partie du
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rayonnement du célèbre Achille rejaillissait sur sa personne, et bien des officiers auraient sans doute été scandalisés d'apprendre qu'elle osait ne pas répondre à ses sentiments pour rester fidèle à un obscur petit soldat du chiffre.
Avec Pétia, à vrai dire, les choses n'allaient pas très bien. Non, il ne manifestait aucune jalousie et ne lui faisait pas de scènes. Pourtant, après le suicide raté, leurs relations étaient devenues difficiles.
D'abord, elle ne le voyait presque pas. Pétia essayait d'" effacer sa faute
" par le travail, dans la mesure o˘ il n'était pas possible, dans son département de chiffreurs, de l'effacer par le sang. Il doublait son service, dormait sur place sur un lit pliant, ne fréquentait pas le club des journalistes et ne prenait pas part aux petites fêtes. C'est sans lui que Varia avait d˚ fêter et NoÎl et le jour de l'an. quand il retrouvait la jeune fille, son visage s'illuminait d'une joie douce et tendre, mais il lui parlait comme il aurait parlé à l'icône de la Sainte Vierge de Vladimir : elle était pure, elle était son seul espoir, sans elle il serait complètement perdu.
Varia éprouvait à son endroit une pitié immense. Mais en même temps une question désagréable lui venait de plus en plus souvent en tête : peut-on se marier avec quelqu'un par pitié ? Et la réponse était " non ". Mais il lui paraissait plus inconcevable encore de lui dire : " Tu sais, Pétia, j'ai réfléchi, et je ne serai pas ta femme. " C'était la même chose que d'achever un blessé. Bref, qu'elle se tourne dans un sens ou dans un autre, toutes les solutions étaient mauvaises.
Le press-club, qui à présent se déplaçait de place en place, était comme d'habitude fréquenté par un grand nombre de gens, mais il était loin d'être 241
aussi animé qu'à l'époque inoubliable de Zourov. On jouait bien aux cartes, mais modérément et seulement avec de petites mises. quant aux parties d'échecs, elles avaient totalement cessé avec la disparition de McLaughlin.
Les journalistes n'évoquaient jamais le nom de l'Irlandais, en tout cas en présence des Russes, mais les deux autres correspondants britanniques étaient ostensiblement boycottés et avaient cessé de venir au club.
On y faisait bien parfois la noce, naturellement, et il y arrivait des scandales. A deux reprises, le sang avait presque failli couler, et les deux fois, comme par un fait exprès, Varia avait été à l'origine des incidents.
Le premier incident avait eu lieu alors qu'on était encore à Kazanlyk. Un petit officier d'ordonnance de passage, qui n'avait pas trop compris le statut de Varia, avait fait une plaisanterie malheureuse en la qualifiant de " princesse Marlborough " et en laissant entendre clairement que le "
prince Marlborough " était Sobolev. Paladin avait exigé des excuses de l'insolent, l'autre, fortement émé-ché, s'était rebiffé, et les voilà
partis à tirer. Ce soir-là Varia n'était pas dans la tente, sinon elle aurait bien s˚r mis fin à ce conflit absurde. Mais les choses avaient tout de même bien tourné : l'officier avait manqué son coup ; Paladin, en réponse, lui avait arraché sa casquette, après quoi l'offenseur avait recouvré ses esprits et reconnu son erreur.
La seconde fois, c'est le Français lui-même qui avait été provoqué et de nouveau pour une plaisanterie qui, cette fois, avait paru à Varia assez amusante. C'était déjà l'époque o˘ Varvara Andréevna était accompagnée en permanence par le jeune Mitia Grid-242
nev. Paladin avait imprudemment observé à voix haute que " mademoiselle Barbara " ressemblait à présent à l'impératrice Anna loanovna avec son négrillon et, sans craindre la terrible réputation du correspondant, le sous-lieutenant avait immédiatement exigé réparation. Dans la mesure o˘ la scène s'était déroulée en présence de Varia, il n'y avait pas eu d'échange de coups de feu. Elle avait donné à Grid-nev l'ordre de prendre patience et à Paladin celui de retirer ses paroles. Le journaliste avait battu sur-le-champ sa coulpe, reconnaissant que la comparaison n'avait pas été heureuse et que monsieur le sous-lieutenant" faisait davantage penser à Hercule venant de capturer une biche. On en était resté là.
Par moments Varia avait l'impression que Paladin lui jetait des regards qui ne pouvaient être interprétés que d'une seule façon, et pourtant le Français avait avec elle tout le comportement d'un Bayard. Il lui arrivait comme aux autres journalistes d'aller passer plusieurs journées sur la ligne du front, et ils se voyaient maintenant plus rarement qu'au moment de Plevna. Un jour cependant ils avaient eu en tête-à-tête une conversation que Varia avait reconstituée par la suite dans son intégralité pour la noter mot pour mot dans son journal (après le départ d'Eraste Pétrovitch, l'idée lui était bizarrement venue de tenir un journal. C'était sans doute parce qu'elle n'avait rien à faire).
Ils étaient assis au coin du feu dans une auberge d'un col de montagne, à
boire du vin chaud, et la température ambiante avait poussé le journaliste à la confidence.
- Ah ! mademoiselle Barbara, si je n'étais pas moi, avait soudain ricané
Paladin sans savoir qu'il
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répétait presque littéralement les propos de Pierre Bézoukhov, ce héros de Guerre et Paix pour lequel Varia avait une véritable vénération. Si j'étais dans une autre situation, si j'avais un autre caractère et un autre destin... (Et il lui avait lancé un regard tel que son cour s'était mis à
bondir comme s'il sautait à la corde. J'aurais immanquablement essayé de rivaliser avec le brillant Michel.) Dites-moi, aurais-je eu contre lui ne serait-ce qu'une petite chance ?
- Bien s˚r, avait répondu honnêtement Varia avant de se reprendre, sa réponse apparaissant comme une invitation au flirt. Je veux dire, Charles, que vous auriez eu ni plus ni moins de chances que MikhaÔl Dmitriévitch.
C'est-à-dire zéro chance. Ou presque.
Elle avait quand même ajouté " ou presque ". O cet éternel féminin, haÔssable et indomptable !
Dans la mesure o˘ Paladin avait l'air détendu comme jamais, elle lui avait posé une question qui la titillait depuis longtemps.
- Charles, est-ce que vous avez une famille ? Le journaliste avait souri :
- Ce qui vous intéresse en fait, c'est de savoir si j'ai une femme ? Varia s'était troublée.
- Non, pas seulement. Si vous avez des parents, des frères, des sours...
Mais elle s'était morigénée intérieurement : après tout, pourquoi faire l'hypocrite ? C'était une question parfaitement normale, et elle avait ajouté d'un ton décidé :
- J'aimerais bien savoir aussi si vous avez une femme, naturellement.
Regardez, Sobolev par exemple ne cache pas qu'il est marié.
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- Hélas, mademoiselle Barbara. Ni femme ni fiancée. Je n'en ai pas, et je n'en ai jamais eu. Mon mode de vie ne me le permet pas. J'ai eu des aventures, cela va de soi, je vous en parle sans fausse honte parce que vous êtes une femme moderne, sans minauderies stupides. (Varia, flattée, sourit.) Pour ce qui est de ma famille, je n'ai qu'un père auquel je suis extrêmement attaché et qui me manque énormément. En ce moment il est en France. Un jour je vous parlerai de lui. Après la guerre, d'accord ? C'est toute une histoire !
En conclusion, elle ne lui était pas indifférente, mais il ne souhaitait pas entrer en rivalité avec Sobolev. Par orgueil sans doute.
Cette circonstance n'empêchait nullement le Français d'avoir des relations amicales avec Michel. Le plus souvent, c'est précisément dans le détachement du général blanc qu'il se rendait quand il disparaissait, d'autant que celui-ci se trouvait en permanence à l'extrême avant-garde de l'armée en marche, et les correspondants de presse avaient toujours quelque chose à glaner dans son entourage.
Le 8 janvier à midi, Varia vit arriver une voiture accompagnée d'une garde cosaque que lui envoyait Sobolev pour l'inviter à venir le rejoindre dans Andrinople tout juste conquise. Le siège en cuir d'un moelleux parfait de cet équipage confisqué à l'ennemi s'ornait d'une brassée de rosés d'orangerie. En voulant organiser ces branches disparates en un bouquet, Mitia Gridnev déchira ses gants tout neufs avec les épines et en fut violemment contrarié. Et comme ils roulaient, Varia dut le consoler, en lui promettant, pour s'amuser, de lui don-245
ner ses gants à elle (le sous-officier avait de toutes petites mains de jeune fille). Mitia fronça ses sourcils clairs, renifla d'un air vexé et resta une demi-heure à bouder en battant de ses longs cils épais. Pour finir, ses cils sont la seule partie de son individu avec laquelle le pauvre gringalet a eu de la chance, se dit-elle. Il avait les mêmes qu'Eraste Pétrovitch, mais clairs. A partir de là, ses pensées se reportèrent tout naturellement sur Fandorine dont elle se demandait bien o˘
il était passé. Pourvu qu'il revienne vite ! quand il était là... Se sentait-elle plus en sécurité ? Les choses lui paraissaient-elles plus intéressantes ? Elle n'aurait pas su le dire comme cela d'un coup, ce qui était certain, c'est que quand il était là, c'était mieux.
quand ils arrivèrent, le soir tombait. La ville était silencieuse, les rues désertes, et seuls résonnaient le pas sonore des détachements de cavaliers et le fracas des pièces d'artillerie que l'on disposait le long de la route.
L'état-major provisoire était installé dans le b‚timent de la gare, et Varia entendit de très loin des airs de musique militaire. Une fanfare jouait l'hymne au tsar Toutes les fenêtres du b‚timent neuf de type européen étaient illuminées. Devant, sur la place, br˚laient des feux de camp et les cheminées des cuisines de campagne fumaient d'un air affairé.
Mais ce qui étonna le plus Varia, ce fut de voir, à quai, un train de passagers tout ce qu'il y avait d'ordinaire : petits wagons coquets, locomotive crachant paisiblement de petits nuages de fumée, comme s'il n'y avait pas eu de guerre.
Il va sans dire que dans la salle d'attente, on célébrait l'événement.
Autour de tables disparates ras-
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semblées tant bien que mal et qui portaient quelques nourritures sommaires mais un nombre conséquent de bouteilles, les officiers faisaient la fête.
Au moment o˘ Varia et Gridnev pénétrèrent dans la pièce, tous venaient justement de hurler " hour-rah ", leur verre levé et le regard tourné vers la table occupée par le commandant. La célèbre tunique blanche du général tranchait sur les uniformes noirs de l'armée et sur la tenue grise des Cosaques. A la table d'honneur, outre Sobolev lui-même, se tenaient les officiers supérieurs (parmi eux Varia ne connaissait que Pérépelkine) et Paladin. Tous avaient la mine réjouie et la face rubiconde, et il était évident que le festin durait déjà depuis un bon moment.
- Varvara Andréevna ! cria Achille en bondissant de sa chaise. Je suis heureux que vous ayez accepté de venir ! Messieurs, un " hourrah " pour notre seule dame !
Tous se dressèrent, et leur cri fut à ce point assourdissant que Varia prit peur. Jamais encore elle n'avait été saluée d'une manière aussi active.
N'avait-elle pas eu tort d'accepter l'invitation ? La baronne VreÔskaÔa, qui dirigeait l'hôpital de campagne auquel étaient rattachées les deux compagnes de chambre de Varia, avait coutume de mettre en garde ses filles :
- Mesdames*, tenez-vous à distance des hommes quand ils sont excités par une bataille ou, pis encore, par une victoire. Dans ces moments-là, s'éveille en eux une sauvagerie atavique, et n'importe lequel d'entre eux, f˚t-il un élève du corps de pages, se transforme provisoirement en un barbare. Laissez-les rester un moment entre eux,
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recouvrer leurs esprits, et de nouveau ils offriront au monde un visage civilisé et redeviendront contrôlables.
Cela dit, en dehors d'une galanterie exacerbée et d'éclats de voix un peu poussés, Varia ne remarqua rien de particulièrement sauvage chez ses voisins de table. On l'installa à la place d'honneur, à la droite de Sobolev, et Paladin se trouva à sa droite à elle.
quelque peu rassérénée par un petit verre de Champagne, la jeune fille demanda :
- Michel, qu'est-ce que c'est que ce train ? Je ne me souviens même plus du jour o˘ j'ai vu pour la dernière fois une locomotive sur des rails, et non les roues en l'air dans un fossé.
- Mais vous ne savez donc rien ! s'écria un jeune colonel assis au bout de la table. La guerre est finie ! Aujourd'hui des parlementaires sont arrivés de Constantinople. Et ils sont venus par le train, comme en temps de paix !
- Et combien sont-ils, ces parlementaires ? s'étonna Varia. Tout un convoi ?
- Non, Varenka, expliqua Sobolev, ils ne sont que deux. Mais la chute d'Andrinople a déclenché chez les Turcs une telle panique que, pour ne pas perdre une minute, ils se sonT contentés d'accrocher le wagon de leurs messagers à un train normal. Un train sans passagers, bien s˚r.
- Et o˘ sont ces parlementaires ?
- Je les ai envoyés au grand prince dans des voitures, car à partir d'ici la voie de chemin de fer est détruite.
- Oh ! là ! là ! Cela fait une éternité que je n'ai pas pris le train, soupira Varia, rêveuse. Carrer son
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dos contre un dossier moelleux, ouvrir un livre, boire un verre de thé
chaud... Et pendant ce temps-là, voir derrière la fenêtre défiler les poteaux télégraphiques, entendre le bruit des roues...
- Je vous ferais bien faire un petit tour, dit Sobolev, mais on n'a malheureusement pas grand choix quant à l'itinéraire. D'ici, on ne peut se rendre qu'à Constantinople.
- Messieurs, messieurs ! s'exclama Paladin. quelle excellente idée ! La guerre est en fait finie *. Les Turcs ne tirent plus. D'ailleurs la locomotive porte un drapeau turc ! Si l'on faisait un petit tour jusqu'à
San Stefano ? Aller et retour* ? qu'est-ce que tu en dis, Michel ? (Ayant commencé dans un russe approximatif, de plus en plus exalté par son projet, il passa définitivement au français.) Mademoiselle Barbara ferait une promenade en wagon de première, moi, j'écrirais un somptueux reportage, et un officier de l'état-major viendrait avec nous pour reconnaître les arrières de l'armée turque. Je te le jure, Michel, ça se passera sans le moindre problème ! D'ici à San Stefano et retour ! Ils ne se douteront même de rien ! Et si jamais ils s'aperçoivent de quelque chose, de toute façon ils n'oseront pas tirer : nous avons leurs parlementaires ! Michel, sais-tu qu'à San Stefano, on a les lumières de Constantinople comme dans le creux de la main ! C'est là que sont concentrées les maisons de campagne des vizirs turcs ! Oh, quelle belle occasion !
- Ce serait une folie irresponsable ! déclara le lieutenant-colonel Pérépelkine d'un ton cassant, et j'espère, MikhaÔl Dmitriévitch, que vous aurez assez de sagesse pour ne pas vous laisser tenter.
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quel homme rigide et désagréable que cet Eré-meÔ Pérépelkine ! A vrai dire, au cours de ces quelques mois Varia avait conçu la plus vive antipathie pour le personnage, tout en accordant par ailleurs une foi totale aux louanges communément faites des qualités techniques exceptionnelles du chef d'état-major de Sobolev. Il ne manquerait plus qu'il ne se donne pas de mal ! C'est quand même quelque chose : en moins de six mois, sauter du grade de capitaine à celui de lieutenant-colonel, en arrachant au passage une croix de Saint-Georges et une épée de Sainte-Anne pour blessures au combat. Et tout cela gr‚ce à Michel. Et pourtant il la regardait de travers, comme si elle, Varia, lui avait pris quelque chose. Cela dit, en fait, ça se comprenait : il était jaloux, il aurait voulu qu'Achille lui appartienne à lui tout seul. Il serait intéressant de savoir o˘ en était ErémeÔ lonovitch en matière de péché de Kazanzakis. Un jour, dans une discussion avec Sobolev, elle s'était même permis une petite allusion perfide à ce sujet, et Michel avait tellement ri qu'il avait failli s'en étrangler.
Cette fois cependant le détestable Pérépelkine avait totalement raison. La
" merveilleuse idée " de Charles parut à Varia d'une sottise absolue.
Pourtant, auprès des fêtards, elle reçut un soutien total : un colonel cosaque alla même jusqu'à donner au Français une tape amicale dans le dos en l'appelant " tête br˚lée ". Sobolev souriait, mais se taisait pour le moment.
- Laissez-moi y aller, MikhaÔl Dmitriévitch, demanda un général de cavalerie cosaque à l'air bravache (son nom devait être Stroukov). Je mettrai mes gars dans les compartiments, et on fera 250
un gentil petit tour. Et qui sait, on trouvera peut-être un autre Pacha à
faire prisonnier. Eh oui, on en a encore le droit ! Pour le moment, nous n'avons pas reçu l'ordre de cesser les activités militaires.
Sobolev jeta un rapide regard à Varia qui remarqua que ses yeux avaient soudain un éclat inhabituel.
- que non, Stroukov ! Dans un premier temps, il faudra vous contenter d'Andrinople. (Achille eut un sourire de rapace et haussa la voix :) Messieurs, voici mes ordres ! (Un silence total s'instaura immédiatement dans la salle.) Je transfère mon centre de commandement à San Stefano ! que l'on fasse monter le troisième bataillon de chasseurs dans les rames. Même s'ils doivent être comme des harengs dans un tonneau, il faut qu'ils y entrent tous. Moi, je voyagerai dans le wagon de l'état-major. Puis le train reviendra immédiatement ici chercher des renforts, et il continuera à
faire des allers et retours incessants. Demain à la mi-journée, j'aurai tout un régiment. Votre t‚che à vous, Stroukov, est de venir nous rejoindre avec votre cavalerie pas plus tard que demain soir. Pour le moment, un bataillon me suffira. Selon les rapports des services de reconnaissance, nous ne devrions pas rencontrer d'unités turques prêtes au combat. Il ne reste plus à Constantinople que la garde du sultan dont la mission est de veiller sur Abd˘l-Hamid.
- Ce ne sont pas les Turcs qu'il faut craindre, Excellence, dit Pérépelkine d'une voix grinçante. On peut supposer que les Turcs ne vous toucheront pas, ils sont au tapis. En revanche le commandant en chef, lui, ne va pas vous complimenter.
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- Rien de moins s˚r, ErémeÔ lonovitch, fit Sobolev en clignant des yeux avec malice. Tout le monde sait qu'Ak Pacha est fou, et ça permet de faire passer bien des choses. Par ailleurs, l'annonce de la prise d'une banlieue de Constantinople au moment même o˘ se mènent les pourparlers peut se révéler d'une grande utilité pour Sa Majesté impériale. A haute voix on me gourmandera, mais on me dira merci dans le silence du cabinet. Et ce ne sera pas la première fois. En outre, veuillez ne pas discuter un ordre qui a déjà été donné !
