CHAPITRE 19
Je me suis renseignée autant que je le pouvais sur la vie de Mona Ghali en faisant des recherches sur l’ordinateur d’Ethan. Elle a deux sœurs, une à Cambridge, dans le Massachusetts, et l’autre au Caire, en Égypte.
La plus jeune, Maya, est partie là-bas juste après avoir obtenu son diplôme à l’université de Boston. Elle est à peine plus âgée que moi.
J’arrive à l’étage de Mona vers dix-neuf heures dix. L’hôtesse d’accueil termine sa journée. Je dis que je viens voir Mona.
– Votre nom, s’il vous plaît ?
– Euh… Petra.
Ça fait bizarre… Je m’empresse d’enchaîner :
– Je suis une amie de sa sœur. Je lui apporte quelque chose de sa part.
J’ai préparé davantage d’explications, mais l’hôtesse est pressée de rentrer chez elle, elle s’en moque.
Elle appelle le bureau de Mona pour m’annoncer.
– Par là, tout droit, explique-t-elle avant même d’avoir obtenu une réponse. Sur votre gauche, deux fois, puis à droite à la moitié du couloir.
Dommage pour la sécurité.
Bien qu’elle ne m’ait rien demandé, je précise en m’éloignant :
– C’est son anniversaire.
Le nom de Mona est indiqué sur une plaque en plastique à droite de la porte. Je m’efforce de me mettre dans la peau de mon personnage avant de pénétrer dans son bureau.
– Mona ?
Elle lève les yeux de son ordinateur. Elle a de longs cheveux bruns frisés et un visage ouvert. Une fois debout, elle est presque aussi grande que moi.
– Je suis Petra Jackson, une amie de fac de Maya, dis-je en lui tendant mes cadeaux. Elle m’a demandé de venir vous souhaiter un joyeux anniversaire.
Ses yeux brillent d’intelligence.
– Waouh. C’est vraiment gentil. Merci, dit-elle en les prenant.
Elle laisse les ballons flotter jusqu’au faux plafond et jette un coup d’œil dans le carton de la pâtisserie avant de le poser sur son bureau.
– Maya a dû vous dire que j’étais accro au chocolat.
J’acquiesce, remerciant la « fortune qui sourit aux audacieux » d’être tombée juste.
– Ma sœur a toujours fait toute une histoire de nos anniversaires, commente-t-elle, un peu moqueuse. Vous étiez avec elle à l’université de Boston, alors ?
– Oui, mais on n’a pas suivi les mêmes cours, j’ai un an de moins, je mens.
– Eh bien, merci beaucoup.
– Ai-je une chance de vous convaincre d’aller boire un verre ? Je vous invite. J’ai promis à Maya que j’essaierais.
C’est l’un des scénarios que nous avons mis au point avec Ethan. D’un côté, ce serait plus sûr de l’emmener dans un lieu public et de l’éloigner de l’endroit où elle va se faire tuer. Mais, de l’autre, en modifiant aussi radicalement les circonstances, on perd l’avantage de savoir ce qui va se passer : et si, en la faisant sortir du bâtiment, on retardait juste le lieu et l’heure du crime, au risque d’ignorer totalement quand et où il se produira ?
Le futur est-il têtu ? Et Andrew Baltos ?
Mona lève les yeux au ciel.
– Maya a peur que je passe mon anniversaire toute seule, c’est ça ?
– Non, pas du tout, elle n’a pas formulé les choses ainsi.
– Eh bien, vous pourrez lui dire que j’ai rendez-vous avec quelqu’un ce soir.
Une sirène d’alarme se déclenche dans ma tête. Ce doit être Baltos. Nous avons la réponse à l’une de nos questions : il ne s’agit pas d’une visite surprise.
– Ça ne m’enthousiasme pas particulièrement, mais contrairement à ce que pense ma sœur, je ne passe pas mes soirées à me morfondre toute seule à mon bureau.
Qu’est-ce que ça signifie ? Quelle relation entretiennent-ils ? En la dévisageant, je comprends que je ne peux guère insister. Je bafouille :
– Je ne crois pas que…
Je manque sérieusement de diplomatie et d’entraînement en ce qui concerne les relations entre sœurs.
– Je suis sûre que ce n’est pas ce qu’elle voulait dire. Elle regrettait simplement de ne pas pouvoir être là avec vous aujourd’hui, alors elle m’a demandé…
Mona me fait taire d’un geste.
– Merci… Petra, c’est ça ? J’apprécie beaucoup. Maya a vraiment des amis en or, mais je dois rester encore un moment ici pour sauvegarder des fichiers sur un nouveau serveur. Une faille dans notre système de sécurité, apparemment. Comme si on se battait pour lire mes travaux, franchement !
Elle a repris son petit air sardonique.
– Et pourquoi pas, dis-je.
Je ferais sûrement mieux de me taire.
Son ordinateur émet un bip, elle retourne derrière l’écran.
– Un dossier chargé, plus que quatre !
Il faut que je trouve une excuse pour rester sans passer pour un boulet ni pour une folle.
