- Je ne suis pas chasseur-cueilleur, dit Marc en élevant la voix. Je suis un type normal, civilisé, éduqué. Mes yeux ne voient pas dans le noir, mes oreilles ne perçoivent pas les battements de paupières, mes narines ne reniflent pas les micromiasmes de la sueur Tandis que Mathias entend encore les aurochs qui défilaient devant la grotte de Lascaux, alors imagine-toi le résultat. Au Sahara, il t'annonce le Paris-Strasbourg, tu te figures si c'est pratique.
- Mais calme-toi, bon sang. Donc, Mathias entend, et ensuite ?
- Ensuite? Il court, on trouve Gaël -je crois que c'est Gaël - balancé deux cents mètres plus loin, et pendant que je veille le pauvre gars, Mathias repart aussi sec pour ramener sa proie.
Louis s'arrêta sur le sentier.
- C'est vrai, dit Marc, je n'ai pas eu le temps de tout te dire. Mathias a ramené Lina Sevran qui se planquait tout près.
-Nom de Dieu ! Et vous en avez fait quoi?
-Mathias la tient, ne t'en fais pas.
-Elle peut lui échapper? Marc haussa les épaules.
- À la baraque, c'est Mathias qui porte les stères de bois. Mais sans faire mal au bois car Mathias aime le bois. Moi, je porte les petits sacs-poubelles. Regarde, ça clignote là-bas, les secours sont sur place.
Louis entendit Marc respirer profondément. Mathias était toujours debout sur la falaise, tenant Lina Sevran dune seule main. En bas, des hommes s'activaient autour du corps de Gaël.
- Ça donne quoi? demanda Marc.
- Je ne sais pas, dit Mathias. Ils ont descendu brancard et matériel.
- Et Guerrec? dit Marc. Faut prévenir Guerrec.
- Je sais, dit Louis en regardant Lina. On n'est pas à cinq minutes. On a le temps de se dire trois mots avant. Amène-la par là, Mathias.
Mathias poussa doucement Lina en arrière de la falaise.
- Guerrec va venir, lui dit Louis.
- Je ne l'ai pas poussé, murmura Lina.
- Pourquoi, poussé? Il aurait pu tomber tout seul. Lina baissa la tête et Louis la lui releva.
- il est tombé tout seul, dit Lina.
- Mais non. Vous savez qu'on l'a poussé et vous venez presque de le dire. Gaël est d'ici, il connaît la falaise caillou par caillou. Pourquoi vous vous planquiez dans le coin?
- Je me promenais. J'ai entendu un cri, j'ai eu peur.
- Mathias n'a pas entendu de cri.
- Il était loin.
-Il n'y a pas eu de cri, dit Mathias.
-Si. Gaël a crié. J'ai eu peur, je me suis mise à l'abri.
- Si vous aviez peur, vous ne vous Promèneriez pas seule dans la nuit. Et quand on entend le cri de quelqu'un qui tombe, on va voir, on va aider, non? Pas de quoi se cacher en tous les cas. Sauf si on a poussé.
- Je ne l'ai pas poussé, répéta Lina.
- Alors, vous avez vu quelqu'un pousser.
- Non.
- Lina, reprit Louis encore plus doucement, Guerrec va venir. Il est flic. Un type chute en bas d'une falaise treize jours après la mort de Marie. On VOUS retrouve sur place, Planquée dans les arbres. Si vous ne trouvez rien de mieux à dire, Guerrec va faire son métier de flic.
Marc regardait le groupe. Lina tremblait encore, et Louis ne faisait plus sa tête de Goth mérovingien.
- Et vous, reprit Lina, vous faites votre métier de quoi? Je sais qui vous êtes la femme du maire me l'a dit. Je ne vois pas la différence avec Guerrec.
- Moi, je la vois. Mieux vaut me parler.
- Non.
Louis fit un signe à Mathias et il emmena Lina à l'écart. Elle tremblait tout en ayant l'air de n'avoir rien à foutre de quoi que ce soit et ça n'allait pas ensemble.
Une heure plus tard, les lieux étaient déserts. Les gendarmes de Fouesnant étaient passés, Guerrec était passé. Il était reparti avec Lina Sevran à son domicile. Gaël avait été emmené, inconscient, à l'hôpital de Quimper.
- Je veux une bière, dit Louis.
Les trois hommes s'étaient regroupés dans la chambre de Kehlweiler. Marc refusa d'aller chercher les bières parce que Louis les avait rangées dans la salle de bains avec Bufo. Louis rapporta trois bouteilles. Marc regardait dans le goulot.
- Lina Sevran, dit-il doucement, l'œil collé à la bouteille, couche avec Gaël. C'est le couple de la cabane Vauban. Marie les surprend, elle la tue. Pourquoi?
- Peur du divorce, dit Mathias.
- Oui, elle a besoin du fric de l'ingénieur. Ensuite, elle tue l'amant fragile, pour qu'il la boucle.
- Sors de cette bouteille, dit Louis. Si elle couche avec Gaël, pourquoi ne pas attendre que l'ingénieur soit à Paris? Pourquoi aller s'emmerder dans une cabane glacée à cinq heures quand on peut trouver un bon lit à huit heures?
- On peut trouver des raisons. Elle était là quand Gaël est tombé. Et elle a flingué le chien.
- J'y pense, dit Louis.
- Qu'est-ce qu'elle t'a dit?
- Je ne lui ai plus parlé de la falaise, ni du chien. Je lui ai parlé de son premier mari. Il est mort en tombant du balcon, tu te rappelles?
- Un accident, non?
-Une chute, comme celle de Gaël. Si c'est un meurtre, il est simple et parfait.
- Qu'est-ce qu'elle en dit? Louis haussa les épaules.
- Elle dit qu'elle ne l'a pas poussé, comme pour Gaël. Et elle tremble plus fort que jamais. Il me semble qu'elle a cette histoire en horreur. Je l'ai travaillée sur Diego Lacasta qui, dans cette affaire, était passé en une semaine de la défense vibrante d'un torero au mutisme d'un homme blessé. Elle confirme, elle ajoute même que Diego semble l'avoir constamment soupçonnée. Avant l'accident, il était bavard et confiant avec elle, et il s'est
démené à l'enquête. Puis, changement à vue, regards fuyants, silence et défiance. Elle dit que sans la confiance absolue de Marie, de Sevran et des enfants, elle ne S'en serait pas sortie.
- Elle sait où est Diego?
- Non, mais elle est sûrement satisfaite d'en être débarrassée. Il pesait sur elle comme un vieux fantôme taciturne.
Marc souffla dans sa bouteille.
- Et le vieux fantôme a disparu aussi, dit-il.
- Oui, dit Louis.
Louis marcha dans la Petite chambre et alla se planter devant la fenêtre. Il était plus de deux heures du matin. Mathias s'endormait sur un des deux lits.
- Faudrait savoir qui est le couple, dit enfin Louis.
- Tu penses qu'il y en a vraiment un?
- Oui- Une fois qu'on l'aura, on verra si c'est du solide ou si c'est un leurre. Et si l'auteur du billet versifié est un simple dénonciateur ou un assassin qui nous agite un chiffon rouge. Il doit y avoir ici quelqu'un capable de nous fournir le nom de la maîtresse de Gaël.
-Darnas ?
- Non. Darnas devine, il ne sait pas. Il nous faut quelqu'un qui ait l'œil sur toutes les combines pour son Propre profit.
- Le maire?
- Chevalier n'est pas brillant, mais ce n'est pas un rat d'égout. S'il était capable de s'informer, il n'en serait pas réduit à faire fouiller les Poubelles de ses adversaires. Non. Je pense à cette raclure de Blanchet.
-Il ne te rendra pas le service de te documenter.
-Et Pourquoi non?
Louis se retourna. Il resta quelques secondes immobile Puis attrapa sa veste, l'enfila lentement.
- Tu m'accompagnes?
- Où vas-tu? dit Marc mollement.
- Chez Blanchet, où veux-tu que j'aille?
Marc sortit brusquement l'œil de sa bouteille. Il avait une marque rouge sur la paupière.
-À cette heure? T'es dingue?
- On n'est pas là pour protéger le sommeil de ce type. Deux meurtres, ça va bien comme ça. Ça tourne à l'éradication dans ce bourg.
Louis passa dans la salle de bains, renonça à prendre Bufo, ramassa les papiers sur la table et les fourra dans sa poche intérieure.
- Grouille-toi, dit Louis. T'as pas le choix, parce que si je me fais étendre par Blanchet pendant que tu roupilles à l'hôtel, tu te tortureras la cervelle de remords spectraux jusqu'à la fin des temps, et ça t'empêchera de faire ton Moyen Âge.
- Blanchet? Tu le soupçonnes? Tu fais ça comme ça, à la gueule, parce qu'il a une tronche de pisse-froid?
- Et tu trouves cela normal, toi, de pisser froid? Et pourquoi tu parles de sa pisse? T'en sais quelque chose de sa pisse?
- Tu m'emmerdes! cria Marc en se mettant debout. Louis se planta devant Marc et l'examina calmement. Il lui sortit le col de sa veste, lui redressa les épaules, lui leva le menton.
- Comme ça, c'est mieux, murmura-t-il. Prends l'air dangereux, voir. Allez, prends l'air dangereux, on ne va pas y passer la nuit!
