CHAPITRE 14

Vendredi. Il est encore tôt. Nous filons vers la côte sur la voie rapide, comme dans un rêve. Le soleil brille, j’ai mis mes pieds nus à la fenêtre, le vent me chatouille les orteils.

Nous nous arrêtons dans une station-service pour acheter un téléphone prépayé.

– Vas-y, lâche-toi ! me taquine Ethan en voyant que j’en ai pris deux.

Ce n’est pas tous les jours qu’on trouve des milliers de dollars dans un carton.

J’appelle tout de suite ma mère. Je me demande ce qu’elle sait, s’ils l’ont prévenue que je m’étais enfuie. Ils ont tellement horreur de reconnaître leurs erreurs, d’être pris en flagrant délit de ratage.

– Molly, je ne peux pas te parler longtemps, dis-je d’un trait quand elle décroche.

Je crains qu’ils ne repèrent l’appel si je reste trop longtemps au téléphone.

– Prenna ! Où es-tu ?

– Je vais bien. Je me suis échappée, personne n’a été blessé. Poppy m’a demandé de faire quelque chose pour lui, mais je serai de retour dimanche au plus tard.

J’entends des voix dans le fond. Elle n’est pas seule.

– Maman ?

– Prenna ?

Ce n’est plus elle, je crois que c’est Mlle Cynthia à l’appareil. Sa voix me glace les sangs.

– Tu m’entends, Prenna ? Si tu continues comme ça, tu vas causer beaucoup d’ennuis à ta mère. Et à Katherine.

Elle est grotesque. Je ferais mieux de raccrocher.

– Elles n’ont rien fait.

– Raison de plus pour penser à elles.

– Ce n’est pas moi qui leur veux du mal !

La petite fille de douze ans se réveille en moi pour nous défendre contre cette mégère. Il faut que je me calme. Elle reprend la parole mais je la coupe :

– Je reviens dans deux jours. Laissez-les tranquilles et j’irai tout droit chez M. Robert pour me rendre. Vous pourrez faire de moi ce que vous voudrez. Mais si vous touchez à un seul de leurs cheveux, je vous jure que je fiche tout en l’air.

Je raccroche.

Je jette le téléphone par terre et je l’écrase sous mon talon.

Puis je fais quelques pas et je m’accroupis, la tête entre les mains. Une minute plus tard, je sens la main d’Ethan sur mon épaule.

– Ça ne s’est pas bien passé.

– Pas trop, non.

Je me relève pour m’essuyer les yeux.

– Mais ça va aller, t’inquiète.

– T’es sûre ?

– Sûre.

Et c’est vrai parce que, pour une fois, de tous les échanges que j’ai pu avoir avec Mlle Cynthia, ce n’était pas moi la plus effrayée. C’était elle.

Depuis que je suis arrivée ici, c’est mon premier jour de liberté, nous décidons donc d’aller voir l’océan « en vrai ».

– Il faut qu’on aille quelque part, décrète Ethan avec philosophie.

Et il a raison.

Ma vue s’améliore, un vrai miracle. C’est tellement différent, tellement mieux sans ces saletés de lunettes. Alors que nous longeons la côte sous un ciel d’un bleu pur et un grand soleil, avec les dunes qui défilent à la fenêtre, j’ai l’impression de découvrir un monde neuf, d’une telle beauté…

Ethan me jette un coup d’œil et sourit.

Il me conduit à Jones Beach et se gare près d’un snack-bar. Il y a déjà du monde. Quoi de plus normal ? C’est un beau et chaud vendredi de mai.

– Parfait, décrète Ethan en regardant passer les gens en maillot qui traînent glacières, parasols et jeunes enfants. L’endroit idéal pour un couple de fugitifs, désireux de sauver le destin de l’humanité, non ?

Pour le moment, nous préférons cependant rester dans la voiture. Ethan sort le New York Times de ce dimanche et m’en tend la moitié.

– Tu arrives à lire les petits caractères maintenant ? demande-t-il tandis que je déchiffre la une, aussi fier que s’il m’avait appris à lire.

Nous essayons de détendre l’atmosphère, mais je vois bien que nous sommes tous les deux tendus, redoutant d’ouvrir le journal.

Je m’attaque à la météo en commentant :

– On pourrait prévoir le temps sans aucun risque d’erreur grâce à ces journaux.

Ethan parcourt d’un œil hésitant les pages sportives.

– Et gagner une fortune en pariant sur les résultats des matchs. Je commence toujours par là d’habitude, mais là, j’ai l’impression de tricher.

