- Où allez-vous, Lanquetot? demanda le commissaire.
Il avait une voix rauque, les yeux très vifs, le visage maigre et bien foutu, avec cette bouche détestable dont Louis se souvenait bien. Louis avait repris son sandwich et les miettes tombaient par terre.
- Je vais prendre un café, monsieur le commissaire, avec votre permission. Je suis éreinté.
- Vous restez ici, Lanquetot.
- Bien, monsieur le commissaire.
Le commissaire Paquelin examina Kehlweiler sans lui proposer de s'asseoir. Louis posa Bufo sur la chaise vide. Le commissaire observa la scène et ne dit pas un mot. Il était malin, Paquelin, on n'allait pas le faire exploser avec un crapaud sur une chaise.
-Alors, l'ami? On fout son petit bordel dans la boîte ?
- C'est possible.
- Nom, prénom, nationalité, profession?
- Granville, Louis, français, plus.
- Quoi, plus?
- Profession : je n'en ai plus.
- C'est quoi la combine?
-Je ne combine pas. Je suis là parce que c'est le commissariat principal, c'est tout.
- Et après ?
- Vous serez juge. Il s'agit d'une bricole qui m'embarrasse. J'ai pensé plus raisonnable de vous en informer. Ne cherchez pas plus loin.
- Je cherche où ça me plaît. Pourquoi ne pas avoir déposé auprès d'un de mes hommes?
- Ils n'auraient pas pris la chose en considération.
- Quelle chose?
Louis posa son sandwich à même la table du commissaire et fouilla lentement ses poches. Il en sortit une boule de papier journal qu'il déplia doucement sous son nez.
- Attention, dit-il, ça pue.
Paquelin se pencha avec réticence sur l'objet.
- C'est quoi, cette saleté ?
- C'est justement ce que je me suis demandé quand je l'ai trouvée.
- Vous avez l'habitude de ramasser tous les déchets de la terre pour les poser dans les commissariats?
- Je fais mon devoir, Paquelin. De citoyen.
- On m'appelle monsieur le commissaire et vous le savez. Vos provocations sont dérisoires et elles font peine à voir. Alors, cette saleté ?
- Vous voyez aussi bien que moi. C'est un os. Paquelin se pencha de plus près sur le paquet. Le petit déchet était rongé, corrodé, percé de dizaines de trous d'épingle, et de couleur un peu rousse. Des os, il en avait vu, mais ça, non, ce gars se payait un canular.
- Ce n'est pas un os. À quoi jouez-vous ?
- C'est sérieux, commissaire. Moi, je pense que c'est un os, et un os humain encore. Je reconnais qu'on n'y voit plus très clair et que ce n'est pas bien gros, mais moi, je me suis dit, c'est un os. Donc, je suis venu me renseigner, savoir si c'était du boulot pour vous, si on avait signalé une disparition dans le quartier. Il vient de la place de la Contrescarpe. Parce que, voyez-vous, il a pu y avoir crime, puisque j'ai l'os.
- Mon ami, j'en ai vu des os dans ma carrière, dit Paquelin d'une voix qui grimpait. Des carbonisés, des broyés, des rissolés. Et cela, ce n'est pas de l'os humain, je vous le dis.
Paquelin prit la petite bricole dans sa grande main et l'approcha de Kehlweiler.
- Vous n'avez qu'à soupeser... C'est creux, c'est vide, c'est du vent. De l'os, ça pèse plus lourd que ça. Vous pouvez remballer.
- Je sais, J'ai soupesé. Mais il serait prudent de vérifier. Une petite analyse... un rapport...
Paquelin se balança, passa une main dans ses cheveux clairs; c'est vrai qu'il aurait été vraiment beau type sans cette bouche détestable, saturée.
- Je vois... dit-il. Vous cherchez à me coincer, Granville, ou qui que vous soyez. On me force la main sur une enquête bidon, on me ridiculise, on s'offre un article dans la presse, on se farcit un flic... C'est mal fait, mon ami. La provocation stupide, le crapaud, le petit mystère, la grosse farce, le grotesque, le vaudeville. Trouvez une autre astuce. Vous n'êtes pas le premier ni le dernier qui tente de me piéger. Et je suis toujours aux commandes. Vu?