Marc regrettait. Il aurait dû rester au tiède dans le XIIIème siècle dans la baraque dans la chambre dans Paris. Le Goth mérovingien était cinglé. Néanmoins, il essaya de prendre l'air dangereux. S'il avait été un homme, ça aurait té facile comme tout, et justement il était un homme, ça tombait bien.
Kehlweiler secoua la tête.
- Pense à quelque chose de moche, insista-t-il. Je ne te parle pas de bouffe ou de crapaud, quelque chose à grande échelle.
- Le massacre des Albigeois par Simon de Montfort?
- Si tu veux, soupira Louis. Voilà, ce n'est pas mal, Presque crédible. Pendant tout le temps de notre visite, pense à ce Simon. Prends-le, ajouta Louis en montrant Mathias endormi. Ce ne sera pas de trop.
Chapitre 26
Louis frappa plusieurs coups à la porte de Blanchet. Marc était tendu, des petits muscles bougeaient tout seuls dans son dos. Tous les éléments du massacre des Albigeois lui défilaient dans la mémoire, il serrait sa bouteille de bière, un doigt enfoncé dans le goulot. Mathias n'avait pas posé de question, il se tenait dans l'ombre, géant, nu-pieds dans ses sandales, immobile et dispos. Il y eut du bruit derrière la porte. Elle s'entrebâilla, bloquée par une chaîne.
- Laissez entrer, Blanchet, dit Louis. Gaël a été balancé de la falaise, on va en parler.
- Qu'est-ce que j'en ai à foutre? dit Blanchet.
- Si vous voulez votre place de maire, vous avez intérêt à vous en mêler.
Blanchet dégagea la porte, hostile, méfiant, intéressé.
- S'il est mort, je vois pas l'urgence.
- Justement, il n'est pas mort. Il pourra parler s'il sort de la vase. Vous voyez l'ennui?
- Non. Je n'y suis pour rien.
- Emmenez-nous ailleurs. On ne va pas rester debout dans cette entrée toute la nuit, Elle est moche, cette entrée.
Blanchet secoua la tête. Le coup de l'homme bonasse, comme tout à l'heure, de mauvais poil mais bon bougre, dans le fond. Marc pensa que la taille de Mathias et le regard gothique de Louis étaient pour quelque chose dans sa résignation. Blanchet les poussa dans un petit bureau, désigna des chaises, et s'installa derrière une grande table à pieds dorés.
Louis s'assit face à lui, bras croisés, longues jambes allongées.
- Eh bien? dit Blanchet. On a poussé Gaël? Si vous n'étiez pas venu ici foutre la merde, on n'en serait pas là. C'est vous qui l'avez sur la conscience, monsieur Kehlweiler. C'est un bouc émissaire que vous venez chercher?
- Il paraît qu'il y avait un couple à la cabane Vauban. Je cherche le nom de la maîtresse de Gaël. Allez, vite, Blanchet, le nom.
-Je suis censé le savoir?
- Oui. Parce que vous ramassez tout ce que vous Pouvez trouver, au cas OÙ Ça peut servir, pour faire tourner les bulletins de vote. Ça me décevrait beaucoup que vous ne sachiez pas.
- Vous vous gourez, Kehlweiler. Je veux la mairie, je ne m'en cache pas, et je l'aurai. Mais je l'aurai propre. Pas besoin de ces petites histoires.
- Si, Blanchet. Tu chuchotes, tu distilles à droite, tu diffames à gauche, tu discrédites, tu suppures, tu dresses les uns contre les autres, tu doses, tu calcules, tu combines, tu alchimises et, quand le mélange est prêt, tu te fais élire. Depuis Port-Nicolas, tu vises plus gros. Je te trouve trop vieux pour le métier, tu devrais dételer. Alors, le nom de la maîtresse de Gaël? Dépêche-toi, ça fait deux morts, je voudrais sauver le troisième, si ça ne t'ennuie pas.
- Surtout si c'est toi, pas vrai ?
- Ça peut être moi.
- Et Pourquoi je vous aiderais?
- Si tu n'aides pas, je fais à ta façon, je distille tout demain. Moi aussi, je sais raconter de bonnes histoires.
Un futur maire qui n'aide pas la justice, cela fera crade.
- Tu ne m'aimes pas beaucoup, Kehlweiler?
- Pas beaucoup, non.
- Alors pourquoi tu ne me colles pas ces meurtres sur le dos?
- Parce que ce n'est pas toi, je regrette. Blanchet sourit. Il rit presque.
-T'es vraiment une tête de nœud, Kehlweiler. La maîtresse de Gaël, c'est ça que tu cherches?
Blanchet se mit à rire doucement.
- S'il n'y a que des gars comme toi pour faire avancer ta justice, on ne va pas s'affoler dans les volières. Marc se crispait, Louis perdait l'avantage. Et puis cette lutte d'homme à homme lui semblait piteuse et l'emmerdait. Une véritable danse convenue. En une minute, ils étaient passés du vouvoiement glacé au tutoiement agressif. Il ne voyait pas en quoi tout ce raffut était nécessaire en plein milieu de la nuit pour un simple petit renseignement. Il jeta un œil à Mathias, mais Mathias, qui était resté debout adossé au mur, n'avait pas l'air de se marrer. Il attendait, bras le long du corps, regard attentif sous ses cheveux blonds, en chasseur-cueilleur préparé à sauter sur l'ours qui dérange sa caverne. Marc se sentit seul et repensa aux Albigeois. Blanchet se pencha en avant.
- Tu n'as même pas remarqué, surhomme, que Gaël était pédé comme un phoque? Tu me fais rire... Tu cherches un assassin et t'es pas foutu de distinguer une poule d'un coq!
- Bon. Alors, le nom de l'homme?
- Parce que t'appelles ça un homme? rigola Blanchet.
- Oui.
- Épatant, Kehlweiler, épatant! Homme compréhensif, respectueux, généreux de ses sentiments et économe de ses jugements! T'es content de toi? T'es flatté? C'est avec cet attirail, avec ton grand cœur et ta jambe de victime que tu fais le beau dans les ministères?
-Dépêche-toi, Blanchet, tu me fatigues. Le nom de l'homme ?
- Même pour ça, t'as besoin de moi?
- Oui.
- Voilà qui est mieux dit. Je vais te le donner, ton renseignement, Kehlweiler. Tu pourras le refiler à Guerrec et ça ne vous mènera nulle part. C'est Jean, le merdeux crayeux qui cajole l'église à la païenne, le serviteur dévot du curé, t'avais pas remarqué?
- Donc, Jean et Gaël, C'est cela? À la cabane? Les jeudis ?
- Et les lundis, si ça t'intéresse. Le reste du temps, dévotions et culpabilités, résolutions le dimanche, et on remet ça le lundi sans confession. T'es soulagé? Alors va faire tes grandes œuvres et coffre-le. Moi, je t'ai assez vu et je vais dormir.
Il était content, Blanchet, finalement. Il s'était bien marré, il s'était fait la gueule de Kehlweiler. Il se leva et contourna le bureau d'un pas satisfait.
- Minute, dit Kehlweiler sans bouger. J'ai pas fini.
- Moi, oui. Si je t'ai donné le nom de Jean, c'est parce que Gaël a été balancé et non pas parce que tu m'impressionnes. Je ne sais rien sur ces meurtres et si tu restes chez moi, j'appelle les flics.
- Minute, répéta Louis. Tu ne vas pas appeler les flics pour un petit renseignement de plus. Je veux simplement savoir d'où tu es. Ce n'est pas bien méchant ?, Donnant donnant, moi je suis du Cher. Et toi, Blanchet ? Du Pas-de-Calais?
- Du Pas-de-Calais, oui! cria Blanchet. Tu vas me faire chier longtemps?
- Tu serais pas plutôt de Vierzon? Je t'aurais plutôt vu par là, dans les environs. Enfin, Vierzon, quoi.
On y arrive, pensa Marc. Où, il n'aurait pas su dire, mais on y arrivait. Blanchet s'était interrompu dans son mouvement autour de la table.
- Si, Blanchet, si, fais un effort... Vierzon... Tu sais, dans le Centre... Te fais pas plus crétin qu'un autre, je sais que c'est loin, mais fais un effort... Vierzon, sur le Cher... Non? Rien à faire? Tu ne remets pas? Tu veux de l'aide?
Kehlweiler était tout blanc, mais il souriait. Blanchet reprit rapidement position dans son fauteuil, derrière son bureau.
- Pas de blague, Blanchet. J'ai là deux gars que je n'ai pas amenés pour la décoration, t'aurais tort de les mésestimer. Celui de droite a le cerveau prompt et des mains de brute, il n'a pas besoin d'outillage pour t'éclater le crâne. Celui de gauche a la lame rapide, c'est un fils d'Indien. Tu piges?
Louis se leva, contourna le bureau à son tour, ouvrit le tiroir en butée contre le ventre de Blanchet, fouilla rapidement sous les paperasses, sortit un flingue, vida le chargeur. Il leva la tête et regarda Marc et Mathias qui étaient maintenant tous deux debout contre le mur, l'un à gauche, l'autre à droite, bloquant la porte. Mathias était parfait, Marc avait presque l'air dangereux.
Il sourit, hocha la tête et revint à Blanchet.
- T'es de Vierzon ou faut que je te pisse dessus pour que tu parles? Ah... cette histoire de pisse, ça te fait bouger la mémoire, t'as une paupière qui tremble, ça te revient. Rien de tel que les valeurs premières.