– Ouais, je suis d’accord.

J’ôte la météo, le sport et la bourse pour les mettre de côté.

– Occupons-nous du reste plutôt.

Ensemble, nous étudions les premières pages. Je scanne les gros titres sans que rien retienne mon attention. L’immigration a visiblement réussi son pari : ne toucher à rien et surtout ne rien changer.

À un moment, Ethan pose le journal et me regarde l’air de dire : « Qu’est-ce qu’on fait dans cette galère ? »

Je compatis. Moi, j’ai tellement l’habitude que tout soit sens dessus dessous, ça me perturbe moins. Je revois son visage quand il a trouvé son dessin dans les cartons de Poppy. Il n’est pas encore midi, et il a déjà dû encaisser tant de nouvelles sidérantes aujourd’hui…

Je pose la main sur son poignet.

– Je suis désolée de te mêler à tout ça.

L’espace d’un instant, il me regarde comme avant.

– Je suis déjà tellement mêlé à toi, Henny. Dès la première fois que je t’ai vue. Ce n’est pas maintenant que ça va s’arrêter.

Après une petite pause épi de maïs, chips et limonade au snack-bar, nous reprenons notre lecture dans la voiture.

Alors que je déplie le journal sur mes genoux à la page des « Nouvelles locales », Ethan pointe la photo d’un couple en s’exclamant :

– Bon Dieu ! Tu sais qui c’est ?

Il désigne la femme, puis tapote son nom.

– Oui, c’est bien elle !

– Qui ça ?

– Mona Ghali, la chercheuse dont je t’ai parlé. Celle du labo où j’étais en stage l’été dernier.

– Celle qui a écrit l’article que tu voulais montrer à Ben Kenobi ?

– Exactement.

– Ça alors… que lui est-il arrivé ?

Nous sommes tous les deux tellement surexcités que nous survolons le texte.

Je reviens au gros titre.

– Je crois qu’elle est morte.

Je lis à haute voix :

– « Une querelle d’amoureux tourne mal. »

Je me concentre pour relire plus attentivement les premiers paragraphes.

– Oui, ça s’est mal fini pour elle.

Je désigne l’homme en cherchant son nom.

– Ce type… Andrew Baltos… il l’a tuée.

Ethan interrompt sa lecture, livide.

– Elle est morte ?

Je vérifie la date, juste pour être sûre.

– Non, elle est encore vivante. Elle doit mourir samedi soir vers huit heures moins le quart.

Ethan fixe l’article, sans parvenir à le lire.

– Mais pourquoi ? Pourquoi quelqu’un voudrait-il la tuer ?

– Ils disent que cet Andrew était son petit ami et qu’ils se sont disputés.

Je lis la suite.

– Il ne nie pas. Il dit que c’était un cas de légitime défense, qu’elle était armée.

Ethan met un moment à digérer la nouvelle.

– Tu crois que ça pourrait être ce qu’on recherche ?

Nous savons tous les deux que c’est ça. C’est trop gros pour être une simple coïncidence.

– Je crois, oui. Mon père la connaissait ?

– Je lui avais parlé de ses recherches. Pas tant ses travaux sur l’énergie des vagues que ce qu’elle faisait à côté, sur son temps libre. J’ignore si je lui avais dit son nom. Je n’ai jamais eu l’occasion de lui donner cet article, finalement.

Tenant le journal d’une main tremblante, je reprends ma lecture.

– En plus, c’était son anniversaire.

– Elle a été tuée le jour de son anniversaire. Enfin, elle sera tuée.

– Comme Shakespeare, il est mort le jour de son anniversaire.

Je termine l’article.

– Je pensais qu’on recherchait un assassinat politique ou un meurtre dans le monde des affaires, ce genre de truc. Pas une fille qui se dispute avec son petit ami le soir de son anniversaire !

Ethan n’a pas quitté la photo des yeux.

– Oui, mais c’est une fille spéciale.

– Son labo est à Teaneck, c’est ça ?

– Ouais.

– Ça s’est passé… ça va se passer là-bas.

Il secoue la tête.

– C’est dingue. Je connais les lieux comme ma poche.

– Ça pourrait nous être utile, non ?

J’étale le journal sur le tableau de bord afin d’étudier le visage de l’assassin en pleine lumière.

– Il faut qu’on se renseigne sur ce type. Qu’on trouve un maximum d’infos sur lui.

Ethan hoche la tête.

– J’ai encore l’article dans mon sac. Je n’arrive pas à croire qu’elle est morte.