- Absolument * / fit Paladin avec un hochement de tête enthousiaste. Un tour de génie, Michel" ! Ce n'est donc pas mon idée qui était la meilleure.
Mais mon reportage n'en sera que plus intéressant !
Sobolev se leva et offrit cérémonieusement son bras à Varia :
- Ne vous serait-il pas agréable, Varvara Andréevna, de jeter un coup d'oil aux lumières de Constantinople ?
Le convoi fendait l'obscurité à vive allure, et Varia avait à peine le temps de lire le nom des stations : Babaeski, Liuleburgaz, Tchorlu. Les gares étaient des gares comme toutes les autres, comme celles que l'on peut trouver par exemple dans la région de Tambov, simplement elles étaient jaunes au lieu d'être blanches : lumières, silhouettes élégantes de cyprès ; une fois, la dentelle métallique d'un pont laissa apercevoir dans un éclat le ruban d'une rivière caressée par la lune.
Le compartiment était confortable, avec des divans en peluche et une grande table d'acajou. Les gardes et Gulnora, la jument blanche de Sobolev, 252
avaient pris place dans la partie du wagon réservée à la suite, et des hennissements en parvenaient sans arrêt, Gulnora ne réussissant pas à
recouvrer son calme après l'énervement que lui avait causé le chargement.
Outre le général lui-même et Varia, le salon accueillait Paladin et plusieurs officiers, dont Mitia Gridnev, endormi paisiblement dans un coin.
Regroupés autour de Pérépelkine, qui portait sur une carte l'avancement du train, les officiers fumaient, le correspondant prenait des notes dans son calepin, quant à Varia et à Sobolev, ils se tenaient à l'écart, près de la fenêtre, occupés à une conversation qui n'était pas des plus faciles.
- ... Je pensais que c'était le grand amour...
Michel se confessait à mi-voix, faisant mine d'avoir les yeux fixés sur l'obscurité derrière la fenêtre, mais Varia savait très bien que c'était son reflet à elle qu'il regardait dans la vitre.
- Bon, je ne vais pas vous raconter des histoires. Je ne pensais pas à
l'amour. Ma véritable passion, c'est l'ambition, tout le reste vient après.
Je suis fait comme cela. Mais l'ambition n'est pas un péché quand elle vise des buts élevés. Je crois au destin et à l'étoile de chacun, Varvara Andréevna, et mon étoile à moi br˚le d'un éclat vif et mon destin est particulier. Je sens cela avec mon cour. quand je n'étais encore qu'élève de l'école militaire...
Délicatement Varia le ramena à ce qui l'intéressait :
- Vous aviez commencé à me parler de votre femme.
- Ah oui ! Je me suis marié par ambition, je l'avoue. J'ai commis une erreur. L'ambition est une
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bonne chose quand elle vous conduit à aller au-devant des balles, mais il ne faut surtout pas l'associer au mariage. Je vais vous dire comment les choses se sont passées. Je revenais du Turkestan. C'étaient pour moi les premiers rayons de la gloire, mais cela ne changeait rien, je n'étais qu'un parvenu, un roturier. Mon grand-père avait commencé tout en bas de l'échelle des grades. Et voilà que j'avais en face de moi la princesse Titov. Une lignée remontant à Riourik, le premier prince russe. Pour moi, c'était passer directement de la garnison au grand monde. Comment ne pas se laisser tenter ?
Sobolev parlait d'une voix entrecoupée, avec amertume. Il donnait le sentiment d'être sincère, et Varia apprécia cette sincérité. En plus, bien s˚r, elle voyait bien o˘ il voulait en venir. Elle aurait pu l'arrêter à
temps, faire dévier la conversation, mais elle manqua de courage. Mais qui en aurait eu à sa place ?
- Très vite, j'ai compris que je n'avais rien à faire dans la haute société. Le climat ne convenait pas à mon organisme. Et nous avons vécu comme cela : moi en campagne, elle à la capitale. Dès que la guerre sera terminée, je demanderai le divorce. Je peux me le permettre, je l'ai bien mérité. Et personne ne me jugera : on a beau dire, je suis un héros.
(Sobolev eut un sourire malicieux.) Alors, Varenka, que me dites-vous, ?
- A quel sujet ? demanda-t-elle avec un air
innocent.
Sa maudite nature de coquette exultait. Ces confidences ne menaient à rien, elles ne pouvaient créer que des complications, et pourtant, elle avait le cour en fête.
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- Dois-je divorcer ou non ?
- Là, c'est à vous de décider. (Elle allait dire ce qu'il fallait, elle allait le dire tout de suite.)
Sobolev poussa un lourd soupir et se jeta à l'eau la tête la première.
- Il y a longtemps que je vous regarde. Vous êtes intelligente, sincère, courageuse, vous avez du caractère. C'est d'une compagne comme vous que j'ai besoin. Avec vous, je serais encore plus fort. Et vous ne le regretteriez pas, vous non plus, je vous l'assure... Bref, Varvara Andréevna, considérez que je vous fais...
- Votre Excellence ! hurla Pérépelkine. que le diable l'emporte celui-là !
San Stefano ! On décharge ?
L'opération s'effectua sans la moindre anicroche. Complètement abasourdie, la garde (six soldats à moitié endormis en tout et pour tout) fut désarmée en un tournemain, et les hommes s'égaillèrent dans la ville en petites sections.
Tant que de rares coups de feu se firent entendre dans les rues, Sobolev resta dans la gare. Mais tout fut terminé en une demi-heure. Comme pertes, on ne déplorait qu'un blessé léger, et encore c'étaient sans doute les siens qui l'avaient touché par inadvertance.
Le général inspecta rapidement le centre de la ville éclairé par des becs de gaz. Juste après, commençait un sombre labyrinthe de ruelles tortueuses, et s'y enfoncer n'avait aucun sens. Pour sa résidence, et afin de pouvoir le cas échéant y organiser sa défense, Sobolev choisit le b‚timent massif de la filiale de la banque Osmano-osmanienne.
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Une première compagnie prit place juste devant les murs et à l'intérieur, une deuxième resta à la gare, la troisième se distribua en équipes de ronde dans les rues avoisinantes. Le train, lui, repartit aussitôt pour aller chercher des renforts.
Il fut impossible d'informer l'état-major du commandement suprême de la prise de San Stefano, la ligne restait muette Sans doute les Turcs s'en étaient-ils occupés.
- Le deuxième bataillon sera là au plus tard à midi, dit Sobolev. Pour le moment, on ne prévoit rien d'intéressant. Admirons les lumières de la capitale de Byzance et bavardons pour passer le temps.
L'état-major provisoire fut installé au second étage, dans le cabinet du directeur. Premièrement on avait effectivement des fenêtres une vue magnifique sur les lumières lointaines de la capitale turque, deuxièmement une porte en fer menait directement du cabinet à la salle du trésor de la banque. Là, de lourds rayonnages en fonte portaient des sacs régulièrement alignés munis d'un cachet de cire. Déchiffrant les caractères arabes, Paladin annonça que chacun des sacs contenait cent mille livres.
- Et on dit que la Turquie est ruinée, fit Mitia, étonné. Il y a là des millions !
- C'est pour cela que nous n'allons plus bouger d'ici, au moins on sera certain que personne n'y touchera, décida Sobolev. On m'a déjà accusé une fois d'avoir subtilisé le trésor du khan. «a suffit.
La porte de la salle du trésor resta entrouverte, et personne ne parla plus des millions. On apporta de la gare un appareil télégraphique que l'on ins-256
talla dans l'antichambre en tirant un fil à travers toute la place. Tous les quarts d'heure, Varia essayait d'entrer en contact ne serait-ce qu'avec Andrinople, mais l'appareil ne donnait aucun signe de vie.
Au bout d'un moment, on vit arriver une députa-tion des marchands et du clergé qui supplièrent de ne pas piller les maisons et de ne pas détruire les mosquées, mais de fixer plutôt une contribution, dans les cinquante mille livres par exemple, les pauvres habitants de la ville étant incapables d'en rassembler davantage. quand le chef de la députa-tion, un gros Turc au nez camus vêtu d'une redingote et coiffé d'un fez, comprit qu'il avait devant lui le légendaire Ak Pacha en personne, le montant de ladite contribution se trouva sur-le-champ multiplié par deux.
Sobolev voulut calmer les envoyés en leur expliquant qu'il n'était pas habilité à recevoir de contribution. Le Turc au nez camus jeta un regard de biais à la porte non fermée de la salle du trésor et leva respectueusement les yeux au ciel :
- Je comprends, Effendi. Cent mille livres pour un grand personnage comme toi, ce n'est rien du tout!
Dans le pays, les nouvelles se répandaient vite. Deux heures ne s'étaient pas écoulées après le départ des quémandeurs de San Stefano qu'Ak Pacha voyait se présenter à son cabinet une ambassade de marchands grecs venant de Constantinople même. Ceux-ci ne proposèrent pas de contribution, mais offrirent aux " valeureux guerriers chrétiens " des sucreries et du vin.
Ils expliquèrent que la ville comptait un grand nombre de chrétiens orthodoxes et demandèrent de
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ne pas tirer au canon, mais que s'il fallait absolument le faire un peu, qu'ils ne tirent pas sur le quartier de Péra, o˘ se trouvaient un grand nombre de magasins et de dépôts remplis de marchandises, mais plutôt sur Galata ou, mieux encore, sur les quartiers arméniens et juifs. Ils tentèrent de remettre à Sobolev une épée en or ornée de pierres précieuses, furent mis à la porte et s'en retournèrent apparemment rassurés.
- Byzance, la ville impériale ! fit Sobolev, ému, en considérant par la fenêtre les lueurs scintillantes de la grande cité. Rêve constant et inaccessible des souverains russes. Là sont les racines de notre foi et celles de notre civilisation. Là est la clé de toute la Méditerranée. Et elle est si proche ! Il suffirait de tendre la main et de la prendre. Est-ce qu'encore une fois, on repartira bredouille ?
- Ce n'est pas possible, Excellence, s'écria Mitia Gridnev. Le tsar ne le permettra pas !
- Hélas, mon pauvre Mitia ! Je parie que nos sages de l'arrière, les Kortchakov et les Gnatiev, ont déjà entamé les pourparlers et qu'ils frétillent de la queue devant les Anglais. Ils n'auront pas le souffle nécessaire pour s'emparer de ce qui appartient à la Russie selon un droit antique, je suis certain qu'ils ne l'auront pas ! En 29, Dibitch est venu jusqu'à Andrinople, aujourd'hui, vous le voyez, nous sommes à San Stefano.
Et pourtant, cela ne donnera rien. Je vois pour ma part une Russie grande et forte qui rassemblerait les terres slaves d'Arkhangelsk à Constantinople et de Trieste à Vladivostok ! Ce n'est qu'alors que les Romanov rempliraient leur mission historique et pourraient enfin, en en finissant avec les guerres constantes, passer à l'organisation de leur malheureux Empire.
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Mais si on recule, cela voudra dire que nos fils et nos petits-fils auront encore à verser leur sang et celui des autres pour essayer d'atteindre les murailles de la ville impériale. Tel est le chemin de croix destiné au peuple russe !
- J'imagine ce qui se passe en ce moment à Constantinople, dit Paladin d'un air rêveur en regardant lui aussi par la fenêtre. Ak Pacha est à San Stefano ! Au palais, c'est la panique, on évacue le harem, les eunuques courent dans tous les sens en remuant leur gros derrière. J'aimerais bien savoir si Abd˘l-Hamid est déjà passé sur la rive asiatique ? Et il ne peut venir à l'idée de personne que vous êtes arrivé là, Michel, avec un seul bataillon. Si on était en train de faire un poker, ça constituerait un bluff étonnant, avec garantie totale de voir l'adversaire jeter ses cartes et passer.
Pérépelkine recommença à s'alarmer :
- C'est de mal en pis ! MikhaÔl Alexandrovitch, Excellence, mais ne l'écoutez pas ! Vous voyez bien que vous courez à votre perte ! Déjà vous venez de vous fourrer dans la gueule du loup ! On n'en a rien à faire d'Abdul-Hamid !
Sobolev et le correspondant se regardèrent dans le blanc des yeux.
- Et qu'est-ce que je risque, à vrai dire ? (Le général serra le poing à en faire craquer ses doigts.) Bon, si la garde du sultan ne prend pas peur et qu'elle essaie de nous tirer dessus, je bats en retraite et voilà tout.
qu'est-ce que vous en dites, Charles, elle est importante, la garde d'Abdul-Hamid ?
- Abd˘l-Hamid a une bonne garde, mais il ne la laissera s'éloigner de lui à
aucun prix.
- Ce qui veut dire qu'ils ne me poursuivront pas. Pénétrer dans la ville en une colonne, dra-259
peaux au vent et avec roulement des tambours, moi en tête, monté sur Gulnora.
De plus en plus excité, Sobolev se mit à aller et venir dans son cabinet.
- Il faut agir avant le jour, pour qu'ils ne s'aperçoivent pas que nous sommes si peu nombreux. Et aller directement au palais. Sans un seul coup de feu ! Croyez-vous qu'on va me présenter les clés de la ville impériale ?
- A coup s˚r ! s'écria Paladin en s'enflammant. Et ça, ce sera la capitulation complète !
- Placer les Anglais devant le fait accompli ! (Le général fendait l'air du tranchant de la main.) Le temps qu'ils réalisent, la ville est déjà aux mains des Russes, et les Turcs ont capitulé. Et si jamais quelque chose ne marche pas, pour moi ça reviendra au même. San Stefano non plus, personne ne m'a autorisé à le prendre !
- Ce sera une conclusion sans précédent ! Et dire que j'en aurai été le témoin direct ! bredouillait le journaliste avec émotion.
- Non, pas un témoin, un acteur ! dit Sobolev en lui donnant une tape sur l'épaule.
Brusquement Pérépelkine se dressa en travers de la porte. Il avait l'air au comble du désespoir, ses yeux bruns étaient exorbités, des gouttes de sueur perlaient à son front :
- Je ne vous laisserai pas y aller ! En tant que chef d'état-major, je proteste ! Reprenez-vous, Excellence ! Souvenez-vous que vous êtes un général de la suite de Sa Majesté, et non pas un quelconque Bachi-Bouzouk !
Je vous en conjure !
- Ecartez-vous, Pérépelkine, vous m'ennuyez ! (Le ton du terrible habitant des cieux se fit violent
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à l'égard du rationaliste.) quand Osman Pacha a tenté sa percée, vous m'avez conjuré aussi de ne pas me mettre en campagne avant d'en recevoir l'ordre. Vous vous êtes même jeté à genoux ! Et qui a eu raison ? Et voilà ! Vous verrez, on me présentera les clés de la ville impériale !
- quelle audace ! s'écria Mitia, vous ne trouvez pas que c'est admirable, Varvara Andréevna ?
Varia ne répondit pas, car elle se demandait s'il fallait admirer ou non.
La détermination folle de Sobolev lui donnait le vertige. De plus, une question se posait : que devait-elle faire, elle ? Devait-elle se mettre en marche au son du tambour en compagnie du bataillon de chasseurs, accrochée à un étrier de Gulnora ? Ou alors rester seule la nuit dans une ville ennemie ?
- Gridnev, je te laisse mes gardes personnels, tu veilleras sur la banque.
Sinon les gens d'ici vont s'emparer du trésor, et on mettra tout cela sur le dos de Sobolev, dit le général.
Le sous-lieutenant essaya de se lamenter :
- Votre Excellence ! MikhaÔl Dmitriévitch ! Moi aussi, je veux aller à
Constantinople !
- Et qui va veiller sur Varvara Andréevna ? fit Paladin sur un ton de reproche dans son russe approximatif.
Sobolev tira de sa poche sa montre en or dont il releva avec bruit le couvercle.
- Il est cinq heures trente. Dans deux heures, deux heures et demie, le jour commencera à se lever. Hé, Goukmassov !
Un sous-lieutenant cosaque de fort belle prestance fit une entrée fulgurante dans la pièce :
- A vos ordres, Excellence !
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- Rassemble les compagnies ! qu'on forme le bataillon en colonne de marche ! Etendards et tambours en tête ! qu'on place aussi en tête les chanteurs ! Nous allons avancer en beauté ! qu'on selle Gulnora !
Exécution ! A six heures zéro zéro, on se met en route !
L'ordonnance partit comme une flèche. Sobolev, lui, s'étira délicieusement et dit :
- Cette fois, Varvara Andréevna, ou je deviens un héros plus grand que Bonaparte ou c'en est enfin fini de ma tête folle.
- Non, ce n'est pas la fin, répondit-elle en fixant le général avec une admiration profonde, tellement il était à ce moment-là superbe, un véritable Achille.
En bon Russe superstitieux, Sobolev cracha trois fois par-dessus son épaule gauche pour déjouer le mauvais sort.
Pérépelkine tenta une fois encore d'intervenir :
- Il n'est pas trop tard pour changer d'avis, MikhaÔl Dmitriévitch !
Permettez-moi de rappeler Goukmassov !
Il fit même un premier pas en direction de la porte, mais à cet instant...
A cet instant précis, on entendit dans l'escalier un bruit de pas nombreux.
La porte s'ouvrit et deux personnes entrèrent : Lavrenty Arkadiévitch Mizinov et Fandorine.
- Eraste Pétrovitch, hurla Varia, qui faillit lui sauter au cou mais se reprit à temps. Mizinov marmonna :
- Oui, il est là ! C'est parfait !
Apercevant derrière les deux hommes des uniformes de gendarme en nombre, Sobolev se renfrogna :
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- Excellence ? Comment se fait-il que vous soyez là ? J'ai bien s˚r agi sans l'avis de mes supérieurs, mais aller jusqu'à m'arrêter, c'est peut-
être excessif !
Mizinov s'étonna :
- Vous arrêter ? Pourquoi cela ? J'ai eu toutes les peines du monde à venir vous rejoindre dans une draisine accompagné d'une demi-compagnie de gendarmes. Le télégraphe ne fonctionne pas, la route est coupée. J'ai essuyé trois attaques et perdu sept hommes. Regardez mon manteau percé par une balle.
Il montra un trou dans sa manche. Eraste Pétrovitch fit un pas en avant. Il n'avait pas changé du tout depuis son départ, il était simplement habillé
d'une manière plus élégante, un vrai dandy : haut-de-forme, imperméable à
capeline, col dur.
- Bonjour, Varvara Andréevna, dit le conseiller titulaire d'une voix avenante. C-c-comme vos cheveux ont repoussé. Je crois que c'est tout de même mieux ainsi.
Il s'inclina légèrement devant Sobolev :
- J'ai appris que vous aviez obtenu une épée en diamants, Excellence. Je vous en félicite, c'est un grand honneur.