- J'insiste, commissaire. Je souhaite savoir s'il y a eu une disparition dans le quartier. Récemment, hier, la semaine dernière, le mois dernier. Je miserais plutôt pour hier ou avant-hier.
- Dommage pour vous, tout est calme.
- Peut-être une disparition non encore signalée? Les gens tardent, parfois. Faudrait que je repasse la semaine prochaine pour savoir.
- Et puis quoi encore? Vous voulez nos listings?
- Pourquoi pas ? dit Kehlweiler en haussant les épaules.
Il referma la boule de papier journal et l'enfonça dans sa poche.
- Alors, décidément, c'est non? Ça ne vous intéresse pas? Tout de même, Paquelin, je vous trouve bien négligent.
- Ça suffit! dit Paquelin en se levant.
Kehlweiler sourit. Enfin, le commissaire déraillait.
- Lanquetot, fous-moi ça à la cage! murmura Paquelin. Et fais-lui cracher son identité.
- Ah non, dit Kehlweiler, pas la cage. C'est impossible, je suis pris ce soir, j'ai un dîner.
-La cage, répéta Paquelin avec un geste bref à l'adresse de Lanquetot.
Lanquetot s'était levé.
- Vous permettez? demanda Kehlweiler. Je téléphone à ma femme pour la prévenir. Si, Paquelin, c'est mon droit.
Sans attendre, Kehlweiler avait attrapé le téléphone et composé le numéro.
- Poste 229, je vous prie, oui, personnel et urgent. De la part de Ludwig.
Assis d'une fesse sur le bureau de Paquelin, Louis regardait le commissaire qui, debout lui aussi, avait posé ses deux poings sur la table. De belles mains, dommage cette bouche, vraiment.
- Ma femme est très occupée, lui précisa Louis. Ça va demander un moment. Ah non, la voilà... Jean-Jacques? C'est Ludwig. Dis-moi, j'ai là un petit différend avec le commissaire Paquelin du 5e, oui, lui-même. Il souhaite me foutre au trou parce que je m'informais sur une éventuelle disparition dans le quartier... C'est cela, je t'expliquerai. Arrange-moi ça, tu serais gentil. C'est entendu ! je te le passe...
Louis tendit aimablement le récepteur au commissaire.
- Pour vous, commissaire, une communication du ministère de l'intérieur. Jean-Jacques Sorel.
Pendant que Paquelin prenait le récepteur, Louis s'épousseta et remit Bufo dans sa poche. Le commissaire écouta, dit quelques mots, et raccrocha doucement.
- Votre nom? demanda-t-il à nouveau.
- Commissaire, c'est tout de même à vous de savoir à qui vous avez affaire. Je sais bien qui vous êtes, moi. Alors, bien réfléchi? Vous ne voulez pas vous charger de la bricole ? Collaborer? Me donner vos listes?
- Joli coup monté, n'est-ce pas? dit le commissaire. Et avec l'aide des planqués de l'intérieur... Et c'est tout ce que vous avez trouvé pour tâcher de m'enfoncer? Vous me prenez vraiment pour un con?
- Non.
- Lanquetot, emmenez-moi ça dehors avant que je ne lui fasse bouffer son crapaud.
- Personne ne touche à mon crapaud. C'est fragile comme bête.
- Tu sais ce que j'en fais de ton crapaud? Tu sais ce que j'en fais des types comme toi?
- Mais bien sûr que je le sais. Tu ne voudrais Pas que je parle devant tes subordonnés ?
- Tirez-vous.
Lanquetot redescendit les marches derrière Kehlweiler.
- Je ne peux pas vous rendre vos papiers maintenant, chuchota Lanquetot. Il peut vous surveiller.
- Disons vingt heures, métro Monge.
Lanquetot remonta chez Paquelin aussitôt après s'être assuré que Louis Kehlweiler était dans la rue. Le patron avait un Peu de sueur sur la lèvre. Il mettrait deux jours à se calmer.