– Je comprends que vous ne vouliez pas fêter votre anniversaire avec une parfaite étrangère…
– Vous connaissez Maya, vous n’êtes donc pas une étrangère, objecte-t-elle.
– Bien sûr, mais ça doit vous paraître bizarre quand même. Et en plus, vous avez du boulot. Mais ça vous dérange si je reste encore un quart d’heure ? Mon petit ami doit passer me chercher.
– Pas de problème, s’empresse-t-elle de répondre. C’est le moins que je puisse faire, après le mal que vous vous êtes donné. De toute façon, ce n’est vraiment pas passionnant de regarder ces fichiers se charger, et puis les bureaux sont vides après sept heures, c’est sinistre. Alors, je suis ravie d’avoir de la compagnie. Tenez…
Elle m’approche une chaise.
– Asseyez-vous.
Elle n’est pas désagréable, mais j’ai l’impression qu’elle n’a pas envie de parler.
– J’ai un deuxième ordinateur, si vous voulez.
– Génial, merci.
Je jette un coup d’œil à mon téléphone.
– Mais si vous avez rendez-vous…
– Le type que je dois voir ne sera pas là avant la demie.
– Ah… OK…
Mon cœur bat à tout rompre. Tout se précipite. Difficile d’imaginer qu’une scène banale de la vie quotidienne comme celle-ci peut dégénérer en carnage.
– Vous vous plaisez à Boston ? me demande-t-elle.
Je n’y ai jamais mis les pieds.
– Oui, beaucoup.
– Moi aussi, j’adorais. C’est les vacances de printemps, là ?
– Oui, c’est ça.
Je scrute la pièce, sur mes gardes. Je jette un coup d’œil à ses étagères. Ses classeurs ont l’air verrouillés. J’ai les nerfs en pelote.
Je me dis que je devrais continuer à faire la conversation, même si c’est un tissu de mensonges mais, en même temps, j’ai juste envie de me taire en attendant que ce soit fini.
Je tripote distraitement mon téléphone en la regardant travailler quand, soudain, une sonnerie retentit. Je sursaute comme si c’était la plus grande surprise de l’année.
En revanche, Mona est on ne peut plus détendue. Elle détourne la tête de son écran sans empressement.
– Ce doit être lui.
Elle appuie sur une touche de son téléphone, en mode interphone.
– Andrew ?
Non, non, surtout pas ! Ne le faites pas entrer ! Vous savez ce qu’il va vous faire ? Je fais taire la voix qui hurle dans ma tête. Il faut laisser les choses se dérouler normalement…
– Oui, c’est moi, répond un homme.
Le sang bat à mes tempes. Je m’efforce de respirer calmement, de reprendre notre plan point par point.
S’il arrive ceci, alors on fait cela. Et s’il se passe ça, alors on fera comme ceci.
Elle appuie sur un autre bouton, sans doute pour ouvrir la porte à la réception.
Je croise les doigts pour qu’Ethan arrive à le suivre avant qu’elle ne se referme. Tandis que Mona sort dans le couloir pour accueillir le visiteur, je vais vite rappuyer sur le bouton au cas où.
J’ose à peine regarder Andrew Baltos approcher. Et quand je m’y résous enfin, je suis frappée par son allure familière. Il est de taille moyenne, plutôt trapu, les cheveux ras sous sa casquette de base-ball. Je me creuse les méninges pour tenter de l’identifier tout en m’efforçant de ne rien laisser paraître.
Son regard s’arrête sur moi. Il me dévisage également avec attention.
Je ne me sens vraiment pas à ma place lorsque Mona l’embrasse, assez froidement, puis s’écarte pour faire les présentations.
– Andrew, voici…
Je bafouille, paniquée.
– Euh… hum… Petra !
Note pour la prochaine fois : quand on prend un faux nom, mieux vaut éviter de l’oublier.
– Une amie de ma petite sœur, Maya. Petra, voici Andrew.
Il n’a pas l’air très à l’aise non plus, à vrai dire. Il me serre la main.
Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Je sais ce qui va se produire sans parvenir à comprendre comment cela peut arriver.
Il plisse les yeux en répétant :
– Petra ?
Il essaie de me remettre, lui aussi.
Soudain, ça me revient. Sa silhouette, sa casquette me rappellent la forme sombre que j’ai vue s’enfuir du parking, où mon père a été égorgé. Est-ce possible ? Je ne peux pas en être certaine mais…
Et s’il me reconnaît ? Ça risque de tout gâcher. « Non, non, ce n’était pas censé se passer comme ça ! » Mes pensées se dispersent avec fracas comme des billes sur un carrelage. J’aimerais pouvoir toutes les rassembler.
Je revois mon père recroquevillé par terre. J’essaie de me concentrer sur l’individu qui détale dans l’obscurité.
Je suis complètement déconnectée de la réalité. Me voilà qui flotte dans un autre espace-temps. Le temps que je revienne ici et maintenant, j’ai laissé passer l’occasion que j’attendais. L’avance que j’avais, je l’ai perdue.