Il se contenta d'un rapide signe de tête en direction de Pérépelkine, et, pour finir, s'adressa au correspondant :
- Salaam aleikoum, Anvar Effendi.
lona/ di&cc'ti/i‚'
Wiener Zeitung (Vienne) 21 (9) janvier 1878
... Le rapport de forces entre les deux adversaires à l'étape finale de la guerre est tel que nous ne pouvons plus ignorer la menace que constitue l'expansion pans-lave à la frontière sud de l'Empire austro-hongrois. Le tsar Alexandre et ses satellites la Roumanie, la Serbie et le Monténégro ont concentré un poing de fer de sept cent mille hommes armés de quinze cents canons. Et tout ceci contre qui ? Contre une armée turque démoralisée qui, selon les calculs les plus optimistes, ne compte aujourd'hui pas plus de cent vingt mille soldats affamés et apeurés.
La situation est grave, messieurs ! Il faudrait être une autruche pour ne pas voir le danger qui guette l'ensemble de l'Europe civilisée. Tout retard est synonyme de mort, et si nous restons là, bras croisés, à regarder les hordes scythes...
Fandorine rejeta le pan de son imperméable sur son épaule, et, dans sa main droite, l'acier bruni
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d'un joli petit revolver eut un éclat mat. A la même seconde Mizinov claqua des doigts, deux gendarmes pénétrèrent dans le cabinet et pointèrent leurs carabines sur le correspondant.
- qu'est-ce que c'est que cette bouffonnerie ? hurla Sobolev. que veut dire ce " salaam alei-koum " ? Pourquoi " Effendi " ?
Varia tourna le regard vers Charles. Il se tenait près du mur, les bras croisés sur la poitrine, et regardait le conseiller titulaire avec un sourire à la fois méfiant et ironique.
- Eraste Pétrovitch, bredouilla Varia, mais c'est McLaughlin que vous étiez allé chercher en Angleterre.
- Je suis bien allé en Angleterre, Varvara Andréevna, mais pas du tout pour y rechercher McLaughlin dont je savais pertinemment qu'il n'y était pas et qu'il ne pouvait pas y être.
- Pourtant vous n'avez rien objecté quand Sa Majesté...
Varia s'interrompit, consciente d'avoir été à deux doigts de trahir un secret d'Etat.
- A ce moment-là, je n'avais rien pour étayer mon hypothèse, et, de toute façon, il fallait bien que j'aille voir en Europe.
- Et qu'y avez-vous découvert ?
- Comme il fallait s'en douter, le cabinet anglais n'est pour rien dans l'affaire. Et de un. C'est vrai, à Londres, on ne nous aime pas. C'est vrai, on s'y prépare à une grande guerre. Mais de là à tuer des messagers et à organiser des diversions, c'est trop. La chose serait contraire à
l'esprit sportif anglais. Le comte Chouvalov me l'a d'ailleurs confirmé.
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" Je suis passé à la rédaction du Daily Post o˘ j'ai pu me convaincre de l'innocence totale de McLaughlin. Et de deux. Ses amis et collègues définissent Seamus comme un homme droit et sans ruse, hostile à la politique anglaise et, qui plus est, non sans relations peut-être avec le mouvement nationaliste irlandais. Tout cela ne dessine pas le portrait d'un parfait agent du perfide Disraeli.
" Au retour, je me suis arrêté à Paris, de toute façon c'était ma route, et j'y suis resté un moment. J'y ai fait un saut à la rédaction de La Revue parisienne.
Paladin fit un mouvement, et les gendarmes dressèrent leur arme, prêts à
tirer. Le journaliste hocha la tête, montrant qu'il avait compris, et cacha ses mains derrière son dos, sous les basques de sa redingote de voyage.
Eraste Pétrovitch continua comme si de rien n'était :
- C'est là que j'ai appris qu'à la rédaction, personne n'avait jamais vu le célèbre Charles Paladin. Il leur fait parvenir ses brillants articles, ses essais et ses billets par la poste ou par le télégraphe.
- Et alors ? fit Sobolev, scandalisé. Charles n'est pas un minet de salon, c'est un amateur d'aventures.
- Et ce dans une mesure bien supérieure à celle que suppose Son Excellence.
J'ai feuilleté les vieilles années de La Revue parisienne et constaté une bien curieuse coÔncidence. Les premières publications de monsieur Paladin ont été envoyées de Bulgarie il y a dix ans, c'est-à-dire à l'époque o˘ le vilayet du Danube avait pour gouverneur Midhat
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Pacha, lequel avait pour secrétaire un jeune fonctionnaire du nom d'Anvar.
En 1868, Paladin fait parvenir de Constantinople une série d'esquisses brillantes sur les mours de la cour du sultan. C'est la période de la première notoriété de Midhat Pacha, le moment o˘ il est invité à la capitale pour diriger le Conseil d'Etat. Un an après, le réformateur est envoyé en exil honorifique dans la lointaine province de Mésopotamie, et, comme prise sous le charme, la plume brillante du talentueux journaliste se transporte elle aussi de Constantinople à Bagdad. Durant trois années (or c'est précisément le temps que passe Midhat Pacha en qualité de gouverneur de l'Irak), Paladin va parler des fouilles assyriennes, des Cheiks arabes et du canal de Suez. Sobolev coupa la parole à l'orateur avec colère :
- Vous faussez les perspectives ! Charles a voyagé dans tout l'Orient. Il a envoyé des papiers d'autres lieux que vous ne mentionnez pas parce qu'ils contredisent votre hypothèse. En 73 par exemple, il était avec moi à Khiva.
Nous avons crevé de soif ensemble, nous avons failli fondre de chaleur. Et il n'y avait pas là de Midhat, monsieur le policier !
- Et d'o˘ venait-il quand il est arrivé en Asie centrale ? demanda Fandorine au général.
- Je crois qu'il venait d'Iran.
- Je pense qu'il venait non pas d'Iran, mais d'Irak. A la fin de 1873, le journal publie ses études lyriques sur l'Hellade. Pourquoi tout à coup l'Hel-lade ? Parce que le patron de notre Anvar Effendi est envoyé à ce moment-là à Salonique. Au fait, Varvara Andréevna, vous souvenez-vous de la belle nouvelle sur ses vieilles bottes ?
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Varia, qui, fascinée, ne quittait pas Fandorine des yeux, acquiesça d'un petit signe de tête. Tout ce que relatait le conseiller titulaire était parfaitement délirant, mais il le disait avec une telle conviction, et il s'exprimait si bien, avec tant d'autorité ! Il n'en bégayait même plus.
- Il y fait mention d'un naufrage qui s'est produit dans le golfe de Therma en novembre 1873. Je vous fais observer que c'est en bordure de ce golfe que se situe la ville de Salonique. J'ai appris aussi dans cet article qu'en 1876 l'auteur se trouvait à Sofia et en 1871 à Majdur, parce que c'est précisément cette année-là que les Arabes ont massacré l'expédition archéologique britannique de sir Andrew Weyard. Après ce texte, j'ai commencé à soupçonner très sérieusement monsieur Paladin, mais ses manouvres habiles m'ont plus d'une fois dérouté...
Fandorine rangea son revolver dans sa poche et se tourna vers Mizinov :
- A présent, calculons les dommages qui nous ont été causés par les activités de monsieur Anvar. Le journaliste Charles Paladin est venu rejoindre l'équipe des correspondants de guerre à la fin du mois de juin de l'année dernière. C'était l'époque o˘ notre armée allait de victoire en victoire. Nous avions passé le Danube, l'armée turque était démoralisée, la route de Sofia et au-delà celle de Cons-tantinople étaient ouvertes. Le détachement du général Gourko s'était déjà emparé du col de Chib-kin, clé
de la grande chaîne balkanique. En fait, nous avions déjà gagné la guerre.
Mais que s'est-il passé à ce moment-là ? Une erreur fatale dans le chiffrage conduit notre armée à prendre une Niko-268
pol dont personne n'avait rien à faire tandis que l'armée d'Osman Pacha pénètre dans une Plevna vide sans rencontrer le moindre obstacle, compromettant ainsi la suite de notre marche. Rappelons les circonstances de cet épisode mystérieux. Le chiffreur lablokov commet une faute grave en abandonnant sur sa table une dépêche secrète. Pourquoi agit-il ainsi ?
Parce qu'il est sous le coup de l'émotion que vient de lui procurer l'arrivée inopinée de mademoiselle Souvorova qui est sa fiancée.
Tous les regards se portèrent sur Varia qui se sentit tout à coup devenir quelque chose comme une preuve matérielle.
- Et qui a annoncé à lablokov l'arrivée de sa fiancée ? Le journaliste Paladin. quand, perdant la tête de bonheur, le jeune chiffreur s'est sauvé, il a suffi de recopier le papier chiffré en y remplaçant " Plevna " par "
Nikopol ". Le chiffre de notre armée est, disons-le comme ça, peu complexe, et Paladin connaissait l'opération que l'armée russe était sur le point de conduire, car c'est en sa présence, MikhaÔl Dmitriévitch, que j'ai été
amené à vous parler d'Osman Pacha. Vous souvenez-vous de notre première rencontre ?
Sobolev hocha la tête d'un air sombre.
- Maintenant souvenons-nous de cet Ali Bey mythique dont Paladin aurait obtenu une interview
- " interview " qui nous a co˚té deux mille morts
-, après quoi l'armée russe est restée à piétiner devant Plevna pour longtemps et dans de bien mauvaises conditions. C'était une manouvre risquée, car Anvar ne pouvait qu'attirer le soupçon, mais il n'avait pas d'autre issue. En effet, les Russes
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auraient pu finir par ne laisser contre Osman qu'un corps peu nombreux et poursuivre la progression de l'essentiel de leurs forces vers le sud. Au contraire de cela, l'écrasement de notre premier assaut a fait naître dans notre commandement une idée excessive du danger que représentait Plevna, et notre armée s'est déployée avec toute sa puissance contre cette pauvre petite ville bulgare.
- Attendez, Eraste Pétrovitch, essaya d'objecter Varia, mais Ali Bey a réellement existé. Nos espions l'ont vu à Plevna.
- Nous reviendrons là-dessus un peu plus tard. Pour le moment, repensons aux circonstances de la seconde offensive contre Plevna, dont nous avons dans un premier temps attribué l'échec à la trahison du colonel roumain Loukan qui aurait livré nos dispositifs aux Turcs. Vous aviez raison, Lavrenty Arkadiévitch, " J " dans le carnet de Loukan signifiait bien "
journaliste ", mais faisait référence non pas à McLaughlin, mais à Paladin.
Celui-ci n'avait eu aucune peine à enrôler le pauvre fat devenu une proie facile du fait de ses dettes de jeu et de ses ambitions démesurées. Par la suite, à Bucarest, le journaliste a su fort habilement utiliser mademoiselle Souvorova pour se défaire d'un agent qui avait perdu tout son prix et qui commençait au contraire à représenter un certain danger. En outre, je n'exclus pas l'idée qu'Anvar commençait à avoir besoin de reprendre contact avec Osman Pacha. Sa mise à l'écart de notre armée, provisoire et comportant une réhabilitation prévue d'avance, lui en donnait la possibilité. Le correspondant français a été absent un mois. Et c'est précisément à ce moment-là que notre service de
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renseignements nous a fait savoir que le commandant turc avait auprès de lui un mystérieux conseiller du nom d'Ali Bey. Ce même Ali Bey a d'ailleurs pris la peine de se montrer un peu dans le monde en se faisant remarquer par l'importance de sa barbe. Comme vous avez d˚ vous moquer de nous, monsieur l'espion.
Paladin ne répondit pas. Il regardait le conseiller titulaire avec la plus grande attention et en ayant l'air d'attendre quelque chose.
- L'apparition d'Ali Bey à Plevna était nécessaire pour écarter les soupçons qui pesaient sur Paladin à la suite de sa malheureuse interview.
Cela dit, je ne doute pas un seul instant du grand bénéfice qu'a su tirer Anvar de ce mois de séjour : il s'est au moins mis d'accord avec Osman Pacha sur des actions à conduire et il s'est établi un contact utile. Vous savez que notre service de contre-espionnage ne s'opposait pas à ce que les correspondants étrangers aient dans la ville assiégée leurs propres informateurs. Anvar Effendi a même pu, s'il en a éprouvé le besoin, se rendre à Constan-tinople. Plevna n'étant pas encore coupée des voies de communication, c'était tout simple. Il suffisait d'aller à Sofia, et là de prendre un train pour se retrouver le lendemain à Istanbul.
" Le troisième assaut représentait pour Osman Pacha un très grand danger, surtout du fait de l'attaque surprise de MikhaÔl Dmitriévitch. Cette fois Anvar a eu de la chance et nous pas. Le hasard perfide a été contre nous : alors qu'il se rendait au poste de commandement, votre officier d'ordonnance Zourov est passé à proximité des correspondants de presse auquel il a fait savoir que vous
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étiez à Plevna. Anvar a bien entendu perçu toute la signification de cette information ainsi que deviné le contenu de la mission de Zourov. Il fallait gagner du temps, donner à Osman Pacha la possibilité de revoir la disposition de ses forces et d'expulser MikhaÔl Dmitriévitch et son modeste détachement de Plevna avant l'arrivée de renforts. Et Anvar prend encore des risques et improvise. Il se montre audacieux, agit en virtuose et avec le plus grand talent. Et comme toujours de la manière la plus impitoyable.
" Au moment o˘, apprenant l'avancée victorieuse du flanc sud, les journalistes se sont jetés à qui irait le plus vite vers les appareils du télégraphe, Anvar s'est, lui, lancé à la poursuite de Zourov et de Kazanzakis. Monté sur son célèbre lanytchar, il n'a eu aucune peine à les rattraper, et là, profitant d'un espace désert, il les a assassinés tous les deux. Il semblerait qu'au moment de l'attaque il se soit trouvé entre les deux hommes, le capitaine de cavalerie étant à sa droite et le gendarme à sa gauche. Anvar tire à bout portant dans la tempe gauche du hussard, et, l'instant suivant, envoie une balle dans le front du lieutenant-colonel qui s'est retourné en entendant le coup de feu. Tout cela ne prend pas plus d'une seconde. Tout autour, des troupes vont et viennent, mais les cavaliers se trouvent dans un chemin creux, personne ne les voit. quant aux deux coups de feu, au milieu de la canonnade constante, on doute qu'ils aient pu éveiller l'attention de quelqu'un. Le meurtrier laisse sur place le corps de Zourov, non sans lui enfoncer dans le dos le couteau du gendarme. Je veux dire qu'il a commencé par le tuer, et ce n'est 272
qu'après, alors qu'il était déjà mort, qu'il l'a poignardé, et non l'inverse comme on l'avait cru dans un premier temps. Le but de son action est simple, il s'agit de faire peser les soupçons sur Kazanzakis. Ces mêmes considérations conduisent Anvar à transporter le corps du lieutenant-colonel dans le buisson le plus proche et à simuler un suicide.
- Et la lettre ? s'écria Varia, la lettre de ce prince géorgien ?
- C'est là un coup d'une grande habileté, reconnut Fandorine. Les services d'espionnage turcs avaient sans doute connaissance des penchants particuliers de Kazanzakis depuis le séjour de ce dernier à Tiflis. Je suppose qu'Anvar Effendi avait un oil sur le lieutenant-colonel avec l'idée de pouvoir peut-être un jour avoir recours au chantage. Mais les événements prenant un autre tour, cette information a été mise à profit pour nous faire perdre la piste. Anvar a tout simplement pris une page blanche sur laquelle il a rédigé à la va-vite une lettre caricaturale d'homosexuel. Là, il a poussé son zèle un peu loin, et j'ai tout de suite trouvé la lettre douteuse. Premièrement, il est difficile de croire qu'un prince géorgien puisse écrire si mal le russe, il a bien fait au moins des études au lycée.
Deuxièmement, vous vous souvenez peut-être que j'ai questionné Lavrenty Arkadiévitch au sujet de l'enveloppe et qu'il nous a appris que la lettre était dans la poche du mort, sans enveloppe. Dans ce cas, on se demande comment elle aurait pu rester aussi impeccable. Kazanzakis est en effet censé l'avoir portée sur lui toute une année !
- Tout cela est parfait, intervint Mizinov, et c'est la seconde fois en vingt-quatre heures que
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vous m'exposez vos réflexions, mais je vous le redemande : pourquoi avez-vous gardé tout cela pour vous ? Pourquoi ne nous avez-vous pas fait part de vos doutes avant ?
- quand on conteste une version, il faut en avancer une autre, et moi, je n'arrivais pas à relier les morceaux, répondit Eraste Pétrovitch. Notre homme utilisait des moyens trop divers. J'ai honte de l'avouer, mais pendant un moment, le suspect principal a été à mes yeux monsieur Pérépelkine.
- ErémeÔ ? (Sobolev fit un geste des bras qui marqua son intense étonnement.) Là, messieurs, c'est franchement de la paranoÔa.
Pérépelkine, lui, cligna plusieurs fois des yeux et déboutonna nerveusement son col qui le serrait.
- Oui, c'est bête, acquiesça Fandorine, mais monsieur le lieutenant-colonel me tombait sans cesse sous la main. Son apparition même avait eu quelque chose de suspect : sa capture et sa libération miraculeuse, le coup de feu à bout portant manqué. D'habitude, les Bachi-Bouzouks tirent mieux que cela. Puis il y a eu cette histoire avec le chiffrage : or, c'est précisément Pérépelkine qui a remis au général KriÔdener l'ordre de marcher sur Nikopol. Et qui a poussé le naÔf journaliste Paladin à aller voir les Turcs à Plevna ? Et ce " J " mystérieux dans le carnet de Loukan ?
Souvenez-vous que Zourov avait surnommé Pérépelkine " Jérôme " et que ce nom lui est resté. Cela pour une part. Par ailleurs, reconnaissez-le, Anvar Effendi s'était fabriqué une couverture tout simplement idéale. Je pouvais b‚tir autant d'hypothèses logiques que je le voulais, il me suffisait de jeter un regard à Charles Paladin, et tout s'effondrait.
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Regardez donc cet homme. (Fandorine désignant Paladin à l'attention générale, celui-ci fit un petit salut empreint de la plus grande modestie.) Peut-on croire que ce journaliste séduisant, spirituel, européen des pieds à la tête, et le perfide et cruel chef des services secrets turcs soient une seule et même personne ?
- Jamais, déclara Sobolev. Maintenant encore je ne le crois pas !
Eraste Pétrovitch hocha la tête d'un air satisfait.
- Revenons à présent à l'histoire de McLaugh-lin et à la percée manquée des Turcs. Là tout était simple, pas l'ombre d'un risque. Glisser dans l'oreille de cet homme confiant cette nouvelle " sensationnelle " n'a représenté aucune difficulté. L'informateur dont l'Irlandais taisait si soigneusement l'identité et dont il était si fier travaillait à coup s˚r pour vous, effendi.
Choquée par cette façon de s'adresser à Charles, Varia sursauta. Non, il y avait quelque chose qui n'allait pas. Il n'était pas un " effendi " !