-Vous avez entendu ça, Lanquetot? Pas un mot à personne dans la boutique. Et qu'est-ce qui me prouve que c'est bien Jean-Jacques Sorel que j'ai eu au fil, après tout? On peut vérifier, appeler le ministère...
- Certes, monsieur le commissaire, mais si c'était Sorel, cela fera du vilain. Il n'a pas bon caractère.
Paquelin se rassit lourdement.
- Vous étiez dans le quartier avant moi, Lanquetot, avec ce déglingué d'Adamsberg. Vous avez déjà entendu parler de ce gars? " Ludwig ", ou Louis Granville? Ça vous dit quelque chose?
- Rien du tout.
- Filez, Lanquetot. Et vous vous souvenez? Pas un mot.
Lanquetot retrouva son bureau en transpirant. Pour commencer, vérifier les disparitions dans le 5e.
Chapitre 5
Lanquetot fut ponctuel. Louis Kehlweiler était déjà accoudé à la balustrade de l'entrée du métro. Il tenait son crapaud dans la main, il avait l'air d'avoir une conversation soutenue et Lanquetot n'osa pas l'interrompre. Mais Louis l'avait vu, il se tourna et lui sourit.
- Voilà vos papiers, Kehlweiler.
- Merci, Lanquetot, c'était parfait. Mes excuses à vos subordonnés.
- J'ai contrôlé toutes les disparitions dans le 5e arrondissement. J'ai même fait le 6ième, le 13ième enfin, tout le limitrophe. Rien. Personne n'a signalé quoi que ce soit. Je vais voir les autres arrondissements.
- Sur quelle période avez-vous contrôlé ?
- Tout le mois dernier.
- Cela devrait suffire. À moins d'un hasard exceptionnel, je vois ça plutôt hier ou dans les trois quatre derniers jours. Et pas loin de la Contrescarpe. Ou alors carrément ailleurs.
- Qu'est-ce qui vous rend si sûr?
- Mais la bricole, Lanquetot, la bricole... Je l'ai honnêtement apportée à votre patron. Et s'il était moins braqué, il aurait douté, il aurait réfléchi et il aurait fait son boulot. J'ai joué le jeu, je n'ai rien à me reprocher et vous êtes témoin. Il ne fait pas son boulot ? C'est tant mieux, je m'en charge, avec sa bénédiction et son pied au cul, c'est ce que je voulais.
La bricole... C'est de l'os ?
De l'os humain, mon vieux. J'ai fait vérifier tout à l'heure au Muséum.
Lanquetot se rongea un ongle.
- Je ne comprends pas... Ça ne ressemblait à rien. Quel os?
- Une dernière phalange de pouce de pied. Droit ou gauche, c'est impossible à savoir, mais probablement une femme. Faut chercher une femme.
Lanquetot tourna un peu sur la place, les mains croisées dans le dos. Il avait besoin de réfléchir.
- Mais ce pouce, reprit-il, ça pourrait venir... d'un accident ?
- improbable.
- Ce n'est pas normal, un os de pouce sur une grille d'arbre.
- C'est ce que je pense.
- Comment aurait-il atterri là? Et si c'était du cochon ?
- Non, Lanquetot, non. C'est de l'homme, on ne va pas revenir là-dessus. Si vous êtes sceptique, on fait une analyse. Mais même Bufo est d'accord, c'est de l'homme
- Merde, dit Lanquetot.
- Vous y êtes, inspecteur.
- Où ça?
- À la vérité. Comment l'os est-il venu là?
- Et comment voulez-vous que je le sache?
- Attendez, dit Kehlweiler, je vais vous montrer un truc. Vous voulez bien me tenir Bufo ?
- Avec plaisir.
- Bon, tendez la main.
Louis sortit une bouteille d'eau de son sac et mouilla la main de Lanquetot.
- C'est pour Bufo, expliqua-t-il, on ne peut pas le tenir à main sèche. Au bout d'un moment, il en a marre, il a trop chaud, cela ne lui vaut rien. Voilà. Attrapez Bufo entre le pouce et l'index, assez fermement, parce qu'il ne vous connaît pas. Pas trop fort, hein? J'y tiens, moi, à ce type. C'est le seul gars qui me laisse causer sans m'interrompre et qui ne me demande jamais de comptes. Bon, à présent, regardez.