Louis s'était placé derrière Blanchet, maintenant le dos de son fauteuil à deux mains. Blanchet ne bougeait pas, il avait un œil qui clignotait tout seul et la gueule serrée.
- On t'appelait le Pisseur, d'ailleurs. Et ne me sors pas tes cartes d'identité, j'en ai rien à foutre. Tu t'appelles René Gillot, sans signe distinctif, yeux marron, nez rond, tête de con, mais l'œil du dessinateur remarque les dents du bonheur, un rond sur la joue droite où la barbe ne pousse pas, des lobes d'oreilles taillés triangulaires, des petites choses, comme tout un chacun son lot, il suffit de s'en souvenir. René dit le Pisseur, raclure de chef de milice de Champon, près Vierzon. C'est là, dans un coin de forêt, que tu tiens ton officine, il y a cinquante-trois ans de ça, t'as dix-sept ans, t'as des couilles de con et tu t'y prends jeune. C'est de là qu'avec ton petit vélo, tu te rends à la Kommandantur pour déverser par spasmes réguliers tes dégueulis de dénonciation. C'est là, en 42, qu'un soldat allemand qui tient la porte, un planton, un boche anonyme et vert-de-gris, te voit aller et venir. Faut se méfier des plantons, René, ça s'emmerde toute la journée alors ça regarde, ça écoute. Surtout un planton qui guette la première occasion de se tirer, pas facile, crois-moi, quand t'as le casque sur la tête. Je sais, je t'emmerde avec mes histoires, c'est vieux tout cela, Plus vieux que moi-même, j'ai même pas connu, c'est démodé. Mais c'est pour te faire plaisir. Car je sais bien qu'il y a des vieux trucs qui te tracassent, tu te demandes encore par quel miracle certains de tes dénoncés se sont tirés juste à temps. T'as soupçonné deux de tes camarades, et, je t'alourdis la conscience tout de suite, tu les as descendus pour rien.
Louis lui prit la tête et la tourna vers lui.
- Et le soldat allemand, René? Tu n'y as jamais pensé? Le jour hebdomadaire de la remise des volailles, au marché, il n'était pas bien placé Pour lâcher dans les caquètements les informations glanées à la Kommandantur? Il ne savait pas le français, mais il avait appris à dire: " C'est demain à l'aube, il faut partir avant. " Tu saisis à présent? Ah... tu revois sa gueule maintenant, au soldat, des mois durant t'es passé devant... L'image est un peu floue? Eh bien, regarde-moi, René, Ça va te faire la netteté, il parait que je lui ressemble beaucoup. Voilà, tu y es, et avec un effort, tu te souviendras de son nom,
Ulrich Kehlweiler. Il sera content de savoir que je t'ai trouvé, si, je t'assure.
Louis lâcha brusquement le fauteuil et le menton de Blanchet qu'il écrasait entre ses doigts. Marc ne le quittait pas des yeux, il sentait des tressaillements dans son ventre, qu'est-ce qu'il fallait faire si Louis étranglait le vieux? Mais Louis repassa de l'autre côté du bureau et s'assit d'une fesse sur la grande table.
- Tu te souviens du foin quand le soldat Ulrich a disparu ? Toutes les maisons y sont passées. Tu sais où il était? Ça va te faire rire. Dans la caisse du bois de lit de la fille de l'instituteur. Ingénieux, tu ne trouves pas? Et puis ça crée des liens. Le jour dans la caisse, avec la peur, la nuit dans le lit, avec l'amour. C'est comme ça que je suis là. Et puis Ulrich et la jeune fille se réfugient dans le petit noyau de résistance. Mais je voudrais pas te lasser avec mes histoires de famille, j'en arrive à ce qui t'intéresse vraiment, la nuit du 23 mars 1944 dans ta maison forestière où tu viens de boucler, avec l'aide de tes dix-sept miliciens, douze membres du réseau de résistance et sept juifs qui se planquaient avec. Peu importe la quantité, tu t'en fous, t'es content de toi. Tu les attaches, tu leur pisses dessus, tes copains suivent, tu leur offres les femmes. Ma mère, qui est du lot, tu l'auras compris, passe sous le gros blond qui s'appelait Pierrot. Vous torturez tout le monde pendant des heures, tu t'amuses bien, si bien que vous êtes tous bourrés comme des coings et que deux femmes arrivent à se faire la malle - eh oui, connard, sinon je serais pas là pour te le dire. Tu t'en aperçois un peu tard et tu décides de passer aussitôt aux choses sérieuses. Tu embarques tout le reste dans la grange, tu ligotes et tu fous le feu.
Louis a frappé sur la table. Marc le trouve livide, gothique et dangereux. Mais Louis se reprend, Louis respire. Blanchet, lui, ne respire presque plus.
- Pour la jeune fille, ça se termine bien, elle se tire, elle retrouve le soldat Ulrich, et ils s'aiment tout au long de la vie, t'es content pour eux, j'espère ? Pour l'autre femme, elle est âgée, tes miliciens la rattrapent et l'abattent dans les bois, aussi simple que ça. Des preuves? C'est ça que tu te dis? Tu espères que l'histoire s'efface d'un coup de manche, d'un coup de carte d'identité? Demande à Vandoosler si l'histoire s'efface, pauvre ordure. J'avais vingt ans quand ma mère me l'a refilée, l'histoire, avec les croquis qui allaient avec. De jolis portraits au trait fin, elle a toujours eu le don du dessin, tu ne pouvais pas te douter. Je t'aurais reconnu entre mille, mon pauvre René. Avec ses croquis et ses descriptions, je n'ai rattrapé que sept de tes petits camarades, au détour de mes balades, mais pas un qui savait le nouveau nom du chef-pisseur. Et puis tu vois, je te retrouve là, t'énerve pas, il n'y a pas de hasard. Ça fait vingt-cinq ans que je sillonne le pays au cul de meurtriers en maraude, à ce rythme-là, ce n'est plus du hasard, c'est de la prospection, je t'aurais retrouvé, un jour ou l'autre. Tu vas me filer les noms, adresses et qualités des neuf autres qui me manquent encore, s'ils ne sont déjà morts. Mais si, tu as ça quelque part, ne me déçois pas, et surtout, ne me fâche pas. Comme ça, ça sera une affaire enfin réglée, et grouille-toi, j'ai pas que ça à foutre dans la vie. Et alors? T'as peur? Tu crois que je les zigouille les uns après les autres, tes vieux miliciens? Je ne leur pisse même pas dessus. Mais si nécessaire je les désamorce, je les démine, je les neutralise, comme je vais faire avec toi. J'attends la liste. Et puis René, tant qu'on y est, je ne suis pas passéiste, crois pas, on va aussi s'occuper de l'actuel. T'es pas resté inerte depuis tes pissées mortelles de jeune homme. Aujourd'hui, tu veux une mairie, et de là tu vises ailleurs. Tu ne fais pas ça tout seul, donc moi, tout simple, je veux la liste de tes nervis contemporains. Toute la liste, tu m'entends bien? Les subadultes, les adultes, et les vieux cons, tous âges tous sexes toutes fonctions. Quand je démine, je fais ça méticuleusement, j'arrache tout le plant de carottes. Et ajoute-moi ta caisse noire, ça me servira. Tu hésites? T'as bien saisi que le vieil Ulrich Kehlweiler vit toujours et qu'il te reconnaîtra au tribunal? Donc tu bloques la machine, tu me passes tes listes, tes paperasseries, tes réseaux, tous tes paquets de merde ou je te fais plonger au trou pour crime contre l'humanité. Idem si une seule des crevures de ta troupe d'aujourd'hui bouge un doigt. Idem si tu touches à mon vieux, ça va sans dire. Idem si tu cherches à te barrer, complètement inutile.
Louis cessa de parler. Blanchet gardait la tête baissée, le regard collé sur ses genoux. Louis se tourna vers Marc et Mathias.
- On n'a plus rien à faire ici, on y va, dit-il. Blanchet, oublie pas ma commande. Ta retraite, ton armée de connards sous l'éteignoir, tes listes, ta caisse. Ajoute le dossier que tu as ficelé contre Chevalier. Je passerai prendre le colis dans les deux jours.
Une fois dans la rue les trois hommes marchèrent en silence vers la place. Louis passait sans cesse la main dans ses cheveux, qui s'étaient collés en mèches noires sur la sueur de son front. Personne n'eut l'idée d'entrer à l'hôtel, et ils poursuivirent au-delà, vers le port, où ils s'installèrent sur les casiers de bois. Le bruit du vent d'ouest, des vagues et des cordages tenait lieu de conversation. On attendait que les cheveux de Louis sèchent, sûrement. Ça sonna la demie de trois heures à l'église, puis à la mairie, avec du retard. Ce double gong parut tirer Louis de sa sueur et d'une immense fatigue.
- Marc, il y a quelque chose qui te fait souci, dit-il soudainement. Raconte.
- Ce n'est pas le soir. Il y a des instants dans la vie où on ravale son dérisoire.
- Fais comme tu veux. N'empêche que cela fait une heure que tu as le doigt coincé dans le goulot de cette bouteille et que tu ne peux plus le sortir. C'est stupide, mais il faudrait intervenir.