- Vous avez habilement su tirer profit de la naÔveté de McLaughlin ainsi que de sa vanité. Il enviait tellement le brillant Paladin, il rêvait tellement de faire mieux que lui ! Jusque-là il n'avait réussi à le battre qu'aux échecs, et encore pas toujours, et tout à coup voilà que se présentait une occasion extraordinaire ! Exclusive information from most reliable sources ! Et quelle information ! Pour une nouvelle pareille, n'importe quel reporter est prêt à vendre son ‚me au diable. Si McLaughlin n'avait pas rencontré par hasard Varvara Andréevna et s'il ne s'était pas laissé aller à bavarder... Osman aurait piétiné le corps de grenadiers, rompu le blocus et se
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serait retiré à Chipka. Et la situation sur le front aurait été
désastreuse.
- Mais si McLaughlin n'est pas un espion, o˘ est-il passé ? demanda Varia.
- Vous souvenez-vous du récit de Ganetski sur la façon dont les Bachi-Bouzouks ont attaqué son état-major et sur la peine qu'il a eue à se sortir de là vivant ? Je pense que ce n'était pas Ganetski qui intéressait les Turcs, c'était McLaughlin. Il était indispensable de le mettre à l'écart, et il a disparu. Sans la moindre trace. Selon toute vraisemblance, le pauvre Irlandais, trompé et sali par le soupçon, gît aujourd'hui quelque part au fond de la rivière Vid, avec une pierre au cou. A moins que, fidèles à leur délicieuse habitude, les Bachi-Bouzouks ne l'aient découpé
en pièces.
Varia eut un sursaut en revoyant le correspondant à la mine replète dévorer les petits p‚tés à la confiture lors de leur dernière rencontre. Il ne lui restait alors plus que deux heures à vivre...
- N'avez-vous pas eu pitié du pauvre McLaughlin ? dit Fandorine.
Mais, d'un geste élégant, Paladin (ou peut-être Anvar Effendi ?) l'enjoignit de poursuivre avant de cacher de nouveau sa main derrière son dos.
Varia se souvint que, conformément à la science psychologique, des mains cachées derrière le dos signalent un caractère dissimulateur et la volonté
de ne pas dire la vérité. Etait-ce possible ? Elle se rapprocha du journaliste, les yeux fixés sur son visage, essayant de découvrir dans les traits familiers quelque chose d'étranger, de terrible. Le visage de Paladin était comme d'habitude, peut-être seulement un tout petit peu plus p‚le. Il ne la regardait pas.
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- La percée n'a pas été réussie, mais une fois encore vous êtes sorti indemne de l'aventure. J'ai fait de mon mieux pour revenir de Paris le plus rapidement possible et pour rejoindre le thé‚tre des opérations militaires.
Je savais déjà avec certitude qui vous étiez, et j'avais conscience du grand danger que vous représentiez.
- Vous auriez pu envoyer un télégramme, grogna Mizinov.
- quel télégramme, Excellence ? " Le journaliste Paladin est Anvar Effendi
" ? Vous auriez pensé que Fandorine était devenu fou. Souvenez-vous du temps qu'il m'a fallu pour vous exposer les preuves, vous ne vouliez pas vous résoudre à abandonner la version de l'intervention anglaise. quant au général Sobolev, comme vous pouvez le voir, il n'est encore pas convaincu malgré l'ampleur de mes explications.
Sobolev hocha la tête d'un air têtu :
- Nous allons vous écouter jusqu'au bout, Fandorine, après quoi nous donnerons la parole à Charles. L'instruction d'une affaire ne saurait consister dans le seul discours du procureur.
- Merci, Michel, fit Paladin avec un bref sourire. Comme dit l'autre *, a friend in need is a friend indeed*. Une question pour monsieur le procureur*. Comment en êtes-vous venu à me soupçonner ? Au commencement"?
Soyez assez gentil pour satisfaire ma curiosité.
- C'est simple ! expliqua Fandorine. Vous avez commis une telle imprudence.
Il ne faut pas fanfaronner de la sorte et sous-estimer à ce point son adversaire ! Il m'a suffi de voir la façon dont vous avez signé vos premiers textes dans La Revue pari-277
sienne, Charles Paladin d'HevraÔs, pour me souvenir que, selon certains informateurs, Anvar Effendi, notre principal adversaire, serait né dans la petite ville bosniaque d'HevraÔs. Paladin d'HevraÔs était, reconnaissez-le, un pseudonyme par trop transparent. Il aurait pu ne s'agir bien s˚r que d'une coÔncidence, mais en tout état de cause, cela éveillait des soupçons.
Il est probable qu'au début de vos activités de journaliste, vous n'imaginiez pas encore que le masque de correspondant allait pouvoir vous servir pour des actions d'un tout autre ordre. Je suis persuadé que vous avez commencé à écrire pour les journaux français m˚ par des mobiles parfaitement innocents : c'était une façon de donner issue à vos talents littéraires hors du commun et en même temps d'éveiller chez les Européens un intérêt pour les problèmes de l'Empire ottoman et en particulier pour la figure du grand réformateur Midhat Pacha. Vous vous êtes d'ailleurs admirablement tiré de votre t‚che. Le nom du sage réformateur Midhat revient dans vos publications plus de cinquante fois. On peut dire que c'est vous précisément qui avez fait de lui une figure populaire et respectée dans l'Europe entière et particulièrement en France, o˘ il s'est d'ailleurs réfugié pour l'heure.
Varia se souvint que Paladin avait parlé d'un père ardemment aimé habitant la France. Serait-il possible que tout cela soit vrai ? Prise de terreur, elle regarda le correspondant. Celui-ci continuait à conserver le plus parfait sang-froid, mais elle eut tout de même l'impression que son sourire était un peu fabriqué.
- A ce propos, je ne crois pas que vous ayez trahi Midhat Pacha, poursuivit le conseiller titu-278
laire. C'est là un jeu subtil. Maintenant, après la défaite de la Turquie, il va revenir, ceint des lauriers du martyr, et sera de nouveau à la tête du gouvernement. Du point de vue de l'Europe, c'est un personnage parfaitement idéal. A Paris, sa popularité est extrême. (Fandorine porta la main à sa tempe, et Varia remarqua soudain combien il était p‚le et combien il avait l'air fatigué.) J'ai essayé d'aller le plus vite possible, mais les trois cents verstes qui séparent Sofia de Guermanly m'ont pris plus de temps que les mille cinq cents entre Paris et Sofia. Ces routes des arrières sont indescriptibles. Dieu merci, Lavrenty Arkadiévitch et moi, nous sommes arrivés à temps. Dès que le général Stroukov m'a annoncé que Votre Excellence était partie à San Stefano en compagnie du journaliste Paladin, j'ai compris que c'était là le quitte ou double d'Anvar Effendi.
Ce n'est pas par hasard que le télégraphe est coupé. J'avais très peur, MikhaÔl Dmitriévitch, que cet individu ne profite de votre caractère aventureux et de votre go˚t des honneurs pour vous convaincre d'aller à
Constantinople.
- Et pourquoi cette perspective vous faisait-elle si peur, monsieur le procureur ? demanda Sobolev avec ironie. Les guerriers russes seraient entrés dans la capitale de l'Etat turc, et alors ?
- Comment cela, et alors ? s'écria Mizinov en portant la main à son cour.
Vous êtes fou ! C'était la fin de tout !
- La fin de quoi ? essaya de rétorquer Achille en haussant les épaules.
Mais Varia lut de l'inquiétude dans ses yeux.
- La fin de notre armée, la fin de nos conquêtes, la fin de la Russie !
déclara d'une voix terrible
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le chef des gendarmes. Le comte Chouvalov, notre ambassadeur en Angleterre, nous a dépêché une information chiffrée. Il a vu de ses propres yeux le mémorandum secret du cabinet de Saint-James. En vertu d'un accord secret passé entre la Grande-Bretagne et l'Empire austro-hongrois, au cas o˘ un seul soldat russe mettrait les pieds à Constantino-ple, l'escadre cuirassée de l'amiral Gorbee ouvre immédiatement le feu tandis que l'armée austro-hongroise passe la frontière serbe et la frontière russe. Vous vous rendez compte, MikhaÔl Dmitrié-vitch. Nous étions menacés d'une défaite bien plus terrible que celle de Crimée. Le pays est exsangue. Après l'épopée de Plevna, nous n'avons plus de flotte dans la mer Noire. Le trésor est vide.
La catastrophe aurait été totale. Sobolev, dérouté, se taisait.
- Mais Votre Excellence a eu la sagesse et le bon sens de ne pas aller au-
delà de San Stefano, dit Fandorine respectueusement. Lavrenty Arka-diévitch et moi aurions donc pu ne pas tant nous h‚ter.
Varia vit le visage du général blanc devenir rubicond. Sobolev toussota et n'en acquiesça pas moins d'un signe de tête empli de dignité, les yeux fixés sur le sol de marbre.
Le hasard voulut qu'à cet instant précis le sous-lieutenant Goukmassov se glisse par la porte. Il coula un regard de mépris en direction des uniformes bleus des gendarmes et hurla :
- Excellence, permettez-moi de vous faire mon rapport.
Varia fut envahie d'un sentiment de pitié pour le pauvre Achille, et elle détourna le regard tandis
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que cette b˚che de Goukmassov continuait de cette même voix sonore :
- Il est six heures zéro zéro ! Conformément à l'ordre reçu, le bataillon est prêt à se mettre en marche, Gulnora est sellée ! Nous n'attendons plus que Votre Excellence, et en avant pour la ville impériale !
- A remettre, crétin ! bredouilla le héros cramoisi. Au diable la ville impériale !
N'y comprenant plus rien, Goukmassov sortit de la pièce à reculons. Et à
peine la porte se referma-t-elle que se passèrent des choses auxquelles personne ne s'attendait.
- Et maintenant, mesdames et messieurs, la parole est à la défense* !
déclara Paladin d'une voix forte.
Il sortit brutalement sa main droite de derrière son dos. Cette main tenait un revolver qui cracha deux fois le tonnerre et l'éclair.
Et dans un même mouvement, comme si elles s'étaient donné le mot, Varia vit les vareuses des deux gendarmes exploser sur le côté gauche de leur poitrine. Les carabines roulèrent à terre dans un bruit métallique, les gendarmes s'effondrèrent presque sans bruit.
Les oreilles assourdies par les coups de feu, Varia n'eut le temps ni d'avoir peur ni de crier, Paladin tendit sa main gauche, l'agrippa solidement par le coude et l'attira à lui, en se protégeant de son corps comme d'un bouclier.
Scène muette, comme dans Le Révizor de Gogol, pensa Varia sans la moindre émotion en voyant un gendarme imposant se profiler à la porte et se figer sur place. Eraste Pétrovitch et Mizinov tendaient 281
leur arme. Le général semblait fulminer, le conseiller titulaire avait un air malheureux. Sobolev ouvrit les bras dans un geste de perplexité et resta dans cette position. Mitia Gridnev, la bouche ouverte, battait de ses cils admirables. Pérépelkine, qui avait levé les mains pour reboutonner sa vareuse, oubliait de les baisser.
- Charles, vous êtes devenu fou ! cria Sobolev en faisant un pas en avant.
Vous cacher derrière une dame !
- Msieur Fandorine vient de prouver que je suis un Turc, répondit Paladin d'un air ironique, et Varia sentit sur sa nuque son souffle chaud. Or les Turcs ne font pas de manières avec les femmes.
- Ou-ou-ou... gémit Mitia.
Et, baissant la tête comme un petit veau, il se jeta en avant.
Le revolver de Paladin claqua une nouvelle fois, juste sous le coude de Varia, et le jeune sous-lieutenant tomba face contre terre en poussant un dernier cri.
Tous se figèrent de nouveau.
Paladin tirait Varia en arrière et sur le côté.
Sans hausser la voix, il donna un avertissement clair :
- Celui qui bouge, je le descends.
Varia eut l'impression que le mur s'ouvrait dans son dos, et brusquement elle se trouva dans une autre pièce.
Oh, oui ! c'était la salle du trésor de la banque !
Paladin claqua la porte et tira le verrou.
Ils n'étaient plus que tous les deux.
Bulletin du gouvernement (Saint-Pétersbourg) 9 (21) janvier 1878
... incline à des réflexions peu réjouissantes. Voici quelques extraits du discours de M. Kh. Reitern, secrétaire d'Etat, ministre des Finances, prononcé jeudi dernier à la réunion de l'Union panrusse des banques. En 1874, pour la première fois depuis de longues années, nous étions parvenus à un solde positif des recettes sur les dépenses, dit le ministre. Les prévisions budgétaires pour 1876 avaient été calculées par la comptabilité
de l'Etat avec un volant de 40 millions de roubles. Cependant une année presque complète d'actions militaires a co˚té au trésor un milliard vingt millions de roubles, et nous manquons de moyens pour la poursuite de notre campagne. Les réductions de dépenses dans le budget civil ont fait qu'en 1877 on n'a pas construit en Russie une seule verste de chemin de fer. La dette intérieure et extérieure de l'Etat a pris des proportions inhabituelles et constitue de ce fait...
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Paladin l‚cha le coude de Varia qui, horrifiée, s'écarta d'un mouvement vif.
Par la lourde porte, des voix leur parvenaient, fortement assourdies.
- quelles sont vos conditions, Anvar ? C'était Eraste Pétrovitch.
- Pas de conditions ! (Mizinov) Ouvrez immédiatement cette porte ou je la fais sauter à la dynamite !
- Vous, contentez-vous de donner des ordres dans votre corps de gendarmes !
(Sobolev) Si vous utilisez de la dynamite, elle n'a aucune chance !
- Messieurs, cria en français Paladin qui n'était pas Paladin, cela finit par devenir indécent ! Vous ne me laissez pas bavarder tranquillement avec une dame !
- Charles ! Ou quel que soit votre nom ! hurla Sobolev d'une voix de basse retentissante comme n'en possèdent que les généraux. Si vous touchez ne serait-ce qu'à un cheveu de Varvara Andréevna, je vous pends haut et court sans le moindre jugement et sans instruction !
- Un mot de plus, et je la tue, elle d'abord, avant de me suicider ! lança Paladin en haussant la voix et en prenant des accents tragiques, mais tout en coulant à Varia un clin d'oil amusé, comme s'il venait de se permettre une plaisanterie quelque peu douteuse, mais tellement drôle.
Derrière la porte, ce fut le silence.
- Ne me regardez pas comme s'il venait tout à coup de me pousser des cornes et des griffes, mademoiselle Barbara, dit tout doucement Paladin de sa voix habituelle et en se frottant les yeux d'un geste las. Il va de soi que je n'ai nullement
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l'intention de vous tuer et que je ne souhaiterais en rien mettre votre vie en danger.
- Ah bon ! ? demanda-t-elle perfidement. Alors pourquoi toute cette mise en scène ? Pourquoi avez-vous tué trois hommes qui n'avaient rien fait ? Sur quoi comptez-vous ?
Anvar Effendi (il convenait à présent d'oublier Paladin) sortit sa montre.
- Il est six heures cinq. J'ai eu besoin de toute cette mise en scène pour gagner du temps. A ce propos, inutile de vous soucier pour monsieur le sous-lieutenant. Sachant que vous lui étiez attachée, je lui ai simplement fait un trou dans le mollet, rien de bien grave. Par la suite il pourra se vanter d'avoir été blessé au combat. quant aux gendarmes, que voulez-vous, c'est leur service qui veut ça.
- Gagner du temps pour quoi faire ? demanda Varia, inquiète.
- Voyez-vous, mademoiselle Barbara, conformément au plan, dans une heure vingt minutes, c'est-à-dire à sept heures et demie, doit arriver à San Stefano le régiment des tirailleurs anatoliens. C'est l'un des meilleurs détachements de la garde turque. On avait calculé qu'à cette heure, Sobolev aurait déjà eu le temps de s'avancer dans la banlieue d'Istanbul, et, pris sous le feu de la flotte anglaise, de battre en retraite. Les soldats de la garde auraient frappé par-derrière les Russes reculant dans le désordre.
C'était un plan magnifique, et, jusqu'à la dernière minute, tout marchait exactement comme prévu.
- De quel plan parlez-vous ?
- Je vous le dis, un plan magnifique. Pour commencer, il fallait un peu pousser Michel à s'intéres-285
ser à ce train de passagers qui stationnait dans la gare comme une tentation. Là vous m'avez beaucoup aidé, et je vous en remercie. Vous avez parlé d'" ouvrir un livre ", de " boire une tasse de thé ". C'était sublime. La suite était toute simple : l'orgueil sans limites de notre incomparable Achille, son go˚t du risque et sa foi dans son étoile devaient parachever l'affaire. Oh ! Sobolev n'aurait pas été tué ! J'y aurais veillé. Premièrement parce que je lui suis sincèrement attaché, deuxièmement parce que la détention du grand Ak Pacha par les Turcs aurait été un point de départ sans pareil pour la seconde étape de la guerre des Balkans... (Anvar poussa un soupir.) quel dommage que les choses aient été
interrompues. Votre jeune vieillard Fandorine mérite des applaudissements.
Comme disent les sages orientaux, c'est le karma !
- que disent-ils exactement ? demanda Varia étonnée.
- Vous voyez, mademoiselle Barbara, vous ne manquez pas d'instruction, vous êtes une jeune intellectuelle, et pourtant vous ne connaissez pas un certain nombre de choses élémentaires, dit sur un ton de reproche l'étrange interlocuteur de la jeune femme. Le karma est l'un des concepts de base de la philosophie indienne et de la philosophie bouddhiste. Il a quelque chose à voir avec la notion chrétienne de destin, mais c'est beaucoup plus subtil. Le malheur de l'Occident est qu'il méprise la sagesse de l'Orient.
Et pourtant l'Orient, qui compte beaucoup plus de siècles, est plus avisé
et plus complexe. Ma Turquie est justement située à la croisée des deux, et ce pays pourrait avoir un grand avenir.
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Mais Varia interrompit assez sèchement ses réflexions :
- L'heure n'est pas aux conférences. qu'avez-vous l'intention de faire ?
- Comment cela ? s'étonna Anvar. J'ai l'intention d'attendre sept heures et demie, bien s˚r. La première partie du plan a échoué, mais les tireurs anatoliens vont tout de même arriver. Il y aura un combat. Si c'est notre garde qui est victorieuse - et elle a pour elle la supériorité du nombre et l'excellence de l'entraînement de ses soldats, en outre elle va bénéficier d'un effet de surprise -, je suis sauvé. Si Sobolev et ses hommes résistent... Mais ne faisons pas de projets à l'avance. Au fait (il regarda Varia dans les yeux de la manière la plus sérieuse), je connais votre courage, mais n'essayez pas d'avertir vos amis de ce qui les attend. Vous n'aurez pas le temps d'ouvrir la bouche pour crier que je serai obligé de vous mettre un b‚illon. Et je le ferai, quels que soient le respect et la sympathie que j'éprouve à votre égard.
A ces mots, il détacha sa cravate pour en faire une boule bien ferme qu'il glissa dans sa poche.
- Un b‚illon à une femme ? ricana Varia. Je vous préférais en Français !