- Dites, l'interrompit Lanquetot, c'était vraiment Sorel que vous avez appelé à l'Intérieur?
- Mais non, mon vieux... Sorel est trop isolé, il ne peut plus se permettre de me couvrir ouvertement. C'est un ami qui me tient le rôle, il était prévenu.
- C'est un coup de salaud, murmura Lanquetot.
- Assez, oui.
Louis défroissa une fois de plus la boule de papier journal et prit l'os délicatement.
- Vous voyez, Lanquetot, c'est bouffé, attaqué.
- Oui.
- Et tous ces petits trous, vous les voyez ?
- Oui, bien sûr.
- Alors, vous comprenez d'où ça sort, maintenant? L'inspecteur secoua la tête.
- Du ventre d'un chien, Lanquetot, du ventre d'un chien! C'est de l'os digéré, vous saisissez ? C'est l'acide qui fait ces trous-là, il n'y a aucun doute là-dessus.
Louis rangea l'os et reprit le crapaud.
-Viens, Bufo, on va marcher un peu, toi, moi et l'inspecteur. L'inspecteur est un nouveau copain. Tu as vu ? Il ne t'a pas fait mal, hein ?
Louis se tourna vers Lanquetot.
- Je lui parle comme ça parce qu'il est un peu con, je vous l'ai déjà expliqué. Faut être simple avec Bufo, n'utiliser que les notions de base : les gentils, les méchants, la bouffe, la reproduction, le sommeil. Il ne sort pas de là. Parfois, je tente des discours un peu plus ardus, philosophiques même, pour lui éveiller l'esprit.
- L'espoir fait vivre.
- Il était beaucoup plus con quand je l'ai eu. Plus jeune aussi. Marchons, Lanquetot.
Chapitre 6
Louis fit le parking, les entrées d'immeubles, les cafés. Il faisait nuit maintenant. Alors, le métro. Elle n'allait pas aller bien loin, elle n'aimait pas sortir de son périmètre. Quand il la vit sur le quai, station gare d'Austerlitz, il sentit quelque chose s'apaiser dans son ventre. Il la regarda de loin. Marthe faisait mine d'attendre la dernière rame. Et pour combien de temps serait-elle capable de faire mine?
En tirant sa jambe raide, il avait trop marché, il parcourut la longueur du quai et se laissa tomber sur le siège à côté d'elle.
- Alors, ma vieille, pas encore rentrée?
- Tiens, Ludwig, tu tombes bien, t'aurais pas un clope ?
- Qu'est-ce que tu fous ici?
- Je flânais, tu vois. J'allais repartir. Louis lui alluma sa cigarette.
- Bonne journée? demanda Marthe.
- J'ai emmerdé quatre flics d'un coup, il y en avait trois qui n'y étaient pour rien. Je compte les doubler, avec leur bénédiction.
Marthe soupira.
- Très bien, dit Louis, j'ai été médiocre, crâneur, je les ai nargués, et un peu humiliés. Mais c'était amusant, que veux-tu, si amusant.
- Tu leur as fait le coup des ancêtres?
- Bien sûr.
- Dans une autre vie, faudra que tu penses à rectifier des choses. Faudra que tu puisses t'amuser sans que ça retombe n'importe où.
- Dans une autre vie, ma vieille Marthe, faudra faire des grands travaux. Reprise des fondations, gros œuvre, ravalement. Tu y crois aux autres vies?
- Pas du tout.
- Je voulais acculer Paquelin à la faute, fallait bien grimper sur les autres pour atteindre son bureau.
Bon, se dit Louis, entendu, on n'allait pas rester là-dessus toute la nuit, et il s'était bien amusé à peu de frais. Il n'y a pas beaucoup de marge avec des gars comme Paquelin.
- Tu as réussi, au moins?
- Pas mal.
- Paquelin, c'est le beau gosse, blond, maigrichon, la vraie teigne ?
- C'est lui. Il gifle les filles, il tord les couilles des prévenus.
