CHAPITRE 21
Le soir même, nous nous rendons au commissariat pour faire une déposition. Version simplifiée : Ethan est en stage au labo, c’est un ami de Mona. Nous lui apportions des cadeaux pour son anniversaire. Quand nous sommes arrivés, un homme venait de lui tirer dessus. Un crime passionnel ? C’est possible. Ethan a arraché son arme au meurtrier, l’a poursuivi – vous connaissez la suite. J’avoue avoir jeté le revolver dans les bois. Ethan m’aide à dessiner un plan pour leur permettre de le retrouver. J’explique que je voulais éviter qu’il arrive un autre malheur. Inutile de préciser que nous n’avons pas mentionné nos histoires de voyageurs dans le temps qui détruisent la planète.
Il est tard, nous avons envie de partir. Les officiers de garde ont l’air également assez pressés de boucler l’affaire. Ils nous donnent rendez-vous le lendemain après-midi avec un inspecteur pour répondre plus en détail à ses questions.
Quand nous sortons, je suis au bord de l’explosion.
Tandis que nous rejoignons la voiture, j’interroge Ethan :
– L’histoire que tu as racontée à Andrew Baltos, tu la tiens de mon père ?
– Non.
Je stoppe net.
– Quoi ?
– Il m’en a fourni la trame, tu as rempli les vides et j’ai brodé par-dessus. Mais je n’avais pas fait le lien entre tous les éléments jusqu’à ce que Baltos nous avoue ses motivations, ce soir. J’ignorais qu’il s’agissait d’un voyageur avant d’arriver au labo. Si je l’avais su, on aurait sans doute eu plus de chances de réussir.
Nous passons devant la voiture sans nous arrêter. Nous avons besoin de prendre un peu l’air. Nous marchons dans la nuit, à travers les rues vides, en silence, main dans la main. Pas facile de digérer tout ce que nous venons de vivre.
Je veux lui tenir la main jusqu’à ce que minuit sonne, annonçant la fin de cette journée. Alors nous trouvons une aire de jeux déserte et nous nous asseyons sur la structure d’escalade, en attendant l’heure fatidique. Le ciel est nuageux, on n’aperçoit la lune que par intermittence.
– On était au courant, on a essayé de l’empêcher, et malgré notre intervention, tout s’est passé exactement comme le journal le décrivait, soupire Ethan, abattu.
– Non, pas tout.
– Pas dans les détails, mais le résultat est le même.
Je secoue la tête.
– Non, c’est faux.
Je tape dans la barre métallique en balançant mes jambes, me demandant comment tourner les choses.
– Dans le journal… j’ai lu que tu étais censé mourir.
Ethan me regarde. Sans un mot.
Je prends une grande inspiration, puis je souffle lentement. Tous mes muscles sont tendus jusqu’au dernier.
– Je m’en suis aperçue ce matin… et depuis, je vis un cauchemar.
Je sors de ma poche la page pliée en tout petit.
– Je me sens un peu coupable car, ce soir, ma priorité ce n’était pas vraiment de sauver Mona Ghali, mais de te protéger, toi.
Il étudie l’article avec attention, déchiffrant les petits caractères sous l’éclairage faiblard de l’aire de jeux.
– Putain, c’est vrai ! s’exclame-t-il en secouant la tête. Je suis bien content que ce ne soit pas arrivé.
Et là, je me mets à rire. Ça ressemble à un rire tout du moins.
– Ouais, moi aussi.
– Et je suis content que tu ne m’aies rien dit.
– Franchement ? J’ai hésité.
– Oui… enfin, si j’étais mort, je verrais peut-être les choses autrement.
Je laisse à nouveau échapper ce petit bruit qui ressemble à un rire.
Il se tait une minute avant de reprendre :
– Alors, quand tu m’as demandé ce que je voudrais faire avant de mourir, tu étais sérieuse ?
Je hausse les épaules.
– Et malgré tout, tu n’as pas exaucé mes dernières volontés ! proteste-t-il d’un air faussement outré.
– On n’a pas eu tellement l’occasion aujourd’hui, si tu y réfléchis. En plus, je n’avais aucune intention de te laisser mourir. Ç’aurait été un petit bonus.
Il rit.
– J’aime bien les bonus, affirme-t-il.
Après un silence, je demande :
– Tu sais ce qu’il y a de bien ?
– Quoi ?
– Baltos n’a pas mis la main sur ses recherches. Je l’ai vue sauvegarder ses fichiers un à un sur le serveur que tu lui avais indiqué. Tout est en ta possession, maintenant.
Ethan écarquille les yeux.
– T’as raison ! C’est génial. Bon sang, c’est une sacrée responsabilité ! En rentrant, je vais les copier sur une dizaine de supports différents. Je vais même tout imprimer sur notre fidèle et loyal papier.
– Ben Kenobi serait fier de toi.
Visiblement, ça lui fait plaisir.
– Et tu sais ce qu’il y a de bien aussi ?
Il sourit.
– Quoi encore ?
– Baltos n’a pas quitté le pays avec un faux passeport. Il est à l’hôpital et, bientôt, il sera en prison.
– Oui, ça, c’est bien aussi.