- Soyez assurée qu'avec des enjeux de cette taille, un espion français agirait à ma place très exactement de la même manière. J'ai pris l'habitude de ne pas ménager ma personne, et j'ai risqué bien des fois mon existence dans des affaires importantes. Cela me donne le droit de ne pas ménager la vie d'autrui. Ici, mademoiselle Barbara, c'est un jeu d'égal à égal. Un jeu cruel, mais la vie est d'une manière générale remplie de cruauté.
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Vous croyez que je n ai pas éprouvé de pitié pour le valeureux Zourov et pour le brave garçon qu'était McLaughlin ? J'en ai éprouvé, et beaucoup, mais il y a des valeurs plus précieuses que les sentiments.
- quelles valeurs ? s'écria Varia. Veuillez m'expliquer, monsieur l'intrigant, quelles sont ces idées supérieures au nom desquelles on peut tuer un homme qui vous traite en ami ?
- Excellent sujet de discussion. (Anvar lui avança une chaise :) Asseyez-vous, mademoiselle Barbara, nous avons du temps devant nous. Et ne me regardez pas avec cette hostilité. Je ne suis pas un monstre, je ne suis qu'un ennemi de votre pays. Je n'aimerais pas que vous me considériez comme un démon dénué de toute sensibilité tel que m'a décrit monsieur Fandorine auquel je reconnais une perspicacité exceptionnelle. En voilà un, entre parenthèses, que j'aurais d˚ mettre à temps hors d'état de nuire... Oui, j'ai tué. Mais tous ici, nous avons tué, et votre Fandorine, et le défunt Zourov, et Mizinov. quant à Sobolev, c'est un meurtrier au carré, on peut dire qu'il nage dans le sang. Deux rôles seulement sont possibles dans nos jeux masculins : celui de tueur ou celui de tué. Ne vous inventez pas un monde d'illusions, mademoiselle, nous vivons tous dans une jungle. Essayez de me considérer sans parti pris, en oubliant que vous êtes russe et moi turc. Je suis un homme qui a choisi dans la vie une voie très difficile. Un homme en outre auquel vous n'êtes pas indifférente. Je suis même un peu amoureux de vous.
Heurtée par le " un peu ", Varia fronça les sourcils :
- Vous m'en voyez infiniment reconnaissante.
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- Et voilà, je me suis mal exprimé, dit Anvar en ouvrant les bras pour marquer son regret. Je ne peux pas me permettre de tomber sérieusement amoureux, ce serait un luxe impardonnable et dangereux. Mais laissons cela.
Permettez-moi plutôt de répondre à votre question. Tromper ou tuer un ami est une lourde épreuve, mais il arrive qu'on soit amené à en passer par là.
J'ai eu l'occasion... (Il eut un spasme nerveux du coin de la bouche.) Cependant, quand on voue toute sa personne à un grand but, on est obligé de faire le sacrifice de ses attachements personnels. Tenez, je vais vous donner des exemples tout proches. Je suis certain qu'en tant que jeune fille moderne, vous voyez d'un bon oil les idées révolutionnaires. Il en est bien ainsi, n'est-ce pas ? Or, chez vous, en Russie, les révolutionnaires ont déjà commencé à tirer quelques petits coups de feu. Et bientôt, c'est une véritable guerre secrète qui va éclater, croyez-en un professionnel. Des jeunes gens et des jeunes filles pétris d'idéalisme vont commencer à faire sauter des palais, des trains et des voitures. Et chaque fois, outre le ministre réactionnaire ou le gouverneur ennemi du peuple, seront immanquablement victimes des innocents : parents, collaborateurs, serviteurs. Mais au nom de l'idée, cela ne compte pas, on peut le faire.
Attendez un tout petit peu, et vous verrez vos idéalistes travailler à
gagner abusivement la confiance de quelqu'un, espionner, tromper, assassiner leurs renégats. Tout cela au nom d'une idée.
- Et quelle est votre idée à vous ? demanda Varia sur un ton coupant.
- D'accord, je vais vous le dire. (Anvar appuya son coude sur l'étagère qui portait les sacs d'ar-289
gent.) Pour ma part, je vois le salut non pas dans la révolution, mais dans l'évolution. L'évolution doit cependant être dirigée dans la bonne direction. Il faut la guider. Notre dix-neuvième siècle décide du destin de l'humanité, j'en suis profondément persuadé. Il faut aider les forces de la sagesse et de la tolérance à prendre le dessus, sinon, dans un avenir proche, la Terre risque de connaître des secousses douloureuses et inutiles.
- Et o˘ résident la sagesse et la tolérance ? Dans les terres de votre Abd˘l-Hamid ?
- Non, bien s˚r. Je pense aux pays dans lesquels l'homme apprend peu à peu à se respecter lui-même et à respecter les autres, à l'emporter non pas par la force du b‚ton, mais par celle de la conviction, à soutenir les faibles, à tolérer ceux qui ne pensent pas comme lui. Oh ! combien les processus que connaissent l'Europe occidentale et les Etats-Unis d'Amérique sont prometteurs ! Il va de soi que je suis loin d'idéaliser ces pays. Eux aussi ont beaucoup de boue, de crimes, de stupidités. Mais la direction générale est juste. C'est précisément cette voie que doit emprunter le monde, sinon l'humanité va sombrer dans le chaos et dans la tyrannie. La tache claire sur la carte de la planète est encore bien petite, mais elle grandit rapidement. Il convient seulement de la préserver de la pression des ténèbres. Une grandiose partie d'échecs se déroule, et moi, je joue pour les blancs.
- Et si je comprends bien, la Russie, elle, joue pour les noirs ?
- C'est cela même. Votre énorme pays représente aujourd'hui le plus grand danger qui menace la civilisation. Par ses immensités, sa population 290
nombreuse et inculte, sa machine gouvernementale lourde à manier et agressive. Il y a longtemps que je m'intéresse à la Russie, j'ai appris la langue, j'ai beaucoup voyagé, lu les travaux des historiens, étudié le mécanisme de votre Etat, fréquenté vos personnalités marquantes. Donnez-vous la peine de prêter l'oreille à ce que dit cet adorable Michel qui ambitionne de devenir un nouveau Bonaparte. La mission du peuple russe serait la prise de la Ville impériale et la réunion de tous les Slaves.
Mais à quelle fin ? Pour que les Romanov dictent encore une fois leur volonté à l'Europe ? Perspective horrible ! Ce que je dis ne vous est pas agréable à entendre, mademoiselle Barbara, mais la Russie représente une menace terrible pour la civilisation. Elle est agitée de l'intérieur par des forces sauvages et destructrices qui, tôt ou tard, s'en échapperont, et à ce moment-là le monde ira mal. C'est un pays instable et absurde qui a pris tout ce qu'il y avait de plus mauvais à l'Occident et dans l'Orient.
La Russie doit être remise à sa place, il faut lui raccourcir les bras. Ce sera un bien pour vous aussi, et cela permettra à l'Europe de poursuivre son développement dans la bonne direction. Vous savez, mademoiselle Barbara (et elle entendit soudain un tremblement dans la voix d'Anvar), j'aime beaucoup ma malheureuse Turquie. C'est le pays des grandes occasions manquées. Mais je suis prêt à sacrifier consciemment l'Etat ottoman pourvu que cela permette d'écarter de l'humanité la menace russe. Si l'on veut rester dans la partie d'échecs, savez-vous ce que c'est qu'un gambit ? Non ? En italien, gambetto signifie " croc-en-jambe ", dare il gambetto, " faire un croc-en-jambe à quelqu'un ". On appelle " gambit " le début 291
d'une partie d'échecs dans laquelle on sacrifie une figure pour s'assurer une supériorité stratégique. C'est moi qui ai élaboré le schéma de la partie d'échecs qui est en train de se jouer, et dès le départ j'ai glissé
à la Russie une figure attirante, la grasse, l'appétissante et la faible Turquie. L'Empire ottoman va périr, mais Alexandre ne gagnera pas la partie. Cela dit, la guerre s'est déroulée d'une manière si heureuse que finalement tout n'est peut-être pas perdu pour la Turquie. Il lui reste Midhat Pacha C'est un homme remarquable, mademoiselle Barbara, et c'est exprès que je l'ai exclu du jeu pour un temps, mais à présent je vais le réintroduire... Si j'en ai la possibilité, bien s˚r. Midhat Pacha va revenir à Istanbul sans être compromis en rien, et il aura le pouvoir entre les mains. Peut-être la Turquie pourra-t-elle alors, elle aussi, passer de la zone des ténèbres à celle de la lumière. On entendit derrière la porte la voix de Mizinov :
- Monsieur Anvar, pourquoi tarder? Vous voyez bien que ce n'est qu'un manque de courage ! Sortez, je vous promets le statut de prisonnier de guerre.
- Et la potence pour l'assassinat de Kazanzakis et de Zourov ! ajouta Anvar dans un murmure.
Varia se remplit la poitrine d'air, mais le Turc veillait. Il sortit son b
‚illon de sa poche et hocha la tête d'une manière significative. Puis il cria :
- Il faut que je réfléchisse, monsieur le général ! Je vous donnerai ma réponse à sept heures et demie.
Après cela il garda longtemps le silence. Il allait et venait dans la pièce d'un pas agité, consultant sans arrêt sa montre.
292
- Pourvu que je sorte d'ici ! marmonna enfin cet homme étrange en donnant un coup de poing à l'étagère en fonte. Sans moi, Abd˚l-Hamid ne fera qu'une bouchée du noble Midhat !
Après quoi, comme pris en faute, il fixa Varia de ses yeux bleus et lumineux et expliqua :
- Excusez-moi, mademoiselle Barbara, je suis nerveux. Dans cette partie d'échecs, ma vie n'est pas sans importance. Ma vie est aussi une figure, mais je lui accorde plus de poids qu'à l'Empire ottoman. On peut dire les choses comme cela : l'empire, c'est le fou, et moi je suis la reine. Cela dit, pour gagner, on peut aussi aller jusqu'à sacrifier la reine... En tout cas, il est déjà clair que je n'ai pas perdu la partie, je suis au moins assuré de faire match nul ! (Il eut un rire nerveux.) J'ai réussi à
maintenir votre armée à Plevna bien plus longtemps que je ne l'espérais.
Vous avez gaspillé du temps et des forces. L'Angleterre a eu le temps de se préparer à la confrontation, l'Autriche a cessé d'avoir peur. Même si la guerre ne connaît pas de seconde étape, la Russie a tout de même perdu. Il lui a fallu vingt ans pour se remettre de la campagne de Crimée, elle passera vingt autres années à panser les blessures que vient de lui causer cette guerre ; et ce aujourd'hui, en cette fin de dix-neuvième siècle o˘
chaque année compte énormément. En vingt ans, l'Europe aura pris une belle avance. quant à la Russie, elle est appelée désormais à n'être plus qu'une puissance d'importance seconde. Déchirée par l'ulcère de la corruption et du nihilisme, elle va cesser de représenter une menace pour le progrès.
Cette fois, Varia perdit patience :
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- Mais qui êtes-vous donc, pour juger de qui apporte un bien à la civilisation et de qui la dessert ! Monsieur a étudié le mécanisme de notre Etat, il a fréquenté les grands. Et le comte TolstoÔ, et Fédor MikhaÔlovitch DostoÔevski, vous les avez rencontrés ? La littérature russe, vous l'avez lue ? Sans doute n'en avez-vous pas eu le temps ? Deux fois deux, cela fait toujours quatre, et trois fois trois toujours neuf, c'est cela ? Deux droites parallèles ne se rencontrent jamais ? C'est chez votre Euclide qu'elles ne se rencontrent pas, chez notre Lobatchevski elles se sont rencontrées !
Anvar haussa les épaules.
- Je ne comprends pas votre métaphore. En ce qui concerne la littérature russe, je l'ai lue, bien s˚r. C'est une belle littérature qui vaut bien les littératures anglaise et française. Mais la littérature est un jeu, dans un pays normal elle ne peut pas avoir une grande importance. N'oubliez pas que, moi aussi, je suis en quelque sorte un écrivain. Mais il faut s'occuper de choses sérieuses et non pas s'amuser à échafauder des fables sensiblardes. Regardez la Suisse, elle n'a pas de grande littérature, et la vie y est incomparablement plus digne que dans votre Russie. J'y ai passé
presque toute mon enfance et mon adolescence, et vous pouvez me croire...
Il n'eut pas le temps d'achever, car ils entendirent au loin le bruit d'une fusillade.
- «a commence ! Ils ont attaqué avant l'heure ! Anvar colla l'oreille à la porte, ses yeux brillaient d'un éclat fiévreux.
- Malédiction ! et comme par un fait exprès cette maudite salle du trésor n'a pas une seule fenêtre !
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Varia essayait en vain de calmer son cour qui battait furieusement dans sa poitrine. Le tonnerre des coups de feu se rapprochait. Elle entendit Sobolev lancer des ordres mais ne réussit pas à comprendre ce qu'il disait.
On entendit crier " Allah ", une salve retentit.
Tout en triturant le barillet de son revolver, Anvar marmonnait :
- Je pourrais tenter une sortie, mais il ne me reste que trois balles...
J'ai horreur de l'inaction !
Il eut un sursaut, on tirait dans le b‚timent même.
- Si les nôtres l'emportent, je vous enverrai à Andrinople, dit-il d'une voix précipitée. A présent, la guerre va sans doute se terminer. Il n'y aura pas de seconde étape. C'est dommage. Les choses ne se passent pas toujours comme on les prévoit. Peut-être nous retrouverons-nous un jour.
Aujourd'hui, bien s˚r, vous me détestez, mais avec le temps, vous comprendrez que j'ai raison.
- Je n'éprouve pour vous aucune haine, dit Varia. Je trouve simplement affligeant de voir un homme aussi talentueux que vous s'occuper de choses aussi abjectes. Je repense au récit qu'a fait Mizinov de votre vie...
- Vraiment ? fit Anvar d'un air distrait en tendant l'oreille pour mieux entendre la fusillade.
- Oui. que d'intrigues, que de morts ! Le Cir-cassien qui chantait des airs d'opéra avant son exécution était bien votre ami, n'est-ce pas ? Lui aussi, vous l'avez sacrifié ?
- Je n'aime pas repenser à cette histoire, fit-il d'un ton sévère. Savez-vous qui je suis ? Je suis un accoucheur, j'aide l'enfant à venir au monde, et
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mes mains sont dans le sang et dans les glaires jusqu'au coude-Une salve se fit entendre, toute proche.
- Je vais ouvrir la porte, dit Anvar en armant son revolver, et venir en aide aux miens. Vous, vous restez là, et surtout ne sortez pas la tête.
Cela ne va pas durer longtemps.
Il tira le verrou et soudain resta figé. Dans la banque on ne tirait plus.
Seuls parvenaient des éclats de voix dont il était impossible de comprendre si c'était du russe ou du turc. Varia retint sa respiration.
- Je vais te casser la gueule ! Rester caché dans un coin en attendant que ça se passe, nom de nom ! hurla une voix de sous-officier.
A entendre cette voix si suavement familière, Varia eut le sentiment que tout se mettait à chanter en elle.
Ils ont tenu ! Ils ont résisté !
Les coups de feu s'éloignaient de plus en plus, on entendit très clairement un " hourrah " prolongé.
Anvar ne bougeait pas. Il avait les yeux fermés et son visage était calme et attristé. quand la fusillade s'arrêta tout à fait, il défit le verrou et entrouvrit la porte.
- C'est fini, mademoiselle Barbara. Votre emprisonnement a pris fin. Vous pouvez sortir.
- Et vous ? dit-elle dans un souffle.
- La reine est sacrifiée sans grand bénéfice. C'est dommage. Pour le reste, tout demeure inchangé. Allez-y et bonne chance !
- Non ! fit-elle en se dégageant. Je ne vous laisserai pas là. Rendez-vous, je témoignerai en votre faveur à votre procès.
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- Pour qu on me ferme la bouche et qu'on finisse tout de même par me pendre? ricana Anvar. Non, merci. Il y a deux choses que je déteste particulièrement au monde, l'humiliation et la capitulation. Adieu, je veux rester un peu seul
II prit Varia par la manche et, la poussant légèrement, lui fit franchir la porte. Un instant après le verrou de fer était tiré.
Varia avait devant elle un Fandorine tout p‚le. Près de la fenêtre dont les vitres étaient brisées, le général Mizinov admonestait ses gendarmes occupés à balayer les éclats de verre. Dehors il faisait tout à fait jour.
- O˘ est Michel "> demanda-t-elle, inquiète. Il a été tué ? Blessé ?
- Il est sain et sauf, répondit Eraste Pétrovitch en examinant la jeune fille en détail. Il est dans son élément, il poursuit l'adversaire. C'est le pauvre Pérépelkine qui a été blessé une fois de plus : il s'est fait arracher la moitié d'une oreille d'un coup de yatagan. Cela va lui valoir une nouvelle décoration. Ne vous inquiétez pas non plus pour le sous-lieutenant Gridnev, il est vivant lui aussi.
- Je sais, dit-elle.
Fandorine plissa légèrement les yeux. Mizinov, s'approchant d'eux, recommença à se plaindre :
- Encore un trou dans ma capote. quelle journée ! Il vous a laissée sortir ! Maintenant on va pouvoir y aller avec de la dynamite.
Et, s'approchant doucement, il passa la main sur l'acier de la porte.
- Je pense que deux sacs, ce sera parfait. A moins que ce ne soit trop ? Ce serait bien de le prendre vivant, ce salaud !
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De la salle du trésor parvint soudain un air d'opéra siffloté
harmonieusement et avec désinvolture.
Mizinov en fut scandalisé :
- Et le voilà encore qui sifflote ! quelle engeance ! Attends un peu, je vais venir t'aider. Novgorodtsev ! Envoyez un homme chercher de la dynamite au détachement des sapeurs !
- On n'aura pas b-b-besoin de dynamite, dit Eraste Pétrovitch à voix basse tout en tendant l'oreille.
- Vous bégayez de nouveau, lui fit remarquer Varia. Cela veut-il dire que tout est terminé ?
Sa tunique blanche aux parements rouges largement ouverte, Sobolev entra en faisant sonner ses bottes.
- Ils ont battu en retraite ! annonça-t-il dune voix cassée par le combat.
Les pertes sont énormes, mais ce n'est pas grave, on attend un nouveau contingent. qui est-ce qui siffle si agréablement ? Mais c'est Lucia di Lammermoor, j'adore !
Le général se mit à chanter d'une agréable voix de baryton un peu rauque : Del ciel clémente un riso, La vita a noi sara !
Il achevait la dernière strophe en y mettant tout le sentiment nécessaire quand un coup de feu claqua derrière la porte.
Les Nouvelles du gouvernement de Moscou 19 février (3 mars) 1878
LA PAIX EST SIGNEE !
"Aujourd'hui, jour anniversaire de la grande date qui a vu, il y a dix-sept ans, les bienfaits suprêmes se répandre sur nos paysans, une nouvelle page radieuse vient de s'inscrire dans la chronique du règne du tsar libérateur.
Les responsables russes et turcs ont signé à San Stefano une paix qui a mis fin à la glorieuse guerre de libération des peuples slaves du pouvoir turc.