Tout s’enchaîne si vite. Ils vont dans le bureau, Mona dit quelque chose, je crois qu’elle s’adresse à moi, mais je ne l’entends pas. Elle retourne devant son ordinateur pour finir sa sauvegarde. Je m’efforce de ne pas quitter Andrew des yeux, sauf que ce n’est pas facile. Brusquement, il me pousse vers Mona, je suis complètement affolée, à croire que je n’attendais rien de plus qu’une conversation polie.
Je m’écroule sur elle, battant des bras pour retrouver mon équilibre. Il ferme la porte derrière lui d’un coup de pied. Mona le fixe, abasourdie. Je suis son regard… Il a dégainé un revolver qu’il pointe sur nous.
Comment cela a-t-il pu arriver alors que je le savais ? Ce n’est pas du tout ce que nous avions prévu. On dirait qu’il se moque que je sois témoin du crime. En principe, ma présence aurait dû contrecarrer ses plans. J’étais censée être un élément dissuasif, semant le trouble et l’obligeant à reporter son projet. A-t-il décidé de nous tuer toutes les deux ? Nous avions parié sur un minimum de scrupules.
Mona ouvre la bouche, pousse un cri. Je pose la main sur son bras, j’ignore pourquoi. Pour la réconforter sans doute, l’aider à accepter son destin.
Tandis que je m’efforce de ramasser mes billes, je me demande : « Comment vais-je faire pour empêcher ça ? »
– Là-bas, ordonne Baltos en agitant son arme. Asseyez-vous le long du mur.
Mona le dévisage, incrédule. Dans ses yeux, je lis qu’elle n’y croit pas. Qu’elle n’a même pas peur.
– Tu es sérieux ? Qu’est-ce qui te prend ?
– Là-bas ! hurle-t-il.
Je la tire par la main. L’oblige à s’asseoir. Moi, j’y crois et j’ai peur. Je veux juste en finir, et vite. Je ne veux pas qu’Ethan débarque dans cette pièce.
En nous tenant en joue, Andrew Baltos s’approche de l’ordinateur. Sa chemise est trempée de sueur, sous les bras, dans le dos. D’une main, il saisit la souris pour fouiller dans les dossiers. Au bout de quelques minutes, il explose :
– Qu’est-ce que tu as fait ?
Il s’approche de nous.
– Où sont toutes tes recherches ?
– Je les ai sauvegardées ailleurs, répond Mona, méfiante.
– Où ça ?
– Dans un endroit plus sûr.
Il allume l’autre ordinateur, un portable, et examine rapidement le disque dur, sans cesser de nous viser. Il s’impatiente, le repousse, puis se dirige vers les classeurs métalliques. Pourvu qu’ils soient verrouillés. Il secoue un tiroir, puis un autre, de plus en plus agacé. D’une seule main, il jette le meuble par terre, renversant la chaise au passage. Deux tiroirs s’ouvrent sous le choc, libérant un flot de paperasse.
Baltos se penche pour les ramasser. Avec tout ce vacarme, dos à la porte, il n’entend pas Ethan arriver.
Je retiens mon souffle en voyant que ce dernier tente de le plaquer au sol.
Mona crie, je serre sa main dans la mienne. Alors que Baltos s’écroule sur le bureau, Ethan le désarme d’un coup de pied. Le revolver glisse sur la moquette dans notre direction. Je tends la main pour le saisir. Je sais bien ce qu’Ethan a dit, mais je n’ai pas le choix. Je me lève, braquant l’arme sur Baltos d’une main tremblante, et j’ordonne :
– Debout.
Il se redresse lentement tandis qu’Ethan s’écarte de lui.
Mona lui jette un regard stupéfait.
– Qu’est-ce que tu fais ici ?
– Debout ! je répète. Les mains en l’air.
Pour raffermir mon geste, je prends le revolver des deux mains. Je sens la gâchette sous mon index.
Je jette un regard à Ethan. Il me rejoint, sans trop s’approcher pour ne pas me déconcentrer.
– Ça va ? me souffle-t-il.
– Oui.
J’ai très envie de le regarder, pour qu’il me soutienne, j’ai très envie de pleurer, mais je n’ose pas quitter Baltos des yeux.
– L’ami que vous attendiez, c’est Ethan ? s’étonne Mona.
J’acquiesce.
Celui-ci se poste tout près de Baltos.
– Tendez les bras, ordonne-t-il.
Il prend son portefeuille à l’arrière de son jean.
– Et maintenant, les mains en l’air.
Ethan tire son portable de la poche de sa chemise, puis recule. Je ne peux pas m’empêcher de le regarder. Quelque chose dans son expression me panique.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
Il secoue la tête.
– Ethan, dis-moi !
– Le gorille.
– Quoi ?
– C’est un voyageur, murmure-t-il entre ses dents serrées.
– Impossible.
– Je te dis que si.
– Non, ça ne se peut pas.
– Je le vois, il n’y a aucun doute.
Je tremble comme une feuille.
– Mais il est dans le journal !
Mona et Baltos nous regardent sans comprendre. Personne ne bouge.
– Je crois qu’on tient ton Moïse, déclare Ethan à voix basse.