Chapitre II

Morane était demeuré un long moment silencieux, comme s’il ruminait la défaite qu’il venait d’essuyer devant les larmes de Lil Haston. Quelques instants plus tôt, il était fermement décidé à refuser toute aide à la jeune fille, afin d’empêcher celle-ci de courir à la mort, et voilà qu’à présent il venait de s’engager à l’accompagner à travers les mille dangers qui, il n’en doutait pas, les attendraient sur le haut rio Pastaza. Décidément, il ne parviendrait jamais à maîtriser ses sentiments chevaleresques, même si cela devait un jour ou l’autre lui jouer un mauvais tour.

Ni Lil Haston, ni Ballantine ne parlaient davantage. Bob releva alors la tête vers la jeune fille. Les yeux de celle-ci étaient encore mouillés de pleurs mais, derrière ces pleurs, il y avait maintenant une lueur de naïf espoir.

— Ne triomphez pas trop vite, petite fille, dit Morane. Bien sûr, je viens de vous promettre mon aide, mais cela ne suffit pas. Il nous faudra recruter des pagayeurs, et je doute que nous trouvions beaucoup de gens prêts à nous accompagner chez les Yaupis. Vous avez pu constater la réaction de vos deux Brésiliens, tout à l’heure. Certes, ils se sont conduits grossièrement à votre égard mais, d’autre part, en refusant de vous servir de guides, ils ont fait preuve d’un certain bon sens.

Le visage de Lil se rembrunit à nouveau.

— Je sais tout cela, commandant Morane. Jusqu’ici, je n’ai essuyé que des refus. Le seul nom des Yaupis semble terrifier quiconque…

La jeune Américaine s’interrompit et demeura un instant songeuse.

— Pourquoi, puisque vous avez décidé de m’accompagner, ne partirions-nous pas à trois ? demanda-t-elle encore.

Mais Morane secoua la tête.

— Non, dit-il. Tant que nous serions en pirogues, cela pourrait aller. Mais, ensuite, il nous faudrait des porteurs pour les bagages…

— Et si nous réduisions ces bagages au strict minimum ?

— Nous devrions les porter malgré tout, et je sais par expérience que dans la forêt vierge, humide et chaude, c’est tout juste si, nous autres Blancs, nous trouvons la force de nous porter nous-mêmes. Une arme même, indispensable pourtant, devient vite trop lourde.

— Et si nous engagions des porteurs et des pagayeurs en leur disant que nous allons seulement visiter quelque village de Jivaros pacifiques, sur le moyen Pastaza ? intervint Ballantine. Une fois loin d’Iquitos, ils seraient bien forcés de nous suivre jusqu’au bout…

Une nouvelle fois, Morane eut un signe de dénégation.

— Ce n’est pas une solution, Bill. Non seulement parce qu’agir de cette façon ne serait pas honnête vis-à-vis de ces hommes, mais aussi parce que ces derniers nous abandonneraient lorsqu’ils sentiraient le danger… Peut-être y aurait-il d’ailleurs un moyen de tourner la difficulté. Les pagayeurs et les porteurs nous accompagneraient jusqu’à un village de Jivaros, ennemis des Yaupis. Nous leur rendrions alors leur liberté et recruterions de nouveaux porteurs parmi les Indiens en les comblant de cadeaux. Peut-être sauteraient-ils sur cette occasion de faire une petite incursion chez leurs ennemis afin d’y récolter quelques têtes…

— Et si ces Jivaros refusaient de nous accompagner ? interrogea Lil Haston.

— Dans ce cas, répondit Morane, nous devrions sans doute nous résoudre à rebrousser chemin. Seuls, nous n’atteindrions pas la sierra Esmeralda, car nous ne parviendrions pas à échapper aux nombreux pièges que les Yaupis, comme tous les Jivaros d’ailleurs, dressent un peu partout dans la jungle. Seuls, des Indiens de la contrée pourraient déceler la présence de ces pièges. À présent, en supposant que nous réussissions à convaincre les Jivaros de nous accompagner, il nous reste à savoir comment nous découvrirons le temple perdu et l’Idole verte. Avez-vous une idée là-dessus, Miss Haston ?

— J’ai plus qu’une idée, commandant Morane. Je possède un plan très précis, dressé par mon père peu avant son départ, et dont il avait laissé un double dans ses papiers, chez nous aux États-Unis.