Selon les termes du traité, la Roumanie et la Serbie acquièrent une indépendance totale, un vaste royaume bulgare est créé, quant à la Russie, elle obtient en dédommagement de ses frais de guerre 410 millions de roubles dont l'essentiel sera versé sous forme de cessions territoriales parmi lesquelles la Bessarabie et Dobroudja, mais également Ardagan, Kars, Batoum, Bajazet... "
- Et voilà, la paix est signée, en outre c'est une bonne paix. Et vous qui aviez prévu le pire, mon-299
sieur le pessimiste, dit Varia qui une fois encore ne parlait pas de ce dont elle avait envie de parler.
Le conseiller titulaire avait déjà fait ses adieux à Pétia, et l'ex-prisonnier et actuellement homme libre Pétia lablokov était déjà monté dans le compartiment pour prendre possession du lieu et commencer à disposer leurs affaires. Du fait de l'heureuse conclusion de la guerre, le jeune homme avait été non seulement entièrement blanchi, mais honoré d'une médaille pour application dans le service.
Ils auraient pu partir depuis déjà une quinzaine de jours, et Pétia insistait pour qu'ils le fassent, mais Varia tardait sans trop savoir pourquoi.
Avec Sobolev, la séparation s'était mal faite, il s'était vexé. Mais bon, tant pis. Un héros de sa trempe trouverait rapidement quelqu'un pour le consoler.
Et voici qu'était venu le jour de prendre congé d'Eraste Pétrovitch. Depuis le matin, Varia était-nerveuse. Pour une broche qu'elle ne retrouvait pas, elle avait fait au pauvre Pétia une scène pas possible qui s'était terminée par une crise de larmes.
Fandorine restait à San Stefano, la signature du traité de paix n'ayant nullement mis fin au travail diplomatique. Pour leur dire au revoir, il arrivait d'ailleurs directement d'une réception, aussi était-il en smoking, haut-de-forme et cravate de soie blanche. Il offrit à Varia un bouquet de violettes de Parme, poussa force soupirs en dansant d'un pied sur l'autre, mais ne brilla nullement par son éloquence.
- Ce traité de paix est t-t-t-rop avantageux, l'Europe ne le reconnaîtra pas. Anvar a excellem-300
ment joué son gambit, moi j'ai perdu. On m'a décoré alors qu'on aurait d˚
me traduire en justice.
- Comme vous êtes injuste à l'égard de vous-même, comme vous êtes dur !
dit-elle avec flamme en craignant de se mettre à pleurer. Pourquoi travaillez-vous toujours à vous punir ? Sans vous, je ne sais pas o˘ nous en serions tous...
- Lavrenty Arkadiévitch m'a dit à peu près la même chose, fit Fandorine en ricanant, et il m'a promis la récompense de mon choix, pourvu qu'elle soit en son pouvoir.
Cette information fit plaisir à Varia.
- C'est vrai ? Je suis contente ! Et alors, qu'avez-vous souhaité ?
- que l'on m'envoie travailler au bout du monde, le plus loin possible de tout cela, fit-il avec un geste indéterminé de la main.
- quelle sottise ! Et qu'a dit Mizinov ?
- Il s'est mis en colère. Mais une parole donnée est une parole donnée.
quand les p-p-p-pouparlers seront achevés, je quitterai Constantinople pour Port-SaÔd et de là, en bateau, j'irai au Japon. Je suis nommé second secrétaire à l'ambassade de Tokyo. Il n'y a rien de plus éloigné.
- Au Japon...
Elle ne réussit pas à contenir ses larmes, qu'elle essuya de son gant d'un geste rageur.
La cloche qui annonçait le départ retentit, la locomotive fit entendre sa voix, Pétia passa la tête par la fenêtre :
- Varenka, c'est l'heure. Le train va partir. Eraste Pétrovitch eut l'air gêné et baissa les yeux.
- Au r-r-r-revoir, Varvara Andréevna. J'ai été très heureux...
301
Mais il n'acheva pas.
Varia lui saisit la main d'un geste nerveux, ses yeux clignaient de plus en plus vite pour chasser les larmes qui coulaient.
- Eraste... ne put-elle s'empêcher de crier.
Mais les mots ne vinrent pas, ils lui restèrent dans la gorge. Fandorine eut un tressaillement du menton, mais il ne dit rien.
Les roues firent entendre un premier cliquetis, le wagon bougea.
- Varia ! je vais partir sans toi ! hurla Pétia désespéré. Dépêche-toi !
Elle se retourna, hésita encore une seconde, puis sauta sur la marche qui passait dans un mouvement lent le long du quai.
- ... Et avant tout un bon bain chaud. Puis chez Philipov acheter de la p
‚te d'abricot que tu aimes tant. Après cela, à la librairie voir ce qu'il y a de neuf, puis à l'université. Tu imagines toutes les questions qu'on va nous poser, tu vois un peu...
Varia se tenait à la fenêtre, accompagnant de hochements de tête les bredouillements heureux de Pétia. Elle avait envie de regarder de toutes ses forces la silhouette noire restée sur le quai, mais bizarrement ladite silhouette avait un comportement étrange, ses contours se diluaient. Ou alors étaient-ce ses yeux à elle qui avaient quelque chose ?
302
The Times (Londres) 10 mars (26 février) 1878
Le gouvernement de sa majesté dit " non "
Lord Derby a déclaré aujourd'hui que le gouvernement britannique, soutenu par les gouvernements de la majorité des pays européens, refuse catégoriquement de reconnaître les conditions scélérates de la paix imposée à la Turquie par les appétits démesurés du tsar Alexandre. Le traité de San Stefano est contraire aux intérêts de la défense européenne et doit être reconsidéré à un congrès convoqué à cette fin auquel prendront part la totalité des grandes puissances.
Troisieme livre=:
LEVIATHAN
Eléments provenant du dossier secret du commissaire Gauche Procès-verbal de la visite effectuée sur les
lieux du crime commis le soir du 15 mars 1878
en l'hôtel particulier de lord Littleby, rue de
Grenelle (7e arrondissement de Paris)
[Fragment]
... Pour une raison non élucidée, l'ensemble des serviteurs se trouvaient à
l'office situé au rez-de-chaussée de l'hôtel particulier, à gauche du vestibule (point 3 du croquis 1). L'emplacement précis des corps est indiqué sur le croquis 4, comme suit :
n∞ 1 - corps du majordome, Etienne Delarue, 48 ans ; n∞ 2- corps de l'économe, Laura Bernard, 54 ans ; n∞ 3 - corps du valet de chambre du maître de maison, Marcel Prou, 28 ans ; n∞ 4 - corps du fils du majordome, Luc Delarue, 11 ans ; n∞ 5 - corps de la femme de chambre, Ariette Foch, 19 ans ; n∞ 6 - corps de la petite-fille de l'économe, Anne-Marie Bernard, 6 ans ; n∞ 7 - corps du gardien Jean Lesage, 42 ans, décédé à l'hôpital Saint-Lazare le 16 mars au matin, sans avoir repris connaissance ; n∞ 8- corps du gardien Patrick Trouabra, 29 ans ; n∞ 9 - corps du portier, Jean Carpentier, 40 ans.
Les corps nos 1-6 se trouvaient en position assise, autour de la grande table de la cuisine. Parmi eux, les nos 1-3 avaient la tête pendante et les bras croisés, le n∞ 4 avait la joue posée sur ses mains jointes, le n∞ 5
était renversé contre le dossier de sa chaise, tandis que le n∞ 6 était assis sur les genoux du n∞ 2. Les visages des n∞s 1-6 étaient calmes, sans le moindre signe de peur ou de souffrance. Par ailleurs, les nos 7-9, ainsi qu'on peut le voir sur le plan, gisaient à terre, à l'écart de la table. Le n∞ 7 tenait un sifflet dans la main, alors qu'aucun des voisins n'a entendu de coup de sifflet la veille au soir. Les visages des nos 8 et 9 étaient figés dans une expression d'effroi ou, en tout cas, d'extrême étonnement (les photographies seront présentées demain dans la matinée). Aucune trace de lutte n'a été relevée. De même, l'examen superficiel des corps n'a permis de déceler aucune lésion. La cause du décès est impossible à
déterminer sans autopsie. D'après les indices de rigidité cadavérique, le médecin légiste, maître Bernheim, a établi que la mort était survenue à des moments différents, entre 10 heures du soir (n∞ 6) et 6 heures du matin, le n∞ 7, ainsi qu'indiqué plus haut, étant décédé plus tard, à l'hôpital. Sans attendre les résultats de l'expertise médicale, je hasarderai l'hypothèse que les victimes ont toutes subi les effets d'un poison violent à action soporifique rapide. quant au moment o˘ s'est produit l'arrêt cardiaque, il a été fonction soit de la dose de poison reçue, soit de la résistance physique de chacune des victimes.
La porte d'entrée de l'hôtel particulier était fermée mais pas verrouillée.
Cependant, la fenêtre de l'orangerie (point 8 du croquis 1) porte des traces évidentes d'effraction : la vitre a été brisée ; sous la fenêtre, sur
8
une étroite bande de terre ameublie, on a relevé une vague empreinte de chaussure d'homme ayant une semelle de 26 centimètres, un bout pointu et un talon ferré (des photographies seront présentées). Selon toute probabilité, le criminel a pénétré dans la maison en passant par le jardin, cela après que les serviteurs, empoisonnés, eurent sombré dans l'inconscience - sinon ils auraient immanquablement entendu les bruits de verre cassé. En même temps, on ne comprend pas, alors que les serviteurs étaient déjà
neutralisés, pourquoi le criminel s'est senti obligé de s'introduire par le jardin, alors qu'il pouvait tranquillement pénétrer à l'intérieur de la maison depuis l'office. quoi qu'il en soit, depuis l'orangerie le criminel est monté au premier étage, o˘ se trouvent les appartements privés de lord Littleby (cf. croquis 2). Ainsi qu'on peut le voir sur le croquis, la partie gauche du premier étage ne comprend que deux pièces : la salle o˘
est exposée la collection de raretés indiennes et, contiguÎ à la salle, la chambre à coucher du maître de maison. Le corps de lord Littleby est désigné sous le n∞ 10 du croquis 3 (voir également le silhouettage au sol).
Lord Littleby était revêtu d'une veste d'intérieur et d'un pantalon de drap, sa cheville droite était entourée d'une grosse épaisseur de bande.
D'après l'examen préliminaire du corps, la mort a été causée par un coup d'une force inhabituelle porté dans la région pariétale au moyen d'un objet de forme oblongue. Le coup a été assené de face. Autour, sur plusieurs mètres, le tapis était maculé de sang et de substance cérébrale. De même, des éclaboussures ont été relevées sur la vitrine fracassée, dans laquelle, à en juger par un petit écriteau, se trouvait précédemment la statuette du dieu Shiva (inscription portée sur l'écriteau : " Bangalore, 2e moitié
xvif s., or "). Servant de toile de fond à la statuette disparue, se trouvaient des foulards indiens entièrement peints, dont l'un manque également.
Extrait du rapport du docteur Bernheim, concernant les résultats de l'étude d'anatomopa-thologie des cadavres ramenés de la rue de Grenelle
... Cependant, si la cause de la mort de lord Litt-leby (cadavre n∞ 10) est claire, seule la puissance du coup qui a fracassé la boîte cr‚nienne en sept morceaux pouvant être ici considérée comme exceptionnelle, en revanche, pour les corps nos 1-9, le tableau était moins évident et a nécessité non seulement une autopsie mais également des analyses de laboratoire. Dans une certaine mesure cette t‚che a été facilitée par le fait que J. Lesage (n∞ 7) était encore en vie lors de l'examen initial et que certains signes caractéristiques (pupilles rétractées, respiration ralentie, peau froide et visqueuse, rubéfaction des lèvres et des lobes auriculaires) pouvaient laisser supposer un empoisonnement à la morphine.
Malheureusement, lors de ce premier examen sur les lieux, nous sommes partis de l'idée apparemment évidente d'un poison administré par voie orale, raison pour laquelle nous n'avons examiné avec soin que la cavité
buccale et le pharynx des victimes. Aucun signe pathologique n'ayant été
décelé, l'expertise s'est retrouvée dans l'impasse. C'est seulement lors de l'examen effectué à la morgue qu'a été découverte, chez chacune des neuf victimes, la trace à peine perceptible
10
d'une injection à la saignée du bras gauche. Bien que cela sorte de ma sphère de compétences, je me permettrai d'avancer, non sans une bonne dose de certitude, que les piq˚res ont été faites par un individu possédant une expérience indéniable en la matière. Deux faits m'ont conduit à cette conclusion : 1) les injections ont été réalisées avec une précision exceptionnelle, aucune des victimes examinées ne présentant la moindre trace visible d'hématome ; 2) avec la morphine, le délai normal de perte de connaissance est de trois minutes, ce qui signifie que les neuf injections ont été effectuées dans ce strict intervalle de temps. Soit il y avait plusieurs opérateurs (ce qui est peu vraisemblable), soit il y en avait un seul et, dans ce cas, il s'agit d'un individu d'une habileté véritablement stupéfiante - même à supposer qu'il ait préparé à l'avance autant de seringues que de victimes. En effet, on imagine mal un individu en pleine possession de ses facultés tendant son bras pour qu'on lui fasse une piq˚re alors que, sous ses yeux, quelqu'un vient de perdre connaissance à la suite d'une injection semblable. Mon assistant, maître Joly, considère, il est vrai, que tous ces gens pouvaient se trouver en état de transe hypnotique.
Toutefois, au cours de ma longue carrière, je n'ai jamais été confronté à
rien de semblable. J'attire également l'attention de monsieur le commissaire sur le fait que les nos 7-9 étaient étendus à terre dans des attitudes traduisant un trouble manifeste. Je suppose que ces trois personnes sont les dernières à avoir reçu l'injection (ou bien encore possédaient-elles une capacité de résistance particulièrement forte) et qu'avant de perdre connaissance elles ont compris que quelque chose de suspect arrivait à leurs
11
compagnons. L'analyse de laboratoire a montré que chacune des victimes avait reçu une dose de morphine environ trois fois supérieure à la dose fatale. A en juger par l'état du corps de la fillette (n∞ 6), sans nul doute la première à décéder, les injections ont été effectuées le 15 mars entre 9 et 10 heures du soir.
Dix vies pour une idole en or !
Crime cauchemardesque dans un quartier huppé
Aujourd'hui, 16 mars, tout Paris ne parle que du crime effroyable qui est venu troubler le calme et la tranquillité de l'aristocratique rue de Grenelle. Le correspondant de La Revue parisienne est accouru sur les lieux de la tragédie, afin de satisfaire la légitime curiosité de nos lecteurs.
Ce matin vers huit heures, comme à l'accoutumée, le postier Jacques Lechien a sonné à la porte de l'élégant hôtel particulier appartenant au célèbre collectionneur britannique lord Littleby. Constatant que le portier Carpentier, chargé personnellement de prendre le courrier pour Son Excellence, ne venait
pas lui ouvrir, M. Lechien s'est étonné et, remarquant que la porte d'entrée était entreb‚illée, il a pénétré dans le vestibule. Une minute plus tard, ce vétéran des services postaux ‚gé de soixante-dix ans ressortait à toute vitesse dans la rue en poussant un hurlement sauvage.
Appelée sur les lieux, la police a
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découvert dans la maison un vrai champ de bataille : sept serviteurs et deux enfants (le fils du majordome, ‚gé de onze ans, et la petite-fille de l'économe, ‚gée de six ans) dormaient du sommeil éternel. Montés au premier étage, les policiers y ont découvert le maître de maison, lord Littleby. Il baignait dans une mare de sang, assassiné dans le sanctuaire o˘ il conservait sa célèbre collection de raretés orientales. Agé de cinquante-cinq ans, l'Anglais était une figure bien connue de la haute société de notre capitale. Il passait pour un homme excentrique et misanthrope, mais les archéologues et les orientalistes tenaient lord Littleby pour un authentique connaisseur de l'histoire indienne. Les tentatives répétées de la direction du Louvre pour acheter à lord Littleby certaines pièces de sa collection extrêmement variée se sont toujours vu opposer un refus indigné. Le défunt chérissait tout particulièrement une statuette en or de Shiva, une pièce unique estimée par les connaisseurs à un demi-million de francs au bas mot. Homme anxieux et méfiant, lord Littleby craignait énormément les voleurs, au point que son sanctuaire était gardé de jour comme de nuit par deux hommes armés.
On ne comprend pas la raison qui a poussé les gardes à quitter leur poste pour descendre au rez-de-chaussée. De même, on se demande à quelle force mystérieuse a recouru le criminel pour que tous les occupants de la maison se soumettent à sa volonté sans la moindre résistance (la police soupçonne l'utilisation d'un poison à effet rapide). Toutefois, il est évident que le malfaiteur ne s'attendait pas à trouver chez lui le maître des lieux - son plan diabolique a manifestement été bouleversé. C'est probablement 13
ce qui explique la sauvagerie avec laquelle l'honorable collectionneur a été mis à mort. Tout porte à croire que, pris de panique, l'assassin s'est enfui précipitamment. En tout cas, il s'est uniquement emparé de la statuette ainsi que d'un des foulards peints exposés dans la même vitrine et dont il a d˚ se servir pour envelopper le Shiva d'or - faute de quoi l'éclat de la statuette risquait fort d'attirer l'attention de quelque passant attardé. Aucun des autres objets de valeur (et la collection en compte plus d'un) n'a été touché. Votre correspondant a pu établir que lord Littleby s'était trouvé chez lui par hasard, à la suite d'un fatal concours de circonstances. Le collectionneur serait en effet parti pour les eaux dans la soirée d'hier si une subite crise de goutte ne l'avait retenu chez lui, pour son plus grand malheur.
Par son ampleur, son caractère sacrilège et son cynisme, l'assassinat collectif commis rue de Grenelle défie l'imagination. quel mépris à l'égard de la vie humaine ! quelle monstrueuse cruauté ! Et pour quoi ? Pour une statuette d'or désormais impossible à
revendre ! Une fois fondu, ce même Shiva sera transformé en un vulgaire lingot d'or de deux kilogrammes. Deux cents grammes de métal jaune, tel est le prix accordé par l'assassin à chacun des dix êtres humains dont il a pris la vie. O tempora, o mores ! nous exclamerons-nous à
l'instar de Cicéron.
Toutefois, nous sommes fondés à croire que ce forfait inqualifiable ne restera pas impuni. Gustave Gauche, le limier le plus expérimenté de la préfecture de Paris, chargé de l'enquête, a confié à votre correspondant que la police disposait d'un indice sérieux. Le commissaire est absolument convaincu que le ch‚timent ne se fera pas longtemps attendre.
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Lorsque nous lui avons demandé si, selon lui, le crime était le fait de cambrioleurs professionnels, M. Gauche a souri malicieusement à travers ses moustaches grises et a donné cette réponse énigmatique : " Non, mon petit, c'est du côté de la bonne société qu'il faut chercher. " Votre humble serviteur a été incapable de soutirer un mot de plus au vieux policier.
