Chapitre IV

Comme l’avait déclaré Morane, l’expédition avait quitté le poste d’Alcantara au petit matin. Toute la journée s’est passée à remonter le rio en longeant les berges afin de trouver l’ombre des arbres et échapper ainsi à la chaleur écrasante du soleil, dont les rayons semblaient couler comme de l’or fondu. Au loin, les tunduhis continuaient à battre, inlassablement, comme si leurs battements voulaient s’emparer à jamais du silence de la forêt.

— Quand donc ces tambours s’arrêteront-ils ? interrogea Lil Haston qui, comme les jours précédents, avait pris place avec Morane dans la première pirogue.

D’une tape sèche, Bob se frappa la joue pour chasser un insecte importun.

— C’est tout à fait comme si vous me demandiez à quel moment précis la terre cessera de tourner, dit-il. Le lieutenant Abraz vous a dit hier que, passé Alcantara, c’étaient les Jivaros qui menaient le jeu. Tout ce que nous pouvons faire, c’est attendre et espérer que la hache de guerre soit enterrée quand nous arriverons là-bas…

Malgré lui, Morane ne pouvait s’empêcher de céder à sa mauvaise humeur, mauvaise humeur contre lui-même surtout, parce qu’il s’était laissé entraîner dans cette expédition absurde, où ses compagnons et lui allaient risquer leur vie pour aller à la recherche d’une hypothétique statuette d’émeraude et d’un homme mort dont ils ne parviendraient même pas, assurément, à retrouver les restes.

« Voilà ce que me font faire de jolis yeux », pensa-t-il. Avec insistance, il considéra le visage gracieux de la jeune Américaine et se demanda s’il eut agi de la même façon si, au lieu d’être belle, elle avait été laide, ou tout au moins quelconque. La réponse qu’il se fit fut affirmative, et cela le rasséréna.

Le long de la berge longée par les pirogues, l’ombre des arbres s’étendait et, bientôt, avec l’approche de la nuit, il faudrait songer à trouver un endroit où camper. Mais, partout, le mur vert de la forêt plongeait à pic dans la rivière, dont les eaux baignaient le pied des arbres.

Au bout d’un moment cependant, comme on venait de franchir une boucle du rio, l’interprète jivaro, mis à la disposition des voyageurs par le lieutenant Abraz, tendit le bras devant lui et désigna un point de la rive où un incendie de forêt avait laissé un étroit espace débroussaillé.

— Nous, aborder là, dit l’Indien dans son espagnol approximatif.

Comme le Jivaro venait de prononcer ces mots, la jungle s’éveilla soudain, annonçant l’approche des ténèbres. Mille cris d’animaux éclatèrent, impossibles à identifier, bruits de scies attaquant le métal, trompettes enrouées, stridulations de flûtes désaccordées, le tout se marquant en filigrane sonore sur le bruit plus puissant, plus soutenu, des lointains tambours.

Rapidement, le bref crépuscule des tropiques s’étendait. Bientôt, les ténèbres s’étendraient partout, redoutables, pleines de pièges. Propulsées par les bras vigoureux des pagayeurs, les deux pirogues gagnèrent l’endroit débroussaillé indiqué par l’interprète indien.

Quand les embarcations furent tirées sur la berge, les hommes les déchargèrent puis, armés de machettes, entreprirent de nettoyer une aire de terrain propre à l’installation du camp.

Pendant ce temps, Morane, Lil Haston et Bill se tenaient un peu à l’écart, au bord du rio, inspectant les parages. Ballantine avait pris son fusil de chasse, dans l’espoir d’abattre un quelconque gibier qui serait venu grossir agréablement le menu du soir.

La nuit n’était pas encore tout à fait tombée quand, soudain, émergeant de derrière la boucle du fleuve, quelque chose apparut dans le courant, glissant en silence à la surface de l’eau. Tout d’abord, Morane crut qu’il s’agissait d’une souche, mais il reconnut vite une pirogue montée par plusieurs hommes. Les feux avaient été allumés au centre du camp, mais les nouveaux venus ne semblaient pas les avoir aperçus et continuaient à pagayer en direction de l’amont.

Bob se mit à agiter frénétiquement les bras.

— Ohé, du canot ! hurla-t-il.

L’appel retentit avec violence, dominant les bruits de la forêt et celui, plus lointain, des tunduhis. Pourtant, les occupants de la pirogue ne paraissaient pas avoir entendu et continuaient à pagayer avec une vigueur accrue.

