Chapitre VII

Accompagné d’un seul guerrier jivaro, Bob Morane avait quitté le campement dès les premières lueurs de l’aube. Dans un silence de fin de monde, les deux hommes avaient traversé la savane dont les hautes herbes leur montaient à hauteur de la poitrine. Bien qu’on ne fût pas à la saison des pluies, cette savane était en partie inondée et il leur fallait à tout bout de champ patauger dans une eau boueuse qu’ils n’apercevaient même pas à cause des herbes.

Il avait fallu deux heures d’une marche pénible à Bob et à son compagnon pour atteindre le pied de la colline dont les flancs, assez raides et couverts d’une végétation touffue, devaient, surtout à cause de cette végétation, offrir quelque difficulté d’escalade.

Avant de se lancer à l’assaut des pentes, Bob jeta un dernier regard en direction du camp, qu’il pouvait apercevoir à l’aide de ses puissantes jumelles. Comme tout y paraissait paisible, il se tourna vers l’Indien et dit simplement :

— Vamos – Allons-y.

Armés de leur machette, les deux hommes s’engagèrent sur le flanc de la colline. Et l’ascension commença, laborieuse, fatigante, sur cette pente inclinée à plus de quarante-cinq degrés, où les plantes offraient une continuelle entrave à l’avance. Devant Bob, et le Jivaro, les lianes formaient, en s’enchevêtrant, une toile d’araignée toujours renaissante qu’il fallait trancher à coups de sabre. Des troncs d’arbres vermoulus et en équilibre instable sur la déclivité devaient être contournés ou escaladés. Les pieds glissaient sur un tapis d’humus composé de feuilles pourries et agglomérées. Parfois, un ravin à pic s’ouvrait dans le flanc de la colline et il fallait effectuer alors un long détour pour pouvoir continuer l’ascension.

Quand, au bout de trois nouvelles heures d’efforts constants, Morane et l’Indien parvinrent au sommet, le Français était épuisé et baigné de sueur. Une déception l’attendait cependant. Si la végétation, à l’endroit où ils se trouvaient, était moins touffue que sur les pentes, elle se révélait cependant encore assez épaisse pour former partout un écran empêchant les regards de plonger dans la plaine.

Morane eut un mouvement de colère. Épuisé comme il l’était, il allait devoir grimper au faîte d’un arbre afin de pouvoir, du haut de ce perchoir, observer les environs.

Après s’être reposé, Bob s’approcha d’un énorme gommier qui, en raison de sa taille, devait dominer les végétaux voisins. Il se dépouilla de ses bottes, de son revolver et de sa musette, ne gardant que ses jumelles et sa machette qui, non seulement pourrait se changer en une arme redoutable, mais également lui permettrait de couper des branches ou de tailler des degrés dans le tronc pour rendre l’escalade plus aisée.

Une liane pendait le long du gommier, et Bob, après avoir recommandé au Jivaro de l’avertir au moindre danger, se hissa jusqu’à la plus basse branche. Lentement mais sûrement, il commença alors à grimper vers le sommet. Parfois, il tirait sa machette du fourreau et se pratiquait une trouée dans le feuillage. Puis il repartait, se hissant de branche en branche. L’escalade était relativement aisée, surtout les pieds nus, et il ne lui fallut guère plus d’une dizaine de minutes pour atteindre une haute fourche au creux de laquelle il se cala le plus confortablement possible. Tirant une fois de plus la machette, Bob se mit alors à sabrer dans les feuillages devant lui, jusqu’à ce qu’il eût pratiqué une large trouée par laquelle il pouvait apercevoir toute la contrée s’étendant au sud-ouest de la colline.

Ce qui attira tout d’abord l’attention du Français fut, à une vingtaine de kilomètres peut-être de l’endroit où il se trouvait, cette longue crête dont le profil faisait songer immanquablement à un grand lézard couché. Pour parvenir à cette crête, il fallait franchir un large marais en partie boisé dont le soleil encore bas faisait miroiter les eaux couleur de marcassite.

— Jusqu’ici, murmura Morane, tout se tient. Les deux rochers en forme de crocs sur le Pastaza, l’affluent, la colline, et maintenant cette crête figurant un saurien couché et ces marais. Maintenant, voyons le reste…