Jean Duroy
Pêche miraculeuse dans la Seine !
On a retrouvé le Shiva d'or !
Le " crime du siècle "
commis rue de Grenelle est-il le fait d'un
déséquilibré ?
Hier 17 mars, vers cinq heures de l'après-midi, un garçon de treize ans, Pierre B., qui péchait près du pont des Invalides, a accroché son hameçon.
Incapable de le détacher, il s'est vu obligé de plonger dans l'eau froide.
"Je ne suis tout de même pas assez bête pour aller perdre un vrai hameçon anglais ", a déclaré le jeune pêcheur à notre reporter. La hardiesse de Pierre a été récompensée : l'hameçon ne s'était pas pris à une vulgaire souche mais à un objet pesant à demi enfoui dans la vase. Une fois sorti de l'eau, l'objet s'est mis à briller d'un éclat aveuglant et irréel sous les yeux du jeune pêcheur médusé. Le père de Pierre, un sergent à la retraite, vétéran de Sedan, devinant qu'il s'agissait du
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Shiva d'or pour lequel, la veille, on avait assassiné dix personnes, a aussitôt rapporté la trouvaille à la préfecture.
que signifie tout cela? Le criminel, qui pourtant n'a pas hésité à tuer dix personnes de sang-froid et de façon particulièrement sophistiquée, semble, pour une obscure raison, n'avoir pas voulu tirer profit du butin de sa monstrueuse entreprise. Les enquêteurs sont aussi désemparés que l'opinion publique. La population a tendance à croire à un sursaut de conscience de la part de l'assassin qui, horrifié par son acte, aurait jeté la statuette d'or dans le fleuve. Beaucoup supposent même que le malfaiteur s'est jeté à l'eau et s'est noyé quelque part à
proximité. Moins romantique, la police voit dans le comportement incohérent du criminel des signes évidents de démence.
Connaîtrons-nous un jour les tenants et les aboutissants de cette ténébreuse et cauchemardesque affaire ?
ALBUM DE BEAUTES PARISIENNES
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Première partie
PORT-SAœD - ADEIM Commissaire Gauche
A Port-SaÔd, quand un nouveau passager était monté à bord du Léviathan et s'était installé dans la cabine n∞ 18, la dernière de première classe restée vacante, l'humeur de Gustave Gauche s'était aussitôt améliorée. Le nouveau paraissait prometteur : gestes lents et attitude réservée, beau visage à l'expression impénétrable. Au premier regard on l'e˚t dit très jeune mais, ôtant son chapeau melon, l'homme avait découvert des tempes grises tout à fait inattendues. Curieux spécimen, avait conclu le commissaire. On reconnaissait immédiatement en lui un homme de caractère, quelqu'un qui a vécu, comme on dit. Bref, un incontestable client pour le père Gauche.
Le passager avait longé la passerelle en balançant un fourré-tout au bout de son bras tandis que deux porteurs charriaient ses nombreux bagages : co˚teuses valises de cuir grinçant, robustes sacs de voyage en peau de porc, volumineux paquets de livres, sans oublier le vélo pliant (une grande roue, deux petites et tout un faisceau de tubes métalliques étincelants).
Enfin, fermant la marche, deux pauvres diables traînaient d'imposants haltères.
Saisi par la frénésie du chasseur, le cour de Gauche, ce vieux limier (comme il aimait lui-même à se qualifier), s'était mis à battre quand il 17
était apparu que le nouveau ne portait pas son insigne, que ce soit au revers de soie de son élégant manteau d'été, sur sa veste ou à sa chaîne de montre. Tu br˚les, s'était dit Gauche en jetant au dandy des regards inquisiteurs de sous ses épais sourcils et en tirant sur sa pipe d'argile préférée. Et, d'ailleurs, o˘ le vieux crétin qu'il était avait-il péché que le scélérat prendrait forcément le bateau à Southampton ? Le crime avait été commis le 15 mars et on était le 1er avril. Le temps que le Léviathan contourne le sud de l'Europe, rien n'était plus facile que de gagner Port-SaÔd. Et maintenant il n'avait plus qu'à cueillir son homme. Tout concordait : son genre en faisait un client de choix, il possédait un billet de première classe et, plus important que tout, il n'avait pas la baleine d'or.
Le maudit insigne portant l'abréviation de la compagnie de navigation Jasper-Artaud partnership hantait depuis quelque temps les rêves de Gauche, rêves plus horribles les uns que les autres. Le dernier, par exemple.
Le commissaire faisait de la barque sur le lac du bois de Boulogne en compagnie de madame. Un doux soleil brillait, les petits oiseaux chantaient. Brusquement, au-dessus des arbres, surgit une gigantesque tête dorée aux yeux ronds et au regard vide. Elle ouvrit une gueule assez grande pour contenir l'arc de triomphe et commença à aspirer l'eau du lac. Inondé
de sueur, Gauche se mit à tirer sur les avirons. Entre-temps, il était apparu que l'action ne se déroulait pas du tout dans un parc mais au beau milieu de l'océan sans bornes. Les avirons ployaient tels des fétus de paille, madame Gauche lui enfonçait son ombrelle dans le dos, tandis que 18
l'énorme bête étincelante recouvrait l'horizon tout entier. Lorsqu'elle projeta un jet d'eau dans ce qui restait du ciel, le commissaire se réveilla et t‚tonna sur sa table de nuit : o˘ diable étaient sa pipe et ses allumettes ?
C'était rue de Grenelle que Gauche avait vu la petite baleine d'or pour la première fois, alors qu'il examinait la dépouille mortelle de lord Littleby. L'Anglais était étendu, la bouche grande ouverte en un cri muet. Son dentier sortait à moitié et au-dessus de son front béait une plaie sanglante. Ayant cru apercevoir un éclat doré entre les doigts du mort, Gauche s'était accroupi et, y regardant de plus près, avait émis un grognement de satisfaction. Une chance rare, proprement extraordinaire s'offrait à lui, une chance telle qu'il n'en existe que dans les romans policiers. Malin, le défunt venait d'apporter un indice de taille à
l'enquête - sinon sur un plateau du moins dans le creux de sa main. Tiens, Gustave, c'est pour toi. Et ne va pas laisser échapper celui qui m'a défoncé la caboche, ou tu en crèveras de honte, vieille ganache.
L'emblème d'or (il est vrai qu'au début Gauche ignorait qu'il s'agissait d'un emblème, pensant plutôt à une breloque ou une épingle de cravate ornée du monogramme de son propriétaire) ne pouvait appartenir qu'à l'assassin.
Pour la bonne forme, le commissaire avait bien s˚r montré la baleine à un jeune laquais de lord Littleby (en voilà un qui avait eu de la chance : le 15 mars, le garçon était de congé, ce qui lui avait sauvé la vie), mais ce dernier n'avait jamais vu cette babiole en possession de son maître. Dieu en soit loué.
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Puis tous les rouages de l'énorme machine poli-cière s'étaient mis en branle : le ministre et le préfet avaient lancé leurs meilleures forces dans l'enquête destinée à élucider le " crime du siècle ". Dès le lendemain soir, Gauche savait que les trois lettres figurant sur la baleine d'or n'étaient pas les initiales d'un quelconque débauché criblé de dettes mais désignaient le consortium de navigation franco-britannique tout récemment constitué. La baleine se trouvait être l'emblème du paquebot de rêve le Léviathan, depuis peu sorti des cales sèches de Bristol et sur le point d'entreprendre son premier voyage, à destination de l'Inde.
Depuis déjà plusieurs mois, les journaux chantaient les louanges du vapeur géant. Et l'on savait maintenant qu'à la veille de la première navigation du Léviathan, la Monnaie de Londres avait frappé des insignes commémoratifs en or et en argent : en or pour les passagers de première classe et les officiers supérieurs du navire, en argent pour les passagers de seconde classe et les subalternes. quant à la troisième classe, sur ce luxueux paquebot alliant les dernières innovations techniques à un confort sans précédent, elle n'était pas prévue du tout. La compagnie garantissait aux passagers un ensemble de services si complet qu'il n'était nullement nécessaire de se faire accompagner de serviteurs durant le voyage. " Des laquais attentifs et des femmes de chambre pleines de tact feront en sorte que vous vous sentiez comme chez vous à bord du Léviathan ! " affirmait la réclame publiée dans les journaux de l'Europe entière. Les heureux mortels ayant réservé une cabine pour le voyage inaugural Southampton-Calcutta s'étaient vu
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remettre, en même temps que leur billet, une baleine d'or ou d'argent selon la classe. Et il était possible de prendre son billet dans n'importe quel grand port européen entre Londres et Constanti-nople.
Bon, d'accord, l'emblème du Léviathan, c'est quand même moins bien que les initiales du propriétaire de l'insigne, mais cela ne complique pas beaucoup la t‚che pour autant, jugea le commissaire. Tous les insignes d'or étaient comptés. Il suffisait simplement d'attendre le 19 mars - jour prévu du départ en grande pompe -, de rejoindre Southampton, de monter sur le paquebot et de repérer, parmi les passagers de première classe, qui ne portait pas la baleine en or. Ou bien (ce qui était le plus probable), parmi les gens ayant acheté un billet à prix d'or, qui ne se présentait pas au départ. Celui-là serait le client du père Gauche. Simple comme bonjour.
Gauche avait beau détester voyager, cette fois il n'avait pu s'empêcher de partir. Il avait trop envie d'élucider lui-même le " crime du siècle ".
Enfin, on allait le nommer divisionnaire. Il ne lui restait que trois ans avant la retraite. Une chose était de recevoir une pension de troisième rang, une toute autre d'en toucher une de deuxième rang. La différence représentait quinze cents francs par an, or une somme pareille ne se trouvait pas sous le pied d'un cheval.
Bref, personne ne l'avait forcé. Il s'était dit qu'il lui suffirait de faire un saut à Southampton et qu'au pire il irait jusqu'au Havre o˘ avait lieu la première escale. Là, sur le quai, l'attendraient gendarmes et reporters. Gros titre de La Revue pari-21
sienne : " Le crime du siècle élucidé : notre police se distingue. " Ou mieux encore : " Ce vieux limier de Gauche à la hauteur de sa réputation. "
A l'office maritime, une première surprise désagréable attendait le commissaire. Le maudit rafiot ne comptait pas moins de cent cabines de première classe et dix officiers supérieurs. Tous les billets avaient été
vendus. Cent trente-deux au total. Et chacun assorti d'un insigne en or. En tout, cela faisait cent quarante-deux suspects, ce qui n'était pas rien. Il est vrai, toutefois, qu'il ne manquera qu'à une seule personne, se dit Gauche pour se rassurer.
Recroquevillé sur lui-même à cause du vent et de l'humidité, enveloppé dans un chaud cache-nez, le commissaire se tenait au pied de la passerelle aux côtés du capitaine, mister Joshua Cliff, et du second, monsieur Charles Reynier. On accueillait les passagers. Un orchestre à vent jouait alternativement des marches anglaises et françaises, sur le quai la foule surexcitée piaillait, tandis que Gauche fumait comme une vraie locomotive en rongeant sa malheureuse pipe qui pourtant n'y était pour rien. Hélas, du fait de la froidure, les passagers étaient tous affublés de manteaux, pardessus, pèlerines et autres capotes. Dans ces conditions, allez savoir qui avait ou n'avait pas d'insigne. C'était le deuxième cadeau du sort.
Toutes les personnes censées monter à South-ampton se présentèrent à
l'embarquement, ce qui signifiait que, nonobstant la perte de l'insigne, le criminel était tout de même venu. Visiblement, il prenait les policiers pour de complets idiots. A moins qu'il n'espér‚t se perdre dans la foule.
Ou encore qu'il n'e˚t pas d'autre solution.
22
En tout cas, une chose était évidente : il faudrait poursuivre la balade jusqu'au Havre. On attribua à Gauche une cabine de réserve, destinée aux invités de marque de la compagnie de navigation.
Dès qu'ils eurent pris la mer, dans le salon d'honneur des premières classes eut lieu un banquet dans lequel le commissaire avait fondé les plus grands espoirs dans la mesure o˘ les invitations mentionnaient : " Entrée sur présentation de l'emblème en or ou du billet de première classe. " qui aurait l'idée de se présenter un billet à la main quand il était tellement plus facile d'accrocher quelque part un joli petit Léviathan en or ?
Au cours du banquet, Gauche s'en donna à cour joie, scrutant chacun, allant même jusqu'à plonger carrément son nez dans le décolleté de certaines dames. Là, dans le petit creux, quelque chose pendait au bout d'une chaîne en or : la petite baleine ou tout simplement un pendentif? Comment ne pas vérifier ?
Pendant que tous buvaient du Champagne, se régalaient de toutes sortes de mets délicieux présentés sur des plateaux d'argent ou bien encore dansaient, Gauche, lui, travaillait : il rayait de sa liste ceux qui avaient leur insigne. Avec les hommes, la t‚che était plus ardue. Beaucoup
- les canailles ! - avaient accroché la petite baleine à leur chaîne de montre et l'avaient glissée dans la poche de leur gilet. Ainsi le commissaire avait-il d˚ demander l'heure pas moins de onze fois.
Surprise numéro trois : si tous les officiers portaient leur insigne, celui-ci, en revanche, manquait chez quatre passagers, dont deux de sexe féminin ! Le coup qui avait fracassé le cr‚ne de lord Littleby 23
comme une coquille de noix avait été d'une telle puissance que seul un homme avait pu le porter, et encore, pas n'importe lequel mais un individu d'une force herculéenne. D'un autre côté, homme d'expérience, spécialiste des affaires criminelles, le commissaire savait parfaitement qu'en proie à
une émotion particulière, voire à une crise d'hystérie, la plus faible des femmes était capable d'accomplir de véritables prodiges. Et il n'y avait pas à aller bien loin pour trouver un exemple. L'année passée, une modiste de Neuilly, un petit bout de femme de rien du tout, avait flanqué par la fenêtre, depuis le quatrième étage, son amant infidèle, un corpulent rentier deux fois plus gros qu'elle et une fois et demie plus grand. Si bien que les femmes sans insigne ne devaient pas être exclues du nombre des suspects. Bien qu'on n'e˚t encore jamais vu une femme, a fortiori une dame du monde, faire des piq˚res avec une telle dextérité...
quoi qu'il en soit, l'enquête à bord du Léviathan promettait de se prolonger, et le commissaire fit preuve une fois de plus de son légendaire esprit d'à-propos. Le capitaine Joshua Cliff, seul officier à bord à avoir été mis dans le secret de l'enquête, avait reçu pour instruction de la part de la direction de la compagnie d'accorder toute assistance au représentant français de la loi. Gauche n'hésita pas à user de ce privilège de la façon la plus cavalière : il exigea que toutes les personnes qui l'intéressaient fussent affectées à un seul et même salon.
A ce point une explication s'impose : par souci d'intimité et de confort (la réclame pour le paquebot précisait : " Vous retrouverez l'atmosphère d'une bonne vieille demeure anglaise "), les per-24
sonnes voyageant en première classe devaient prendre leurs repas non pas dans l'immense salle à manger, aux côtés des six cents porteurs de très démocratiques baleines en argent, mais dans de confortables " salons ", dont chacun portait un nom particulier et avait tout d'un salon privé de la haute société : luminaires de cristal, chêne fumé, acajou, chaises tapissées de velours, argenterie étincelante, serveurs poudrés, stewards empressés. Pour ses objectifs, le commissaire Gauche avait jeté son dévolu sur le salon " Windsor ", situé sur le pont supérieur, à l'extrême proue du navire : baies vitrées sur trois côtés, superbe panorama, même par temps couvert on pouvait se passer d'éclairage. Ici le velours était d'une belle teinte mordorée, et les serviettes de lin étaient ornées du blason des Windsor.
Autour de la table ovale, dont les pieds étaient fixés au sol (pour les cas de fort tangage), étaient disposées dix chaises à haut dossier sculpté et décoré de toutes sortes de fioritures gothiques. L'idée que tous seraient assis à la même table avait séduit le commissaire, qui avait demandé au steward de ne pas placer n'importe comment les cartons portant le nom des convives, mais selon un ordre stratégique m˚rement réfléchi : il fit installer les quatre passagers sans emblème juste en face de lui, afin, ces chers petits, de les garder à l'oil. Contrairement à ce qu'il avait prévu, Gauche ne put obtenir que le capitaine en personne préside la table. Mister Joshua Cliff refusa (selon ses propres termes) " de participer à cette farce " et opta pour le prestigieux salon " York ", auquel avaient été
affectés le nouveau vice-roi des Indes et son
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épouse, ainsi que deux généraux de l'armée des Indes. Le " York " était situé en poupe du paquebot, le plus loin possible du " Windsor " maudit o˘, à sa place, trônerait le second, Charles Reynier. Ce dernier déplut d'emblée au commissaire : visage h‚lé, buriné par les vents, voix suave, cheveux noirs luisants de brillantine, petites moustaches en croc et teintes. Un vrai bouffon, pas un marin.
Les douze jours qui s'étaient écoulés depuis le départ avaient laissé tout loisir au commissaire d'observer attentivement ses compagnons de table, d'apprendre les bonnes manières (à savoir ne pas fumer pendant le repas et ne pas saucer son assiette avec une cro˚te de pain), d'assimiler plus ou moins la complexe géographie de la ville flottante et de s'amariner. En revanche, pour ce qui était de son but, il en était toujours aussi loin.
Pour l'heure la situation était la suivante.
Au départ le commissaire avait considéré sir Milford-Stoakes comme son suspect numéro un. Efflanqué, roux, favoris en bataille. On lui donnait vingt-huit, trente ans. Il se conduisait étrangement : tantôt il fixait le lointain de ses yeux verts écarquillés sans répondre aux questions qu'on lui posait, tantôt il s'animait subitement et, sans rime ni raison, se lançait dans la description des îles de Tahiti, des récifs de corail, des lagunes émeraude ou des cabanes à toit de palmes. Un évident psychopathe.
qu'est-ce qu'un baronet, rejeton d'une famille fortunée, pouvait bien avoir à faire à l'autre bout du monde, en " Océanie ", comme il disait ? A la question - posée à deux reprises - concernant l'absence de son insigne, le maudit aristocrate était resté de marbre. Il ignorait superbement le com-26
missaire, et si son regard tombait sur lui par hasard, Gauche se faisait l'impression d'être une vulgaire mouche. Un snob infect. Au Havre, o˘ ils avaient fait une escale de quatre heures, Gauche s'était précipité au télégraphe et avait envoyé une demande d'information à Scotland Yard : qui était ce Milford-Stoakes ? s'était-il déjà rendu coupable de voies de fait ? ne s'amusait-il pas par hasard à étudier la médecine ? La réponse était arrivée juste avant qu'ils reprennent la mer. Il n'en ressortait rien d'intéressant. quant aux excentricités du personnage, elles s'expliquaient.
Il n'en restait pas moins que le rouquin n'avait pas la baleine d'or et qu'il était donc encore trop tôt pour le rayer de la liste des suspects.