La lune sort de derrière un nuage. Elle a l’air si proche ce soir. Elle dessine nos ombres sur le goudron, à nos pieds.
– À ton avis, si ton père et toi, vous n’étiez pas intervenus, qu’est-ce qui se serait passé ?
– C’est ce que je me demande. Tu étais sans doute au labo pour une raison ou pour une autre. Si je n’avais pas été là, tu aurais eu plus de temps libre.
– Oui, et j’aurais eu besoin de quelqu’un pour m’aider à faire mes problèmes de physique.
Je pouffe.
– C’est ça !
J’ouvre la main, étudiant les longues ombres que projettent mes doigts par terre.
– Peut-être que tu t’es porté au secours de Mona Ghali, comme ce soir. Tu t’es trouvé d’une façon ou d’une autre sur le chemin d’Andrew Baltos. Ou bien, tu passais simplement par là, et tu t’es pris une balle. Ou alors tu n’étais même pas dans le bureau. Peut-être qu’en partant, il était tellement énervé qu’il t’a renversé en voiture. Pff… je ne sais pas.
Il acquiesce.
– Tout est possible.
– Tu sais ce que je crois ?
– Non…
– Qu’on a créé une ouverture. On a officiellement creusé un fossé entre ce que racontait le journal et la réalité. Dorénavant, nous nous dirigeons vers un nouvel avenir. Il ne sera sans doute pas parfait. Il pourrait même être pire. Enfin, j’ai du mal à imaginer comment, vu que tu en feras partie. Mais je n’ai pas besoin de lire le journal de demain pour savoir qu’il sera différent.
Ethan me passe un bras autour des épaules. Nos deux ombres ne forment plus qu’une grosse masse.
– Peut-être qu’on croisera un voyageur venu de ce futur pour nous dire ce qu’il en est.
Je contemple le ciel, en espérant bien que non.
– Peut-être que personne ne le sait.
Nous trouvons un resto encore ouvert à Tenafly où nous picorons des œufs au plat avec des toasts sous une lumière crue. Je repense à Ethan, ce matin, devant le buffet à volonté. La journée a été longue.
Ça va être difficile de fermer l’œil entre la soirée que nous venons de passer et la matinée que nous avons prévue. Nous finissons par nous garer sur le parking d’un supermarché. Nous nous couchons recroquevillés l’un contre l’autre sur la banquette arrière comme s’il ne restait plus que nous deux sur terre.
– Hé, Ethan ?
J’adore prononcer son nom.
– Ouais ?
– Je me sens coupable de ne pas avoir accédé à tes dernières volontés.
Il rit en me serrant un peu plus fort.
– J’espère bien.
– Alors même si, en fait, tu ne vas pas mourir tout de suite, je crois qu’on devrait le faire. Et toi ?
– Tu es sérieuse ?
– Oui, je pense que tu as raison, c’est sûrement un tissu de mensonges. Juste un moyen de nous empêcher d’être heureux.
– Ravi de te l’entendre dire, Henny.
– Bon, on n’est pas obligés de le faire là, maintenant, à la minute. Ce n’est pas trop le moment. Mais bientôt. D’abord, il faut qu’on rentre tous les deux chez nous et qu’on mette un peu d’ordre dans nos vies. Alors peut-être vendredi.
Je prends mes désirs pour des réalités, je sais. J’ignore complètement ce qui m’attend à mon retour, seulement, j’ai besoin de me raccrocher à quelque chose.
– On pourrait se retrouver dans un petit endroit tranquille…
– Au bord de la Haverstraw ? propose-t-il.
– Oui, pourquoi pas. J’apporterai un pique-nique.
– On pourrait camper ! s’enthousiasme-t-il. Je prendrai ma tente et deux duvets.
Il s’interrompt.
– Non, un seul, finalement.
Il repose sa tête sur la banquette et se blottit au creux de moi.
– Ça va être un supplice d’attendre jusqu’à vendredi, murmure-t-il avant de s’endormir.
Je sens son corps contre le mien. Il remue légèrement dans son sommeil. Il faut vraiment avoir toute confiance pour s’endormir dans les bras de quelqu’un.
Je sens le revêtement synthétique contre ma joue. On ne peut pas dire que cette voiture soit confortable, et belle encore moins, mais de tous les endroits où j’ai dormi de ma vie, cette banquette avec Ethan dans mes bras est de loin mon préféré.
J’appelle ma mère aux aurores pour lui demander de nous retrouver au cabinet de M. Robert à neuf heures. Ça ne va pas être une partie de plaisir.
Je lui dis que je vais bien. Que j’espère qu’elle aussi. Je ne veux pas discuter davantage.
En chemin, nous nous arrêtons pour acheter le journal. Le New York Times daté du dimanche 18 mai 2014.
– Il me semblait pourtant qu’on l’avait déjà, plaisante Ethan.
Nous nous le passons à tour de rôle, pas franchement motivés pour l’ouvrir.
Pourquoi ? Je ne sais pas. Finalement, Ethan le plie et le range dans son sac. Ça me ferait l’impression de lire le rapport d’autopsie détaillé de quelqu’un que je connais. C’est bien de l’avoir, au cas où. Mais je n’ai aucune envie de le lire.