Il tira ses puissantes jumelles de leur étui, en effectua la mise au point et les braqua vers la lointaine crête. Aussitôt il aperçut, juste au sommet de ce qui paraissait être la tête du saurien, un haut rocher blanc et pointu pouvant figurer une corne. Lentement, Morane abaissa les jumelles, fouillant la végétation à la base de la crête. Au bout de quelques minutes de recherche, il se figea soudain. Là, perpendiculairement à la corne de roc, il avait aperçu quelque chose de gris. Rocher ou muraille ? Les jumelles grossissaient cent fois, et bientôt Bob n’eut plus à douter. Ce qu’il venait d’apercevoir ne pouvait être un rocher, mais bien un mur en partie ruiné et formé sans doute de blocs cyclopéens ; un mur en tous points semblable à ceux qu’il avait vus dans les hautes Andes, là où s’était étendu jadis l’Empire des Incas. À la distance où il se trouvait, Bob ne pouvait détailler la construction avec précision. Bien entendu, il pouvait s’agir d’une formation rocheuse ressemblant à une muraille, mais cette régularité dans les contours, ce poli, cette ligne de faîte parfaitement horizontale auraient dans ce cas tenu du miracle. Il devait donc, logiquement, s’agir là d’un ouvrage fait par l’homme.

— Le temple perdu ! murmura Bob avec émerveillement. Le temple perdu…

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Pendant de longues minutes, Morane avait ainsi gardé les yeux vissés au binoculaire des jumelles, ne pouvant détourner les regards de ce qu’il croyait être le temple perdu, à demi enfoui là-bas dans la jungle. Une soudaine impatience avait fondu sur lui et, déjà, toutes ses hésitations des jours derniers étaient oubliées. En face de cette réalité qui s’étalait devant lui, il n’avait plus maintenant qu’une idée : atteindre au plus tôt le temple pour contempler l’Idole verte. Cette dernière, puisque le temple existait, devait exister elle aussi. Bob avait oublié les Yaupis et les autres dangers que ses compagnons et lui allaient devoir surmonter encore avant d’atteindre leur but. Il songeait à l’allégresse qui allait éclairer le beau visage de Lil quand celle-ci apprendrait sa découverte, quand elle aurait la preuve que tout ce que son père avait affirmé était exact, qu’il ne s’était pas lancé à la conquête de vaines chimères.

Naturellement, Bob n’ignorait pas que la jeune fille n’avait pas besoin de cette nouvelle assurance pour affirmer sa foi en son père, mais…

Tout à coup, Morane fut frappé par une sensation de présence à ses côtés. Il lâcha les jumelles, retenues à son cou par une lanière, et se raidit. Derrière lui, il y eut un long glissement, comme si un corps puissant se frayait un passage parmi les feuillages. Saisi par la conscience du danger, Bob se retourna brusquement, pour se trouver face à face avec une énorme tête serpentine, qui lui parut aussi large que le fer d’une bêche et qui s’articulait à un long corps musculeux de serpent, à la peau glauque marquée de larges taches brunes. L’homme n’eut pas le temps de se demander ce que cet anaconda faisait dans cet arbre – peut-être venait-il des bords de la rivière ou des marais proches –, car le boa s’était soudain détendu. La large tête, frappant à la façon d’un bélier, le toucha en pleine poitrine, et il dut se raccrocher à une branche pour ne pas être précipité dans le vide.

Avant même que Morane ait eu le temps de se remettre de sa surprise, le boa géant entreprenait de l’enserrer dans ses replis. Par bonheur, on s’en souviendra, le Français s’était installé dans une fourche de branches, et ce fut cette circonstance qui lui sauva la vie. En effet, en voulant envelopper sa proie, l’anaconda s’était enroulé autour de la fourche, dont les deux éléments subissaient seuls la pression des muscles constricteurs. Morane, qui se tenait entre ces éléments, était ainsi préservé. Il mit sans retard cette circonstance à profit pour se tirer de sa dangereuse situation. Arrachant sa machette du fourreau, il se mit à sabrer dans le corps du serpent jusqu’à que celui-ci relâchât son étreinte. Un dernier coup de lame, assené juste derrière la tête, qui fut presque tranchée, mit fin au combat, et l’anaconda ne fut plus qu’une masse pantelante, mais dont les derniers soubresauts pouvaient cependant se révéler encore dangereux.

Se laissant glisser au bas de sa branche afin de se mettre hors de portée, Bob put alors contempler sans risque son adversaire. Au premier abord, il lui avait paru monstrueux et, pendant un bref instant, il avait songé à toutes ces histoires d’anacondas géants qui se colportent à travers l’Amazonie. Celui auquel il avait eu affaire ne mesurait qu’une dizaine de mètres, ce qui était certes déjà une belle taille – sauf bien sûr si l’on considérait les boas de vingt-cinq ou trente mètres dont parlent de temps à autre les Indiens, – et Morane se rendait compte combien, sous le coup de la frayeur, il était aisé de donner à ces monstres des proportions qu’ils ne possèdent pas en réalité.

Jugeant inutile de perdre son temps à savourer plus longtemps sa victoire, Bob se détourna du cadavre de l’anaconda et, se laissant glisser de branche en branche, alla rejoindre le Jivaro qui, patiemment, l’attendait au pied de l’arbre. Ils reprirent alors ensemble la direction du campement, où, Morane ne pouvait en douter, Lil Haston et Bill Ballantine attendaient dans la fièvre.

