CHAPITRE 22
À neuf heures pile, nous frappons à la porte du cabinet de M. Robert. Ma mère est déjà là. Je ne vous raconte même pas les regards qu’ils nous lancent quand nous entrons.
Je présente Ethan à ma mère, bien qu’elle l’ait déjà rencontré. On dirait qu’elle a pleuré.
À voix basse, je lui glisse :
– Je suis désolée, Molly. Pardon de te faire subir tout ça.
Puis je me tourne vers Ethan et j’ajoute :
– Et voici M. Robert.
Il a l’air de manquer d’air.
– Robert. Robert tout court, corrige-t-il.
Son cou gonfle comme celui d’une grenouille taureau. Il tire sur son col.
– Ravi de faire ta connaissance… hum, Ethan. Maintenant, je vais te demander de bien vouloir nous laisser. Nous aimerions discuter avec Prenna en privé.
– Je préfère rester, affirme Ethan.
Son ton n’est ni menaçant ni arrogant. Juste déterminé.
M. Robert me toise d’un œil assassin.
– Prenna…
Il se racle la gorge.
– Je pense que les gens qui tiennent le plus à toi, comme ta mère et ton amie Katherine Wand, apprécieraient que tu sois raisonnable et que tu t’entretiennes avec nous en privé.
Je jette un regard à ma mère. Je n’arrive pas à déchiffrer son expression. Physiquement, au moins, elle paraît indemne.
– Tu leur as rendu la vie vraiment difficile et cela va empirer, ajoute-t-il avec toute la compassion dont il est capable.
Pas question que j’entre dans son délire. De toute façon, je n’ai pas le temps.
– Asseyons-nous, dis-je.
Ethan et moi, nous joignons le geste à la parole.
– Nous allons discuter librement et en toute franchise, tous les quatre, ce qui va vous mettre affreusement mal à l’aise. Mais avec un peu de chance, vous vous y habituerez.
– Prenna.
Cette façon de prononcer mon prénom comme un rappel à l’ordre. Un grand classique de M. Robert.
– Alors, pour commencer, dis-je, Ethan sait qui nous sommes. Ce n’est plus un secret.
– Prenna.
M. Robert va vraiment s’étouffer.
– Tu préfères sans doute rester prudente.
Je le toise avec froideur.
– Non, pas du tout.
– Prenna, tu es sûre…
Ma mère ne sait visiblement plus où se mettre.
– Ethan est au courant, pas parce que je le lui ai dit, mais parce qu’il se trouvait au bord de la rivière en avril 2010 quand nous sommes arrivés. Il a remarqué les perturbations atmosphériques là où débouche le tunnel. Il m’a vue, bien que je n’en aie aucun souvenir. C’est lui qui m’a donné le sweat des Giants. Vous vous en souvenez ? Vous m’avez torturée pendant des jours et des jours à ce propos.
Je fixe M. Robert en demandant :
– Vous ne vous asseyez pas ?
Je prends le bol sur la table.
– Un bonbon ?
Ils ne répondent rien. Je m’y attendais un peu. M. Robert ne veut pas risquer de dire quoi que ce soit qui pourrait se retourner contre lui devant Ethan. Et ma mère adopte la même conduite. Ça va me faciliter les choses.
– Mais nous ne sommes pas là pour parler de ça, dis-je.
M. Robert se décide à s’asseoir dans son fauteuil d’interrogatoire. Ma mère l’imite, se posant du bout des fesses sur un coin de canapé.
– Je suis venue pour vous dire de me laisser tranquille, monsieur Robert. Et de permettre à Katherine de rentrer chez elle, puis de la laisser tranquille également. Et ma mère aussi. Même si elles n’ont rien demandé, moi, je vous le demande.
– Ah oui, vraiment ? crache-t-il, écarlate.
– Oui. Je n’ai pas peur de vous et je n’ai pas peur des règles. Je n’ai même plus peur d’enfreindre les règles les plus importantes. L’avenir auquel vous vous cramponnez, celui d’où nous venons, ne résulte pas de l’ordre naturel des choses. Il a été créé par un voyageur, le fameux voyageur n° 1. Il existe. Nous l’avons rencontré. J’ignore s’il a édicté les douze règles de la communauté, mais si c’est le cas, ce n’était que pour mieux les enfreindre, l’une après l’autre.