De la poche de sa veste de toile, la jeune fille tira une feuille de papier épais qu’elle déplia et étala sur la table.

— Mon père, continua-t-elle, a peut-être été traité de farfelu et de rêveur mais, comme je vous l’ai dit déjà, il ne s’est pas lancé dans cette périlleuse entreprise sans s’être au préalable livré à une enquête approfondie, sans avoir survolé à différentes reprises la sierra Esmeralda.

« Au cours de ces survols, il crut apercevoir le temple, enfoui dans la jungle, au bas d’une crête en forme de saurien couché auquel un haut piton de rocher blanc, émergeant de la végétation, faisait une sorte de corne nasale. C’est sous cette corne, donc à hauteur de la tête du saurien, que mon père crut reconnaître les ruines du temple, en grande partie masquées par les arbres. En interrogeant les Jivaros habitant à la limite du territoire occupé par les Yaupis hostiles, il entendit parler d’un mystérieux Dieu Vert qu’adoraient ces Indiens et dont le domaine sacré se serait justement trouvé au cœur de la sierra Esmeralda, c’est-à-dire là où, de l’avion, mon père avait repéré ce qui lui avait paru être les ruines d’un temple. Ses différentes reconnaissances, tant aériennes que terrestres, lui avaient permis en outre de tracer un itinéraire précis pour atteindre la crête du Saurien Couché. Pour cela, il fallait remonter le rio Pastaza très loin vers le nord, au-delà de la frontière de l’Équateur, jusqu’à ce que deux rochers noirs en forme de crocs se dressassent dans le courant. Juste derrière ces rochers débouchait un rio secondaire qu’il fallait remonter jusqu’à la source, en direction du sud-ouest. Du haut d’une colline on pouvait alors apercevoir, à l’aide de jumelles, toujours en direction du sud-ouest, la crête du Saurien Couché et sa corne de rocher blanc. Il fallait encore, pour atteindre cette crête, traverser un marais. Logiquement, au sortir de ce marais, on devait découvrir le temple. Ce fut sur ces différentes données que mon père établit sa carte, dont voici le double… »

Morane et Ballantine se penchèrent sur le plan étalé devant eux. Ce plan était dressé avec une scrupuleuse exactitude, digne en tout point d’un géographe, et l’itinéraire à suivre pour atteindre le Saurien Couché y était marqué en pointillé, à l’encre rouge, avec indication des points de repères. En s’aidant de cette carte on pouvait sans peine atteindre le temple, si les Yaupis le permettaient bien sûr… et si le temple lui-même existait. De l’avion, Douglas Haston pouvait fort bien avoir pris quelque formation rocheuse pour des murailles en ruines et l’histoire du Dieu Vert pouvait être sortie de l’imagination de Jivaros superstitieux. Bob ne jugea cependant pas utile d’ouvrir un débat stérile. Pour acquérir des assurances, il fallait se rendre compte sur place. En outre, en acceptant de diriger l’expédition, Morane en avait accepté également tous les aléas. Il prit la carte et la replia.

— Permettez que je garde ceci, dit-il à l’adresse de la jeune fille. Je voudrais l’étudier à mon aise. Demain, je me mettrai en quête de pagayeurs qui nous conduiront le plus loin possible sur le rio Pastaza. Maintenant, il se fait tard déjà, et nous avons besoin de repos, mon ami et moi. Dites-moi seulement où je puis vous retrouver…

— Ici même, répondit Lil Haston. J’occupe également une chambre dans cet hôtel.

Elle tendit la main à Morane, puis à Ballantine.

— Je ne sais comment vous remercier, mes amis, dit-elle. Je puis vous appeler « mes amis » n’est-ce pas ? Grâce à vous, je vais pouvoir réaliser un vieux rêve et, qui sait, peut-être retrouver un père…

Morane ne répondit pas. Il craignait avec raison que les événements futurs ne vinssent décevoir la courageuse jeune fille. C’est alors qu’un ivrogne, qui se tenait affalé à une table voisine, devant une bouteille de mauvais rhum aux trois quarts vide, se leva et gagna en titubant la porte de la salle, pour disparaître au-dehors. Ni Morane, ni Ballantine, ni Lil Haston n’y prêtèrent attention.