- Bon, je me doute que tu ne l'as pas taillé en seize. Qu'est-ce que tu veux en faire?
- Qu'il décarre de là, c'est tout ce que je veux.
- T'as plus les moyens d'avant, Ludwig, oublie pas. Enfin, ça te regarde. Vincent a cliché le gars du 102 et il l'a suivi.
- Je sais.
- On peut rien t'apprendre, alors? Moi, j'aime bien apporter des renseignements.
- Je t'écoute. Renseigne-moi.
- Ben, ça y est. Je t'ai tout dit.
- Et sur ta piaule, tu m'as tout dit?
- De quoi je me mêle?
Marthe tourna la tête vers Kehlweiler. Ce type, c'était un ruban à mouches. Toutes les informations venaient lui coller dessus sans qu'il ait à lever le petit doigt. C'était un gars comme ça, tout le monde venait lui raconter ses salades. C'était infernal, à la longue.
- Prends une mouche, par exemple, dit Marthe.
- Oui?
- Non, laisse tomber.
Marthe reposa son menton dans ses mains. La mouche, elle croit qu'elle va traverser la pièce sans se faire repérer, sereine. Elle va donner droit dans Ludwig, elle se colle dessus. Ludwig lui extirpe doucement ses informations, merci, et il la libère. Il était tellement ruban à mouches qu'il en avait fait sa profession, qu'il ne savait même plus faire autre chose. Réparer une lampe, par exemple, ce n'était pas la peine de lui demander, il était nul. Non, il ne savait que savoir. Sa grande armée lui racontait tout ce qui se passait, depuis les broutilles les plus insignifiantes jusqu'aux plus pesantes, et une fois qu'on était dans ce tourbillon, difficile d'en sortir. Aussi, il l'avait bien cherché.
Ludwig disait qu'il ne faut jamais juger une broutille sur sa mine. Qu'on ne sait jamais, qu'elle peut en cacher une autre. Et sa vocation à lui, c'était de les trouver, si ça valait le coup. Et pourquoi cette frénésie, mystère. Encore que Marthe avait son idée là-dessus. Jusqu'à ce qu'il crève, Louis courserait les exterminateurs, que l'exterminateur en écrase un seul ou mille. Oui, mais pour sa piaule, de quoi je me mêle? On a sa fierté. Elle s'était dit qu'elle trouverait une solution, et maintenant, non seulement il n'y avait pas de solution en vue, mais Ludwig savait. Qui avait été lui raconter ça? Qui? Mais n'importe quel type de son armée de loquedus.
Marthe haussa les épaules. Elle regarda Louis, qui, patient, attendait. De loin, personne n'aurait rien dit de spécial de lui. Mais, de près, disons à quatre-vingts centimètres, tout chavirait. Fallait pas chercher très loin pour savoir pourquoi tout le monde venait tout lui raconter. Disons qu'à un mètre cinquante, deux mètres disons, Louis avait une tête de savant inflexible, inabordable, comme les gars dans les manuels d'histoire. À un mètre, on n'était plus aussi sûr de son affaire. Plus on approchait, pire ça basculait. L'index qu'il vous posait doucement sur le bras pour poser une question, ça vous tirait les paroles tout seul. Avec Sonia, ça n'avait pas marché, quelle gourde. Elle aurait dû rester avec lui toute sa vie, non, pas toute sa vie parce que de temps à autre il faut absolument manger, par exemple, enfin, elle se comprenait. Peut-être que Sonia n'avait pas regardé de près, Marthe ne voyait pas d'autre solution. Ludwig, il se trouvait moche, vingt ans qu'elle lui expliquait le contraire, mais il se trouvait très moche quand même et tant mieux pour lui si des femmes se trompaient, il disait. C'est un monde d'entendre ça, elle qui avait connu des centaines d'hommes et qui n'en avait aimé que quatre, c'est dire si elle avait du jugement.
- Tu rumines? demanda Louis.
- Tu veux du poulet froid? Il m'en reste dans mon sac.
- J'ai dîné avec l'inspecteur Lanquetot.
- Le poulet, il va être perdu.