Avec une pierre, Mathias et Louis S'occupèrent de casser délicatement la petite bouteille de bière qui pendait à la main de Marc. Louis jeta les éclats dans la mer, pour pas qu'on se blesse.
Jean, si mou, si blanc, que les gendarmes ne pressèrent pas le pas pour aller le saisir pour garde à vue le mercredi matin, se défila par la fenêtre et prit deux cents mètres d'avance. Il fila au réflexe vers son refuge et se barricada dans l'église.
Ce qui fait qu'à neuf heures du matin, six gendarmes cernaient l'édifice. Les matinaux du Café de la Halle, alertés, déambulaient et commentaient, attendant d'assister aux manœuvres d'extirpation. Ces manœuvres se discutaient entre Guerrec et le curé, qui refusait qu'on éclate un vitrail du XVIème siècle, qu'on enfonce la porte en bois sculpté du quatorzième siècle, ou qu'on touche en quoi que ce soit à la maison de Dieu, point terminé. Non, il n'avait pas les clefs, Jean était dépositaire du seul jeu de la commune. Le curé mentait avec résolution. Et qu'on ne compte pas sur lui pour aider à apeurer cet homme désespéré qui avait choisi la protection du Seigneur. Il pleuvait à nouveau, tout le monde était trempé. Guerrec restait impassible, tordant son petit visage, examinant mentalement chacun des murs de l'impasse socio-religieuse où il était coincé. On entendait Jean qui sanglotait hystériquement dans l'abside.
- Lieutenant, dit un gendarme, je vais chercher l'outillage, on dézingue la serrure et on gicle cette brebis hors de là.
- Non, dit le curé. La serrure est du dix septième siècle et on ne touche pas à l'homme.
- Dites, vous voulez pas qu'on tourne des siècles sous la flotte pour un pédé d'assassin? On la replacera votre serrure. On y va, inspecteur?
Guerrec regarda le gendarme, se prépara à lui foutre une gifle et retint son geste. Il en avait marre, Guerrec. Il avait passé la nuit au pied du lit du jeune Gaël, avec les parents, attendant un mot, un regard, qui ne venaient pas.
- Essayez d'entrer, dit Guerrec au curé, et parlez-lui. Je renvoie tous les gendarmes, je reste à proximité.
Le curé s'éloigna sous la flotte et Guerrec alla se poser, seul, sous un arbre.
Louis, qui n'avait pas plus dormi que Guerrec, surveillait la scène depuis le calvaire, assis près de la fontaine à miracles, la main trempant dans l'eau. Depuis qu'il avait reconnu le Pisseur au bar du Café de la Halle
- il savait bien que ce café serait charitable avec lui -, ses pensées s'étaient trouvées poissées de crasse et de douleur. Il n'avait plus suivi l'affaire du chien que dans le malaise et le brouillard. À présent, la blessure était à vif mais la crasse était partie, il lavait la main qui avait touché cette crevure, il avait appelé le père, à Lôrrach, il avait appelé Marthe, à Paris. Restait à déminer l'exterminateur local; le môme était toujours entre vie et mort à Quimper et malgré la garde d'un flic, Louis savait qu'a moins de faire vite, une main habile pouvait parvenir à débrancher les tuyaux, ça s'est fait, ça s'est vu, flic ou pas flic, pas plus tard qu'il y a dix ans à Quimper, aurait dit Guerrec. Ses pensées revenaient à l'époux basculé du balcon, au mutisme de Diego, à sa disparition, au visage en fuite de Lina Sevran, aux deux coups de fusil sur le chien, à l'attention protectrice de l'ingénieur.
Trempé comme il l'était, ça n'aurait rien changé qu'il mette directement son genou dans la source.
Louis avait posé Bufo au bord de la fontaine.
- Bouffe, Bufo, bouffe, c'est tout ce que je te demande.
Louis remaillait ses pensées, chapitre après chapitre, un œil sur son crapaud.
- Écoute-moi en bouffant, ça peut t'intéresser. Chapitre un, Lina évacue son mari par le balcon. Chapitre deux, Diego Lacasta pige que Lina a tué et ferme sa gueule pour ne pas peiner Marie, qu'il aime. Tu me suis? Et comment pige-t-il ça, Diego? Entre l'enquête à Paris et le retour en Bretagne, qu'est-ce qu'il voit, qu'est-ce qu'il pige, où, comment? Il n'y a au fond qu'une seule chose intéressante entre Paris et Quimper, c'est le train, le voyage en train. Donc, chapitre trois, Diego voit un truc dans le train, ne me demande pas quoi, et quatre, Diego continue à fermer sa gueule pendant sept ans, même cause, même effet. Cinq, Lina Sevran se débarrasse de Diego.
Louis avait mis sa jambe à tremper dans la fontaine, c'était glacé. On pourrait espérer, quand même, que les eaux miraculeuses soient tièdes, eh bien même pas. Bufo, par petits bonds lourds et prudents, s'était éloigné d'un mètre.
- Tu m'agaces, t'es trop con.
Six, Marie doit emménager chez les Sevran. Elle vide sa petite maison et le bureau intact de Diego. Elle tombe sur un papier, un machin, où Diego a consigné l'histoire, c'est dur de tout garder pour soi. Sept, Lina Sevran, qui redoute et surveille ce déménagement, massacre aussitôt la vieille Marie. Là-dessus, le chien, la grève, le doigt, l'excrément, on passe.
Louis sortit la jambe de l'eau gelée de la source. Quatre minutes dans le miracle, ça devrait suffire. Huit, les flics rappliquent. Lina jette un chiffon rouge pour égarer le billet anonyme, parade banale, efficace. Elle dénonce le couple de la cabane et elle bascule le jeune Gaël, on finira bien par épingler Jean, qui ne sera pas capable de se défendre, c'est certain. Neuf, le mari s'en doute et la protège. Dix, elle est cinglée, dangereuse, elle va débrancher le jeune Gaël.
Louis rattrapa Bufo et se releva avec effort. Le froid de l'eau lui avait comme tapé le genou au marteau. Il fit quelques pas en tirant sa jambe, doucement, pour remettre les muscles en marche. Dix minutes de plus dans l'eau miraculeuse et on en claque.
Un seul obstacle. Comment fait-elle pour taper ce billet sur la Virotyp ? Guerrec a fait des interrogatoires recoupants là-dessus, Lina n'a pas quitté le bar avant que lui-même n'en sorte avec les flics, la boulette de papier en poche. Donc? Elle ne peut tout de même pas avoir lyophilisé la bécane?
Louis jeta un coup d'œil plus bas, vers l'église. Apparemment, le curé avait réussi à faire son entrée. Il redescendit lentement la pente jusqu'au lieu de l'attroupement et attrapa Sevran par l'épaule. Savoir ce qui s'était passé en Diego, savoir s'il était survenu quoi que ce soit dans le train du retour, il y a douze ans, dans le Paris Quimper
Sevran fronça les sourcils, il n'aimait pas la question. Et Puis C'était trop loin, il ne se souvenait plus.
- Je ne saisis pas le rapport. Vous ne voyez pas que c'est une histoire de cul ? dit-il en désignant l'église. Vous ne l'entendez pas pleurer comme un dingue, cet imbécile de Jean?
- J'entends, mais quand même. C'était un voyage spécial, insista Louis, souvenez-vous. Votre ami Marcel Thomas venait de mourir, vous étiez resté à Paris plusieurs jours pour l'enquête. Réfléchissez, c'est important. Diego a-t-il vu quelqu'un dans le train? Un ami? Un amant de Lina?
Sevran réfléchit Plusieurs minutes, la tête baissée.
- Si, dit-il, on a rencontré quelqu'un. Je ne l'ai vu qu'à l'arrivée, Diego et moi occupions des places séparées dans le wagon. Mais c'est un type qui faisait fréquemment les allers-retours, rien de plus normal. Il connaissait à peine Lina, ils se rencontraient ici quand elle et son mari venaient en vacances, c'est tout, vous pouvez me croire.
- Il était au courant du drame?
- Je suppose, c'était paru dans le journal.
- Et si ce type avait semblé plus heureux que ne l'exigeaient les circonstances? Si Diego avait vu ça, depuis sa place? Où était-il assis?
- En arrière du wagon. L'homme pas loin de lui, moi devant, dans un quatre-places. Je ne les ai vus qu'en descendant, je ne sais pas ce qu'ils ont pu se dire.
- C'est vrai que Diego avait changé?
- Dès le lendemain, reconnut Sevran. J'ai cru que c'était le contrecoup. Comme ça a duré, j'ai pensé que quelque chose ne tournait pas rond, en Espagne. Il avait une famille vaste et compliquée. Et puis quoi, ça n'a pas de sens, tout cela.
- Qui était l'homme du train?
L'ingénieur essuya son visage sous la pluie. Il était contrarié, agacé.
- Ça n'a pas de sens, répéta-t-il, c'est de la voltige, pas autre chose. Jamais Lina...
- L'homme du train?
- Darnas, lança Sevran.
Louis resta figé sous la pluie pendant que, mécontent, l'ingénieur s'en allait.
Là-bas, devant le porche, le curé amenait doucement Jean, et Guerrec s'approchait. Jean tenait son visage dans ses mains et hurlait dès qu'on le touchait.
