CHAPITRE 8
– Assure-toi d’avoir tes écouteurs dans les oreilles avant d’aller plus loin…
Le numéro inconnu s’est à nouveau affiché sur mon téléphone alors que j’étais dans la cuisine. J’ai filé dans ma chambre avant d’écouter le message. Je mets la voix du vieil homme sur pause, le cœur battant à tout rompre. Je passe la tête dans le couloir pour vérifier que ma mère est bien en bas. Puis je ferme délicatement la porte et j’enfonce les écouteurs dans mes oreilles. Il sait ce qu’il fait, visiblement. Assise sur mon lit, je reprends la lecture du message.
– J’espère que je ne t’ai pas fait peur. Je comprends que tu aies du mal à me croire. C’est normal. Mais si tu réfléchis un peu, ta raison saura sans doute te convaincre. Vous n’êtes pas les seuls à avoir emprunté ce passage dans le temps. Je suis venu seul, vingt-quatre ans après vous, mais je suis arrivé au même endroit, au même moment. Je sais ce que tu as enduré. Je l’ai vécu aussi, en pire. Je sais que Katherine est partie, Prenna, et que tu dois te sentir très seule. Je t’encourage à te confier à Ethan, à lui dire la vérité. Il en sait déjà plus que tu n’imagines. En attendant, j’aimerais te donner quelque chose… au cas où. Viens me voir dès que tu pourras. Et… enlève ces lunettes qu’ils te forcent à porter, arrête de prendre leurs comprimés, et jette-moi tout ça à la poubelle, Prenna.
Comment peut-il me demander de faire une chose pareille ? Il n’est pas au courant de nos règles, alors ? Il ne se rend pas compte que ma communauté, ma vie passée et actuelle sont en jeu ? Ce n’est pas comme si j’avais une autre vie en réserve.
Je me repasse le message deux fois avant de l’effacer. Sa voix me trouble. J’essaie de la replacer dans mon ancienne vie et, en même temps, ça m’effraie. C’était il y a si longtemps, l’ambiance était tellement différente. Je n’arrive pas à faire coïncider mes souvenirs avec mon existence d’aujourd’hui. C’est comme si ces deux expériences se déroulaient dans des langues différentes et qu’il n’y avait aucun moyen de passer de l’une à l’autre, aucune traduction possible.
Et puis, j’ai toujours cet espoir irrationnel qui me torture depuis que nous sommes arrivés ici, qui m’a poussée à chercher encore et encore, qui m’a fait suivre un étranger en veste écossaise. J’ai abandonné tant de fois. Je ne suis pas sûre de pouvoir essayer à nouveau. Et si… ?
Il m’a conseillé d’avouer la vérité à Ethan. J’essaie d’imaginer comment je pourrais formuler les choses. Les mots que j’emploierais. « Ethan, je viens du futur. »
Je ne m’en sens pas capable. Même si M. Robert m’appelait pour m’en donner l’ordre, je ne suis pas certaine que je pourrais. Ce serait comme si je faisais pipi dans ma culotte au beau milieu du préau du lycée. Ça va tellement à l’encontre de tout ce qu’on m’a inculqué que je ne crois pas être en mesure de le faire, physiquement.
Et comment pourrais-je jeter mes lunettes et mes comprimés ? Il veut ma mort ou quoi ? Si c’est le cas, il y a des moyens plus faciles et rapides de me supprimer. Et si je fais ce qu’il me dit, je vais les mettre en branle.
Comment lui faire confiance ? Qui ferait confiance à un SDF qui collectionne les boîtes de conserve et chante de l’opéra tout seul ? Franchement ?
Mais c’est la façon dont il a prononcé mon prénom. Et si… ?
Il a dit de me fier à ma raison. Eh bien, ma raison me dicte de ne pas faire ce qu’il me dit.
Je ne le ferai pas.
En attendant, je vais le rappeler. Je tombe sur un message impersonnel, préenregistré. Je tape du pied en attendant le bip.
– Je dois suivre certaines règles. Je ne survivrai pas si je les enfreins.
Après le dîner, je vois que j’ai reçu un nouveau message de ce numéro. Je m’enferme dans mon placard avec mes écouteurs.
– Le temps a ses règles, Prenna. Je ne le nie pas. Et on ne peut y échapper, même si on essaie. Tu l’apprendras peut-être à tes dépens. La plupart des règles qu’on t’a inculquées n’ont qu’un seul but : te dominer, te contrôler. Mais pas toutes. Il faut donc être prudent. Nous sommes des intrus ici, nous devons rester humbles et prudents. Nous pouvons causer des dégâts terribles – peut-être l’avons-nous déjà fait. Chacun de nos actes a une multitude de conséquences. Certaines bonnes, j’espère. Mais il ne faut pas perturber plus que le strict nécessaire l’ordre temporel. J’aimerais que tu puisses obtenir tout ce que tu veux dans cette vie, Prenna, mais je crains qu’il n’y ait des limites à ce que nous pouvons attendre de l’existence.
Je raccroche. Je fixe mon portable. Aussitôt me vient cette pensée : Et si ?
Puis me vient une autre pensée : Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Au bout d’un instant, une troisième pensée me pousse à me lever. J’ouvre la fenêtre et je jette mon téléphone dans les jonquilles.
Juin 2012
Cher Julius,
J’ai mangé une mangue. Un gros fruit orange et poisseux, à la fois acide et sucré, à la chair fibreuse, avec un gros noyau plat au milieu. C’est tellement bon. Encore meilleur que l’ananas. Même si on me disait que c’est du poison, je me jetterais dessus voracement.
Je me dis que quand arrivera l’année de ta naissance, on aura tout arrangé, si bien qu’il y aura encore des mangues dans ce monde. Je t’imagine en train de mordre dedans, Julius. Et ça vaut tous les sacrifices.
Bisous,
Prenna