ou, en d'autres termes, avoir le beurre et l'argent du beurre. Non, il serait encore plus exact de dire : garder son innocence et rafler le magot.
Mais oui, ça pouvait très bien marcher ! D'ailleurs, les choses se présentaient au mieux. Mimi avait dit que Tarik-bey comprenait un peu le français. " Un peu ", c'était tout juste ce qu'il fallait.
A partir de cet instant, l'opération changea de nom. Désormais elle s'appellerait " amour platonique ".
On savait par les journaux que Son Altesse indienne aimait à se promener le long des remparts du couvent des Vierges, o˘ avaient lieu des attractions hivernales. Patinoire, montagnes russes et spectacles forains : de quoi étonner un hôte étranger.
Comme on l'a déjà dit, c'était une vraie journée de carnaval : radieuse, avec un petit froid sec. C'est pourquoi, se promenant depuis bientôt une heure autour de l'étang gelé, Momus et Mimi étaient passablement transis.
Pour Mimi, ça allait encore. Jouant le rôle d'une princesse, elle portait un manteau de vair, une toque de martre et un manchon, si bien que seules ses joues étaient rougies par le froid, mais Momus, lui, grelottait jusqu'à
la moelle des os. Pour le bien de la cause, il s'était habillé en vieille duègne caucasienne : il s'était collé d'épais sourcils partant de la racine du nez ; sur sa lèvre supérieure, il avait volontairement laissé quelques poils, qu'il avait teints en noir, et s'était planté sur le nez un 121
appendice qui faisait penser au beaupré d'une frégate. Le fichu, sous lequel pendaient de fausses nattes grisonnantes, la veste sans manches en poil de lapin qu'il portait par-dessus un long manteau en laine de castor laissaient passer le froid et, dans ses chaussures de feutre, ses pieds étaient gelés. Et ce diable de rajah ne se montrait toujours pas. Pour distraire Mimi et tromper son ennui, il psalmodiait de temps à autre d'une voix de contralto teintée d'un fort accent géorgien " Sofiko, mon oiseau chéri, ta vieille nounou est toute transie " et autres choses du même genre. Mimi pouffait de rire, frappait le sol avec ses pieds gelés dans leurs bottes vermeilles.
Enfin, Son Altesse daigna arriver. Momus remarqua de loin le traîneau couvert, tendu de velours bleu. Devant, à côté du cocher, était assis un gendarme en capote et casque à plumes.
Emmitouflé dans un long manteau de zibeline et coiffé de son haut turban blanc, le prince se promenait tranquillement le long de la patinoire et observait d'un oil curieux ces divertissements de Nordiques. Derrière Son Altesse, trottinait une petite silhouette trapue, revêtue d'une pelisse de mouton descendant jusqu'aux pieds, d'un bonnet à longs poils et d'un voile : la fidèle nourrice Zoukhra, sans doute. Le secrétaire Tarik-bey, en manteau de gros drap sous lequel apparaissaient ses larges pantalons blancs, était continuellement à la traîne, s'arrêtant tantôt pour admirer un tsigane montreur d'ours, tantôt devant un vendeur de sbitène, une infusion à base de miel et d'épices. Derrière, en guise de garde d'honneur, suivait un imposant gendarme à moustache
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grise. Celui-là tombait bien : qu'il regarde attentivement ses futures visiteuses du soir.
Le public manifestait le plus grand intérêt envers cette pittoresque procession. Les gens les plus simples, bouche bée et yeux écarquillés, regardaient le drôle d'étranger, pointaient du doigt son turban, l'émeraude, le visage impénétrable de la vieille nourrice. Les gens distingués, s'ils faisaient preuve de plus de tact, ne se montraient pas moins curieux Ayant attendu que les Moscovites, rassasiés de ia vue des "
Indiens ", retournent à leurs divertissements précédents, Momus poussa légèrement du coude Mimi : le moment était venu.
Ils se dirigèrent à leur rencontre. Mimi fit une légère révérence au prince, lequel répondit par un affable hochement de tête. Elle gratifia le secrétaire d'un sourire radieux et laissa tomber son manchon. L'eunuque, comme prévu, se précipita pour le ramasser, Mimi s'accroupit au même moment et, de manière fort charmante, son front heurta celui de l'Asiate. Après ce petit incident bien innocent, la procession s'allongea tout naturellement : dans une solitude impériale, le prince continuait de marcher en tête, suivaient le secrétaire et la princesse, puis les deux vieilles Orientales ; enfin, le nez rouge et reniflant sans cesse, le gendarme fermait la marche.
La princesse jacassait en français et glissait constamment, ce qui lui donnait à chaque fois l'occasion de saisir la main du secrétaire. Momus essaya de lier amitié avec la respectable Zoukhra et entreprit de lui manifester sa sympathie par gestes et onomatopées. En fin de compte, elles avaient beaucoup de choses en commun : vieilles toutes les deux, elles avaient l'expérience de la vie et avaient élevé
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les enfants des autres. Or Zoukhra se révéla être une vraie furie. Refusant tout rapprochement, elle se contentait d'émettre des gloussements courroucés de sous son voile et, en plus, la garce, elle agitait ses petits doigts courts, façon de dire : va-t'en, je n'ai besoin de personne. En un mot, une sauvage.
Du côté de Mimi et de l'eunuque, en revanche, tout allait pour le mieux.
Après avoir attendu que l'Asiate se rel‚che et se décide enfin à offrir à
la demoiselle un appui permanent sous la forme de son bras plié, Momus considéra que cela suffisait pour une première fois. Il rejoignit sa protégée et prononça d'une voix chantante et sévère à la fois :
- Sofiko-o, ma petite colombe, il est temps de rentrer boire le thé et manger les galettes.
Le lendemain, " Sofiko " était déjà en train d'apprendre à Tarik-bey à
faire du patin à glace (exercice pour lequel le secrétaire manifestait des prédispositions exceptionnelles). Plus généralement, l'eunuque se montrait très conciliant : lorsque Mimi l'entraîna derrière un sapin et comme par inadvertance approcha ses lèvres charnues de son nez brun, loin de faire un bond en arrière, il y plaqua docilement un baiser sonore. Plus tard, elle raconta :
- Tu sais, mon petit Momus, il me fait vraiment de la peine. quand je l'ai pris par le cou, il était tout tremblant, le pauvret. C'est tout de même cruel de mutiler les gens de cette façon.
- Courroux est vain sans forte main, répondit avec désinvolture l'insensible Momus.
Il fut décidé que l'opération aurait lieu dans la nuit du lendemain.
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Dans la journée, tout alla comme sur des roulettes : follement amoureuse, la princesse égarée par la passion promit à son adorateur platonique de lui rendre visite la nuit même. Elle n'hésita pas à en rajouter sur la noblesse des sentiments et la communion des cours aimants au sens le plus élevé, sans turpitude ni vulgarité. S'il est difficile de savoir ce que l'Asiate comprit exactement à ce discours, il est en revanche évident que la perspective de cette visite le réjouit. Il expliqua dans son français approximatif qu'à minuit tapant il ouvrirait la petite porte du jardin. "
Seulement, je viendrai avec ma gouvernante, prévint Mimi. Sinon, je vous connais, vous, les hommes. "
A ces derniers mots, Tarik-bey prit un air profondément attristé et poussa un soupir plein d'amertume. Mimi faillit en verser des larmes de compassion.
La nuit du samedi au dimanche était étoilée, l'idéal pour une aventure platonique au clair de lune. Arrivé au portail de la maison de plaisance du gouverneur, Momus renvoya le cocher et observa les alentours. Devant, au-delà de l'hôtel particulier, une pente raide descendait jusqu'à la Moskova ; derrière, se trouvait la sapinière du parc aux Moineaux ; à
droite et à gauche, se profilaient les silhouettes sombres des riches villas. Plus tard, il faudrait repartir à pied : traverser le jardin d'Acclimatation pour rejoindre le premier faubourg. Là, sur la route de Kalouga, se trouvait une auberge o˘ l'on pouvait prendre une troÔka à toute heure du jour et de la nuit. Ah, filer dans la nuit au son des grelots !
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qu'importé s'il avait froid, l'émeraude lui réchaufferait la poitrine.