– Ce n’est pas encore arrivé.

– Enfin, qu’elle est censée mourir, je veux dire.

– On doit tout faire pour qu’elle reste en vie, tu te rappelles ?

Nous épluchons le reste du journal du 18 mai, au cas où, avant d’attaquer les autres.

Nous tombons tout de suite sur quelque chose d’important. Dans l’exemplaire daté du 21 mai, un article perdu au milieu des pages locales évoque un rebondissement dans l’affaire Mona Ghali. Ce qui se présentait comme une querelle d’amoureux ayant dégénéré se révèle plus compliqué. La mémoire des deux ordinateurs de son bureau a été vidée et ses dossiers papier volés.

Le journal du 28 mai nous apprend que son appartement a également été visité. On a effacé des fichiers sur l’ordinateur de son domicile qui a été fouillé et entièrement retourné le soir où elle est morte. Où elle est censée mourir.

Il est fait référence à un article du 27 mai, que nous n’avons pas. Andrew Baltos a disparu avant que la police puisse le mettre en garde à vue, ils pensent qu’il a quitté le pays avec un faux passeport.

– Ça, c’est nul, commente Ethan tandis que je lui fais la lecture.

– Drôle de type, dis-je en levant les yeux du journal. Il n’est pas américain, ils ne connaissent pas son vrai nom, ils n’ont aucune idée de la façon dont il est arrivé ici… sans doute illégalement.

– Peut-être est-ce bien le scénario qu’on avait imaginé, finalement, intervient Ethan. Baltos voulait la tuer – veut la tuer – pour ses recherches, ou celles qu’elle va faire dans le futur. Et c’est exactement pour ça qu’on doit la sauver.

– Mais comment pourrait-il être au courant de ce qu’elle va accomplir dans le futur ? Il n’a pas les informations dont on dispose. Il ne peut pas savoir qu’il s’agit de la bifurcation.

Ethan contemple sa photo.

– Tu en es sûre ?

– Certaine, il ne faisait pas partie de l’immigration.

– Qu’est-ce que tu en sais ?

– Parce qu’il est dans le journal. Ces articles ont été écrits et imprimés avant notre arrivée.

– Ah oui, c’est vrai !

Ethan secoue la tête comme pour remettre de l’ordre dans ses pensées.

– Cependant, il peut être à l’origine de la bifurcation sans le savoir, je pense, dis-je. Il devait se douter qu’elle allait découvrir quelque chose. Voulait-il voler ses recherches ? Se les approprier ?

Ethan réfléchit.

– Eh bien, si c’est le cas, il n’en a pas fait grand-chose. D’après ce que m’a raconté Ben Kenobi, le changement climatique va faire du futur un enfer. Je n’ai pas l’impression que le monde ait bénéficié de ses découvertes sur l’énergie houlomotrice sans émission de gaz carbonique.

– Non, en effet. Pas du tout, même.

– Peut-être travaille-t-il comme espion au service d’une compagnie pétrolière ? Tu sais, un magnat du pétrole désireux d’étouffer une nouvelle technologie qui risquerait de le mettre sur la paille. J’ai déjà lu ce genre d’histoire… ou vu dans un film, je ne sais plus.

Je fixe mes orteils, perdue dans mes pensées.

– C’est une théorie intéressante. Mais difficile à prouver.

Ethan hausse les épaules.

– Dommage qu’on ne puisse pas faire de recherches Internet sur le futur proche. Franchement, ça va arriver dans deux jours…

J’éclate de rire.

– Ouais, c’est nul, le web, finalement ! On ne peut même pas regarder ce qui va arriver demain. Tu parles d’une source d’infos sans limites !

Nous laissons les journaux dans la voiture pour élaborer une stratégie en marchant au bord de l’eau. Nous nous trempons les pieds dans les vagues glacées tout en discutant de notre « super plan d’attaque », comme dit Ethan.

Mais une fois que le fameux plan est échafaudé, nous nous rendons vite compte que la mer, c’est mieux quand on a un maillot de bain.

Sans le dire, nous avons l’impression que si demain est un jour capital – un jour où nous sommes censés changer le monde, rien que ça –, finalement, aujourd’hui est un grand jour aussi. Un instant volé, rien qu’à nous, avant de nous atteler à notre mission.

Suivant l’impulsion d’Ethan, nous quittons donc Long Island pour traverser Brooklyn, puis Staten Island, et roulons pendant une heure et demie le long de la côte du New Jersey jusqu’à un grand hôtel tout rose, au bord d’une plage bondée.