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Quand Bob, de retour auprès de Lil Haston et de Bill, leur eut communiqué le résultat de sa reconnaissance, ce fut, comme il l’escomptait, une explosion de joie de la part de la jeune fille. Ballantine, lui, montra moins d’enthousiasme. Depuis leur départ d’Iquitos, il avait partagé les craintes de Morane et, comme lui, il avait accompagné Lil seulement pour empêcher qu’elle se lançât seule dans une entreprise périlleuse.

— Si je comprends bien, commandant, fit l’Écossais, vous avez décidé de continuer…

— Et comment, Bill, fit Morane avec une sourde allégresse.

— Pourtant, ce matin encore, avant de partir, vous me disiez…

— Je te disais que nous rebrousserions chemin si je ne découvrais rien, mais j’ai découvert quelque chose, et tout est changé. Rends-toi compte, Bill, le temple perdu existe et sans doute aussi l’Idole verte…

— Et les Yaupis, enchaîna Ballantine, ils existent également, ne l’oubliez pas. Inutile de nous faire des illusions, jusqu’ici nous avons réussi à passer au travers, mais tôt ou tard ils se manifesteront…

La conversation se déroulait en anglais. Cependant, Bill baissa la voix pour continuer :

— D’autre part, je n’ai qu’une confiance toute relative dans les Moronas. Jusqu’ici ils ont été parfaits mais, si les événements tournent à notre désavantage, ils n’hésiteront pas à nous abandonner.

Morane éclata d’un rire un peu forcé et, tendant le bras, il saisit à pleine main les cheveux roux de l’Écossais et secoua celui-ci amicalement.

— Voilà Bill, le fort entre les forts, le brise-montagnes, la terreur des méchants, qui se met à trembler comme une fillette…

Morane savait pourtant que son compagnon avait raison puisque lui-même, la veille encore, nourrissait les mêmes sentiments de prudence. Aujourd’hui, il lui suffisait d’avoir acquis une quasi-certitude quant à l’existence du temple perdu pour qu’aussitôt son imagination l’emportât, pour que le démon aventureux qui l’habitait et auquel il pouvait rarement résister prenne à nouveau le dessus. Ce fut ce démon qui parla encore par sa bouche.

— Comme si, Bill, nous n’avions pas vécu ensemble des aventures au moins aussi dangereuses que celle-ci, pour toujours réussir à nous en tirer à notre avantage, fit-il. Te souviens-tu de l’affaire des Tonnerre, de la Marque de Kali, de la Main Noire1 ? Bien souvent, nous avons failli y rester, certes, mais nous nous en sommes toujours sortis victorieusement et les adversaires auxquels nous avions alors affaire étaient au moins aussi dangereux que les Yaupis…

Au souvenir de ces aventures passées, un sourire s’épanouit sur la face rougeaude du colosse.

— Vous avez raison, commandant, nous nous en sommes toujours tirés. Pas sans mal bien sûr, mais à deux nous formons une fameuse équipe, il faut le reconnaître.

Bill haussa ses massives épaules.

— Et puis, continua-t-il avec une expression d’indifférence dans la voix, mieux vaut tout compte fait, mourir tué par les Yaupis que courir le risque d’être écrasé par un chauffard ou de trépasser bêtement dans son lit, comme cela arrive à tout le monde, ou presque… D’ailleurs, il me faut vous l’avouer, je me sens curieux moi aussi de savoir à quoi elle ressemble, cette Idole verte…

Lil Haston assistait, sans s’y mêler, à cette conversation entre les deux amis. Jamais, depuis leur première rencontre dans la salle à manger de l’hôtel « Amazonas », à Iquitos, elle n’avait cru un seul instant qu’ils l’abandonneraient. Malgré sa jeunesse, elle avait compris aussitôt que, malgré leurs réticences, leurs appels à la prudence, elle pourrait compter sur eux en toute circonstance. Et elle ne se trompait pas, car quiconque connaissait bien Bob Morane et Bill Ballantine savait qu’ils étaient un peu semblables, l’armure en moins, à ces chevaliers errants qui, aux temps passés, parcouraient monts et vallées à la recherche de veuves à secourir, d’orphelins à défendre, de gentes dames à protéger. Mais, aujourd’hui, s’il existe encore des orphelines, il n’y a plus d’ogres ni de méchants barons à châtier et, pour l’instant, les monts et vallées avaient fait place à la redoutable forêt amazonienne hantée par les réducteurs de têtes qui interdisaient l’accès du temple perdu et la conquête de l’Idole verte comme, jadis, des dragons empêchaient l’approche de ces châteaux enchantés où demeuraient prisonnières de belles princesses endormies pour cent ans.