Ils frappèrent le nombre convenu de coups à la porte du jardin, qui s'ouvrit aussitôt. Visiblement, l'impatient secrétaire était déjà là à
attendre depuis un certain temps. Il fit un profond salut et, d'un geste, les invita à le suivre. Ils traversèrent le jardin enneigé et rejoignirent le perron. Dans le vestibule, trois gendarmes étaient en faction : ils buvaient du thé accompagné de craquelins. Ils jetèrent un regard curieux au secrétaire et à ses hôtes nocturnes ; un maréchal des logis à moustaches grisonnantes poussa un petit cri et secoua la tête, mais ne dit rien. Après tout, qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire ?
Dans le couloir sombre, Tarik-bey posa un doigt sur sa bouche et indiqua un endroit situé au-dessus, puis il pressa ses deux mains jointes contre sa joue et ferma les yeux. Ah, ah, Son Altesse dormait donc déjà, parfait.
Dans le salon br˚lait une bougie et flottait une odeur de parfum oriental.
Le secrétaire fit asseoir la duègne dans un fauteuil, approcha une coupe remplie de fruits et de douceurs, s'inclina plusieurs fois et marmonna des paroles incompréhensibles, mais, en gros, on pouvait deviner le sens de la requête.
- Ah, les enfants, les enfants, chantonna Momus d'un ton bienveillant en montrant le doigt. Mais on ne fait pas de bêtises.
Se prenant par la main, les amoureux disparurent derrière la porte qui menait à la chambre du secrétaire, afin de s'abandonner à la passion sublime et platonique. " II va complètement la couvrir de bave, cette espèce de hongre indien ", se dit Momus en
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grimaçant. Puis il resta assis le temps que l'eunuque soit suffisamment enflammé. Il mangea une poire juteuse à souhait, go˚ta le halva. Bien, il était maintenant temps d'y aller.
On pouvait supposer que les appartements seigneuriaux étaient là-bas, derrière la porte blanche ornée de moulures. Momus s'avança dans le couloir, plissa les yeux et s'immobilisa une minute, le temps que ses yeux s'habituent à l'obscurité. Dès que ce fut le cas, en revanche, il s'élança à pas rapides et feutrés.
Il entrouvrit une porte : le salon de musique. Une autre : la salle à
manger. Une troisième : toujours pas ce qu'il cherchait.
Il se souvint que Tarik-bey avait pointé le doigt vers le haut. Moralité, il fallait monter à l'étage.
Il traversa furtivement le vestibule, gravit à toute vitesse mais sans bruit l'escalier recouvert d'un tapis : les gendarmes ne se retournèrent pas. De nouveau un long couloir, de nouveau toute une série de portes.
La troisième sur la gauche se révéla être la chambre à coucher. La lune brillait à travers la fenêtre, si bien que Momus n'eut aucun mal à
distinguer le lit, la silhouette immobile sous la couverture et... hourra !
le monticule blanc sur la table de nuit. La lueur de la lune effleura le turban, et la pierre projeta dans les yeux de Momus un rayon scintillant.
Avançant sur la pointe des pieds, Momus s'approcha du lit. Akhmad-khan dormait sur le dos, le visage dissimulé par l'extrémité de la couverture ; seuls apparaissaient ses cheveux noirs coupés en brosse.
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- Dodo, l'enfant do, murmura tendrement Momus en déposant un valet de pique sur le ventre de Son Altesse.
Il tendit la main avec précaution vers la pierre. Alors qu'il atteignait la surface lisse, infiniment douce de l'émeraude, une main aux doigts courts, étrangement familière, surgit soudain de la couverture et le saisit par le poignet.
Poussant un cri de surprise, il fit un mouvement pour se dégager, mais en vain : la main le tenait dans un étau. Emergeant de sous la couverture et le regardant fixement, apparut la physionomie aux joues rondes et aux yeux bridés du valet de chambre de Fandorine.
- Je rêvais depuis longtemps de cette rencontre, monsieur Momus, entendit-il prononcer dans son dos, d'une voix douce et moqueuse. Eraste Pétro-vitch Fandorine, pour vous servir.
Aux abois, Momus se retourna et, dans un coin obscur de la pièce, il distingua le haut dossier d'un voltaire et un homme assis les jambes croisées.
Le chef s'amuse
Dzzzzzz!
De loin, très loin, le tintement strident et irréel de la sonnette électrique parvint à la conscience liquéfiée d'Anissi. Il se demanda même pendant un instant quel était ce phénomène qui soudain venait compléter le tableau déjà incroyablement enrichi de ce monde. Mais un chuchotement inquiet dans l'obscurité ramena à lui le bienheureux agent :
- On sonne ! qu'est-ce que c'est ?'
Anissi eut un sursaut, d'un coup tout lui revint à l'esprit, et il s'arracha à l'étreinte à la fois douce et étonnamment tenace.
" Le signal convenu ! La souricière s'est refermée ! " Oh, comme c'était mal ! Comment pouvait-on manquer ainsi à son devoir ! "
- Pardon', bredouilla-t-il, je révien' tout dé souite.
Il t‚tonna dans l'obscurité pour trouver son cafetan et ses chaussures, et s'élança vers la porte, sans se retourner au son de la voix insistante qui n'arrêtait pas de poser des questions.
1. En français dans le texte.
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Sitôt dans le couloir, il ferma la porte à double tour. Voilà, comme ça elle ne risquait plus de s'envoler. Cette pièce avait une particularité : ses fenêtres étaient pourvues de barreaux d'acier. Le grincement de la clé
dans la serrure lui déchira le cour, mais le devoir était le devoir.
Anissi s'éloigna résolument en traînant ses babouches le long du couloir.
Sur le palier du premier étage, la lune, qui pénétrait par la fenêtre du couloir, éclaira brusquement une silhouette blanche se pressant à sa rencontre. Un miroir !
L'espace d'un court instant, Tioulpanov s'immobilisa, essayant de distinguer son visage dans le noir. Non, ce ne pouvait pas être lui, Anissi, fils d'un diacre et frère d'une simple d'esprit ! A en juger par l'éclat du bonheur qui se reflétait dans ses yeux (d'ailleurs, c'était tout ce qu'on voyait), ce ne pouvait être que quelqu'un d'autre, un homme inconnu d'Anissi.
Ouvrant la porte de la chambre d'" Akhmad-khan ", il entendit la voix d'Eraste Pétrovitch :
- ... vous devrez payer pour toutes vos frasques, monsieur le plaisantin.
Pour les chevaux du banquier Poliakov, pour la " rivière d'or " du marchand Patrikéiev, pour le lord anglais et pour la loterie. Egalement pour votre conduite scandaleuse à mon égard et pour m'avoir obligé depuis cinq jours à
m'enduire de brou de noix et à porter un stupide turban.
Tioulpanov savait déjà une chose : le fait que le conseiller aulique cess‚t de bégayer était mauvais signe. De deux choses l'une : soit monsieur Fandorine se trouvait dans un état d'extrême tension, soit 130
il était dans une colère noire. Pour l'heure, il s'agissait à l'évidence de la seconde hypothèse.
Dans la chambre, le tableau se présentait de la manière suivante : la vieille Géorgienne était assise par terre à côté du lit, son nez monumental bizarrement déplacé. Derrière, fronçant ses rares sourcils d'un air féroce et ses mains appuyées sur les hanches en une posture guerrière, se tenait Massa, vêtu d'une longue chemise de nuit. Eraste Pétrovitch quant à lui était dans un coin de la pièce, assis dans un fauteuil dont il tapotait l'accoudoir avec un cigare éteint. Son visage était impassible, sa voix faussement nonchalante, mais on y percevait une telle rage contenue qu'Anissi en frissonna.
Se tournant vers son assistant, le chef demanda :
- Alors ? L'oisillon ?
- Dans la cage, annonça cr‚nement Tioulpanov en brandissant la clé à double panneton.
La " duègne " regarda la main triomphalement levée de l'agent et secoua la tête d'un air sceptique.
- Ah, ah, monsieur l'eunuque, tonna la vieille femme au nez tordu, d'une voix de baryton si sonore et si puissante qu'Anissi en tressaillit. La tête chauve vous va très bien.
Sur quoi, l'inf‚me mégère tira une large langue rouge.