Silence. Sous le coup de la surprise, ma mère a quitté son masque impassible.
– Ethan et moi, nous n’essayons pas de perturber l’ordre naturel des choses, au contraire, nous voulons le rétablir.
– Mais d’où tiens-tu tout ça, Prenna ? demande ma mère.
M. Robert lui jette un regard noir parce qu’elle a osé ouvrir la bouche.
– Un certain Andrew Baltos est arrivé ici, en provenance du futur. Je ne sais pas exactement quand ni comment, mais j’en suis certaine. Je sais que sa version du futur était différente et nettement moins catastrophique que la nôtre et je crois que la différence vient de ce qu’il a fait pendant son séjour ici et maintenant.
M. Robert semble complètement abasourdi. Je me demande si les conseillers sont au courant de tout ça.
Je m’efforce de résumer de façon claire et simple tout ce qui s’est passé le 17 mai 2014. Je m’adresse surtout à ma mère, parce que je sens qu’elle m’écoute.
– C’est parfaitement louable de vouloir protéger l’ordre naturel des choses. Nous avions tout à fait raison de nous en soucier. Mais sachant que tout a été perturbé et transformé par un autre voyageur, je pense qu’il est juste d’essayer de le rétablir et de limiter les dégâts. Nous n’avons pas réussi à sauver Mona, mais nous avons mis ses recherches en lieu sûr et nous avons arrêté Baltos, pour le moment.
Je consulte Ethan du regard. Je préfère ne pas leur dire qu’il était censé mourir, ni leur parler de Poppy. Ça fait un peu trop d’un coup.
– Je pense que nous avons fait ce qu’il faut pour ouvrir la voie à un nouvel avenir. Du moins, je l’espère. Même vous, monsieur Robert, admettez-le, quel est l’intérêt de préserver à tout prix un futur aussi désastreux ? Autant arrêter et essayer de construire un avenir meilleur, vous ne pensez pas ?
Je le regarde. Visiblement, non, il ne pense pas.
– Je ne dis pas qu’il faut révéler aux gens d’ici qui nous sommes. Je préfère garder le secret. Nous avons beaucoup plus d’impact de cette façon. Mais je veux que vous sachiez que je n’hésiterai pas à le faire si vous m’y forcez. Vous comprenez ?
C’est une question rhétorique. Je ne m’attends pas à ce qu’il acquiesce.
– Je pense qu’il est temps de nous intégrer réellement, d’arrêter la surveillance, les intimidations et les sanctions. De jeter lunettes et comprimés. Ils ne nous font aucun bien, au contraire, et vous le savez très bien, monsieur Robert.
Je me tourne vers ma mère.
– Depuis que j’ai arrêté de prendre les cachets, j’ai retrouvé une vue parfaite. Je n’ai plus besoin de lunettes. Ils s’en servent pour nous espionner.
J’étudie son visage, son regard baissé.
Je me demande si elle était au courant. Je préfère croire que non. Mais rien n’est moins sûr.
– Molly, tu devrais te renseigner sur la composition de ces comprimés, si tu ne la connais pas déjà. S’ils contiennent un ingrédient bénéfique, alors il faut le séparer du poison qui nous rend aveugles.
Elle lève les yeux vers moi. Je vois que maintenant elle a une foule de choses à me dire. De questions à me poser. Ses pupilles brillent d’un éclat que je n’avais pas vu depuis longtemps. Mais elle ne peut pas parler ici.
– Nous allons essayer de réparer au mieux les dommages causés par Andrew Baltos, tout en menant une vie de bons citoyens, et voir où cela nous mène. Voilà ce qu’on doit faire, je pense.
Silence.
– Je sais, je sais, monsieur Robert. Vous avez de grands projets pour moi. Vous aviez prévu de m’enlever cette nuit, peut-être même avant, pour me mettre hors d’état de nuire. Même pour le dixième de ce que j’ai fait, vous auriez voulu me punir.
Ma mère paraît horrifiée, mais elle sait que c’est vrai.