Il n’est pas particulièrement beau ni luxueux. C’est un immeuble de bord de mer typique des années 70, tout en stuc, avec plein de balcons. Mais bizarrement, c’est pile ce que nous recherchons. Comme je n’ose pas me présenter à la réception, Ethan part d’un pas décidé et revient cinq minutes plus tard, l’air piteux.

– Il ne reste plus qu’une chambre libre, avec un lit deux personnes et un canapé-lit, un truc comme ça. Je prendrai le canapé, OK ? Ça t’ennuie ?

La situation est tellement délicate qu’il n’arrive pas à blaguer comme d’habitude.

– Non, c’est bon.

Notre chambre est au septième étage, avec « vue mer partielle » – ce qui signifie que, perché sur le petit balcon, en se tordant le cou vers la droite, on aperçoit un petit triangle bleu. On voit surtout le parking et une crêperie, mais je n’aurais pu imaginer mieux, même dans mes rêves les plus fous.

En une journée, je suis passée du désespoir le plus profond, emprisonnée dans un sous-sol sinistre, au bonheur presque parfait, juste en face d’une crêperie, en compagnie de quelqu’un dont je crois bien être amoureuse ! C’est tellement bon, tellement incroyable de savoir que personne ne surveille ce que je fais, ne voit ce que je vois, n’écoute ce que je dis.

Pour une fois.

Histoire de calmer un peu ma joie, je pense à Katherine. J’aimerais tant qu’elle puisse goûter à cette liberté, elle aussi.

Dans la chambre, deux des murs sont blancs et deux turquoise. Le couvre-lit à fleurs est dans une étrange matière plastifiée et le canapé doit être terriblement inconfortable, mais la pièce est lumineuse et propre. Je vais jeter un coup d’œil dans la salle de bains. Je m’émerveille devant les petits savons et les mini-bouteilles de shampooing.

J’ai envie de crier : « Vous imaginez le bonheur ? Je vois ! Je peux dire ce que je pense ! Je peux utiliser un shampooing et mettre l’autre dans mon sac ! »

Soudain, le futur s’éclaire. Tout est ouvert. Personne ne sait ce qui va se produire !

Ethan pose le sac sur le canapé et l’ouvre. Il y a un coffre-fort dans le placard. Il y range l’argent et les journaux puis me tend une petite liasse de billets en me confiant la combinaison.

– Il nous faut des vêtements de rechange, annonce-t-il. Tu schlingues.

Devant mon air horrifié, il reprend :

– Je plaisante, Penny.

Il pouffe.

– Tu ne pues absolument pas, ou presque pas, tout du moins.

Je porte toujours le débardeur et le bas de jogging que j’avais mis pour aller me coucher il y a deux jours. Je réplique :

– Ton hygiène n’est pas irréprochable non plus !

C’était plus facile de plaisanter lorsque l’affaire la plus sérieuse entre nous était un jeu de pendu.

– Allez, viens ! s’exclame-t-il. Séance shopping : il y a des boutiques sur le front de mer.

J’hésite.

Ça risque d’être gênant. Je ne sais pas trop quoi penser. Même s’il ne peut pas être mon petit ami, difficile de nier l’attraction mutuelle entre nous. Que je contemple ses yeux, sa bouche ou ses mains, ce n’est absolument pas neutre… Pourtant, je ne peux pas le laisser espérer. J’ai remarqué comme il me regarde surtout quand il croit que je ne le vois pas.

– OK, dis-je finalement.

Je me lave le visage, regrettant de ne pas pouvoir me brosser les dents avant de partir en balade.

J’achète quelques produits de toilette dans une parapharmacie d’une blancheur immaculée. Ethan me suit tandis que je choisis une brosse à dents, du dentifrice et une brosse à cheveux en plastique rose. Dans le fond de mon cerveau, j’ai toujours les mêmes réflexes. Je me demande si je m’y prends bien, si les gens normaux achètent ce que j’ai pris, si je risque de me trahir…

Une petite voix intérieure me répond : « Il SAIT ! Il le sait depuis le début. »

Ethan s’engouffre dans une allée, j’en profite pour acheter un lot de trois culottes en coton et un rasoir. Quelle blague de penser à me raser les jambes dans un moment pareil, et pourtant… Il me retrouve à la caisse, brandissant triomphalement une paire de tongs orange fluo, un téléphone pour remplacer celui que j’ai cassé et un jeu de cartes.

