CHAPITRE 18
Ethan insiste pour m’apprendre à jouer à la dame de pique sur une aire d’autoroute, autour d’un festin de frites molles et de hamburgers infâmes. Il mastique avec appétit, puis pose l’emballage vide en soupirant. Je peine à avaler une seule bouchée du mien.
– C’était le pire hamburger que j’aie jamais mangé, déclare-t-il, mais ça reste quand même un cheeseburger au bacon.
Nous avons encore six heures avant notre grand rendez-vous avec le destin. Je ne suis pas aussi appliquée qu’hier. Je fixe la bouche d’Ethan, ses doigts, ses avant-bras, son menton.
– Alors cette fois, tu joues quoi ?
J’ai du mal à distinguer les cartes, elles sont toutes floues dans ma main.
– Euh… le dix ?
– De carreau ? Non ! Tu ne vas pas perdre l’occasion de jouer ton valet. Une autre.
J’acquiesce. Ça craint, j’ai un aphte. Ça craint, je n’arrive pas à me concentrer.
– Celle-ci ? dis-je en tirant un quatre de trèfle.
– Ouais, tu peux essayer.
Ça craint, je ne comprends rien à ce qu’il raconte. J’ai à peine posé mon quatre qu’il colle un sept de cœur par-dessus.
Je contemple ses cils, qui feraient pâlir d’envie n’importe quelle fille.
– C’est pas bon pour moi, ça, hein ?
– Non, le cœur, ça fait des points. Et c’est pas bon. Faut avoir le moins de points possible.
– Pas de points. Compris.
Je regarde mes cartes. Je regarde son oreille. J’étudie les taches de rousseur qui constellent son nez.
– Le cœur, c’est pas bon, répète-t-il. La dame de pique, c’est très mauvais. Les points, t’en veux pas. Faut terminer la manche avec le score le plus bas possible.
Je secoue la tête, découragée.
– Je crois que je préfère les jeux où on doit marquer des points plutôt que l’inverse.
Il m’adresse un sourire éclatant.
– Je te reconnais bien là ! C’est pour ça que ce jeu est génial !
Je ne suis pas convaincue.
– Parce que la façon la plus courante de gagner, c’est d’éviter les points, d’enchaîner les manches discrètement sans faire de coups d’éclat. C’est comme ça que les gens gagnent dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas.
– OK…
Il hausse les sourcils.
– Mais il y a une autre façon de l’emporter, une méthode beaucoup plus audacieuse que de nombreux joueurs n’ont jamais osé essayer. Quand tu gagnes de cette manière, tu écrases tout le monde et tu prouves que t’es vraiment le maître.
J’adore son sourire. Je m’efforce de prendre l’air plus enthousiaste.
– Ça s’appelle faire un grand chelem, je te montrerai plus tard.
– Pourquoi pas maintenant ?
– Parce que ma plastique ravageuse te distrait, on dirait, tu n’es pas du tout concentrée sur les cartes.
À exactement dix-sept heures cinquante-cinq, nous nous garons devant une pâtisserie de Teaneck, New Jersey. Ethan est censé aller acheter un gâteau et je suis morte d’angoisse. Je lui conseille de ne pas faire ajouter le prénom de Mona sur le glaçage ou un truc comme ça, ce serait trop.
Pendant ce temps, je suis censée faire des recherches, passer deux ou trois coups de fil, mais je ne veux pas le quitter des yeux un seul instant. Et s’il lui arrivait quelque chose dans ce magasin ? Un accident mortel de pâtisserie ? Le destin est-il cruel à ce point ?
Ça me rend folle de ne pas pouvoir dire à Ethan ce que j’ai lu. Ça crée un fossé entre nous ; je ne le supporte pas. Mais je ne peux pas me décider à prononcer cette phrase. Mon aphte me fait mal. J’ai le moral dans les chaussettes et les nerfs à vif.
Ethan se tourne vers moi en coupant le contact.
– Ça va, Prenna ?
– Ouais…
Je hausse les épaules.
– Je pensais juste à… tu sais bien…
– Cette pauvre Mona Ghali…
Je hoche la tête.
– … qui n’a aucune idée de ce qui l’attend, complète-t-il.
Bouleversée, je le dévisage. Je ne peux pas m’en empêcher. Je demande :
– Tu crois qu’on devrait lui dire ?
– Si tu estimes que c’est le meilleur moyen de la protéger.
– Pas sûr, non. Mais c’est affreux de le savoir alors qu’elle l’ignore. Si elle était au courant, elle voudrait peut-être dire des choses importantes à ceux qu’elle aime, au cas où.
Ethan acquiesce.
– Moi, c’est ce que je voudrais, j’imagine.
– Ah, oui ?