- Et, quant à vous, c'est la tenue de femme qui vous va parfaitement, rétorqua Anissi, mortifié, en portant instinctivement la main à son cr‚ne nu.
- B-bravo, dit Fandorine, appréciant l'esprit de repartie de son assistant.
Et vous, monsieur le Valet, je vous conseillerais de ne pas jouer les matamores. Vous êtes en mauvaise posture car, cette fois, vous avez été
pris la main dans le sac.
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L'avant-veille, quand la " princesse Tchkhar-tichvili " était apparue à la promenade en compagnie de sa duègne, Anissi avait manifesté son trouble :
" Vous disiez, chef, qu'ils n'étaient que deux, le Valet de Pique et la fille, or maintenant voilà qu'il y a aussi cette vieille femme.
- Vieille femme vous-même, Tioulpanov, avait murmuré le " prince "
entre ses dents, tout en saluant cérémonieusement une dame venant d'en face. C'est lui, voyons, notre Momus. Un virtuose du déguisement, on ne peut pas dire le contraire. Sinon que ses pieds sont un peu grands pour une femme et son regard beaucoup trop dur. Mais c'est bien lui, mon cher. Lui et personne d'autre.
- On l'arrête ? avait discrètement demandé Anissi, tout émoustillé, en faisant mine d'enlever de la neige sur l'épaule de son maître.
- Sous quel prétexte ? D'accord, la fille était à la loterie, et des témoins peuvent le confirmer. Mais lui, personne ne connaît son visage.
Pour quel motif l'arrêter ? Parce qu'il se déguise en vieille femme ? Non, je l'ai suffisamment attendu pour vouloir agir dans les règles de l'art. Je le prendrai sur le fait, la main dans le sac. "
Pour être franc, Tioulpanov avait alors pensé que le conseiller aulique jouait un peu trop au plus malin. Mais, comme toujours, Fandorine avait eu raison : le coq de bruyère était tombé dans le panneau et avait été pris dans les règles de l'art. Désormais il ne pouvait plus nier.
Eraste Pétrovitch craqua une allumette, alluma son cigare, puis dit d'un ton sec et impitoyable :
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- Votre principale erreur, cher monsieur, est de vous être permis de faire des blagues à des gens qui ne pardonnent pas qu'on se paye leur tête.
Dans la mesure o˘ le prévenu se taisait et semblait ne s'intéresser qu'à
son nez, qu'il essayait de remettre en place, Fandorine jugea nécessaire de préciser :
- Je veux parler, d'abord, du prince DolgoroukoÔ, ensuite, de moi-même.
Jamais personne n'avait encore osé se railler de ma vie personnelle avec une telle impudence. Et avec des conséquences aussi f‚cheuses pour moi.
Le chef eut une grimace de souffrance. Anissi hochait la tête d'un air compatissant, se rappelant ce qu'avait enduré Eraste Pétrovitch jusqu'à ce que se présente l'occasion de quitter la rue MalaÔa NikitskaÔa pour la Colline aux Moineaux.
- Cela étant, le coup était habilement monté, je ne le conteste pas, continua Fandorine après s'être ressaisi. Il va de soi que vous allez rendre les affaires de la comtesse, et sans délai de surcroît, avant même le début du procès. Je retirerai ma plainte sur ce point. Afin que le nom d'Ariadna Arkadievna n'ait pas à être cité dans l'enceinte d'un tribunal.
Le conseiller aulique resta un instant pensif, puis hocha la tête comme s'il venait de prendre une décision difficile et se tourna vers Anissi.
- Tioulpanov, si cela ne vous ennuie pas, j'aimerais ensuite que vous vérifiiez ces affaires d'après la liste établie par Ariadna Arkadievna et que... vous les expédiiez à Saint-Pétersbourg. L'adresse est : Fontanka, résidence du comte et de la comtesse Opraksine.
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Anissi se contenta de pousser un soupir, n'osant exprimer ses sentiments de façon plus directe. Mais Eraste Pétrovitch, visiblement furieux de la décision qu'il avait pourtant été le seul à prendre, se tourna de nouveau vers le prévenu :
- Eh bien, vous vous êtes passablement diverti à mes frais. Or, comme chacun sait, tout plaisir a son prix. Au cours des cinq prochaines années, que vous passerez au bagne, vous aurez tout loisir de tirer de la vie de précieux enseignements. A l'avenir, vous saurez avec qui plaisanter et comment le faire.
A son ton morne, Anissi comprit que le chef était au comble de la fureur.
- Permettez, cher Eraste Pétrovitch, prononça avec désinvolture la vieille Géorgienne (ou plutôt le vieux Géorgien) sans se départir de son inimitable accent. Merci de vous être présenté au moment de m'arrêter, sinon j'aurais continué à vous prendre pour un prince indien. Mais d'o˘ vous viennent tout à coup, je vous le demande, ces cinq années de bagne ? Tenez, comparons nos calculs. Des chevaux, une rivière d'or, un lord, une loterie... je ne comprends rien à ces énigmes. En quoi tout cela me concerne-t-il ? Ensuite, de quelles affaires de comtesse voulez-vous parler ? Si elles appartiennent au comte Opraksine, comment se fait-il qu'elles se trouvent chez vous ? Est-ce à dire que vous vivez avec la femme d'un autre ? Ce n'est pas bien, cher monsieur. quoique, bien s˚r, cela ne me regarde pas. Mais si l'on m'accuse de quelque chose, j'exige d'être confronté avec les témoins ainsi que des preuves. Les preuves, surtout, sont absolument nécessaires.
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Face à un tel culot, Anissi poussa un ah ! et se tourna d'un air inquiet vers le chef. Celui-ci eut un rire mauvais :
- Dans ce cas, j'aimerais savoir ce que vous faites ici. Dans cet étrange accoutrement et à cette heure indue.
- C'est vrai, je me suis conduit comme un imbécile, répondit le Valet avec un reniflement plaintif. Je me suis laissé tenter par l'émeraude. Cela étant, messieurs, cela s'appelle une provocation. Il n'y a qu'à voir les gendarmes qui sont en bas. Nous avons ici tout un complot monté par la police.
- Les gendarmes ne savent pas qui nous sommes, dit fièrement Anissi. Et ils ne font partie d'aucun complot. Pour eux, nous sommes des Asiates.
- Peu importe, répliqua le filou avec un geste négligent de la main. Voyez combien de serviteurs de l'Etat sont rassemblés ici. Et tous contre un malheureux et pauvre homme que vous avez sciemment induit en tentation. Au tribunal, n'importe quel bon avocat pourrait vous faire passer un sale quart d'heure dont vous vous souviendriez longtemps. D'autant que, si j'ai bien compris, votre caillou ne vaut pas un rotin. Un mois de prison, à
tout casser. Or vous, Eraste Pétrovitch, vous parlez de cinq ans de bagne.
Mes calculs sont plus justes.
- Et ce valet de pique posé sur le lit en présence de deux témoins ?
interrogea le conseiller aulique en écrasant rageusement dans le cendrier son cigare à demi consumé.
- C'est vrai, ce n'est pas joli de ma part, reconnut le Valet en baissant la tête d'un air contrit. On peut dire que j'ai fait preuve de cynisme. Je voulais attirer les soupçons sur la bande des Valets de Pique.
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Tout Moscou ne parle que d'eux. En plus d'un mois sous les verrous, je serai condamné à faire pénitence. Mais ce n'est pas grave, je prierai pour le rachat de mes péchés.
Il se signa pieusement plusieurs fois et adressa un clin d'oil à Anissi.
Eraste Pétrovitch tira son menton en avant comme si son col l'étranglait, alors que sa vaste chemise blanche brodée de motifs orientaux était largement ouverte.
- Vous oubliez votre complice. On l'a bel et bien prise sur le fait, à la loterie. Je ne pense pas qu'elle accepterait d'aller en prison sans vous.
- C'est vrai, Mimi aime la compagnie, admit le prévenu. Seulement, je doute fort qu'elle reste tranquillement à attendre dans votre cage. Permettez-moi, monsieur l'eunuque, de jeter encore un coup d'oil à cette petite clé.
Anissi, après un regard au chef, serra plus fort la clé et la montra de loin au Valet.
- En effet, je ne me suis pas trompé, dit-il avec un hochement de tête.