Louis repassa à l'hôtel pour changer ses fringues trempées. La grosse figure de Darnas occupait le devant de ses yeux. Darnas il y a douze ans, moins gras, très riche, et le mari de Lina, accroché mais âgé, mais impécunieux, on fait l'échange. Ensuite, quelque chose dérape. C'est Pauline qui emporte Darnas et Sevran qui épouse Lina. Le rôle de Pauline là-dedans? Louis serra un peu Bufo dans sa poche.
- Ça va mal, mon vieux, lui dit-il, on y pensera dans le train.
Il ramassa un billet que lui avait glissé Marc. Marc avait un sérieux penchant pour les petits mots.
" Fils du Rhin,
J'ai emmené le chasseur-cueilleur voir la Machine à rien. Ne laisse pas ton crapaud faire le con dans la salle de bains, etc. Marc. "
Louis passa par la machine. Devant le regard impassible de Mathias, Marc courait de la manivelle au levier et remettait les messages à Mathias. Marc le vit et vint à sa rencontre. Mathias resta près du socle de la machine, l'œil fixé à terre.
- Je fais un saut à Rennes, dit Louis, des bouquins à consulter. Je rentre ce soir. Quand vous aurez fini avec les oracles, gardez un œil toute la journée sur la maison Sevran et la maison Darnas, c'est possible?
- Darnas ? dit Marc.
- Je n'ai pas le temps de t'expliquer. Ça cafouille. En tous les cas, et Darnas, et Pauline ont quitté le café après la boule 7 et y sont repassés avant mon départ. Ça cafouille, je te dis. Pense à Gaël, surveille tout le monde. Qu'est-ce que fout Mathias? Il guette une taupe?
Marc se retourna et regarda Mathias qui, à présent accroupi, examinait l'herbe sans bouger.
- Oh... ça lui arrive tout le temps, ne t'en fais pas, c'est normal chez lui. Je t'ai dit, très braqué comme type, les archéologues sont comme ça. Un pissenlit de travers, et ça y est, ça le chiffonne, il croit qu'il y a un silex dessous.
Louis descendit à Rennes à trois heures, il fallait faire vite, il était inquiet. Il espérait que Marc avait réussi à laisser tomber les oracles de la machine et que Mathias avait pu s'arracher à ses soupçons archéologiques. Il voulait qu'ils surveillent.
Chapitre 28
Louis occupa le voyage du retour à aller mouiller Bufo dans les toilettes du train - le wagon était sec, surchauffé et défavorable aux amphibiens -, à changer de place et à observer, en levant les yeux, ce qui se reflétait dans le porte-bagages vitré qui courait au plafond du wagon; et à reprendre des pensées que son passage à la bibliothèque de Rennes avait tordues dans un autre sens. Sans l'ombre d'une preuve, il ne pouvait viser directement au but. Il allait falloir faire ça par la bande, une partie de billard à trois boules réellement délicate. Comment avait dit ce type au Café de la Halle? " Le billard français, c'est plus franc, tu sais tout de suite que t'es con ", quelque chose comme ça. Évidemment. Le tout est de ne pas rater la manœuvre. Il s'endormit profondément une heure avant Quimper.
Il ne vit Marc qu'à la dernière minute, tout en noir dans l'obscurité de la place de la gare. Ce type avait le don d'apparaître devant vous à n'importe quel instant et de vous refiler son agitation si on n'y prenait pas garde.
- Qu'est-ce que tu fous ici? demanda Louis. Tu ne surveilles pas?
- Mathias est à l'affût devant chez les Sevran et les Darnas dînent chez le maire. Je suis venu te chercher, c'est aimable, non?
-Bien, dis-moi ce qui se passe mais je t'en prie, résume-toi.
- Lina Sevran s'apprête à se faire la malle en douce.
- Tu es sûr?
- J'ai escaladé le toit de la maison d'en face et j'ai regardé. Une petite valise, un sac à dos, elle ne prend que le strict nécessaire. Quand Sevran est sorti, elle a filé se commander un taxi pour demain six heures. Je peux dilater ou je continue à résumer?
- Cherche un taxi, dit Louis. Faut qu'on se grouille. Où est Guerrec?
- Il a emmené Jean en garde à vue et le curé fait la gueule. Cet après-midi, Guerrec était auprès de Gaël, toujours pareil. Mathias a bien travaillé sur son site archéologique...
-Vite, cherche un taxi.
-Je te parlais du site de Mathias, merde.
-Mais bon sang! dit Louis en s'agitant à son tour, tu ne peux donc pas trier les urgences? Qu'est-ce que tu veux que j'en foute, du site archéologique de Mathias? Qu'est-ce que tu veux que j'en foute si vous êtes cinglés tous les deux?
- T'as de la chance que je sois le bon type qui te prête sa jambe et sa patience, mais il n'en reste pas moins que le site de Mathias, c'est une tombe. Et si tu veux que je résume, que je compacte, c'est la tombe de Diego creusée à faible profondeur, le corps couvert par un lit de cailloux et le tout scellé par deux des pieds de la colossale Machine à rien. C'est comme ça.
Louis tira Marc à l'écart de la sortie de la gare.
- Explique-toi, Marc. Vous avez ouvert?
- Mathias n'a pas besoin d'ouvrir la terre pour savoir ce qu'il y a dessous. Un rectangle d'orties qui ne poussent pas comme les autres et ça lui suffit. Le rectangle tombal est coincé sous la Machine à rien, je te dis. Machine à rien, mon œil. Ça m'étonnait aussi qu'un gars comme Sevran se soit crevé pour zéro, ce n'est pas son profil. Avec l'ingénieur, il faut que tout serve. Je sens les gars qui ont le goût de l'inutile, on repère toujours ses pareils. Lui, il a le sens exaspéré de l'utile. Alors, sa machine, elle sert diablement bien à quelque chose. À coincer la tombe de Diego, deux pieds de fer par-dessus et on n'y touche plus. Je me suis renseigné à la pause bouffe auprès du maire. C'est à cet endroit qu'on devait installer la grande surface. Tu imagines les dégâts en creusant les fondations? Mais Sevran a proposé une grande machine, c'est lui qui a convaincu le maire, c'est lui qui a déterminé l'emplacement exact dans le sous-bois. Pour l'amour de l'art, on a déplacé l'installation de la grande surface de cent vingt mètres en arrière. Et Sevran a monté sa machine sur la tombe.
Satisfait, Marc traversa la place en flèche pour arrêter un taxi. Louis le regarda courir en se mordant la lèvre. Bon sang, pour la machine, il n'avait pas été clairvoyant. Marc avait entièrement raison, Sevran n'était en aucun cas un homme de l'inutile. Un piston doit pistonner, un levier lever, et une machine servir.
Chapitre 29
Ils arrêtèrent le taxi à cinquante mètres de chez les Sevran.
- Je ramasse Mathias, dit Marc.
- Où est-il?
- Là, planqué, la masse noire sous la masse noire dans la masse noire.
En plissant les yeux, Louis distingua le grand corps replié du chasseur-cueilleur qui guettait la maison sous la pluie fine. Avec ce type à l'affût devant la porte, on ne voit pas comment on aurait pu se tirer.
Louis s'approcha de la porte et sonna.
- C'est ce que je craignais, ils ne vont pas répondre, Mathias, enfonce une porte-fenêtre.
Marc enjamba la porte-fenêtre brisée et aida Louis à la franchir. Ils entendirent Sevran dévaler l'escalier et le stoppèrent à mi-chemin. Il avait l'air affolé et il tenait un pistolet en main.
- Une seconde, Sevran, ce n'est que nous. Où est-elle ?
-Non, je vous en prie, vous ne comprenez pas, vous...
Louis poussa doucement l'ingénieur et monta à la chambre de Lina, suivi de Marc et Mathias.
Lina Sevran était installée raide à une petite table ronde. Elle s'était arrêtée d'écrire. La bouche trop grande, les yeux trop vastes, les cheveux trop longs, tout inquiéta Marc dans sa posture fixe, défaite, la main qui se serrait autour du stylo. Louis s'approcha, prit la feuille et lut en murmurant :
-Je m'accuse des meurtres de Marie, de Diego et de mon mari. Je m'accuse et je disparais. J'écris ceci dans l'espoir que mes enfants...
Louis reposa la feuille d'un geste fatigué. L'ingénieur croisait et décroisait ses mains en une sorte de prière torturée.
- Je vous en prie, dit Sevran à moitié criant, laissez-la aller! Qu'est-ce que ça change, hein? Les enfants! Laissez-la aller, je vous en prie... Dites-lui, je vous en prie... J'ai voulu qu'elle parte, mais elle ne m'écoute plus, elle dit qu'elle est terminée, qu'elle n'a plus la force et... je viens de la trouver là, en train d'écrire ça, avec le pistolet... Je vous en prie, Kehlweiler, faites quelque chose! Dites-lui de partir!
- Et Jean? demanda Louis.
-Ils n'auront pas de preuves! On dira que c'est Diego, hein? Diego! On dira qu'il est toujours vivant, qu'il est revenu tuer tout le monde, hein? Et Lina partira!
Louis grimaça. Il fit un signe à l'ingénieur qui s'était tassé sur une chaise, et emmena Marc et Mathias en bas, dans la salle des machines, où ils chuchotèrent un court moment dans l'ombre des bécanes.
- C'est d'accord? dit Louis.
- C'est prendre un gros risque, murmura Marc.
- Il faut tenter ça pour elle, ou elle est foutue. Allez, Mathias, file.
Mathias ressortit par la fenêtre cassée et Louis remonta à l'étage.
