Chapitre III

Pendant près de deux semaines, les deux longues pirogues composant la petite flottille de l’expédition avaient navigué, avec seulement les haltes pour le bivouac nocturne. Il avait fallu remonter le Marañon avec ses rapides, jusqu’à son confluent avec le rio Pastaza. Ensuite, on avait remonté ce dernier à son tour, pour croiser de nombreuses familles de Jivaros assimilés, dont le principal négoce consistait à déterrer des cadavres fraîchement inhumés pour en réduire les têtes et les revendre aux touristes avides de sensations. Quand ils manquaient de têtes humaines, ils se rabattaient sur celles de singes paresseux. Sans cesse, sur leur route, Morane, Lil Haston et Ballantine n’avaient cessé de poser à ces Indiens des questions sur la sierra Esmeralda et le Dieu Vert adoré par les Yaupis, mais ils n’avaient obtenu que des réponses évasives, et tout ce qu’ils avaient pu avoir comme certitude, c’était que ces Yaupis continuaient à mener une guerre latente à la fois contre les Blancs et contre les autres Jivaros.

Ce jour-là, le soir n’allait plus tarder à tomber quand, au bord du rio, un groupe d’habitations aux toits de tôle ondulée apparut entre les palmes. Bob Morane, qui se tenait dans la première pirogue en compagnie de Lil Haston, tendit le bras vers l’agglomération.

— Voilà Alcantara, fit-il, poste frontière entre le Brésil et l’Équateur. Une fois passé ce point, nous n’aurons plus la chance de rencontrer le moindre civilisé. Seulement des Jivaros plus ou moins hostiles et, ensuite, les Yaupis.

— Peut-être apprendrons-nous enfin quelque chose concernant ce que nous cherchons, fit la jeune fille. Les gens du poste doivent avoir entendu pas mal d’histoires…

— Sans doute, mais je doute que beaucoup de ces histoires soient vraies. Il se colporte tant de racontars dans la forêt vierge… Enfin, nous ne pouvons négliger le moindre indice et, de toute façon, puisque nous devons passer la nuit à Alcantara…

Se tournant vers la seconde pirogue, à bord de laquelle se trouvait Ballantine, Morane désigna un grossier wharf de planches s’avançant dans les eaux plombées du rio.

— Nous aborderons là, cria-t-il.

Au rythme des pagaies, les deux embarcations se dirigèrent vers la rive. La première alla se ranger le long du wharf et Morane sauta légèrement sur le plancher disjoint. Comme il aidait Lil à mettre elle aussi pied à terre, un homme, un Blanc, se dirigea vers eux. Il était âgé d’une quarantaine d’années et portait l’uniforme des forces de police équatoriennes. Derrière lui venaient deux Jivaros affublés de vieux vêtements kaki et armés de carabines Winchester, mais aux visages peints et aux cheveux tressés en nattes.

L’homme en uniforme s’était adressé à Bob, pour demander, en espagnol :

— Êtes-vous le commandant Morane ?

Le Français sursauta.

— Je suis le commandant Morane, en effet, répondit-il. Mais comment savez-vous ?…

— Les nouvelles vont vite dans la forêt vierge, fit le policier avec un sourire. Pour tout vous avouer, j’ai été prévenu de votre arrivée par un de nos informateurs à Iquitos… Mais laissez-moi me présenter : lieutenant Manuel Abraz, de la police des frontières. Je commande ce poste.

Morane présenta à son tour Lil Haston, et Ballantine qui était venu les rejoindre, au chef de poste. Quand ces présentations furent terminées, Abraz dit, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre ferme, mais derrière laquelle perçait cependant toute sa courtoisie native :

— Si les renseignements fournis par mon informateur sont exacts, vous comptez vous rendre sur le territoire des Indiens Yaupis, n’est-ce pas ?

— C’est bien cela, reconnut Bob.

Le lieutenant Abraz hocha la tête avec ennui.

— Hélas, señor, j’ai reçu des ordres formels au sujet des Yaupis. Personne ne doit les approcher. Trop dangereux. J’ai pour mission de protéger contre eux-mêmes les voyageurs trop téméraires…

C’est ce moment que choisit Lil Haston pour intervenir.