Une serrure antédiluvienne, genre " coffre de grand-mère ". Avec une épingle à cheveux, ma petite Mimi vous ouvre ça en une seconde.
Le conseiller aulique et son assistant s'élancèrent simultanément.
Fandorine cria quelque chose à Massa en japonais : " Ne le quitte pas des yeux " ou quelque chose d'équivalent. Le Japonais saisit fermement le Valet par les épaules. Tioulpanov ne vit pas ce qui se passa ensuite, car il était déjà dans le couloir.
Ils dévalèrent l'escalier, traversèrent le vestibule en passant devant les gendarmes ébahis.
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Hélas, la porte de la chambre de " Tarik-bey " était grande ouverte.
L'oiseau s'était envolé !
Gémissant comme en proie à une rage de dents, Eraste Pétrovitch se précipita dans le vestibule, Anissi sur ses talons.
- O˘ est-elle ? rugit le conseiller aulique, s'adressant au maréchal des logis.
Ce dernier resta bouche bée, ahuri d'entendre le prince indien s'exprimer tout à coup dans le russe le plus pur.
- Réponds et plus vite que ça ! cria Fandorine au soldat. O˘ est la fille ?
- C'est que... (A tout hasard, l'homme enfonça son casque sur sa tête et se mit au garde-à-vous.) Elle est sortie il y a environ cinq minutes. Elle a dit que la femme qui l'accompagnait restait encore un peu.
- Cinq minutes ! répéta nerveusement Eraste Pétrovitch. Tioulpanov, on part à sa poursuite ! Et vous, ouvrez l'oil !
Ils dévalèrent les marches du perron, traversèrent à toutes jambes le jardin et franchirent d'un bond le portail.
- Je vais à droite, vous à gauche ! ordonna le chef.
Anissi partit en clopinant. Une de ses babouches resta plantée dans la neige, et il dut continuer en sautant sur un pied. A l'extrémité de la grille, il vit devant lui le ruban blanc de la route, des arbres noirs et des bosquets. Pas ‚me qui vive. Tioulpanov se mit à tourner sur lui-même comme une poule à qui on vient de couper la tête. O˘ chercher ? Dans quelle direction courir ?
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En bas du ravin, sur la rive opposée du fleuve gelé, dans son énorme calice noir, s'étendait la ville gigantesque. On la voyait à peine ; seule, ça et là, une rue égrenait son chapelet de réverbères. Cependant, pour être noire, la nuit n'était pas vide, mais animée d'un souffle évident : en bas, dans le lointain, quelque chose respirait, soupirait, gémissait. Un coup de vent balaya une poussière blanche à ras du sol, et, sous son cafetan léger, Anissi sentit le froid qui le pénétrait jusqu'aux os.
Il fallait rentrer. Peut-être Eraste Pétrovitch avait-il eu plus de chance que lui.
Ils se retrouvèrent devant le portail. Le chef, hélas, revenait lui aussi bredouille.
Tremblant de froid, les deux " Indiens " coururent se réfugier dans la maison.
Curieusement, les gendarmes n'étaient plus à leur poste. Du premier étage, en revanche, parvenaient des bruits violents, des injures et des cris.
- qu'est-ce que c'est que ce charivari ! s'exclama le chef.
Sans avoir eu le temps de reprendre leur souffle après leur course folle, Fandorine et Anissi se ruèrent dans l'escalier.
Dans la chambre, tout était sens dessus dessous. Les deux gendarmes étaient cramponnés aux épaules d'un Massa tout débraillé et glapissant de rage, tandis que, tout en essuyant sa bouche ensanglantée, le maréchal des logis pointait son revolver sur le Japonais.
- O˘ est-il ? demanda Eraste Pétrovitch en regardant de tous côtés.
- qui ça ? répondit le maréchal des logis, éberlué, avant de cracher une dent.
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- Le Valet ! cria Anissi. Enfin, je veux dire la vieille femme !
Massa baragouina quelque chose dans son sabir, mais le gendarme à
moustaches grises lui planta le canon de son arme dans le ventre :
- La ferme, mécréant! Eh bien voilà, votre. .. (Le soldat s'interrompit, ne sachant pas comment s'adresser à ce curieux chef.) Eh bien voilà, Votre Indianité : on est en bas, on ouvre les yeux, conformément aux ordres.
Tout à coup, en haut, on entend crier la bonne femme. " Gardes, gardes, qu'elle crie, on m'assassine ! A l'aide ! " Nous, on monte. On regarde, et qu'est-ce qu'on voit ? Ce type avec ses yeux bridés avait renversé par terre la vieille femme qu'on avait vue plus tôt avec la demoiselle et il la tenait par le cou. Elle, la pauvre : " A l'aide, qu'elle crie. Cet affreux Chinois est entré subrepticement et s'est jeté
sur moi ! " L'autre marmonne dans sa langue : " Om-om ! " C'est qu'il est costaud, le démon. Regardez, il m'a arraché une dent, et Terechenko, il lui a défoncé la pommette.
- O˘ est-elle, o˘ est la vieille femme ? questionna le conseiller aulique en saisissant le maréchal des logis par les épaules, et avec force apparemment, car l'homme devint blanc comme un linge.
- Eh ben, elle est là, prononça-t-il d'une voix sifflante. Elle n'a pas pu s'envoler. Elle a pris peur et s'est tapie dans un coin. On va la trouver.
Mais vous ne voudriez pas... Oh, vous me faites mal !
Eraste Pétrovitch et Anissi échangèrent un regard silencieux.
- On essaie à son tour de le rattraper ? demanda avec empressement Tioulpanov en enfonçant ses pieds dans ses babouches.
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- Non, nous avons assez couru comme cela et suffisamment amusé monsieur Momus, répondit le conseiller aulique d'une voix éteinte.
Il l‚cha le gendarme, s'assit dans le fauteuil et laissa tomber ses bras de chaque côté dans un geste d'impuissance. Le visage du chef subit d'étranges modifications. Sur son front lisse apparut un pli transversal, les commissures de sa bouche s'affaissèrent progressivement, ses paupières se plissèrent. Puis ses épaules furent agitées de soubresauts, au point qu'Anissi craignit sérieusement de voir Eraste Pétrovitch éclater en sanglots.
C'est alors que Fandorine s'asséna une grande tape sur le genou et partit d'un rire silencieux, irrépressible et totalement inconsidéré.
La " Grande Opération "
Ayant ramassé le pan de sa robe, Momus partit à toutes jambes, longea la grille, passa devant des villas désertes et continua en direction de la chaussée de Kalouga. Il se retournait de temps à autre pour s'assurer qu'il n'était pas poursuivi, auquel cas il aurait plongé dans les buissons qui, le Seigneur en soit loué, poussaient en abondance de chaque côté du chemin.
Alors qu'il venait de dépasser une sapinière enneigée, une petite voix plaintive le héla :
- Momus, te voilà enfin ! Je suis complètement gelée.
De sous les larges branches d'un sapin, surgit Mimi, qui se frottait frileusement les mains. Soulagé, Momus se laissa choir sur le bas-côté et ramassa une poignée de neige, qu'il appliqua sur son front ruisselant de sueur. Son maudit nez avait définitivement glissé de côté. Momus arracha le faux appendice et le lança avec force sur une congère, o˘ il s'enfouit.
- Ouf, dit-il. Il y a longtemps que je n'avais pas couru comme ça.
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Mimi, l'air coupable, s'assit à côté de lui et appuya la tête sur son épaule.
- Mon petit Momus, je dois t'avouer...
- Avouer quoi ? demanda-t-il, sur ses gardes.
- Ce n'est pas ma faute, parole d'honneur... C'est que... Enfin, bref, ce n'était pas un eunuque.
- Je le sais, grommela Momus. (Et, d'un geste rageur, il fit tomber les aiguilles de pin qui s'étaient accrochées à la manche de Mimi.) C'était notre cher monsieur Fandorine et son Leporello de la gendarmerie. Ils m'ont eu, et dans les grandes largeurs.
- Tu vas te venger ? demanda timidement Mimi, le regardant avec vénération.
Momus se frotta le menton.
- qu'ils aillent au diable. Il faut quitter Moscou. Décamper d'ici au plus vite.
Mais la décision de déguerpir de cette ville si peu accueillante ne fut pas suivie d'effet car, le lendemain, dans l'esprit de Momus surgit un plan grandiose, qu'il baptisa sur-le-champ la " Grande Opération ".