- C'est entendu, dit-il à l'ingénieur. Mais d'abord, on passe à la grande machine. On a un truc à y régler. Lina, ajouta-t-il en baissant la voix, prenez votre valise.
Comme Lina ne bougeait toujours pas, il la souleva doucement des deux bras et la poussa vers la porte.
- Marc, prends sa valise et son sac, son manteau aussi, il flotte.
-Où est l'autre, le grand? demanda Sevran la voix inquiète. Il a filé? Il est parti prévenir?
- Il est parti couvrir.
Les trois hommes et Lina marchèrent sous la pluie. Quand ils aperçurent au loin la silhouette géante de la Machine à rien, Louis demanda à Marc de rester au guet à l'arrière. Marc s'arrêta et les regarda continuer en silence. Louis tenait toujours Lina par l'épaule. Elle se laissait pousser, sans plus de réaction qu'une folle apeurée.
- Voilà, dit Louis en s'arrêtant au pied de la grande ferraille. Qu'est-ce qu'on fait de ça, Sevran? dit-il en désignant le sol. Car c'est bien là qu'est Diego?
- Comment vous l'avez su?
- Il y a ici quelqu'un qui sait distinguer l'inutile vrai de l'inutile trafiqué, et un autre qui sait lire sous la terre. À eux deux, ils pouvaient comprendre que ce monument de l'inutile servait de toute sa masse à sceller Diego. C'est bien ça?
- Oui, chuchota Sevran dans la nuit. Quand Lina a compris que Diego avait décidé de l'accuser du meurtre de Thomas, elle l'a entraîné dehors. Diego a accepté de discuter, mais il avait pris son fusil. Le vieil homme était fragile elle l'a eu facilement et elle l'a abattu. Je les avais suivis, j'ai vu Lina tirer sur lui. J'étais atterré, j'ai tout appris ce soir-là, l'assassinat de Thomas, et puis ce crime... Et en quelques secondes, je me suis décidé à aider Lina, toujours. Je l'ai ramenée à la maison, j'ai pris une pelle, je suis reparti en courant, j'ai tiré le corps dans le bois, je l'ai enterré, j'ai mis des pierres dessus, j'étais en sueur, j'avais peur, j'ai bien rebouché, tassé, étalé des aiguilles de pin... Puis j'ai été poser le fusil sur le port et j'ai détaché une barque. Ce n'était pas brillant, mais il fallait improviser vite. Et puis tout s'est calmé, Lina aussi.
Sevran lui caressait les cheveux et Lina, toujours maintenue par le bras de Louis, ne tournait pas la tête.
- Plus tard, j'ai appris qu'on allait déboiser la parcelle et construire ici même. On allait creuser, trouver. Il fallait une grande idée pour éviter cette catastrophe. Alors j'ai conçu le plan de la machine. Il me fallait un truc assez lourd Pour qu'on ne le déplace pas avant un siècle, un truc qui puisse tenir sur des fondations en simple percée...
- Passez sur la technique, ingénieur.
- Oui.
- oui... un truc surtout qui puisse assez séduire le maire pour qu'il déplace le projet immobilier. Je me suis escrimé sur cette foutue bécane, et personne ne pourra dire qu'elle n'est pas unique au monde, non, personne...
- Personne, le rassura Louis. Elle a rempli son but, jusqu'ici. Mais il vaudrait mieux déterrer Diego et l'emporter ailleurs, ce serait plus...
Un hurlement passa dans la nuit, puis un autre plus faible, étranglé. Louis leva brusquement la tête, regarda autour de lui.
- Marc, nom de Dieu! cria-t-il. Restez là, Sevran. Tirant son genou, Louis courut vers le bois et s'y enfonça. Il retrouva Marc où il l'avait laissé, avec le sac et la valise.
- Tu parles d'une fontaine miraculeuse, lui dit Louis en frottant sa jambe. Viens, on y retourne, ça n'a pas dû traîner.
Cent mètres plus avant, ils entendirent un choc sourd.
- Ça, dit Marc, c'est la chute du chasseur-cueilleur sur le dos de sa proie. Te presse pas, il ne raterait pas un bison.
Au pied de la machine, Mathias maintenait l'ingénieur au sol, les deux bras repliés sur les reins.
- À mon avis, dit Marc, il ne faudrait pas laisser Sevran trop longtemps là-dessous, il va réduire.
Louis reprit Lina par les épaules. Il faisait ça instinctivement, il avait toujours l'impression qu'elle allait se casser la gueule.
- C'est bouclé, lui dit-il. Il n'aurait pas eu le temps, Mathias surveillait. Alors, Mathias?
- Comme prévu, dit Mathias, qui était installé sur le dos de Sevran aussi paisiblement que sur un tapis roulé. Dès que tu n'as plus été en vue, il a serré le flingue dans la main de sa femme et il lui a collé sur la tête. Il avait peu de temps pour la suicider, j'ai dû faire vite.
Louis détacha les courroies du sac à dos.
- C'est bon, tu peux lâcher la bête. Remets ce mec sur ses pieds et attache-le au pilier de la machine. Et, s'il te plaît, va nous chercher Guerrec.
Louis détailla l'ingénieur dans l'obscurité. Marc ne prit pas la peine de regarder, il était sûr qu'il avait pris sa tête de Goth du Danube inférieur, celle de la mosaïque.
- Alors, Sevran? dit Louis, la voix basse. Tu veux qu'on lui demande les réponses, à ta machine de mort? Pourquoi t'as assassiné Thomas? Pour avoir Lina et, avec elle, la collection unique de machines du physicien? Vas-y, Marc, donne un coup de manivelle.
Il ne sut pourquoi, Marc tourna et toute la masse d'acier se mit à nouveau à vibrer. Au bout, Marc courut récupérer le petit message. Il l'avait tellement fait qu'il savait exactement où mettre le doigt dans le noir pour récupérer le papillon souvenir.
- Comment tu l'as fait, tu vas nous le dire. Une astuce qui a fait se pencher ton ami par-dessus la rambarde, pour te voir dans la cour d'où tu l'appelais. Comment Diego l'a compris? Vas-y, Marc, tourne. Il l'a compris dans le train, en te regardant dans le miroir du porte-bagages. On voit tout là-dedans, toute la gueule et même les mains de ceux qui sont dans le quatre-places, si on est placé en arrière. C'est un détail qu'on oublie. On se croit tranquille dans le train, tout seul, alors que tout le wagon peut vous voir dans le verre du porte-bagages. Je le sais, je passe mon temps à regarder les autres en l'air. Et toi, de quoi avais-tu l'air dans le train du retour? Tourne, Marc, fais cracher la vérité à ce tombeau de ferraille. De l'ami effondré qu'on avait vu à l'enquête? Pas du tout. Tu souriais, tu profitais, et Diego l'a vu. Et pourquoi s'est-il tu, le torero? Parce qu'il a cru que Lina avait tué son mari et que tu étais complice. Accuser Lina, que Marie avait élevée depuis l'enfance, c'était anéantir Marie. Diego aimait Marie, il a voulu qu'elle n'en sache jamais rien. Mais avec vous deux, pire encore après votre mariage, il avait changé. Et un soir, Diego a su que Lina n'y était pour rien, qu'elle ne savait rien. Comment? Tourne, Marc, merde! Je n'en sais rien, tu nous diras ce qu'il a surpris. Une conversation de Lina, une lettre peut-être, un signe qui lui a fait comprendre. Diego sait alors que tu es le seul tueur, et il n'a plus aucune raison de se taire. Il va te voir. Tu l'emmènes, tu veux discuter, vous êtes amis depuis si longtemps. Diego, prudent, emporte tout de même son fusil. Mais il ne fait pas le poids, Diego, l'Espagnol sentimental, face à toi, mécanique d'acier dont rien n'enraye la bonne marche de tes leviers, de tes pistons, de tes engrenages, huilés à l'orgueil, graissés à l'ambition, tous tapant, frappant pour assurer ton pouvoir. Tu l'abats, tu l'enterres ici. Et pourquoi tu tues Marie, la vieille Marie qui attendait son Espagnol en ramassant des bigorneaux ? Parce que Marie déménage, Lina veut la prendre chez elle. Cela t'inquiète, ce sacré déménagement. Et si Diego avait laissé des traces? Tu as déjà tout fouillé depuis longtemps dans leur maison, mais sait-on jamais, une petite cachette entre époux? Tu prends ta bagnole pour filer sur Paris comme tous les jeudis soir, tu la planques, tu t'arrêtes chez Marie, tu regardes. Elle n'est pas aux bigorneaux, la pauvre vieille, elle pleure tout ce qu'elle sait dans le bureau de Diego qu'elle a mis en cartons, elle tourne et retourne dans la chambre vide, tapote les meubles souvenirs, et puis elle trouve. Quoi? Où? Tu nous le diras, peut-être quelques feuilles roulées dans le vieux parapluie, resté dans le coin de la porte. Je dis parapluie parce que ça ne se met pas en carton et qu'il y en avait un dans la pièce, j'ai demandé. Je vois ça comme ça, une cachette simple, tu nous diras. Elle lit, elle sait. Tu prends Marie, tu l'assommes, tu l'emmènes, tu l'écrases dans la cabane, dans le bois, où tu veux, et tu la