CHAPITRE 16
Je prends une douche brûlante. Je me brosse les dents en long, en large, en travers. J’essaie d’apprécier le plaisir simple d’avoir les cheveux propres et d’enfiler des vêtements neufs. Quand je sors de la salle de bains, enroulée dans ma serviette, Ethan me serre dans ses bras.
– C’est bon, je n’ai plus de sable dans les oreilles.
Il rit, mais je sens bien que le cœur n’y est pas. Mon histoire a vraiment cassé l’ambiance.
Il s’est installé un lit sur le canapé en laine qui gratte, avec un drap, un oreiller et une couverture.
– Il ne se déplie pas ?
– Non, en fin de compte. Mais ce n’est pas grave ! assure-t-il avec un enthousiasme forcé.
C’est un gros fauteuil plutôt qu’un vrai canapé. Je suis grande, et Ethan encore plus. Il va devoir se plier en deux pour tenir là-dessus.
Je contemple le vaste lit, ennuyée.
– Tu es sûr ?
– Oui, t’inquiète.
– Il paraît que ça ne te dérange pas de dormir assis.
En riant, il file dans la salle de bains. Je l’entends se brosser les dents.
J’éteins le plafonnier. Je sors de ma serviette pour mettre un débardeur et une culotte propres. Je tire le dessus-de-lit plastifié afin de me glisser entre les draps bien frais. La tête sur l’oreiller, je me tourne vers la fenêtre pour tenter d’apercevoir, avec mes très bons yeux, notre « vue partielle mer ».
Ethan sort de la salle de bains en boxer. Il éteint la dernière lampe et se contorsionne pour tenir sur le minuscule canapé.
Je suis étendue dans le noir, cherchant ce que je pourrais bien dire. Je me redresse sur un coude.
– Après l’histoire que je t’ai racontée ce soir, tu serais toujours prêt à partager mon lit ?
Il se lève d’un bond.
– Plus que jamais.
Je soulève la couverture, il me rejoint sous les draps, m’enveloppant de ses bras, de ses jambes. Qu’on est bien comme ça. Je chuchote :
– Après l’histoire que je t’ai racontée ce soir, on va rester sages, Ethan Jarves.
– Aaargh. Alleeeez !
– Stop ! Sinon tu retournes sur ton canapé.
– D’accord, fille sans cœur.
Petit à petit, je sens ses mains qui se faufilent sous mon débardeur. Je les attrape.
– Ethan ! Si c’est ça être sages, alors être intimes, c’est quoi ?
– J’allais justement te le montrer.
Je ne devrais pas rire.
– Retourne sur ton canapé.
– J’arrête, j’arrête.
Je me réveille aux premières lueurs du jour. J’essaie de faire durer cet instant le plus longtemps possible. Je me suis si souvent réveillée accablée par le fardeau de la tristesse et du deuil. Ce matin, je retrouve le plaisir et la joie. Je savoure. Les cheveux ébouriffés d’Ethan, son odeur, la chaleur de ses épaules piquetées de taches de rousseur, le poids de ses jambes mêlées aux miennes. Je ne veux pas laisser le moindre détail m’échapper.
Hélas, je suis obligée de me lever pour aller faire pipi. Je me dégage tout doucement de son étreinte. Par chance, il a le sommeil lourd et paisible. Je reste un moment assise au bord du lit à envier sa posture complètement abandonnée. C’est dur de ne pas le toucher, maintenant que je peux. Dur de séparer mon corps du sien.
Je vais dans la salle de bains puis, après m’être brossé les dents, je sors sans bruit les journaux du coffre et je m’installe en tailleur par terre devant la porte-fenêtre. Dans le journal daté de demain, je relis le premier article sur la mort de Mona Ghali, puis quelques autres – au sujet d’un accident de voiture à Ossining qui va tuer un père et ses deux enfants, puis une brève sur l’incendie d’une maison à Montclair.