Le deuxième était monsieur Gintaro Aono, " noble japonais " (ainsi qu'il figurait dans le registre des passagers). Un Asiate comme tous les Asiates : petit, sec, ‚ge indéfinissable, moustache clairsemée, yeux réduits à une fente, regard perfide. A table, il se taisait l'essentiel du temps. A la question concernant ses activités, il avait balbutié d'un air gêné : " officier de l'armée impériale ". Interrogé à propos de l'insigne, il s'était troublé encore plus, avait fusillé le commissaire d'un regard haineux puis, s'excusant, s'était élancé vers la sortie. Sans même terminer son potage. Suspect ? Et comment ! Un vrai sauvage ! Au salon, il passe son temps à agiter devant lui un éventail en papier de couleur criarde, comme un pédéraste tout droit sorti d'un joyeux bouge du quartier Rivoli. Il se promène sur le pont juché sur des mules à semelles de bois, enveloppé dans une robe de chambre en coton et sans pantalon du tout. Gustave Gauche 27
était bien s˚r pour le principe de liberté, égalité, fraternité, mais, tout de même, jamais on n'aurait d˚ accepter un tel macaque en première classe.
Maintenant, les femmes.
Madame Renata Kléber. Une jeunette. La vingtaine tout au plus. Epouse d'un banquier suisse. Elle va rejoindre son mari à Calcutta. On ne peut pas dire que ce soit une beauté. Elle a un petit nez pointu, ne cesse de s'agiter et de bavarder. Dès les présentations, elle a fait savoir qu'elle était enceinte. Ses pensées et ses sentiments sont entièrement subordonnés à cet état. Mignonne, spontanée, mais parfaitement insupportable. En l'espace de douze jours, elle est parvenue à exaspérer définitivement le commissaire avec ses bavardages sur sa précieuse santé, la confection des bonnets en tricot et autres balivernes du même tonneau. Un véritable ventre sur pieds, bien que sa grossesse ne date que de peu et que le ventre en question pointe à peine. Bien entendu, saisissant un moment propice, Gauche lui avait demandé o˘ était son emblème. La Suissesse avait cligné des yeux d'un air sincèrement étonné et s'était lamentée sur sa manie de toujours tout perdre. Ce qui, à vrai dire, paraissait tout à fait vraisemblable. A l'égard de Renata Kléber, le commissaire observait une attitude protectrice mêlée d'exaspération ; il ne la tenait pas pour une cliente sérieuse.
O combien plus intéressante pour le vieux limier était l'autre dame, miss Clarice Stamp. Celle-là avait quelque chose de pas net. Une Anglaise typique, sans rien de particulier : cheveux tristes d'un blond filasse, ‚ge déjà avancé, manières réservées et convenables. Cependant, un éclair diabolique
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passait parfois dans ses yeux ternes. Des yeux que le commissaire connaissait bien et qui lui rappelaient qu'il n'est pire eau que l'eau qui dort. Et puis il y avait d'autres petits détails insignifiants qui, s'ils laissaient indifférent le commun des mortels, ne pouvaient en revanche échapper au regard acéré du vieux m‚tin. Les robes et autres tenues de miss Stamp étaient toutes de grand prix, neuves, à la dernière mode de Paris, de même que son sac à main en écaille de tortue (le commissaire avait vu le même dans une vitrine des Champs-Elysées, au prix de trois cent cinquante francs). Par ailleurs, pourtant, elle prenait des notes sur un vieux calepin bon marché, tel qu'on en trouve dans les papeteries les plus ordinaires. Une fois, le commissaire l'avait vue sur le pont, allongée sur un transat, enveloppée dans un ch‚le (il ventait) exactement semblable à
celui de madame Gauche, en poil de chien. Chaud mais indigne d'une lady anglaise. Curieusement, parmi les objets que possédait Clarice, les neufs étaient tous sans exception de grand prix, alors que les vieux étaient plutôt moches et de qualité inférieure. Incohérent. Un après-midi, avant le five o'clock, Gauche lui avait demandé : " Pourquoi donc, madame, ne portez-vous jamais la petite baleine en or ? Elle ne vous plaît pas ? Je trouve personnellement cette babiole du plus grand chic. " Comment a-t-elle réagi, selon vous ? Elle a piqué un fard pis encore que le " noble japonais
" et a répondu qu'elle l'avait déjà mise mais que le commissaire ne l'avait pas vue. Elle mentait. Gauche l'aurait évidemment remarquée. Le commissaire avait sa petite idée derrière la tête mais il devrait attendre le moment psychologiquement
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adéquat. On verrait alors comment elle réagirait, cette Clarice.
Comme il y avait dix places à table et seulement quatre passagers sans emblème, Gauche décida de compléter sa collection avec d'autres spécimens qui, bien qu'ayant leur insigne, étaient chacun à sa manière digne d'intérêt. Cela afin d'élargir son champ d'investigation. Et puisqu'il restait des places, autant en profiter.
En premier lieu il avait demandé au capitaine d'affecter au " Windsor " le médecin-chef du navire, monsieur Truffo. Joshua Cliff avait grogné, mais accepté. La raison pour laquelle Gauche requérait la présence de Truffo était facile à comprendre : unique médecin du Léviathan, expert en matière de piq˚res, il avait, de par son statut, droit à l'insigne en or. Le docteur était un petit Italien grassouillet au teint oliv‚tre et au cr‚ne chauve couronné de cheveux épars. Il fallait vraiment beaucoup d'imagination pour se figurer ce personnage comique dans le rôle du tueur implacable. En plus du médecin, il convint d'allouer une place à son épouse. Le docteur s'était marié deux semaines plus tôt et avait décidé de joindre l'utile à l'agréable, à savoir travail et lune de miel. La chaise occupée par la toute nouvelle madame Truffo était donc une place perdue.
Anglaise à la mine contrite et revêche, l'élue du cour de l'Esculape de bord paraissait deux fois ses vingt-cinq ans et provoquait chez Gauche un ennui mortel comme d'ailleurs la majorité de ses compatriotes de sexe féminin. Il la gratifia immédiatement du surnom de " brebis ", eu égard à
ses cils blancs et à sa voix bêlante. En fait, elle ouvrait rarement la bouche,
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dans la mesure o˘ elle ne connaissait pas le français et o˘ les propos, dans le salon Windsor, étaient pour l'essentiel échangés dans ce noble idiome. Madame Truffo n'avait pas d'insigne, mais cela était normal, vu qu'elle ne faisait partie ni des officiers ni des passagers.
Dans le registre, le commissaire avait par ailleurs repéré un certain Anthony F. Sweetchild, archéologue et indianiste, et s'était dit que c'était exactement l'homme qui lui convenait. Feu Littleby n'était-il pas quelque chose dans ce genre-là ? Mister Sweetchild, un grand escogriffe à
lunettes rondes et à barbiche de chèvre, avait spontanément lancé la conversation sur l'Inde dès le premier dîner. Après le repas, Gauche avait pris le professeur à part et avait habilement fait dévier la discussion sur la collection de lord Littleby. L'indianiste-archéologue avait dédaigneusement qualifié le défunt de dilettante et sa collection de magasin de curiosités, accumulées au mépris de toute démarche scientifique.
Selon lui, le seul véritable objet de valeur était le Shiva d'or. C'était une bonne chose que la statuette e˚t d'elle-même refait surface, car il était bien connu que la police française était tout juste bonne à prendre des pots-devin. A l'écoute de cette remarque d'une injustice criante, Gauche, furieux, était parti d'une quinte de toux, mais Sweetchild s'était contenté de lui conseiller de moins fumer. Puis le savant avait consenti à
admettre qu'en effet Littleby avait sans doute réussi à se constituer une assez bonne collection de foulards et de tissus peints, parmi lesquels figuraient quelques pièces dignes d'intérêt, mais qu'on était là plutôt dans le domaine de l'arti-31
sanat local et de l'art décoratif. Pas mal non plus était le coffre en bois de santal du xvie siècle provenant de Lahore et dont les sculptures représentaient des scènes du Mahabharata - et là avaient commencé une telle suite d'histoires à dormir debout que, très vite, le commissaire avait piqué du nez.
quant au dernier compagnon de table, Gauche l'avait choisi sur sa mine. Au sens littéral. Le fait est que, peu auparavant, le commissaire avait eu l'occasion de lire un intéressant opuscule traduit de l'italien. Un certain Cesare Lombroso, professeur de médecine légale à Turin, avait élaboré toute une théorie selon laquelle les " criminels-nés " n'étaient pas responsables de leurs comportements antisociaux. D'après la théorie de l'évolution du docteur Darwin, écrivait-il, au cours de son développement l'humanité
franchit différentes étapes dont chacune la rapproche de la perfection. Le criminel, lui, est une anomalie dans le processus d'évolution, un retour accidentel à un niveau antérieur du développement. C'est pourquoi il est extrêmement facile de repérer un tueur et cambrioleur potentiel : il ressemble au singe, dont nous sommes tous issus. Le commissaire avait longuement réfléchi à ce qu'il avait lu. D'un côté, parmi l'éventail hétéroclite d'assassins et de cambrioleurs auxquels il avait eu affaire en trente-cinq ans de carrière dans la police, tous ne ressemblaient pas à des gorilles, loin de là. Certains avaient même des têtes d'anges, au point que leur seule vue vous tirait des larmes d'attendrissement. D'un autre côté, les faciès simiesques ne manquaient pas non plus. Anticlérical farouche, le vieux Gauche ne
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croyait pas en Adam et Eve. La théorie darwinienne lui paraissait tout de même plus fondée. Or, parmi les passagers de première classe, un drôle de phénomène lui était tombé sous les yeux - le " type caractéristique du criminel ", une véritable image d'Epinal : front bas, arcades sourcilières proéminentes, yeux minuscules, nez épaté, menton fuyant. Le commissaire avait aussitôt demandé que cet Etienne Boileau, négociant en thé, soit affecté au " Windsor ". L'homme s'était révélé des plus charmants - joyeux drille, père de onze enfants et philanthrope convaincu.
Bref, il était devenu clair que le voyage du père Gauche ne s'arrêterait pas non plus à Port-SaÔd, prochaine escale après le Havre. L'enquête s'éternisait. En outre, son flair légendaire suggérait au commissaire qu'il brassait de l'air, que dans tout ce public ne figurait pas un seul candidat sérieux. Se dessinait l'atroce perspective de devoir accomplir ce fichu voyage jusqu'au bout : Port-SaÔd, Aden, Bombay, Calcutta. Et là, à
Calcutta, il ne lui resterait plus qu'à se pendre au premier palmier. Il n'allait tout de même pas rentrer à Paris la tête basse et la queue entre les jambes ! Ses collègues le tourneraient en ridicule, la direction lui renverrait en pleine figure son petit voyage en première classe aux frais de l'Etat. Et encore bien beau si on ne le flanquait pas à la retraite anticipée...
A Port-SaÔd, puisque le voyage allait durer, Gauche, bien à contrecour, se ruina en chemises supplémentaires. Il fit des réserves de tabac égyptien et, pour tuer le temps, s'offrit pour deux francs une promenade en calèche le long du célèbre port. Rien d'extraordinaire. Phare énorme, deux môles longs
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à n'en plus finir, bon et après ? La ville elle-même produisait une drôle d'impression - ni tout à fait l'Asie ni vraiment l'Europe. A regarder la résidence du gouverneur général du canal de Suez, on se serait cru en Europe. Dans les rues du centre, on ne voyait que des visages européens, des dames fl‚naient en s'abritant sous des ombrelles blanches, de riches messieurs en panamas ou canotiers poussaient leur bedaine en avant. Mais dès que la calèche s'engagea dans un quartier indigène, ce ne furent plus qu'odeurs nauséabondes, mouches, tas d'ordures putrides, gamins arabes quémandant une aumône. qu'avaient donc tous ces riches désouvrés à vouloir parcourir le monde ? C'était partout la même chose : les uns engraissaient en s'empiffrant, les autres crevaient de faim.
Eprouvé à la fois par ses observations pessimistes et par la chaleur, le commissaire regagna le navire, l'humeur morose. Mais là, la chance lui sourit : un nouveau client. Et, semblait-il, un client prometteur.
Le commissaire alla chez le capitaine, o˘ il pécha un certain nombre de renseignements. Ainsi l'homme s'appelait Eraste P. Fandorine et était citoyen russe. Pour une raison quelconque, ledit citoyen russe n'avait pas indiqué son ‚ge. Profession : diplomate. Il était arrivé de Constantinople et se rendait à Calcutta puis, de là, au Japon, o˘ il devait prendre ses fonctions. De Constantinople ? Bien s˚r, il avait d˚ participer aux pourparlers de paix qui avaient mis fin à la récente guerre russo-turque1.
Gauche recopia soigneusement toutes les
1. Cf., du même auteur, Le Gambit turc, Presses de la Cité, 2001.
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informations sur une feuille, qu'il rangea dans la précieuse chemise de carton entoilé o˘ il conservait tous les éléments de l'affaire. Il ne se séparait jamais de son dossier; il le feuilletait régulièrement, relisait les rapports et les coupures de journaux et, dans ses moments de rêverie, il dessinait en marge des poissons et des maisons. Désirs secrets qui surgissaient du fond de son cour. Il allait devenir commissaire divisionnaire, s'assurer une confortable pension, et comme ça madame Gauche et lui s'achèteraient une jolie petite maison quelque part en Normandie. Le flic parisien à la retraite irait pêcher à la ligne et ferait son propre cidre. Pas mal, non ? Ah, si seulement il pouvait s'assurer un petit capital pour sa retraite, ne serait-ce qu'une vingtaine de milliers de francs...
Le bateau devant attendre son tour pour l'entrée dans le canal de Suez, le commissaire se rendit de nouveau au port et envoya un télégramme à la préfecture : le diplomate russe E. P. Fandorine était-il connu de Paris ?
Avait-il, dans la période récente, franchi la frontière de la République française ?
La réponse arriva rapidement, à peine deux heures et demie plus tard. Il s'avérait que ce cher petit avait en effet passé la frontière, et même par deux fois. La première au cours de l'été 1876l (bon, d'accord), la seconde en décembre 1877, c'est-à-dire trois mois plus tôt. Arrivant de Londres, il avait été enregistré par les services de police et de douane du Pas-de-Calais. On ignorait combien de temps il avait séjourné en France. Il était parfaitement possible qu'il ait encore été là le 15 mars. Et il pouvait tout
1. Cf., du même auteur, Azazel, Presses de la Cité, 2001.
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aussi bien avoir fait un saut rue de Grenelle, une seringue à la main - on ne devait préjuger de rien.
Conclusion, il fallait absolument libérer une place à table. Le mieux, bien s˚r, e˚t été de se débarrasser de la femme du docteur, mais pas question de porter atteinte à l'institution sacrée du mariage. Au terme d'une courte réflexion, Gauche décida d'expédier dans un autre salon le négociant en thé, lequel ne justifiait pas les espoirs - tout théoriques - mis en lui et apparaissait finalement le moins prometteur. que le steward se charge de le faire déménager. qu'il lui dise qu'il lui avait trouvé une bonne petite place dans un autre salon avec des messieurs plus importants et des dames plus pimpantes. Après tout, c'était pour régler ce genre de problèmes que les stewards étaient payés.
L'apparition dans le salon d'un nouveau personnage fit sensation. Alors que chacun avait eu tout le temps de copieusement se lasser de ses voisins, voilà qu'arrivait un homme tout frais et sacrement imposant, en plus. quant au malheureux monsieur Boileau, représentant du degré intermédiaire de l'évolution humaine, nul ne posa la moindre question à son sujet. Le commissaire remarqua que, de tous, la plus émoustillée était miss Clarice Stamp, la vieille fille, qui se mit à pérorer sur les peintres, le thé‚tre, la littérature. Gauche lui-même aimait à l'occasion rester assis dans un fauteuil avec un bon livre. De tous les écrivains, son préféré était Victor Hugo : c'était vivant, élevé, émouvant aux larmes. Et pour s'endormir il n'y avait rien de mieux. Mais, évidemment, il n'avait jamais entendu parler de ces écrivains russes aux noms barbares, si bien qu'il ne put prendre part à la dis-36
cussion. Cela étant, cette Anglaise défraîchie se donnait du mal pour rien, monsieur Fandorine était bien trop jeune pour elle.
Renata Kléber non plus ne restait pas inactive. Elle tenta d'inscrire le nouveau au nombre des chevaliers servants qu'impitoyablement elle envoyait chercher tantôt son ch‚le, tantôt son ombrelle, tantôt un verre d'eau. Cinq minutes après le début du dîner, madame Kléber avait déjà confié au Russe toutes les vicissitudes de son délicat état et, se plaignant de migraine, elle lui demanda d'aller quérir le docteur Truffo qui, pour l'heure, semblait retenu quelque part. Toutefois, ayant manifestement saisi d'emblée à qui il avait affaire, le diplomate objecta poliment qu'il ne connaissait pas le docteur de visu. Ce fut donc le serviable lieutenant Reynier, la plus dévouée des nounous de la gravide femme de banquier, qui s'empressa d'accomplir la mission.
La première impression produite par Eraste Fandorine était la suivante : taciturne, réservé, courtois. Mais trop précieux au go˚t du commissaire.
Petit col empesé, aussi raide que s'il avait été en alb‚tre, perle fine piquée à sa cravate de soie et, à sa boutonnière (voyez-moi ça), un oillet rouge. Raie impeccable, sans un seul cheveu qui dépassait, ongles soignés, moustaches noires et fines, comme dessinées au fusain.
Les moustaches en disaient long sur la personnalité d'un homme. Celles de Gauche - des moustaches de phoque, retombant de chaque côté de la bouche -
dénotaient un homme posé, conscient de sa valeur, qui ne se laissait pas éblouir par le clinquant, tout sauf un écervelé. Des moustaches en croc, surtout avec les pointes effilées, trahissaient
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un coureur de jupons et un bon vivant. Associées à des favoris, elles désignaient un homme ambitieux, rêvant de devenir général, sénateur ou banquier. quant à monsieur Fandorine, ses moustaches étaient celles d'un homme ayant une vision romantique de sa propre personne.
que dire d'autre du Russe ? Il parlait convenablement le français. Détail caractéristique : un léger bégaiement. Et toujours pas trace de l'insigne.
Le diplomate s'intéressa surtout au Japonais ; il lui posa toutes sortes de questions assommantes sur son pays, mais le samouraÔ répondait avec parcimonie, comme s'il craignait quelque piège. Il faut dire que le petit nouveau n'avait expliqué à l'assemblée ni o˘ il se rendait ni ce qu'il allait y faire. Il s'était limité à dire son nom et à préciser qu'il était russe. Seul le commissaire comprenait sa curiosité : l'homme était appelé à
vivre au Japon. Gauche se figurait un pays o˘ tous les gens sans exception étaient semblables à monsieur Aono, o˘ tous habitaient des maisons de poupées au toit recourbé et o˘, pour un oui pour un non, on s'ouvrait le ventre. Vraiment, le sort de ce Russe n'avait rien d'enviable.