Nous nous arrêtons ensuite dans une boutique qui vend des millions de lunettes de soleil et des montagnes de maillots de bain. Je suis mal à l’aise. Ça me gêne déjà de faire des courses avec moi-même, alors avec un garçon de dix-huit ans sur les talons…

Ethan tente de réchauffer l’atmosphère en passant un monstrueux T-shirt à franges avec un immense soleil dans le dos.

Je glousse.

– Ah bon ? T’aimes pas ? fait-il, feignant la surprise.

Je prends un paréo orange, un short en jean, un débardeur blanc, un sweat gris, un chapeau de paille et un maillot. On est riches, non ?

Ethan est en train de se regarder dans le miroir avec d’énormes lunettes en plastique blanc quand je pose ma pile sur le comptoir.

– Et voilà !

– Tu n’essaies pas ? fait-il, déçu.

– Pas besoin.

Ethan déplie le paréo, l’air perplexe.

– Qu’est-ce que tu vas faire avec ce truc ?

– Ça s’enroule autour de la taille.

– Fais voir.

Je lui attache façon jupe autour des hanches.

– Je voulais dire sur toi ! ronchonne-t-il.

Une vendeuse d’une cinquantaine d’années, cuite par le soleil, désigne le maillot sur la pile.

– On n’échange pas, miss. Ça taille grand. Vaut mieux essayer.

Je lance un regard noir à Ethan qui me toise d’un air goguenard. Comme si la vendeuse était de mèche avec lui. Il hausse les épaules, tout innocent.

Je prends le maillot et me dirige vers la cabine en traînant les pieds.

La belle affaire. De toute façon, il va bientôt me voir en maillot, non ? J’essaie de fermer la cabine du mieux que je peux, le feu aux joues. Pourquoi mettent-ils toujours des rideaux aussi petits, ça laisse deux gros trous de chaque côté !

Je me déshabille en vitesse avant d’enfiler le bas de maillot. Le plastique de protection crisse dès que je fais un pas. Le haut a un lien dans le cou et un gros anneau en écaille entre les seins. Évidemment, il n’y a pas de miroir. Il faut sortir pour se regarder dans la glace entre les deux cabines.

Ai-je vraiment besoin de voir à quoi je ressemble ? Avec Ethan qui me reluque ? Nan, c’est bon.

– Comment ça va ? me demande la vendeuse.

– Très bien, très bien.

– Bah alors, venez nous montrer ! ordonne-t-elle de sa voix tonitruante. On voit rien, là-dedans.

Je baisse les yeux. Ma peau est bleuâtre, toute marbrée. Ravissant.

Nous sommes dans une ville de bord de mer. Les gens d’ici vont sans doute au restaurant ou même à la messe encore plus dévêtus que moi. Ils ont l’habitude de tout montrer, aussi bien physiquement qu’émotionnellement ; moi, j’ai l’habitude de tout cacher.

Je sors de la cabine, en faisant un effort surhumain pour ne pas me recroqueviller.

– Superbe ! s’écrie la vendeuse.

Quel cauchemar ! Elle tourne autour de moi pour m’examiner sous toutes les coutures.

– Vous avez vraiment une ligne de rêve ! braille-t-elle.

Je serre les dents pour ne pas hurler.

Je jette un coup d’œil désespéré à Ethan, du style « non mais qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! », sauf que ses joues sont légèrement plus rosées que d’habitude.

Nous sortons du magasin avec un sac plein, y compris le T-shirt à franges et les lunettes blanches géantes.

Ethan jubile et je ne peux m’empêcher de sourire.

– Jamais je ne m’étais autant amusée en faisant du shopping !

Nous trouvons un café qui sert des hamburgers et des milk-shakes sur la plage. Puis nous enlevons nos chaussures pour approcher du bord. Je roule mon jogging jusqu’aux genoux, Ethan remonte son pantalon et nous entrons dans l’eau.

Elle est bonne, transparente, le soleil la traverse. J’enfonce mes doigts de pied dans le sable fin en m’efforçant de ne penser à rien d’autre que cette sensation délicieuse dans les terminaisons nerveuses de mes orteils.

Ethan me prend la main. C’est la première fois qu’il fait ça « gratuitement » – pas pour me tirer d’un mauvais pas ou me réconforter dans une situation délicate. Cette fois, il me tient la main juste pour le plaisir.

La sensation délicieuse se propage des terminaisons nerveuses de mes doigts à mes mains, mes bras, tous les endroits où ma peau frôle la sienne. Je l’attire un peu plus loin. Je me fiche de mouiller mon pantalon. C’est tellement bon. De toute façon, j’ai une tenue de rechange, maintenant.