J’envisage de chercher le numéro du conducteur d’Ossining pour l’appeler. Je ne peux pas lui dire ce que je sais, évidemment – il ne me croirait pas –, mais je pourrais inventer un truc pour l’empêcher de prendre sa voiture. Ou alors je ne l’appelle pas, je crève ses pneus ou je mets du sucre dans son réservoir. Je prends les choses en main.
Et les habitants de la maison qui va brûler ? Je pourrais envoyer un inspecteur du réseau électrique chez eux, prétextant que leur installation n’est pas aux normes. Ou je pourrais me faire passer pour un agent des assurances au téléphone et les pousser à remettre des piles dans leurs détecteurs d’incendie.
Ça y est, je me prends pour une super héroïne venue du futur…
Évidemment, je pense à la règle n° 4. L’une des plus importantes. Ce n’est pas celle que les conseillers nous rappellent le plus souvent, pourtant c’est celle qui s’impose d’elle-même le plus naturellement.
Je tourne la dernière page du journal, où la rubrique nécrologique figure en petits caractères. Parfois, il y a quelques lignes sur la personne décédée, parfois juste deux dates et le nom des autres membres de la famille. La plupart sont des personnes âgées, mortes de vieillesse ou de maladie, il n’y avait rien à faire. Mais les autres ?
C’est un pouvoir grisant, quand on y réfléchit, de sauver des gens de la mort, d’empêcher les drames, d’intervenir à un moment critique pour s’assurer que leur existence prend le bon chemin et pas le mauvais.
Et s’il y avait d’autres instants, à part la mort, où l’on pourrait faire pencher la balance du bon côté, éviter les échecs, le découragement. Sauf que ça ne figure pas dans le journal.
Je suis la liste du doigt jusqu’au plus jeune disparu, au bas de la page.
2 janvier 1996 – 17 mai 2014.
Mes yeux s’arrêtent sur ces deux dates. Un frisson me parcourt. Je continue à lire :
Ethan Patrick Jarves, fils bien-aimé.
Je relève la tête, complètement paniquée. Je sens ma vue, mon excellente vue se brouiller. Ce n’est pas possible.
Je me tourne vers le fils bien-aimé en question, l’ami bien-aimé, le bien-aimé bien-aimé, étalé sur le lit que nous avons partagé, aussi bronzé, fort et en bonne santé qu’un bien-aimé peut l’être.
Ce n’est pas possible.
Je baisse à nouveau les yeux vers la page, m’attendant à lire un texte différent, cette fois. Hélas, c’est le même :
Ethan Patrick Jarves, fils bien-aimé.
Regretté par ses parents et sa sœur.
Mes yeux vibrent dans leurs orbites. Mon cœur cogne comme s’il était prisonnier de ma cage thoracique.
Ethan marmonne dans son sommeil et sort une jambe des draps.
Je me lève d’un bond, le journal à la main. Je me rends dans la salle de bains pour passer un short, puis je quitte la chambre en silence. Je me dirige vers l’ascenseur. Je vois toujours flou.
Je sors de l’hôtel, prends le sentier qui mène à la plage. Je m’approche de l’eau. Il est tôt, la plage est presque déserte, à part les mouettes, se chamaillant à grands cris autour des poubelles qui débordent.
Je plie soigneusement le journal pour éviter qu’il ne s’envole. Je suis tentée d’essayer à nouveau, de l’ouvrir pour découvrir que le texte a changé et que le bien-aimé Ethan Patrick Jarves n’y figure pas.
Ce n’est pas la réalité. Ce n’est pas encore arrivé. C’est un futur possible, il y a une infinité d’autres possibilités. Ce ne sera pas le futur. Je n’y crois pas.
Pourtant, même si je n’y crois pas, ça tourne sans fin dans ma tête. Comment est-il censé mourir ? De quoi est-il censé mourir ? Est-ce lié à l’assassinat de Mona Ghali ? Parce que dans l’avenir que décrit ce journal, je ne suis pas encore là et mon père non plus. Il ne prend donc pas en compte la possibilité qu’Ethan et moi intervenions pour empêcher ce meurtre.