– Oui, mais j’hésite, je ne pense pas qu’elle nous croirait. Ce serait trop long d’essayer de la convaincre, elle risquerait de paniquer et d’appeler la police pour nous interdire de l’approcher, ou un truc comme ça.
Je joins les mains pour cacher que je tremble comme une feuille. J’avale ma salive, tentant de maîtriser ma voix chevrotante.
– Et toi, si tu étais à sa place, tu préférerais quoi ?
– Si j’étais à sa place ?
Il est tenté de faire un trait d’esprit, je crois, mais il se ravise en voyant mon visage blême.
– Sérieusement ?
– Oui.
– Si je savais que je suis censé mourir ?
– Oui.
Il réfléchit un instant avant de me regarder dans les yeux.
– Tu es sûre de vouloir la vérité ?
Je hoche la tête, les lèvres serrées. Il est en train de jauger quel degré de sincérité je suis à même de supporter.
– Bon, d’accord… si tu insistes. Si je devais mourir, eh bien… il n’y aurait plus rien qui me retiendrait de… de sortir avec toi. Vraiment, complètement. Et il n’y aurait plus aucune raison que tu refuses.
Je le dévisage, parfaitement immobile.
– Alors voilà, reprend-il, si je pouvais passer une nouvelle nuit avec toi, mais sans aucun interdit, je crois que je mourrais heureux.
Les larmes me montent aux yeux, le sang bat à mes tempes.
– Ça craindrait vraiment de mourir sans avoir pu le faire.
Il hausse les épaules.
– J’en ai rêvé si souvent que ce serait une vraie tragédie.
Il sourit.
– Mais heureusement pour toi, mon heure n’est pas encore venue.
À dix-huit heures dix, Ethan est de retour, sain et sauf, avec un gâteau au chocolat dans un carton, et moi, je perds complètement les pédales.
– Hé, Ethan ?
– Ouais ?
– Tu m’apprends à faire le grand chelem ?
– Maintenant ?
Il regarde l’heure sur son téléphone.
– Oui, je me concentre, promis.
Il s’assied et sort le jeu de cartes de son sac.
– D’accord, fait-il en les distribuant. Le suspense a assez duré.
Je ramasse mes cartes, lui les siennes.
– Bien, tu te rappelles les règles de base de la dame de pique ?
Je hoche la tête en récitant platement :
– Ne pas faire de coups d’éclat, ne marquer aucun point, rester aussi discret que possible.
C’est une stratégie qui m’est tout à fait familière.
– Eh bien, le grand chelem, c’est tout le contraire. Il faut avoir un jeu vraiment pourri en main – des tas d’as et de figures, avec le plus de cœurs possible. Et au lieu d’essayer de ne pas récolter le moindre point, tu essaies de tous les prendre, y compris la redoutée dame de pique. Tu y vas à fond.
En m’efforçant d’avoir l’air aussi enthousiaste que lui, je m’exclame :
– Compris !
– Mais évidemment, il faut la jouer finement : râler, pester, se plaindre chaque fois que tu as du cœur.
– Râler, pester, me plaindre, je sais faire.
– Parfait. Tes adversaires seront ravis de te refiler tous leurs cœurs avant de comprendre ce que tu as en tête.
– Alors ils tenteront de m’en empêcher ?
– Ils pourront toujours essayer mais, avec un peu de chance, ce sera déjà trop tard.
– Et si ça rate ?
– Si tu as presque tous les points, sauf un ou deux ?
– Oui…
– Eh bien, tu te prends une déculottée monumentale. Vingt-cinq points, t’es mort.
– Et si ça marche ?
– Victoire triomphale. C’est toi qui colles vingt-six points à chacun de tes adversaires.
– Ça me plaît bien, cette idée !
– Je m’en doutais.
– Faut pas se contenter d’enfreindre une ou deux règles, mais toutes les briser d’un coup.
– Exactement. La fortune sourit aux audacieux.
– Vraiment ?
Ethan se penche vers moi et pose ses lèvres au creux de ma clavicule. Un frisson me parcourt du sommet du crâne jusqu’au bas de la colonne vertébrale.
Il se redresse avant d’ajouter :
– Espérons.
Il est dix-huit heures quarante. Ethan est sorti de la voiture pour appeler sa mère, puis sa sœur, et s’assurer que son mensonge tient la route. J’aime la façon dont il s’adresse à sa mère, beaucoup plus librement que moi.
Prise d’une soudaine inspiration, je sors mon téléphone où j’ai enregistré ce matin différents numéros, sans vraiment croire que j’oserais m’en servir. J’appelle d’abord une famille de Montclair, dans le New Jersey. Le répondeur se déclenche. Je me fais passer pour le bureau local de la sécurité incendie et annonce qu’un inspecteur passera chez eux ce soir entre cinq et sept heures pour vérifier que leurs détecteurs de fumée fonctionnent et qu’ils ont un extincteur à chaque étage.