– Prenna…
– C’est bon. Ils n’oseront pas. Ils vont me laisser tranquille.
Je me tourne vers M. Robert pour le regarder bien en face.
– Je vais vous expliquer pourquoi.
Je m’interromps afin de chercher la caméra des yeux, il y en a sûrement une, cachée quelque part.
– Je suis convaincue que Mme Crew et les autres dirigeants assistent à cette entrevue. Si ce n’est pas le cas, je vous invite à leur rapporter mes propos au plus vite. À part Ethan, personne n’est au courant de tout ça pour le moment. Et Ethan est digne de confiance. Il gardera le secret, comme il le fait depuis quatre ans déjà. Seulement, si vous touchez à un seul de mes cheveux, ou de ceux de Katherine ou de ma mère, ce sera fini. J’irai immédiatement prévenir les Services de l’immigration. Quand ils voudront régulariser notre statut, cela promet d’être très intéressant, c’est le moins qu’on puisse dire. Ensuite, j’irai voir le Trésor public, puis la Protection de l’enfance et enfin la police. Sans compter les délits mineurs – kidnapping, surveillance illégale et administration de drogues –, vous avez commis d’autres actes qui pourraient être considérés comme extrêmement problématiques au regard de la loi.
J’espère bien que Mme Crew assiste à la scène.
– Et grâce à vous, tout a été enregistré.
Ethan m’adresse un demi-sourire. J’avoue que je m’amuse. J’adore la vérité. Vraiment. Et je déteste M. Robert. Vraiment.
Alors pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?
– Monsieur Robert, vous vous dites sûrement : « Elle bluffe. De toute façon, on ne lui en laissera pas le temps. Sitôt que sa mère et le garçon auront tourné le dos, on l’éliminera. » Mais vous vous trompez. Si vous vous débarrassez de moi, Ethan réunira toutes les informations et les transmettra aux autorités compétentes. Ma disparition sera la preuve formelle que nous disons vrai. Ethan est futé. Il sait tout de nous. Il est doué en piratage informatique. Il a déjà sauvegardé les fichiers sur de nombreux serveurs. Il a tout prévu pour qu’ils soient automatiquement envoyés aux administrations que je viens de vous citer ainsi qu’aux médias, si jamais il lui arrivait quelque chose. Je suis sûre que ça les intéresserait. Franchement, vous feriez la une des journaux pendant des mois.
Ça suffit, je devrais m’arrêter là, seulement je n’y arrive pas.
– Si vous choisissez cette option, faites-vous blanchir les dents et essayez de perdre quelques kilos avant, monsieur Robert, parce que les caméras, ça grossit. Et vous n’avez pas besoin de ça !
Il faut que je me taise. C’est bon, j’ai tout dit.
– Donc vous pouvez prendre cette voie. Ou bien nous pouvons, comme je l’ai suggéré, continuer à vivre en citoyens normaux, respectueux des lois, et voir où ça nous mène. À vous de décider.
Rien. Silence. Je n’arrive même pas à déchiffrer l’expression de ma mère.
– Pas besoin de me donner votre réponse immédiatement, dis-je. Vous pouvez en discuter avec les dirigeants. Si vous préférez suivre mes suggestions, alors je veux que mon amie Katherine soit chez moi à cinq heures au plus tard demain soir. Plus de formidable internat ni quoi que ce soit de ce genre. Si elle est là à l’heure dite, je comprendrai que le marché est conclu. Sinon, je filerai à l’immigration. Ou Ethan s’en chargera si je ne suis pas en état. Et si lui non plus ne peut pas, l’un de ses nombreux serveurs lancera la procédure.
Je me lève pour aller me planter devant « mon conseiller ». Tout près, qu’il sache que je suis sérieuse.
– Je n’ai pas peur de lever le secret, monsieur Robert. Je n’ai rien à perdre. Je n’hésiterai pas. Mais je préférerais éviter. Je préférerais qu’on vive tous en paix, tranquilles, tout en préparant un meilleur avenir. Mais plus de menaces, plus de sanctions, plus de surveillance.
Je le fixe un instant.
– C’est fini.