descends sur la grève. Cela ne t'a pas pris dix minutes. Retrouver la botte et la rechausser te fait perdre dix autres minutes. Tu te tires à Paris, et là, c'est le drame. Le drame animal que la mécanique de ton être n'a pas prévu: le chien défèque sur la grille d'arbre. C'est beau, non? Tu ne trouves pas? La nature fondamentale, intestinale, qui vient enrayer la perfection nickelée de tes turbines... Dorénavant, tu le sauras, ne fais pas confiance à la nature et ne prends pas de chien. Les flics arrivent ici, c'est l'enquête, c'est imprévu, tu remets ton moteur en marche et tu pares le coup, plaçant ta sauvegarde dans la sainte mécanique. Tu accuses Gaël et Jean, tu me glisses le billet dans la poche. Bien vu, ingénieur, tu m'as retardé, et puis j'avais l'esprit embrouillé par autre chose. Je me suis renseigné sur ta Virotyp 1914. C'est une machine singulière, dont la partie supérieure est démontable, ajustable sur un tout petit chariot, et donc portable, n'est-ce pas? Si portable qu'elle peut tenir dans une poche et qu'avec de l'habileté, et tu en as, on peut taper un billet la main dans le manteau. Mais comment? Comment voir les lettres sur le disque? Taper en aveugle? Justement oui, tu peux faire ça. Il existe une version lettres en braille de la Virotyp, conçue pour les aveugles de la Grande Guerre. Et c'est celle que tu possèdes, une pièce plutôt rare. J'ai été lire tout ça à Rennes dans le bouquin d'Ernst Martin, la référence des collectionneurs, celui qui traîne sur le buffet de ta cuisine. Je l'avais remarqué, comprends-tu, c'est un livre allemand. Ta Virotyp, c'est l'idée de génie. Aux yeux de tous, tu es resté l'après-midi entier au café. Tu n'as pas pu taper le billet, tu es insoupçonnable, parfaitement protégé par les secrets de ta merveilleuse machine. Je l'ai assuré moi-même à Guerrec. En réalité, tu as terminé ton message sur place, dans ta poche, après avoir joué la 7. Tu avais remis ton manteau après la partie. Ensuite, c'est facile, saisir le papier avec un mouchoir, le bouchonner, le laisser tomber dans ma veste. Quand tu es rentré chez toi, tu as réinstallé la pièce démontable sur le grand socle de la Virotyp. Tu me permettras d'aller revoir ta bécane, elle m'intéresse, j'avoue que je ne connaissais pas. Et tu comptais là-dessus, qui peut connaître ça? Qui peut s'imaginer qu'une antique machine peut tenir dans la poche d'un manteau? Mais comme ça grippait dans le tableau, j'ai été consulter les livres, je suis parfois un homme de recherche, ingénieur, faut pas prendre le monde entier pour des cons, c'est là l'erreur. Et puis, tu as poussé Gaël, tu n'en as rien à faire de la vie de Gaël, ce n'est qu'un levier dans ton immonde construction.
Louis suspendit sa phrase et étira ses bras. Il regarda Marc et Mathias.
- Je m'énerve, moi, comme dirait Marthe. Faut qu'on en termine. Lina t'a suivi quand tu es sorti à la nuit pour rejoindre Gaël. Et si Lina t'a suivi, c'est qu'elle te soupçonne. Et si elle te soupçonne, son sort est réglé. Tu laisses monter les doutes contre elle. L'arrestation de Jean te paraît mal assurée. Guerrec t'a semblé mou, ce matin, à l'église, quand le dévot sanglotait la perte de son ami Gaël. C'est donc Lina qui va payer, avant qu'elle ne flanche. Tu as dû tout faire pour qu'elle ne parle pas, je suppose que tu as été au plus simple, tu as menacé de toucher aux enfants. Lina se taira forcément, Lina crève de peur. Depuis mon arrivée et l'histoire du chien, elle a peur. Salut, Guerrec, je termine avec ce type et je te le repasse. Gaël?
- Ça revient, dit Guerrec.
Il avait l'air content, Guerrec, il s'était attaché au petit.
- Écoute la fin, reprit Louis; je te redirai le début tout à l'heure. Lina a peur à cause du doigt dans la gueule du chien. Parce que les jeudis soir, le chien sait que tu pars et il te suit partout. N'importe quel chien fait cela, même ton pitbull, mais je suis resté trop longtemps avec mon crapaud pour m'en souvenir tout de suite. Lina, elle, le sait. L’idée monte. Si le chien a mangé le doigt de Marie jeudi soir, c'est que toi, Sevran, tu étais à proximité, le chien ne t'aurait pas décollé les soirs où tu sors la bagnole. L'idée monte et l'étrangle, elle pense à son premier mari, à Diego, le scénario sort des ombres, elle panique, elle se croit folle, elle te croit fou, elle n'arrive plus à agir normalement. Elle a si peur, elle est si muette, qu'elle donne prise à tous les soupçons. Elle te guette, elle te suit. À partir de là, elle est condamnée, et comme des cons, on suit ta piste, un jour de trop. En rentrant ce soir, avec le secret de la Virotyp, je te tenais, mais sans preuve. Sans autre preuve que l'ignorance crasse de Lina pour les machines, ça ne comptait pas. Ou que ma preuve par le chien. Il m'avait éjecté sa vérité, il m'en donnait une autre, post mortem : le chien détestait Lina, il ne l'aurait jamais suivie à la grève. Avec des preuves aussi fragiles, et avec le silence buté de Lina qui protégeait ses mômes, elle était foutue. Il fallait créer la preuve. Ce soir, quand je t'ai vu lui extorquer des aveux pour la suicider ensuite, tu m'offrais le moyen. Je m'étais hâté pour revenir de Quimper, je te l'assure, quand j'ai su qu'elle avait voulu fuir aujourd'hui. Lina en fuite, c'était trop risqué pour toi, tu allais l'effacer. Et pourtant, on peut imaginer que tu l'as assez aimée pour la prendre à Thomas, à moins que tu n'aies voulu que ses machines, c'est fort possible. Je t'ai entraîné ici, pour que tu la suicides dans le seul instant de répit que je te laissais en courant vers Marc, tu n'avais plus le choix du lieu ni du moment. Tu comprends maintenant que Mathias était posté en avant-garde. Je n'aurais pas pris ce risque sans être assuré que le chasseur te tomberait sur le dos. Tu es une ordure, Sevran, j'espère que tu l'as bien compris, parce que je n'ai pas le courage de recommencer.
Louis revint vers Lina et prit son visage dans les mains, pour voir si la terreur passait.
- On reprend les valises, lui dit-il, on y va.
Cette fois, Lina dit quelque chose. C'est-à-dire qu'elle fit oui avec la tête.
Louis resta au lit jusqu'à dix heures.
Il ramassa Marc et Mathias pour aller chez Blanchet. Depuis que Louis lui avait fait endosser le rôle de l'Indien chez le milicien, ça distrayait Marc de faire l'Apache, à condition de ne pas en abuser. Pour une fois qu'il collait à peu près avec ses bottes, il aurait été mal venu de rechigner. Mathias souriait aussi, l'écrasement du milicien lui avait plu, encore que le terme de mains de brute qu'avait employé Louis à son égard l'ait un peu choqué. Il n'y avait pas fouilleur plus délicat que lui pour dégager les vestiges fugaces et les micro-burins des chasseurs magdaléniens. Mathias avait oublié de se coiffer ce matin, et il passait ses doigts dans l'emmêlement épais de ses cheveux blonds. Encore que, il voulait bien l'admettre, il n'aurait rien eu contre abattre ses poings de fouilleur précautionneux sur le crâne de Blanchet.
Personne n'eut à faire quoi que ce soit.
- Je viens prendre ma commande, dit Louis. Blanchet avait tout préparé, il lui tendit sans un mot deux vieilles sacoches ficelées et un petit carton, et la porte se referma.
- On va au café et on part? demanda Marc, qui portait le carton.
- Donne-moi jusqu'à ce soir pour les finitions, dit
Louis. Et puis je dois voir Pauline. Juste je dis salut et on part.
- Bien, soupira Marc, alors j'emmène le seigneur Hugues au Café de la Halle, c'est là que tu me trouveras. Louis partit en quête de Guerrec. Marc posa les comptes de la seigneurie sur une table que lui dégagea la vieille Antoinette, et il entama une partie de baby-foot avec Mathias. Louis avait dit que maintenant on pouvait parler, tout raconter comme on voulait à tous ceux qui seraient au café, et rien ne pouvait mieux décontracter Marc. Mathias ne s'opposait jamais aux bavardages élaborés de Marc, Mathias était un homme parfait. En attendant, pendant que Marc discourait tout en jouant, cerné des pêcheurs, des employés de la mairie, de la vieille Antoinette qui surveillait les allées et venues des verres de blanc, ça permettait au chasseur d'emporter toutes les parties, mais Marc ne logeait pas sa fierté dans la petite boule du baby.