*
* *

Cette nuit-là, Bob Morane avait eu bien de la peine à s’endormir, tourmenté qu’il était par l’engagement qu’il venait de prendre vis-à-vis de la jeune Américaine. Certes, en s’enfonçant en territoire jivaro, il ne se détournait pas de sa mission, car sa série de reportages pour le magazine Reflets comportait la visite des tribus indiennes du Haut-Amazone. Pourtant, gagner le pays interdit des Yaupis n’était pas prévu dans son programme et cela comportait un risque qui méritait d’être envisagé. Évidemment, Morane n’était pas homme à reculer devant le danger, mais il n’abordait cependant jamais celui-ci sans mûres réflexions, sauf peut-être en certaines circonstances où les événements ne lui laissaient justement pas le temps de réfléchir. Tel n’était pas le cas présentement, et Bob ne pouvait s’empêcher de maudire ce mauvais sort qui s’ingéniait à faire éclater sans cesse les pires aventures sous ses pas, comme si tout le long de son existence, il s’avançait sur un terrain miné…

À l’autre bout de la chambre, Morane entendait la respiration régulière de Bill Ballantine, qui dormait d’un sommeil presque profond et, à travers la moustiquaire de fine toile métallique garnissant la fenêtre ouverte, il apercevait, au-delà de la galerie entourant toute la façade de l’hôtel, trois vautours perchés sur le toit voisin, aussi immobiles dans leur sommeil que si leurs silhouettes avaient été découpées à la scie dans le vaste écran bleu de la nuit.

Il faisait une chaleur étouffante malgré le ventilateur électrique qui, pivotant automatiquement sur lui-même, balayait sans cesse la chambre. Finalement, Morane s’endormit, jusqu’au moment où, à travers son sommeil, il eut l’impression d’une nouvelle présence dans la pièce. Il ouvrit les yeux et aperçut une forme humaine penchée sur la chaise où, avant de se coucher, il avait posé ses vêtements.

— Est-ce toi, Bill ? interrogea-t-il.

Au même moment, il perçut à nouveau la respiration régulière de son ami. Cette silhouette ne pouvait donc pas être celle de Ballantine.

Déjà, encore à demi engourdi, Morane s’était dressé, mais le visiteur nocturne fut le plus rapide. Il se précipita sur le Français et lui décocha un coup de poing à la mâchoire. Durement touché, Bob retomba sur le lit. Quand il se releva, ce fut pour voir l’inconnu se glisser par la moustiquaire fendue et gagner la galerie. Bob se précipita, juste à temps pour apercevoir l’homme qui, s’étant laissé tomber de la galerie dans la rue en contrebas, se mettait à courir et disparaissait dans les ténèbres.

Jugeant qu’il était inutile de poursuivre le voleur, Morane revint dans la chambre et fit de la lumière. Il fouilla ses vêtements pour se rendre compte si quelque chose avait disparu, mais il n’en était rien.

« Sans doute ce sacripant venait-il de pénétrer dans la chambre, pensa Bob, et il n’aura eu le loisir de rien emporter… »

À ce moment, Ballantine, réveillé sans doute par la lumière, se dressa sur son séant.

— Que se passe-t-il, commandant ? interrogea-t-il.

— Un voleur, fit Morane. Il m’a glissé entre les doigts…

— A-t-il eu le temps d’emporter quelque chose ?

— Je ne le crois pas. Il fouillait mes vêtements quand je l’ai surpris. Pourtant, rien ne me semble avoir disparu…

Bob venait de prononcer ces derniers mots, quand un des objets qu’il tenait à la main glissa sur le plancher. C’était une feuille de papier épais, pliée en quatre. Ballantine la saisit et la déplia. Un sourire apparut presque aussitôt sur sa large face de géant placide.

— La carte du colonel Haston, commandant, fit-il.

Il partit d’un gros rire.

— Peut-être, après tout, votre homme désirait-il tout simplement s’approprier l’Idole verte. Vous vous rendez compte ! Qui serait assez fou pour vouloir voler l’Idole verte ?

Morane sourit à son tour. Qui serait assez fou, en effet, pour tenter de s’approprier l’Idole verte, si elle existait ? Jamais, avec les féroces réducteurs de têtes hantant la sierra Esmeralda, trésor n’avait sans doute été mieux gardé.