Chapitre XI

— Commandant !… Commandant !… soufflait une voix.

En même temps, une dure poigne secouait Morane, imprimant un lent balancement au hamac.

Bob ouvrit les yeux et, dans la pénombre régnant dans le temple, aperçut le visage de Ballantine penché sur lui.

— À votre tour de prendre le quart, commandant.

Du bout des doigts, Morane se frotta les yeux pour chasser les dernières brumes du sommeil, puis il sauta légèrement à terre, se boucla sa ceinture d’arme autour de la taille et saisit sa carabine.

— Rien à signaler, Bill ? interrogea-t-il à mi-voix.

Dans l’ombre, le géant secoua sa tête rousse.

— Rien, commandant, souffla-t-il. Tout est calme. Pas un seul de ces satanés Yaupis n’a daigné se montrer…

Sans faire le moindre commentaire, Bob vérifia le bon fonctionnement de sa torche électrique. Ensuite, tandis que Bill se hissait dans son hamac, il se dirigea vers le rempart de moellons et, la carabine sous le bras, inspecta les environs. La nuit était assez claire et rien ne bougeait. Un silence total régnait, comme si tous les êtres vivants avaient soudain déserté le monde.

Morane fit la grimace. Il n’aimait guère ce silence, car il savait qu’alors, au cours des veilles nocturnes, le moindre bruit prend des proportions terrifiantes, fait croire à l’approche d’un ennemi alors qu’il s’agit en réalité de quelque gros insecte faisant craquer une brindille sèche entre ses mandibules.

Avisant une pierre plate gisant dans un coin du porche, Bob s’assit dessus et s’adossa à un des piliers de soutènement. Il se trouvait dans l’ombre et ne risquait pas ainsi de servir de cible à quelque Jivaro embusqué dans les hautes herbes. D’où il se tenait, Morane pouvait, entre deux énormes moellons formant créneau, surveiller la clairière. Il avait posé son revolver auprès de lui, sur la pierre et, au travers des jambes, il tenait sa carabine armée.

Combien de temps demeura-t-il ainsi immobile, songeant aux événements des jours précédents et à cette étrange fatalité qui le lançait sans cesse dans des aventures impossibles ? Soudain, un léger bruit le fit sursauter. Cela faisait songer à deux pierres polies frottées l’une contre l’autre. Bob prêta l’oreille. Le bruit continuait, et il ne venait pas du dehors, mais de l’intérieur du temple lui-même.

Longuement, Morane inspecta la vaste salle qu’un rayon de lune, tombant par le trou du plafond, éclairait en partie. Rien ne semblait y avoir changé. Les bagages de l’expédition se trouvaient toujours contre la muraille et ses compagnons reposaient paisiblement dans leurs hamacs. Pourtant, le bruit n’avait pas cessé de se faire entendre.

Bob dirigea alors ses regards vers l’autel situé au fond du temple et, alors seulement, il vit. La large colonne carrée surmontée d’un disque de quartz tournait lentement sur elle-même, démasquant une cavité pratiquée dans l’autel lui-même. Il y eut un long moment d’attente, puis le bruit cessa brusquement et la colonne s’arrêta de pivoter. Alors, un homme émergea de l’ouverture. La lumière de la lune l’éclairait en plein. C’était un Blanc à l’apparence de vieillard, maigre et vêtu de haillons, une longue barbe et des cheveux gris encadraient un visage émacié, marqué par les privations et la douleur, dans lequel les yeux brillaient de fièvre. Morane n’eut cependant pas le temps de détailler davantage l’inconnu. Celui-ci s’était laissé glisser légèrement au bas de l’autel et se dirigeait vers les hamacs.

Alors seulement, la torpeur étonnée qui s’était emparée de Morane, se dissipa. Déposant sa carabine, il saisit son revolver et, faisant jouer le contact de sa lampe électrique, se dirigea à grands pas vers le nouveau venu. Celui-ci s’était déjà penché sur le hamac où Lil reposait.

— Levez les mains en l’air, commanda Morane en braquant à la fois son arme et la lampe sur l’homme toujours penché.

Comme l’interpellé n’obéissait pas, Bob dit encore :

— Levez les mains en l’air !

Cette fois, le Français avait presque crié, et le vieillard se redressa et obéit. Le rayon lumineux frappa en plein un visage encore jeune mais que les privations devaient avoir prématurément vieilli. Un visage sur lequel des larmes coulaient. Ensuite, les lèvres se mirent à bouger pour laisser échapper des mots, murmurés à la façon d’une prière :

— Lil, ma petite fille… Ma petite fille…

Morane sursauta et recula d’un pas, comme s’il venait d’apercevoir un spectre. Son revolver s’abaissa car, maintenant Bob savait qui était cet homme : c’était le colonel Douglas Haston…

*
* *

Bob Morane et Bill Ballantine avaient respecté dans un silence presque religieux les effusions du père et de la fille qui, après s’être crus perdus à jamais, se retrouvaient maintenant, dans des circonstances presque tragiques.

Finalement, Haston, qui tenait Lil serrée contre sa poitrine, l’écarta et, la tenant à bout de bras par les épaules, demanda :

— Mais comment es-tu venue ici, ma petite fille ? Par quel miracle as-tu pu parvenir jusqu’à moi ?

— J’avais seize ans quand tu as disparu, père, souviens-toi, et jamais je ne t’ai cru mort malgré tout ce que l’on affirmait. Alors, j’ai formé le rêve de partir à ta recherche. Au cours des années je me suis ancrée ainsi dans l’espoir de te retrouver et, il y a un mois, dès ma majorité, j’ai gagné le Brésil pour monter une expédition de secours. Ces deux messieurs ont accepté de m’accompagner et c’est grâce à eux que j’ai pu parvenir jusqu’ici…

En peu de mots, Lil mit son père au courant des événements écoulés entre sa rencontre avec Bob et Ballantine, à Iquitos, et leur arrivée dans le temple. Quand elle eut terminé, le colonel Haston se précipita vers les deux amis et leur serra les mains avec effusion.

— Sans vous, dit-il, ma fille serait peut-être morte à l’heure actuelle, et moi je serais condamné à demeurer à jamais dans cet enfer. Comment pourrai-je vous prouver ma reconnaissance ?

Morane sourit.

— En nous racontant une belle histoire, colonel. Bill et moi aimons les belles histoires, et je suis certain que Lil aimera celle-là elle aussi.

Haston sursauta et fixa son interlocuteur comme s’il le croyait soudain devenu fou.

— Une histoire ? interrogea-t-il. De quelle histoire voulez-vous parler ?

Bob continuait à sourire.

— Je veux parler de votre propre histoire, colonel. Tout simplement…