— Cet ordre ne nous concerne assurément pas, lieutenant. Je possède une autorisation en bonne et due forme, signée de votre ministre de l’Intérieur.

La jeune fille avait tiré de la poche de sa veste de toile un étui de matière plastique. Elle l’ouvrit et en extirpa une feuille de papier qu’elle déplia et tendit au policier. Celui-ci lut, puis rendit la feuille à son interlocutrice.

— Cela me paraît en règle, fit-il avec un certain respect dans la voix. Mais comment avez-vous obtenu cette autorisation ? C’est un peu comme si Son Excellence vous envoyait à la mort…

— Votre ambassadeur à Washington était un vieil ami de mon père, expliqua l’Américaine.

Une moue porta en avant les lèvres, ornées d’une fine moustache, du policier.

— Je vois… Je vois… fit-il.

Il reporta ses regards sur Lil.

— Ainsi, vous êtes la fille de Douglas Haston, dit-il encore. J’ai moi aussi connu votre père, car je commandais déjà ce poste voilà cinq ans, quand il est passé ici avant de disparaître, et je lui ai parlé. J’ai tenté de le persuader de rebrousser chemin, mais il n’a rien voulu entendre. Cela lui a coûté la vie… Écoutez…

Un sourd martèlement venait de s’imposer dans le silence de la forêt, comme un bruit d’orage roulant par dessus jungles et marais. Les deux Jivaros avaient sursauté et dirigé vers l’amont du rio des regards lourds d’inquiétude.

— Les tunduhis, fit Abraz. Les tambours de guerre jivaros… Il doit encore y avoir du mauvais qui se prépare sur le haut fleuve. Avant longtemps, des têtes tomberont…

*
* *

Autour de la table de bois mal équarri du poste de police, Lil Haston, Bob Morane, Bill Ballantine et le lieutenant Abraz se trouvaient à présent réunis devant les reliefs d’un frugal repas fait de riz, de piments et de viande de tapir. Autour de la flamme bleutée de la lampe à acétylène, un grand papillon noir tournoyait inlassablement. Au loin, on entendait toujours le martèlement sourd des tambours de guerre jivaros.

Abraz repoussa son assiette et se renversa en arrière sur sa chaise.

— Ainsi, fit-il d’une voix ferme, vous êtes bien décidés tout trois à gagner la sierra Esmeralda, si les Yaupis vous le permettent, bien sûr…

Ni Lil, ni Bob, ni Ballantine ne répondirent.

— Et pourquoi allez-vous ainsi risquer votre vie ? continua le policier. Pour des chimères… Retrouver le colonel Haston vivant ? Je puis vous assurer qu’il est mort, et cela au risque de causer une nouvelle peine à sa fille, ici présente. Découvrir l’Idole verte, que cherchait Haston ? Les Jivaros m’en ont parlé, à moi aussi, comme ils m’ont parlé de l’anaconda géant, long de trente mètres, des hommes-singes aux pieds à l’envers, et je n’ai encore jamais rencontré cet anaconda géant, ni ces hommes singes aux pieds à l’envers, pas plus sans doute que personne ne verra jamais l’Idole verte…

— Pourtant, intervint Morane, n’est-il pas dit que les Yaupis adorent un Dieu Vert, caché quelque part dans les sierras interdites ?

Un ricanement échappa au chef de poste.

— Le Dieu Vert ?… Bien sûr, il existe, lui… C’est la forêt vierge, avec ses fauves, ses insectes dévoreurs, ses boas capables d’avaler un bœuf, ses fièvres… C’est ce Dieu Vert-là que les Yaupis adorent, et il est partout autour de nous…

Au fur et à mesure qu’il parlait, le policier avait haussé le ton, comme si la colère s’emparait de lui. Tout à coup, il s’apaisa.