Fruit d'un pur hasard, l'idée lui vint par un très étonnant concours de circonstances.
Donc, résolus à quitter Moscou, ils se replièrent en bon ordre, avec toutes les précautions possibles et imaginables. Au lever du jour, Momus fit un saut au marché aux puces, o˘ il acheta tout un équipement pour une somme totale de trois roubles et soixante-treize kopecks et demi. Il débarrassa son visage de tout grimage, mit une casquette, une veste matelassée, des bottes et des galoches, se métamorphosant ainsi en un bourgeois des plus quelconques. Avec Mimi, les choses étaient plus compliquées car 142
la police disposait de sa description physique. Après réflexion, il décida d'en faire un galopin. Avec sa chapka en mouton, sa courte pelisse crasseuse et ses énormes bottes de feutre, il était impossible de la différencier de ces gamins dégourdis qui hantaient la Soukharevka (gare à
ses poches !).
D'ailleurs, Mimi était effectivement capable de faire les poches à ses semblables aussi bien qu'un authentique pickpocket. Une fois, à Samara, alors qu'ils étaient sur la paille, elle avait habilement fauché à un marchand sa montre de gousset. En tant que tel, l'oignon ne valait pas un clou, mais Momus savait que le bonhomme y tenait pour l'avoir héritée de son aÔeul. Inconsolable, Tit Tititch offrit une récompense de mille roubles à qui lui rapporterait ce trésor de famille et remercia longuement le petit étudiant qui avait retrouvé la montre dans un fossé, le long de la route.
Par la suite, avec ces mille roubles, Momus avait ouvert dans la paisible cité une apothicairerie chinoise et s'était fait pas mal d'argent en vendant aux marchands des herbes et racines miraculeuses contre toutes sortes de maladies.
Mais à quoi bon revenir sur les succès d'antan ? Ils fuyaient Moscou comme les Français en 1812 : en proie à un profond abattement. Momus supposait que les gares seraient surveillées et prit des mesures en conséquence.
Cependant, en premier lieu, afin d'amadouer le dangereux monsieur Fandorine, il expédia à Saint-Pétersbourg toutes les affaires de la comtesse Addi. Il est vrai qu'il ne put s'empêcher d'inscrire sur le bordereau d'expédition : " A la dame de pique, de la part du valet de pique
". Par la poste municipale, il
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renvoya rue MalaÔa NikitskaÔa le chapelet de jade et les gravures rigolotes, mais là, il se garda bien d'ajouter quoi que ce soit.
Ayant décidé de ne pas se montrer dans un lieu jugé dangereux, il fit porter ses valises à la gare de Briansk afin qu'elles soient chargées sur le train du lendemain. Mimi et lui partirent à pied. Une fois passée la porte Dorogomilov, Momus avait l'intention de louer les services d'un cocher, de rejoindre en traîneau la première station de chemin de fer o˘, le lendemain matin, il récupérerait ses bagages.
L'humeur était à l'amertume, alors que, dans le même temps, Moscou fêtait le dimanche du Pardon, dernier jour d'une semaine grasse, pleine d'insouciance. Le lendemain, dès l'aube, commenceraient les prières et les dévotions, on ôterait aux réverbères leur globe de couleur, on démonterait les baraques bariolées des forains, le nombre d'individus ivres diminuerait considérablement. En attendant, pour une journée encore, les gens pouvaient faire la fête, boire et manger tout leur content.
Près du marché de Smolensk, une attraction consistait à descendre, dans des
" diligences ", une énorme butte en bois, avec force rires, sifflets et hurlements. On vendait un peu partout des blinis chauds : à la tête de hareng, à la kacha, au miel, au caviar. Un prestidigitateur turc portant un fez rouge enfonçait des yatagans dans son énorme gueule aux dents blanches.
Un saltimbanque marchait sur les mains et remuait les jambes de manière comique. Un type tout barbouillé de noir, au poitrail nu et au tablier de cuir, crachait des langues de feu.
Mimi tournait la tête de tous côtés : un vrai garnement prêt à jouer un mauvais tour. Se mettant dans
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la peau de son personnage, elle avait demandé qu'on lui achète une grande sucette rouge vif en forme de coq et, de sa petite langue rosé et pointue, elle léchait avec délectation l'ignoble friandise, alors qu'en temps ordinaire sa préférence allait au chocolat suisse, dont elle était capable d'engloutir jusqu'à cinq tablettes par jour.
Toutefois, sur la place bigarrée, on ne faisait pas que s'amuser et se goinfrer de crêpes. Devant la riche église Notre-Dame-de-Smolensk, des mendiants, assis en une longue file, s'inclinaient jusqu'à terre, demandaient aux chrétiens leur pardon et accordaient le leur. Pour les pauvres, c'était une journée importante et lucrative. Beaucoup leur apportaient des offrandes : qui une crêpe, qui une petite fiole de vodka, qui une pièce.
Sortant de l'église, un homme apparut sur le parvis. Pas lourd, pelisse d'hermine grande ouverte, tête chauve dénudée : une huile. Il fit plusieurs fois le signe de croix devant sa face boursouflée et cria d'une voix de stentor :
- Pardonne, peuple orthodoxe, si Samson Erop-kine est coupable de quoi que ce soit !
Les mendiants s'animèrent et répondirent dans un brouhaha discordant :
- Et toi, notre cher bienfaiteur, accorde-nous ton pardon !
Ils espéraient sans doute quelque aumône, mais aucun d'eux n'avança. Ils s'empressèrent de s'aligner sur deux rangs afin de libérer le passage vers la place, o˘ un luxueux traîneau laqué et débordant de fourrures attendait le richard.
Momus s'arrêta pour regarder comment le gros joufflu allait s'y prendre pour gagner sa place au
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royaume des cieux. A sa sale tête, on voyait que c'était le pire rapace et suceur de sang que la terre e˚t connu, mais qu'en même temps il aspirait au paradis. Il pouvait être intéressant de savoir à combien il estimait le billet d'entrée.
Derrière le bienfaiteur pansu, le dépassant d'une tête et demie, avançait un grand costaud à barbe noire et à la mine de bourreau. Enroulé autour de son bras droit, le gaillard avait un long fouet à lanière de cuir, tandis que, dans la main gauche, il tenait une bourse de toile. De temps à autre, le maître se tournait vers son larbin, puisait dans la bourse de la monnaie, qu'il distribuait aux mendiants : une petite pièce à chacun.
Lorsqu'un vieux cul-de-jatte, trop impatient pour attendre son tour, s'avança pour demander l'aumône, le barbu se mit à beugler, déroula son fouet en un éclair et, de l'extrémité de la lanière, frappa la tête chenue du malheureux grand-père, qui ne put que pousser un cri de douleur.
quant à l'homme au manteau d'hermine, à chaque fois qu'il mettait une pièce dans une main tendue, il ajoutait ces paroles :
- Ce n'est pas pour vous, ce n'est pas pour vous, bande d'ivrognes, mais pour Notre Seigneur tout-puissant et miséricordieux, afin qu'il pardonne ses péchés à Son humble serviteur Samson.
Une observation plus attentive permit à Momus de satisfaire sa curiosité ; comme on pouvait s'y attendre, pour échapper au feu de l'enfer l'affreux personnage ne payait pas cher : un kopeck de cuivre par mendiant.
- Apparemment, les péchés de l'humble serviteur Samson ne sont pas si grands, marmonna tout haut Momus, s'apprêtant à continuer son chemin.
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Une voix rauque et avinée résonna alors à son oreille :
- Oh si, mon gars, qu'ils sont grands. T'es donc pas de Moscou que tu connais pas Eropkine ?
A côté se tenait un loqueteux squelettique au visage terreux parcouru de tics nerveux. Le pauvre bougre puait l'alcool frelaté, et son regard, rivé
sur le parcimonieux donateur, br˚lait d'une haine féroce.
- Y doit bien sucer le sang à la moitié de Moscou, expliqua l'homme. Il a des asiles de nuit, des tavernes un peu partout ; à la Khitrovka presque tout est à lui. Y rachète des trucs volés à des " actifs ", y prête de l'argent à des taux monstrueux. En un mot : un vampire, un monstre.