Louis revint au café vers une heure. Sevran, après une crise de fureur pendant la nuit, si alarmante qu'il avait fallu appeler le médecin, s'était prêté ce matin aux interrogatoires de Guerrec et lui avait jeté les informations comme la bouffe à un chien, avec hargne, tremblement et mépris. Ça ne gênait pas Guerrec d'être constamment traité de minable, tant que les informations tombaient. Pour basculer son ami Thomas du balcon, Sevran avait utilisé un moyen simple. Il était revenu dans la cour, une fois Diego endormi à l'hôtel. Thomas l'attendait sur la terrasse, ils en avaient convenu ainsi tous les deux. Lina s'était toujours foutue des machines à écrire, à l'exception d'un unique modèle, " la Hurter ", pour le motif infantile qu'on la disait introuvable. Personne n'avait jamais possédé la Hurter. Sevran, lui, venait de mettre la main dessus, et comptait l'offrir à Lina pour son prochain anniversaire, immense cadeau, secret entre les deux hommes. Il apporta donc le lourd engin dans la cour, emballé dans une couverture et attaché par une longue courroie qu'il lança à Thomas. Attache-la à ton poignet, des fois qu'elle tombe. Thomas attacha, hissa la bécane, et quand elle fut élevée à près de deux mètres, Sevran sauta, s'agrippa dessus et tira. Thomas bascula et Sevran l'acheva d'un coup de tête contre le sol de la cour. Il trancha la courroie attachée au poignet et il était déjà dans la rue quand Lina se précipita sur le balcon. La machine avait pris des coups, précisa-t-il, mais c'était une grossière Olympia de bureau des années trente. La Hurter, non, pauvre minable, il ne l'avait jamais trouvée. Et s'il l'avait trouvée, il ne le dirait pas.
Louis entraîna le maire, c'était l'apéritif, dans l'arrière salle et se colla le dos au feu. Le maire écoutait l'exposé de Louis, ça bougeait un peu dans l'étang, il y avait du mouvement dans les ondoiements des carpes qui l'habitaient.
- " Divers ", ça veut dire quoi, au juste? demanda Louis.
Chevalier dansa d'un pied sur l'autre, retournant ses doigts à l'envers.
- Fais comme ça te dit, Chevalier, dit Louis qui avait fini par tutoyer tout le monde. Si tu veux me faire plaisir, de temps à autre, prends le temps de penser dans ton lit le matin, ou le soir avec ton cognac, comme tu veux, ça m'indiffère, pense au Pisseur, par exemple, et tâche de tirer tes conclusions, pas trop diverses, tu me feras plaisir mais ça te regarde. Moi je te fais plaisir, je te repasse tout le dossier que Blanchet avait ramassé contre toi.
Chevalier eut un regard inquiet.
- Oui, je l'ai lu, évidemment, dit Louis. Je l'ai lu et je te le laisse. C'est bien ficelé, Blanchet savait ficeler, comme je te l'ai dit. Tes embrouilles sont banales, diverses, dirais-je, ça ne va pas bien loin, ça ne m'intéresse pas, mais elles t'auraient fait chuter, c'est plus que probable. Je te rends le tout, tu peux lire, brûler, et faire propre. Je te rends le tout intact, pas une pièce qui manque, tu as ma parole. Quoi, Chevalier? Tu ne crois pas à ma parole?
Chevalier cessa d'ondoyer et regarda Louis.
- Si, dit-il.
Louis posa une grosse chemise sanglée dans la main tendue du maire. Le bras s'abaissa un peu.
- C'est lourd, hein? dit Chevalier en souriant.
Il le feuilleta et les carpes se cognèrent au fond de l'étang. Elles étaient emmerdées, les carpes, et ça se voyait. Un peu de lisibilité revenait à la surface des eaux.
- Merci, Kehlweiler. Je penserai peut-être à vous, mais le soir. Ne comptez pas sur moi pour me lever le matin.
-Ça me va, dit Louis. Pas avant midi, si on a à se parler un jour.
Louis revint au bar et demanda le téléphone à Antoinette. Antoinette lui donna un jeton, ça fonctionnait encore comme ça, et apporta une bière sans qu'il ait rien demandé. C'est à ces détails qu'on sait qu'un café vous est entré dans l'âme.
-Lanquetot? C'est l'Allemand. Meurtre, meurtre et meurtre, affaire conclue, on va tenter d'encadrer Paquelin. Le temps de contacter deux trois connaissances au ministère et Je passe te voir après-demain avec un sandwich. Non, pas avant onze heures.
Louis avait tourné la tête en raccrochant. Jean, tout blanc, le corps plus flou que jamais dans ses fringues de faux curé, les yeux rouges, hésitait sur le seuil du café. Louis eut peur, alla jusqu'à la porte et l'attrapa par le bras.
- Gaël? C'est Gaël? dit-il en le secouant.
Jean le regarda sans parler et Louis le tira jusqu'au comptoir.
- Mais parle, merde!
- Gaël va bien, il a mangé, dit Jean avec un sourire vacillant. C'est la Vierge qui m'a parlé ce matin, ça m'a fait pleurer, elle dit qu'elle m'excuse.
Louis souffla. Il ne s'était pas rendu compte à quel point il tenait à ce que la dernière victime de Sevran survive au massacre. Que le gosse vive, c'était tout ce qu'il demandait maintenant à Port-Nicolas.
- La Vierge... reprit Jean.
- Oui, dit Louis. La Vierge est contente, elle dit que t'as le droit de revoir Gaël, tant mieux, elle est sympathique comme tout, brave femme dans le fond. Bois un truc.
- Non, dit Jean d'une voix inquiète, elle n'a pas dit ça. Elle dit...
- Non, Jean, non, c'est que tu auras mal entendu, elle t'a dit de faire comme j'ai expliqué. Tu me fais confiance au moins, Jean? T'es sorti de tôle, ce n'est pas pour aller t'anémier toute ta vie dans l'abside, hein? Tu iras dehors aussi, n'est-ce pas? Tu me fais confiance?
Jean sourit plus fort.
- T'es sûr? dit-il.
- Certain, ma jambe à couper. Bois un truc.
Jean hocha la tête. C'est à ce moment que Louis se rendit compte, au silence qui régnait dans le café, hormis les bruits du baby-foot, que s'il n'avait pas été chercher Jean à la porte, il n'était pas certain que le mur des regards l'eût laissé pénétrer.
- Antoinette, dit-il, Jean veut boire un truc. Antoinette servit un muscadet et le mit dans les mains de Jean.
Louis passa chez Lina, les enfants étaient arrivés ce matin, ça irait. Il se retrouva sur la route vide qui conduisait au centre de thalassothérapie. Il fallait qu'il dise salut. Il n'avait pas osé demander à Marc de le pousser jusque-là sur son vélo, mais il n'empêche que le bain glacé d'hier dans la source n'avait fait aucun bien à sa jambe. Il allait juste dire salut. Peut-être demander si c'était à cause de cette jambe qu'elle était partie. Peut-être demander autre chose, tant pis pour Darnas. Tant pis pour Darnas si elle acceptait. Si elle n'acceptait pas, bien sûr, il fallait considérer les choses autrement. Ou alors juste dire salut et puis on s'en va. Louis s'arrêta à mi-chemin sur la route mouillée. Ou alors, peut-être, juste laisser un petit mot, une lettre minable, " mon crapaud fait le con dans la salle de bains, il faut que j'y aille ", il y en a bien d'autres qui le font, et se tirer de là. Parce que si Pauline était partie à cause du genou, ou pire si elle ne l'aimait plus, ou si elle préférait Darnas, mieux valait ne pas le savoir. Ou si. Ou non. Ou alors juste dire salut. Louis eut un regard pour la grosse baraque du centre qu'on apercevait au loin, dans son grand parc, il rebroussa chemin et alla jusqu'à la machine. Il y avait des flics, on allait s'occuper de la tombe de Diego. Il en poussa un qui bouchait l'accès à la manivelle et sans se préoccuper des regards, il actionna l'engin, alla récupérer son papillon. Pourquoi hésiter? Souvenir de Port-Nicolas. Imbécile, dit Louis entre ses dents.
Il revint lentement vers le café, se posa au comptoir et demanda du papier à Antoinette. Il écrivit une demi-page, plia et mit un scotch.
- Antoinette, dit-il, j'aimerais que tu remettes ça à Pauline Darnas quand tu la verras, tu veux? Antoinette glissa le petit papier dans sa caisse. Marc lâcha son baby-foot.
- Tu ne vas pas dire salut et on y va?
-Je ne veux pas qu'on me dise salut, à la bonne heure et bon voyage. J'enferme le doute dans ma valise et on y va.
- C'est curieux, dit Marc, c'est un peu mon système. Veux-tu que je te réexplique mon système?
- Non, fais gaffe, ton seigneur médiéval est en train de partir en eau.
Marc se retourna et courut vers la table où un verre renversé sur son dossier fuyait doucement sur les feuilles.
- Elle le fait exprès, cria Marc en tamponnant le papier gondolé avec le bas de sa veste. L’Histoire se mouille, l'Histoire se fripe, l'Histoire s'efface, alors elle panique, elle se met à hurler comme une enfant, et tu te rues à son secours, tu ne sais même pas pourquoi! C'est toujours comme ça que je me suis fait piéger.
Mathias hocha la tête. Louis regarda Marc secourir fébrilement l'Histoire gondolée, il s'appliquait à décoller et déplisser les feuilles de comptes d’Hugues de Puisaye. Antoinette et Jean l'aidaient avec un chiffon ou en soufflant dessus. Mathias disposait les feuilles sauvées à cheval sur les dossiers des chaises. Louis raconterait ça au vieux, à Lôrrach. Ça lui ferait plaisir. Ensuite, le vieux le raconterait au Rhin, certainement.
- Je veux une bière, dit-il.
Fin