— Maintenant, dit-il encore, si vous voulez continuer malgré tout, je ne puis vous en empêcher. Mais laissez-moi vous dire que vous tombez à un bien mauvais moment. Ces tambours que vous entendez sont ceux des Jivaros Moronas, qui se trouvent installés plus haut sur le rio. Ils acceptent, pour le moment du moins, le voisinage des civilisés, mais sans renoncer pour cela à leurs coutumes. Les tunduhis qui battent indiquent que les Moronas sont partis à la chasse aux têtes sur le territoire des Yaupis. Naturellement, il ne peut s’agir là que d’incidents de frontière, mais il y aura des représailles. Tôt ou tard, les Yaupis attaqueront à leur tour quelque jivaria des Moronas, couperont eux aussi des têtes. Bref, mieux vaut ne pas se mettre entre les deux tribus. On ne peut jamais savoir de quoi sont capables les Jivaros quand battent les tunduhis…

— Croyez-vous que les Moronas consentiraient à nous aider à pénétrer sur le territoire des Yaupis ? interrogea Morane.

Le lieutenant Abraz eut un geste vague et se mit à tirailler nerveusement l’une des pointes de sa courte moustache noire.

— Avec les Jivaros, on ne peut rien affirmer. Drôles de gens… Ils ne pensent qu’à faire la guerre pour couper des têtes, mais ils savent aussi se montrer plus couards que des vautours. Ti, le chef des Moronas, est un de mes amis. Les deux Jivaros que vous avez aperçus tout à l’heure, sur le wharf, appartiennent à sa tribu et me servent d’interprètes, payés par le gouvernement. Si vous le désirez, l’un d’eux vous conduira à la jivaria de Ti. Vous y arriverez sans doute pour assister à la préparation des tzanzas, c’est-à-dire des têtes réduites.

— Cette pratique n’est-elle pas interdite par le gouvernement ? interrogea Lil Haston.

— Bien sûr, Miss, bien sûr qu’elle est interdite, mais peut-on aller voir ce que les Jivaros font dans la forêt, et tant qu’ils ne font que se couper la tête entre eux, nous laissons faire. D’ailleurs, il ne peut être question de sévir. Malgré les armes modernes, les Indiens demeurent maîtres dans la forêt, et des représailles quelconques ne feraient qu’accentuer encore leur méfiance, voire leur haine de l’homme civilisé.

— Et si un Blanc est massacré ? interrogea Ballantine.

— Tant pis pour lui, répondit le policier avec une sorte de férocité contenue dans la voix. Je suis ici pour barrer la route aux audacieux. S’ils passent outre, je n’y puis rien. Ce n’est pas pour venger l’un ou l’autre de ces téméraires que nous allons risquer de voir la jungle mise à feu et à sang.

Il y eut un long moment de silence, car Morane, Lil Haston et Ballantine n’ignoraient pas que ces paroles avaient été dites en grande partie à leur intention. Finalement, le lieutenant éclata d’un petit rire sinistre.

— Bien sûr, en ce qui vous concerne, c’est autre chose. Vous avez l’autorisation de Son Excellence le ministre de l’Intérieur. Si vous voulez aller vous faire réduire la tête sous sa haute protection, à votre guise. Votre tête changée en tzanza, commandant Morane, n’offrirait sans doute pas grand intérêt mais celle de votre ami, avec sa chevelure rousse et, surtout, celle de la gracieuse Miss Haston, quelle aubaine pour un collectionneur !

Morane et la jeune Américaine échangèrent un long regard.

— Toujours décidée, petite fille ? interrogea Bob.

— Toujours décidée…

— Et toi, Bill ?

Le colosse éclata d’un grand rire qui sonnait un Jivaros faux.

— Toujours décidé, commandant. Dans le fond, se faire réduire la tête par les Jivaros et risquer ainsi d’échouer un jour dans un grand musée, n’est-ce pas une bonne façon de passer à la postérité ?

Morane se tourna à nouveau vers le chef de poste, pour dire :

– Si vous voulez bien nous prêter un de vos deux interprètes pour qu’il nous serve de guide, lieutenant, demain à l’aube, nous partirons pour la jivaria de Ti, le chef des Moronas.