Momus regarda avec un intérêt renouvelé le gros lard si peu sympathique qui venait de prendre place dans son traîneau. Tiens donc, se dit-il, il y a des types drôlement pittoresques à Moscou.
- Et la police, il s'en fiche ? Le miséreux lança un crachat :
- quelle police ? Il est toujours fourré chez le gouverneur, le prince DolgoroukoÔ. C'est qu'il a le titre de général, maintenant, Eropkine !
quand on a construit la fameuse cathédrale, c'est pas pour rien qu'il a balancé un million. Pour ça, il a reçu du tsar un ruban avec une étoile et un poste dans une société de bienfaisance. C'est comme ça que Samson le vampire est devenu " Son Excellence ". Mais c'est un voleur, un bourreau, un assassin !
- Assassin, c'est peut-être exagéré, quand même, dit Momus, sceptique.
- Exagéré ? ! s'insurgea l'ivrogne en regardant pour la première fois son interlocuteur. Samson
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Kharitonovitch lui-même, c'est s˚r, y va pas se salir les mains. Mais t'as vu Kouzma ? Le muet avec son knout ? Celui-là, c'est pas un homme, c'est une bête sauvage, un chien féroce. Il est pas seulement capable de tuer, il peut te dépecer vivant. Et d'ailleurs il l'a déjà fait ! Tu sais, mon gars, je peux t'en dire sur eux !
- Eh bien, allons-y, tu vas me raconter tout ça. On va s'asseoir quelque part, je t'offre un coup à boire, proposa Momus. (Il n'avait rien d'urgent à faire, et ce petit bonhomme avait l'air drôlement intéressant. On pouvait apprendre des tas de choses utiles de ce genre d'individu.) Attends juste que je donne vingt kopecks au gamin, pour les chevaux de bois.
Ils s'installèrent dans une taverne. Momus demanda du thé avec des biscuits et, pour le poivrot, prit une bouteille de genièvre et de la brème salée.
Lentement, l'air digne, le narrateur vida un verre, suça un morceau de queue de poisson. Puis il commença en remontant loin en arrière.
- Si tu connais pas Moscou, t'as s˚rement jamais entendu parler des bains Sandounovski.
- Comment ça, bien s˚r que si, ces bains sont célèbres, répondit Momus tout en remplissant le verre de son interlocuteur.
- Pour s˚r qu'y sont célèbres. Là-bas, dans la partie réservée aux grands messieurs, c'était moi l'homme le plus important. Tout le monde connaissait Igor Tichkine. Je faisais les saignées, j'enlevais les cors, je rasais comme personne, je savais tout faire. Mais j'étais surtout renommé comme masseur. Mes mains étaient intelligentes. J'avais une 148
telle façon de faire circuler le sang dans les veines, de dérouiller les articulations qu'avec moi les comtes et les généraux ronronnaient comme des chatons. Et je soignais plein de maladies - avec des tisanes et toutes sortes de codions. Y avait des mois o˘ j'amassais jusqu'à cent cinquante roubles ! J'avais une maison, un jardin. Et une veuve qui venait de temps en temps me voir, une femme de pope.
Igor Tichkine vida son deuxième verre, cette fois sans faire de manières, d'une seule traite, sans sentir ce qu'il buvait.
- Eropkine, cette charogne, m'appréciait. Tout le temps y réclamait Tichkine. Je compte plus les fois o˘ y m'a fait venir chez lui. C'était comme si je faisais partie de la maison. Je lui rasais sa trogne toute grêlée, je lui perçais ses pustules, je traitais son impuissance. Et qui l'a sauvé des hémorroÔdes, ce gros lard ? qui lui a rentré sa hernie ?
C'est qu'il avait de l'or dans les doigts, Igor Tichkine. Et maintenant, la misère, plus de toit, plus de rien. Et tout ça à cause de lui, à cause d'Eropkine ! Tiens, mon gars, reprends-moi donc un peu de gnôle. A parler de ça, je suis tout retourné.
quelque peu calmé, l'homme poursuivit :
- C'est fou ce qu'il est superstitieux, Eropkine. Pire qu'une bonne femme de la campagne. Y croit à tous les présages : au chat noir, au cri du coq, à la nouvelle lune. Et faut que je te dise, mon brave gars, qu'au milieu de sa barbe, juste au creux de la fossette, Samson avait une drôle de verrue.
Toute noire avec trois poils roux qui poussaient dessus. Il fallait voir comme il la bichonnait, y disait que c'était son signe particulier. Y
faisait exprès de laisser pousser
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sa barbe sur les joues et de raser son menton pour que sa verrue se voie mieux. Et voilà-t-il pas que je lui coupe son fameux signe particulier...
Cette fois-là j'étais pas dans mon assiette : la veille au soir, j'avais bu comme un trou. Je me le permettais rarement, seulement les jours de fête, mais c'était le jour o˘ ma pauvre mère avait rendu l'‚me, alors je me suis consolé comme je pouvais. Bref, ma main a tremblé et, comme mon rasoir avec sa lame en acier damassé coupait bien, j'ai envoyé promener la verrue.
Eropkine pissait le sang et gueulait : " C'est ma chance que tu viens de détruire, espèce de démon à doigts crochus ! " Et voilà qu'il se met à
sangloter, qu'il essaie de recoller la verrue, mais elle tient pas, elle se redétache. Furieux comme une bête sauvage, il appelle Kouzma. Celui-là
commence par me fouetter avec son knout, mais pour Eropkine ça suffit pas.
" Tes mains, qu'y dit, je veux qu'on te les arrache, qu'on réduise en bouillie tes sales doigts maladroits. " Kouzma m'attrape la main droite, la met dans l'ouverture de la porte et la claque de toutes ses forces. On entend simplement un craquement... Je crie: "Je t'en prie, ne me laisse pas mourir de faim, épargne au moins ma main gauche ! " Je t'en fous, y me bousille la main gauche...
L'ivrogne fit un geste de la main, et c'est alors seulement que Momus remarqua ses doigts : anormalement écartés, raides.
Momus remplit de nouveau le verre du pauvre diable et lui tapota l'épaule :
- Un sacré personnage, cet Eropkine, dit-il en se rappelant le visage bouffi du bienfaiteur. (Il n'aimait pas du tout ce genre d'individus. S'il ne lui avait pas fallu quitter Moscou, il aurait volontiers donné une 150
bonne leçon à cette ordure.) Et, dis-moi, ses tavernes et ses refuges lui rapportent gros ?
- Disons dans les trois cent mille par mois, répondit Igor Tichkine en essuyant ses larmes d'un geste coléreux.
- Là, mon frère, c'est toi qui pousses. L'ivrogne s'emporta :
- Comme si je le savais pas ! Puisque je te dis que chez lui j'étais comme chez moi ! Tous les jours que Dieu fait, son Kouzma fait la tournée des tavernes et autres débits de boissons o˘ c'qu'Eropkine est le patron.
Jusqu'à cinq mille par jour, qu'y ramasse. Les samedis, on lui apporte la recette des refuges. Y en a un qui à lui seul abrite quatre cents familles.
Et les filles qu'il a sur le trottoir, tu crois que ça lui rapporte rien ?
Et le recel de marchandises volées ? Tu sais, Samson Kharitonovitch, y fourre tout son fric dans un simple sac de jute qu'il garde sous son lit.
C'est une habitude qu'il a. Autrefois, il est arrivé à Moscou avec ce sac pour vendre des chaussures en paille tressée et y croit que c'est gr‚ce à
lui qu'il a fait fortune. Je te dis, il est comme une vieille bonne femme, y croit à toutes sortes d'‚neries. Le premier de chaque mois, y sort la recette de dessous son lit et va la porter à la banque. Faut voir les airs qu'y prend quand il roule dans son carrosse avec son sac de chanvre tout dégueulasse. Pour lui, c'est le jour qui compte le plus. Et comme ce blé il est secret et qu'y provient d'affaires illégales, la veille y a les comptables qui restent la journée à trafiquer des faux papiers. Y a des fois o˘ y porte trois cent mille roubles à la banque, et y a des fois o˘
c'est plus - ça dépend combien y a de jours dans le mois.
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- Il garde des sommes pareilles chez lui, et personne ne l'a jamais volé !
s'étonna Momus, écoutant d'une oreille de plus en plus attentive.