Nous avançons dans l’eau jusqu’à la taille. Nos vêtements trempés pèsent une tonne, mais j’ai l’impression que jamais mon cœur n’a été ou ne sera aussi léger.

Lorsqu’une vague un peu forte fonce sur nous, je crie, il rit, nous plongeons dedans. Nous ressortons en toussant et en pouffant.

Un peu plus loin, nous nous laissons juste flotter tranquillement. Je sais qu’il y a des choses affreuses sous l’eau, avec des dents acérées et des tentacules piquants, mais je n’ai pas peur. La surface de l’eau est bien trop lisse et placide pour que je puisse y croire à ce moment précis.

Finalement, nous nous traînons, dégoulinants, jusqu’à la plage pour nous laisser tomber sur le sable. Nous restons étendus là un long moment, à sécher au soleil.

Il se redresse sur un coude et se penche vers moi. Ses doigts parcourent mon bras. Il remonte mon débardeur mouillé sur mes côtes pour découvrir de nouvelles parties de mon corps. Il passe la main sur mes hanches et mon nombril.

Je m’efforce de continuer à respirer normalement.

– Ce sera plus dur quand on devra s’arrêter.

– C’est déjà trop dur, murmure-t-il.

Il s’assied. J’admire son dos musclé, au-dessus de son pantalon kaki. J’ai toujours voulu lui demander d’où il le sortait, mais je n’ai jamais osé. Poser une question, c’est inviter l’autre à répondre par une autre question, et ça, je ne pouvais pas me le permettre. Pourtant, j’en ai tant à lui poser…

Je m’assieds également. Je brave tant d’interdits que j’ai du mal à aligner ces quelques mots :

– Il vient d’où, ce pantalon ?

Il est aussi surpris que moi, on dirait.

– Quoi ?

– Ce pantalon, tu le mets sans arrêt…

– Eh bien…

Il baisse les yeux pour le contempler. Il n’a jamais paru gêné mais, brusquement, il hésite un peu.

– Mon grand-père était dans l’armée irlandaise dans les années 30 et 40. Il était à lui.

– Ah, oui.

– Ouais. J’ai aussi son insigne. Son père, mon arrière-grand-père, a fait la guerre d’indépendance irlandaise. Il y a perdu un bras. Mon père a ses médailles quelque part à la maison.

Je hoche la tête.

– Et lui ?

– Il est comptable chez Ernst and Young, répondit-il avec une petite grimace.

– Ta mère est designer, c’est ça ?

Je commence à prendre le truc, je pose mes questions sans compter.

– Ouais… Sa famille a une histoire assez étonnante aussi.

– Comment ça ?

Il lève son visage vers le soleil.

– Son père était un Juif hongrois. Avec sa femme, ils ont été envoyés en camp de concentration en 1944. Mon grand-père s’est évadé début 45. Il a voulu sauver sa femme, mais elle était déjà morte. Il a traversé l’Europe à pied, campant en forêt, remontant les rivières, tout ça jusqu’à Paris. Ensuite, il a participé à la Résistance jusqu’à la fin de la guerre avant de venir s’installer ici.

– C’est triste.

– Oui, mais il a survécu, quand même. Il s’est remarié – avec ma grand-mère –, il a monté sa boîte, il a eu des enfants, des petits-enfants.

– Ça n’efface pas ce qu’il a traversé.

– Non. Il a son matricule tatoué sur le bras pour le lui rappeler.

Je m’entends soupirer. J’écoute le bruit des vagues, sans doute celui que je préfère au monde.

– Merci, Ethan.

Il roule sur le côté.

– De quoi ?

– De me laisser te bombarder de questions. Elles me trottaient dans la tête depuis si longtemps.

– À ta disposition, répond-il.

Je lui tends la main, il la serre dans la sienne. Puis il se remet sur le dos, posant nos deux mains sur sa poitrine. Je ne pense plus à rien, bercée par le va-et-vient de sa respiration.

Allongée là, dans le sable, j’imagine ce qu’est le bonheur. Pas une joie intense, trépidante, mais un bonheur complet, clair et sombre à la fois, une sensation presque douloureuse. Un prisme à travers lequel je peux contempler le monde entier. Que je peux étendre à d’autres lieux, à d’autres moments de la journée. Emporter dans ma poche comme une paire de jumelles, pour le sortir quand je veux, regarder au travers et me rappeler à tout instant que ce bonheur existe.