La version du futur dans laquelle Ethan meurt le 17 mai n’a rien à voir avec moi. Et Mona Ghali ? Il la connaît. Il est souvent allé dans son labo.
J’aimerais avoir plus de détails. Je n’ai pas d’autres journaux de demain pour croiser les informations. Je ne peux pas mener l’enquête sur une mort avant qu’elle ne survienne.
Je m’aperçois que je pleure. Les larmes roulent sur mes joues, tombent goutte à goutte sur le papier et le dos de ma main.
Ne pourrai-je donc jamais garder ceux que j’aime ?
Je fixe la mer depuis un long moment quand Ethan, le bien-aimé, me rejoint sur la plage. Mes larmes ont séché entre-temps.
– Tu t’es levée tôt, remarque-t-il d’un ton accusateur. Je n’aime pas me réveiller sans toi à mes côtés.
Il rit.
– Désolé, je me suis déjà habitué à toi.
Je me lève et je l’enlace audacieusement. En fait, ce n’est pas si audacieux, je veux juste éviter qu’il voie mon visage.
– J’ai préféré te laisser dormir.
Il m’embrasse dans le cou, derrière l’oreille et, pour me narguer, sur la bouche.
– Ai-je mentionné que j’étais en pleine forme ? dit-il, un peu essoufflé. Que je ne m’étais jamais senti aussi bien de toute ma vie ?
Je souris. Il faut que j’aie l’air heureuse.
– Je dis juste ça en passant, ajoute-t-il.
Chaque mot me vrille le cœur.
– À l’hôtel, il y a un buffet à volonté pour le petit déjeuner. On y va ?
Il dit ça comme si on avait gagné au loto.
– Ouais, d’accord, dis-je, tête baissée, craignant encore ce qu’il risque de lire sur mon visage.
Ce buffet le rend tellement euphorique que ma gorge se serre. Il prend quatre gaufres, deux beignets, un bol de céréales, un yaourt, une assiette de bacon et saucisses, un grand verre de lait et un jus d’orange.
– Henny, regarde ! Y a des mini-éclairs au chocolat ! me lance-t-il gaiement à travers le restaurant.
Je pose un éclair et quelques fruits sur mon plateau, sachant pertinemment que je suis incapable d’avaler quoi que ce soit.
L’endroit est presque vide. Nous nous asseyons à une petite table pour deux, près de la fenêtre, avec vue sur la mer. L’eau est d’une couleur incroyable, genre bain de bouche à la menthe.
– C’est le grand jour, déclare Ethan entre deux bouchées de gaufre.
Hier, j’étais tout excitée à cette pensée. Maintenant, j’ai un pieu dans le cœur.
– On devrait décoller juste après le petit déj’ pour arriver à Teaneck en début d’après-midi.
Il embroche une saucisse.
– Et en attendant le soir, je vais t’apprendre à jouer à la dame de pique.
– Nous devons avoir nos priorités, dis-je.
– Tout à fait. Parce qu’une fois que tu maîtriseras ce jeu, tu seras prête.
– Je serai une vraie fille du début du xxie siècle, c’est ça ?
J’ai envie de pleurer. Je ne veux pas être prête.
– Exactement, miss.
– Mais tu dois bien avoir d’autres trucs à m’apprendre. On n’en a pas encore fini.
Il arrête de mastiquer un instant pour me dévisager avec attention.
– Tu plaisantes ? Loin de là ! J’ai encore des milliards de choses à t’apprendre.
En le regardant vider pratiquement tout le buffet, avec sa trace de sauce sur le menton, je me fais une promesse.
Je ne vais pas le laisser mourir. Quoi qu’il arrive. Peu m’importent les autres versions du futur, à part celle dans laquelle j’interviens et où Ethan ne meurt pas parce que je ne le laisse pas mourir.