- Va donc essayer de le voler avec le grand mur en pierre qu'y a autour de la maison, les chiens de garde en liberté dans la cour, les larbins et puis le maudit Kouzma. Celui-là, son fouet, c'est pis qu'un rivolver. Je parie qu'il est capable de couper en deux une souris en train de courir. Des "
actifs ", pas un seul oserait pénétrer chez Eropkine. Mais une fois, y a de ça cinq ans, un type qu'était pas d'ici a essayé. Plus tard, on l'a retrouvé à l'écorcherie. Avec son knout, Kouzma lui avait arraché toute la peau lambeau après lambeau. Et ni vu ni connu, motus et bouche cousue.
Eropkine, probable qu'il engraisse toute la police, il a tellement de fric.
Seulement, cet Hérode, sa fortune lui servira pas à grand-chose, y va crever de ses calculs. Il a les reins malades et, à part Tichkine, y a personne pour le soigner. Si tu crois que c'est les docteurs qui vont lui dissoudre son caillou... L'autre jour, on est venu me chercher de la part de Samson Kharitonovitch. " Viens, Igor, qu'y m'ont dit, il te pardonne. Et il te donnera de l'argent, mais pour ça faut que tu reviennes et que tu le soignes. " Eh ben, j'y suis pas allé ! Si lui me pardonne, moi je lui pardonnerai jamais !
- Et, dis-moi, c'est souvent qu'il fait l'aumône aux pauvres ? demanda Momus, sentant sa circulation sanguine s'accélérer sous l'effet de l'excitation.
Mimi, lassée d'attendre, jeta un coup d'oil à l'intérieur de la taverne. Il lui fit un signe qui voulait dire : laisse-moi tranquille, je suis en plein travail.
Tichkine appuya son visage sombre sur sa main ; son coude mal assuré glissa sur la nappe sale.
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- Oh oui, souvent. A partir de demain, quand le grand carême aura débuté, il viendra tous les jours à la Smolenka. C'est qu'il a un bureau pas loin, cette vermine. En chemin, y saute de son traîneau, distribue un rouble en petite monnaie et fonce à son bureau en ramasser mille.
- Tu sais, Igor Tichkine, dit Momus, tu me fais vraiment de la peine. Viens avec moi. Je vais te trouver un endroit pour dormir et te donner de quoi te payer à boire. Raconte-moi plus en détail ta pauvre vie. Comme ça, tu dis qu'il est très superstitieux, cet Eropkine ?
" C'est vraiment la guigne, pensa Momus en conduisant le pauvre martyr vers la sortie. C'est fou cette malchance qui me poursuit, ces derniers temps !
Février est justement le mois le plus court ! Vingt-huit jours ! Dans le sac, il y aura à peu près trente mille roubles de moins que, disons, en janvier ou en mars. Encore heureux qu'on soit le 23. Jusqu'à la fin du mois, ça ne fait pas long à attendre, et, en même temps, ça laisse assez de jours pour bien se préparer. "
L'opération s'annonçait grandiose : d'un coup, il se rattraperait de toutes ses déconvenues moscovites.
Le lendemain, premier jour de la semaine d'Oculi, la Smolenka était méconnaissable. Comme si, pendant la nuit, le sorcier Tchernomor était passé sur la place en secouant ses larges manches et avait balayé de la face de la terre tous les pécheurs, les ivrognes, les braillards et les gueulards, chassé les vendeurs de sbitène, de p‚tés farcis et de crêpes, enlevé les fanions multicolores, les guirlandes de papier et les ballons, pour ne laisser que les baraques vides,
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les corbeaux noirs sur la neige rendue luisante par le soleil et les mendiants sur le parvis de Notre-Dame-de-Smolensk.
Dans l'église, on avait dit les matines avant le lever du jour, et avait alors commencé l'austère période de pénitence qui devait durer sept semaines. Le bedeau était déjà passé trois fois parmi les dévots pour récolter les offrandes, et il venait, pour la troisième fois, de rapporter à l'autel un plateau croulant sous les pièces de cuivre et d'argent quand était arrivé le plus important des paroissiens, Son Excellence Samson Kharitonovitch Eropkine en personne. Il était particulièrement soigné pour l'occasion : visage large et flasque bien lavé, cheveux clairsemés soigneusement séparés par une raie, longs favoris huilés.
Depuis un quart d'heure, Samson Kharitonovitch se tenait devant les portes de l'iconostase, se prosternant jusqu'à terre et se signant à grands gestes. Le pope sortit, un cierge à la main, agita son encensoir en direction d'Eropkine et murmura : " Seigneur, Maître de ma vie, purifie-moi, pauvre pécheur... " Le bedeau, quant à lui, rappliqua aussitôt, muni d'un plateau vide. Le dévot se releva, secoua la poussière des pans de sa pelisse en drap et posa sur le plateau trois billets de cent roubles -
telle était l'habitude de Samson Kharitonovitch les lundis d'Oculi.
Lorsque le généreux donateur sortit de l'église, sur la place, les mendiants l'attendaient déjà, les mains tendues, bêlant, se bousculant.
Mais Kouzma agita à peine son knout, et aussitôt la bousculade cessa. Les pauvres s'alignèrent sur deux rangs, tels des soldats à la revue. Tout n'était que bure grise et loques, à
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l'exception d'une tache blanche sur la gauche, se détachant au milieu du troupeau.
Samson Kharitonovitch plissa ses yeux boursouflés : debout parmi les mendiants, se tenait un ravissant jouvenceau. Aux yeux immenses, d'un bleu d'azur. Au visage fin et pur. Aux cheveux d'or taillés au bol (oh, il y en avait eu, des cris, car Mimi refusait obstinément de couper ses boucles).
Le merveilleux adolescent était vêtu d'une simple chemise à la blancheur neigeuse, et pourtant il n'avait pas froid (pour s˚r : sous sa chemise, Mimi avait un fin maillot en angora de première qualité et sa tendre poitrine était étroitement serrée par une bande de chaude flanelle). Il portait des pantalons en velours de coton, des chaussures de tille tressée par-dessus d'épaisses chaussettes claires, immaculées.
Tout en distribuant les kopecks, Eropkine jetait sans cesse des regards au surprenant mendiant et, s'en approchant, il tendit au jouvenceau non pas une pièce mais deux, et ordonna :
- Tiens, prie pour moi.
Le garçon aux cheveux d'or refusa l'argent. Il leva au ciel ses yeux limpides et dit d'une petite voix sonore :
- Tu donnes trop peu, serviteur de Dieu. Tu veux te racheter à vil prix auprès de Notre Mère de Douleur.
Il regarda Samson Kharitonovitch droit dans les yeux, et l'imposant personnage se sentit mal à l'aise, tant ce regard était fixe et sévère.
- Je vois ton ‚me pécheresse, reprit-il. Tu as sur le cour une tache de sang et en toi la pourriture. Tu dois te purifier, te purifier, chantonna le bienheureux. Sinon tu ne seras plus que décomposition et 155
puanteur. Ta panse te fait mal, Samson, tes reins te tourmentent, pas vrai ? C'est à cause de la saleté, tu dois te purifier.
Eropkine se pétrifia. Et il y avait de quoi ! Ses reins ne valaient effectivement plus rien, et sur son sein gauche il avait une grande tache de vin. Les informations étaient fiables, elles provenaient d'Igor Tichkine.
- qui es-tu ? l‚cha Son Excellence avec effroi. L'adolescent ne répondit pas. Il leva de nouveau
les yeux au ciel, se mit à bouger précipitamment les lèvres.
- C'est un fol en Christ, un bienfaiteur, souffla-t-on à Eropkine de droite et de gauche. C'est la première fois qu'il vient ici. On ne sait pas d'o˘
il sort. Il divague. Il s'appelle PaÔssi. Tout à l'heure, le haut mal l'a pris, de l'écume est sortie de sa bouche, mais son souffle était divin.
C'est un homme de Dieu.
- Tiens, voilà un rouble, puisque tu es un homme de Dieu. Prie pour la rédemption de mes lourds péchés.