— Par exemple, jeta Ballantine, ces particuliers doivent être estropiés du tympan !

Posant son fusil sur le sol, il mit ses larges mains en porte-voix autour de sa bouche et se mit à crier lui aussi :

— Ohé, du canot !… Ohé du canot !…

Bob Morane et Lil Haston joignirent leurs appels à ceux de l’Écossais, mais sans parvenir cependant au moindre résultat. Les mystérieux pagayeurs ne semblaient toujours pas les entendre.

Les cris avaient alerté l’interprète jivaro, qui s’était approché pour regarder également en direction de la pirogue. Il se mit alors à lancer des appels dans sa propre langue, mais sans obtenir davantage de réponse. Il se tourna alors vers Morane et ses compagnons.

— Ces hommes-là pas Moronas, dit-il.

— Seraient-ce des Yaupis ? interrogea Bob.

Le Jivaro secoua la tête.

— Non, répondit-il, pas Yaupis. Ici territoire Moronas. Yaupis n’oseraient pas venir en si petit nombre… Moi croire eux civilisés…

— Mais pourquoi ne répondent-ils pas ? interrogea Lil.

L’Indien haussa les épaules.

— Peut-être eux pas savoir si nous ennemis ou amis. Eux se méfier…

C’était là une explication certes, mais elle ne satisfaisait pas tout à fait Morane. Il continuait à fixer l’endroit où l’énigmatique pirogue venait de se perdre dans les ténèbres envahissantes, et il aurait aimé connaître l’identité des hommes qui la montaient et qui semblaient se diriger vers ces tambours qui, là-bas, très loin, continuaient à battre, martelant la nuit telle une armée de géants en marche.

*
* *

Étendu dans son hamac, cette nuit-là, sous la protection de sa moustiquaire, Morane avait une fois encore tourné et retourné longuement dans son esprit les événements des jours précédents. Leur rencontre, Bill et lui avec Lil Haston, puis leur décision absurde et téméraire d’aider la jeune fille à retrouver son père mort sans doute depuis plusieurs années, et ensuite la visite de ce voleur, à l’hôtel « Amazonas », le départ, le long voyage sur le Marañon et le Pastaza, l’entrevue avec le lieutenant Abraz et, enfin, l’apparition de cette mystérieuse pirogue. Jusque-là, rien de bien tragique, Bob devait en convenir, mais ces tunduhis qui n’arrêtaient pas de battre formaient comme une menace suspendue au-dessus de sa tête et de celles de ses compagnons.

Accablé de fatigue par cette journée passée en plein soleil sur le rio, Morane s’endormit alors. Pour combien de temps ? Il aurait été bien en peine de le dire. Il se réveilla en sursaut, mais sans savoir exactement ce qui l’avait réveillé. Au bout de quelques minutes cependant, il se souvint assez inexplicablement de l’histoire de ce meunier qui se réveillait en sursaut chaque fois que son moulin s’arrêtait de tourner. Et, soudain, Morane comprit ce qui l’avait réveillé : c’était le silence. La nuit était très avancée déjà, et les bêtes nocturnes ne se faisaient plus entendre, le calme était total. Les tambours de guerre jivaros avaient cessé de battre.

Bill Ballantine, dont le hamac se trouvait suspendu auprès de celui de Bob, devait s’être réveillé lui aussi, car il dit à voix basse :

— Eh, commandant, on dirait qu’ils ont arrêté leur tintamarre ! Je me demande ce que cela veut dire…

— Je voudrais bien le savoir moi aussi, fit Morane.

Leur inquiétude fut de courte durée, car l’interprète jivaro avait quitté le lit de broussailles qu’il s’était confectionné près du feu maintenant presque complètement éteint. Il s’approcha des deux Européens.

— Rien à craindre, senhores, dit-il. Si tunduhis arrêtés c’est que les Moronas sont vainqueurs. Ils ont coupé des têtes et, avant longtemps, il y aura grande fête à la jivaria de Ti. Grande fête de la tzanza…

Morane ne répondit pas. Il tourna la tête vers le hamac de Lil Haston, mais cette dernière continuait à dormir paisiblement. Et, soudain, Bob eut conscience de la grande responsabilité qu’il avait accepté d’endosser en accompagnant cette toute jeune fille, à peine sortie du collège, dans cette forêt inhumaine où les hommes, pas davantage que les bêtes, ne connaissaient la pitié. Dans ce monde cruel, empire de la terreur et de la mort, où même le silence contenait une menace, Bob et Ballantine représentaient pour Lil Haston, la seule sauvegarde.