J’ajoute, précision odieuse mais essentielle :
– Vous pourrez voir sur notre site le montant de l’amende prévue en cas d’installation défectueuse.
Je ne vais pas envoyer un inspecteur là-bas, bien évidemment, mais j’espère leur faire assez peur pour qu’ils vérifient tout leur équipement. Je conclus avec entrain :
– Merci de votre participation à la Semaine de lutte contre les incendies domestiques !
Ensuite, je téléphone au commissariat d’Ossining pour déclarer le vol de la voiture de ma mère en déclinant le numéro d’immatriculation du véhicule qui doit causer l’accident mortel sur l’autoroute. Puis je prétends que la voiture a été vue pour la dernière fois vers une rue voisine du domicile du propriétaire.
– Merci d’appeler ma mère sur son portable si vous la retrouvez, dis-je en lui inventant un numéro.
Pour bien compliquer les choses, j’ai repris le même nom que le conducteur.
Et je raccroche, le cœur battant. Je me sens un peu coupable en imaginant la police qui débarque pour enlever la voiture de ce pauvre gars, mais il faut ce qu’il faut.
Si j’enfreins les règles ? Oui. Je les brise et je les piétine. Si j’interfère dans le déroulement des événements ? Tu parles ! Si je triche ? De façon éhontée ! Je flanque des coups de coude dans les tripes du temps. Je mens comme je respire. Et c’est affreusement génial.
– Bon, ben, on y va, murmure Ethan à dix-neuf heures neuf alors que nous sortons de la voiture, garée sur un parking non loin du labo de recherche.
Il s’énerve un peu sur le verrouillage centralisé des portières avant d’arriver à les fermer. Jusque-là, il s’est efforcé de conserver son calme, sans doute pour me rassurer, mais je vois bien qu’il est sur les nerfs.
On en a beaucoup discuté, on a bien tout répété, mais maintenant qu’on est là, ça semble un peu léger. On débarque sur les lieux du crime avec des ballons et un gâteau au chocolat.
– Il y aura une arme à feu, dis-je comme s’il avait besoin que je le lui rappelle.
– Je sais.
En agitant les ballons, je marmonne :
– Ça nous aurait peut-être été plus utile que ça.
– Si l’un de nous deux avait une arme et savait s’en servir, oui, réplique-t-il. Mais quand des gens comme nous prennent un revolver en main, on se retrouve avec quatre morts au lieu d’un.
Il est toujours tellement logique, tellement terre à terre que c’en est agaçant.
– Bon, d’accord.
– Ça va aller, Prenna. On a un énorme avantage.
– Quoi donc ?
– On sait ce qui est censé arriver.
Nous traversons le parking main dans la main, lentement, dans une sorte de transe, avec le sentiment que si on pouvait ralentir le temps, ce serait plus facile de modifier le cours des choses.
Je me rends compte que nous, nous avons changé. J’ignore depuis quand, mais ce baiser sur ma clavicule m’a fait l’effet d’une piqûre de moustique, me transmettant une douce maladie qui m’exalte en même temps qu’elle m’affaiblit. Nous ne pouvons plus jouer les ados rebelles en cavale. Nous sommes liés par une mission plus sérieuse. En fait, ça dure depuis longtemps, mais je ne l’avais jamais ressenti à ce point. Peut-être est-ce le danger qui nous en a fait prendre conscience. Ce n’est pas tant ce lien qui nous a changés. C’est la crainte de le perdre.
C’est plus facile de se dire prêt à tout sacrifier, quand ce tout est une vie morne et solitaire.
Le moment est venu d’être audacieux mais, ma main moite dans la main moite d’Ethan, je me sens tout sauf audacieuse. J’ai envie de mettre Ethan à l’abri, dans ma petite cour de récré déserte, et de le serrer dans mes bras jusqu’à ce que ce sinistre 170514 soit passé.
Je comprends soudain mieux les gens comme ma mère, qui ne veulent prendre aucun risque pour changer l’avenir, et préfèrent se contenter de survivre jour après jour. Finalement, ce n’est peut-être pas la corruption ni l’avidité qui rendent lâche. Peut-être n’est-ce ni la faiblesse ni la souffrance ni même la peur. Peut-être est-ce simplement l’amour.
Je prends une profonde inspiration.
– Bon…
– Prête ?
– Prête.
– Je ne serai pas bien loin, Prenna. Je ne quitterai pas ce gars des yeux.
Je hoche la tête. Je ne suis pas certaine que ça me rassure vraiment.
Il m’embrasse sur la tempe, juste une dernière dose avant que je franchisse la porte en verre.
Je lui jette un regard par-dessus mon épaule.
– Ça va bien se passer, affirme-t-il.
Je devine sa promesse plus que je ne l’entends en voyant ses lèvres remuer derrière la vitre.