Eropkine sortit un billet de son porte-monnaie, mais, de nouveau, le bienheureux refusa. Il dit d'une voix douce et pénétrante :
- Ce n'est pas à moi qu'il faut le donner. Je n'en ai pas besoin, la Mère de Dieu veille à ma subsistance. Donne-le à lui. (Il indiqua un vieux mendiant, Zoska, un cul-de-jatte connu de tout le marché.) Hier, ton esclave l'a offensé. Donne au malheureux, et je prierai Notre Sainte Mère pour qu'elle t'accorde sa gr‚ce.
Zoska s'empressa d'approcher sur son petit chariot et tendit une énorme patte noueuse. Eropkine y fourra le billet d'un air dégo˚té.
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- que la Très Sainte Mère de Dieu te bénisse, proféra l'adolescent d'une voix stridente en pointant sa fine main vers Eropkine.
C'est alors que se produisit un miracle dont Moscou se souviendrait longtemps.
Venu d'on ne sait o˘, un énorme corbeau vint se poser sur l'épaule du fol en Christ. Un cri de stupeur jaillit de la foule des mendiants. Mais quand on distingua un anneau d'or dans la patte de l'oiseau noir, un calme absolu s'abattit sur la place.
Eropkine était plus mort que vif : ses lèvres épaisses tremblaient, les yeux lui sortaient de la tête. Il leva la main pour se signer, mais ne termina pas son geste.
Des yeux du bienheureux, des larmes se mirent à couler.
- J'ai pitié de toi, Samson, dit-il, retirant l'anneau de la patte de l'oiseau et le tendant à Eropkine. Prends, c'est à toi. La Sainte Mère de Dieu n'accepte pas ton rouble, elle te le retourne sous forme de ce cadeau.
Et si elle t'a envoyé un corbeau, c'est parce que ton ‚me est noire.
L'homme de Dieu tourna les talons et s'éloigna d'un pas lent.
- Arrête-toi ! cria Samson Kharitonovitch, regardant d'un air désemparé
l'anneau étincelant. Eh, attends ! Kouzma, fais-le monter dans notre traîneau ! On l'emmène avec nous !
Le géant à barbe noire rattrapa le gamin et le prit par l'épaule.
- Tu vas venir chez moi, hein... comment déjà, ah oui, PaÔssi ! lança Eropkine. Reste un peu chez moi, tu y seras au chaud.
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- Je n'ai rien à faire dans un palais de pierre, répondit sévèrement l'adolescent en se retournant. L'‚me y devient aveugle. quant à toi, Samson, écoute-moi bien. Demain, après les matines, viens à la Vierge des Ibères. J'y serai. Apporte une bourse avec des pièces d'or, et qu'elle soit pleine. Je veux de nouveau intercéder pour toi auprès de la Mère de Dieu.
Et il partit sous les regards de la foule. Sur l'épaule du fol en Christ, le corbeau noir picotait quelque chose en poussant des croassements rauques.
(Le corbeau avait pour nom Balthazar. Apprivoisé, il avait été acheté la veille au marché aux oiseaux. L'intelligent animal avait vite compris la supercherie somme toute assez simple : Mimi glissait des grains de millet dans la couture de son épaule, Momus - posté d'abord à cinq mètres d'elle, puis à quinze, puis à trente - l‚chait Balthazar, lequel allait directement se poser sur la chemise blanche.)
La sangsue vint au rendez-vous. Bien sagement. Avec sa bourse. En fait de bourse, il s'agissait d'un sac de cuir, pesant, que Kouzma portait en suivant son maître.
Durant la nuit, comme on pouvait s'y attendre, des doutes avaient assailli le général philanthrope. Il n'avait pas manqué de vérifier si la bague de la Sainte Mère de Dieu était bien en or, avec les dents et même à l'acide.
Soyez sans crainte, Votre Sang-sullence, c'est du vrai, du beau travail ancien.
Le bienheureux PaÔssi se tenait à l'écart de la chapelle. Il attendait paisiblement. A son cou pendait
une coupe pour les offrandes. Dès qu'elle était remplie, il allait distribuer les pièces aux infirmes. Autour de l'adolescent, mais à distance respectable, était massée une foule assoiffée de prodiges. Après les événements de la veille, une rumeur s'était répandue à travers les églises et les parvis, faisant état d'une apparition miraculeuse, d'un corbeau tenant dans son bec un anneau d'or orné de pierres précieuses (le bouche-à-oreille avait ainsi transformé les faits).
La journée s'annonçait maussade et l'atmosphère s'était rafraîchie, mais le fol en Christ était vêtu de nouveau de sa seule chemise blanche, à ceci près toutefois qu'il avait enroulé un morceau d'épais tissu autour de sa gorge. Il ne jeta même pas un regard à Eropkine qui avançait vers lui, ne le salua pas.
De l'endroit o˘ il se tenait, Momus ne put évidemment pas entendre ce que la sangsue dit à l'adolescent, vraisemblablement exprimait-il quelque réticence. Mimi avait pour mission d'entraîner le monstre dans un lieu désert. Désormais la présence du public n'était plus nécessaire.
Brusquement, l'homme de Dieu se retourna, fit signe au gros lard de le suivre et, traversant la place, se dirigea droit sur Momus. Après un instant d'hésitation, Eropkine entreprit de suivre le bienheureux. Les curieux voulurent leur emboîter le pas, mais le janissaire à barbe noire fit claquer son fouet deux ou trois fois, et les badauds reculèrent.
- Non, pas à celui-ci, il n'y a pas de gr‚ce en lui, dit Mimi de sa voix cristalline en s'arrêtant un instant devant un jeune soldat estropié.
Passant près d'un bossu, le fol en Christ déclara :
- Pas non plus à celui-là, son ‚me est morte.
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En revanche, devant Momus, posté à l'écart des autres quémandeurs, l'adolescent s'arrêta, se signa, s'inclina jusqu'au sol. Il ordonna à
Eropkine :
- Voilà, donne ta bourse à cette misérable. Son mari a été rappelé à Dieu, ses enfants sont petits et réclament à manger. Vas-y, donne-lui. La Mère de Dieu a pitié des gens comme elle.
De sous son fichu qui lui couvrait le bas du visage, du menton pratiquement jusqu'au nez, Momus demanda d'une voix haut perchée :
- Donne-lui quoi ? Donne-lui quoi ? Tu viens d'o˘, petit ? Comment tu sais pour moi ?
- qui es-tu ? demanda Eropkine en se penchant vers la veuve.
- Je m'appelle Ziouzina, mon bon, Marthe de mon prénom, chantonna Momus d'une voix suave. Une pauvre veuve estropiée. Mon mari et protecteur a rendu l'‚me, en me laissant avec sept marmots plus petiots les uns que les autres. Si tu me donnais une petite pièce, je leur achèterais un peu de pain.
Samson Kharitonovitch renifla bruyamment et regarda la femme d'un air soupçonneux.
- C'est bon, Kouzma, tu peux lui donner. Et surtout veille à ce que PaÔssi ne prenne pas la poudre d'escampette.
L'affreux barbu lança négligemment la bourse à Momus - pas si lourde que ça, finalement.
- qu'est-ce que c'est, mon bon ? demanda la jeune veuve, l'air apeurée.
Sans daigner lui répondre, Eropkine se tourna vers le bienheureux :
- Alors, et maintenant ?
L'adolescent se mit à bredouiller des paroles inintelligibles, se laissa choir à genoux et se frappa par
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trois fois le front contre le pavé. Puis il colla son oreille à un bloc de pierre, comme pour écouter quelque chose, et se releva.
- La Mère de Dieu te dit de venir demain à l'aube au jardin Neskoutchni.
Creuse la terre au pied du vieux chêne qui se trouve derrière le kiosque de pierre. Creuse à l'endroit o˘ le chêne est recouvert de mousse. Là, tu auras la réponse à ta question, esclave de Dieu. (Puis le fol en Christ ajouta doucement :) Sois-y, Samson. J'y viendrai moi aussi.
- Ah non ! se rebiffa Eropkine. Pas question ! Toi, mon bonhomme, tu viens avec moi. Emmène-le, Kouzma. Tu n'en mourras pas de passer une nuit dans le
" palais de pierre ". Mais si tu m'as roulé, tu vas le regretter. Mes pièces, crois-moi, je te les ferai recracher.
Momus, toujours à genoux, recula peu à peu puis, se redressant, disparut dans le dédale des ruelles du marché au gibier.