- Tant pis.
- Il n'y a pas d'exemple qu'on ait jeté du poulet froid. Marthe avait le don déconcertant d'énoncer de brusques maximes à propos de rien. Louis aimait ça. Il avait une bonne collection de phrases de Marthe, et il s'en était souvent servi.
- Bien, tu vas dormir? Je te raccompagne?
- De quoi je me mêle?
- Marthe, ne répétons pas constamment les mêmes phrases. Tu es butée comme un cochon et moi comme un sanglier solitaire. Pourquoi tu ne m'as rien dit?
- Je suis capable de me débrouiller toute seule, J'ai mon carnet. Ils me trouveront quelque chose, tu verras ça. La vieille Marthe a des ressources, t'es pas le bon Dieu.
- Ton carnet, ton vieux gratin... soupira Louis. Parce que tu crois que ton vieux gratin va lever le doigt pour une vieille pute acculée à passer l'hiver sous un auvent?
- Parfaitement, pour une vieille pute. Et pourquoi pas ?
-Tu sais pourquoi... Tu as essayé ? Ça a donné quelque chose? Rien. Je me trompe?
- Et puis après? gronda Marthe.
- Viens, ma vieille. On ne va pas rester la vie entière sur ce quai de métro.
- Où on va?
- Dans mon bunker. Et comme je ne suis pas le bon Dieu, ça n'a rien à voir avec le paradis.
Louis tira Marthe vers les escaliers. On se gelait dehors. Ils marchèrent rapidement à travers les rues.
- Tu iras chercher tes affaires demain, dit Louis en ouvrant une porte, deuxième étage, pas loin des arènes de Lutèce. N'apporte pas toutes tes hardes, ce n'est pas large ici.
Louis brancha le chauffage, déplia un canapé, poussa quelques cartons. Marthe regardait la petite pièce, bourrée de dossiers, de bouquins, de piles de papiers et de journaux entassés sur le parquet.
- Ne fouine pas partout, je t'en prie, dit Louis. Ici, c'est ma petite annexe du ministère. Vingt-cinq ans de sédimentation, des tonnes d'affaires penchées, tordues en tout genre, moins tu en sais, mieux tu te portes.
- Bon, dit Marthe en s'asseyant sur le petit lit. J'essaierai.
- Tu seras bien? Ça ira? On s'occupera de te trouver autre chose, tu verras. On trouvera le fric.
- Tu es gentil, Ludwig, dit Marthe. Quand ma mère disait ça à quelqu'un, elle ajoutait toujours: " Ça te perdra. " Tu sais pourquoi, toi?
Louis sourit.
Voilà un double des clefs. Fais bien attention à fermer les deux serrures en partant.
- Je ne suis pas idiote, dit Marthe en montrant les bibliothèques d'un mouvement de menton. Ça fait du monde dans ces dossiers, hein ? Te casse pas la tête, je les soignerai bien.
- Autre chose, Marthe. Tous les matins, il y a un type qui vient ici de dix à douze. Faudrait que tu sois levée. Mais tu peux rester là pendant qu'il travaille, tu lui expliqueras.
- Entendu. Qu'est-ce qu'il vient faire?
- Classer les journaux, lire, sélectionner ce qui penche, découper, classer. Et il me rédige un petit compte rendu.
- T'as confiance? Il pourrait tout farfouiller ici. Louis sortit deux bières et en tendit une à Marthe.
- L'essentiel est sous clef. Et j'ai bien choisi le type, je crois. C'est un gars à Vandoosler. Tu te souviens de Vandoosler, le commissaire du 13ième? Il t'a déjà ramassée?
- Plusieurs fois. Il a été longtemps aux mœurs.
Sympa comme gars. J'ai fait pas mal de tours chez lui, on s'entendait bien. Il était pas emmerdant avec les filles, faut lui reconnaître ça.
- Faut lui reconnaître beaucoup d'autres choses.
- Il a pas été viré, dis-moi? C'était le genre.
- Oui. Il a laissé filer un meurtrier.
- Faut croire qu'il avait ses raisons ?
- Oui.
Louis marchait dans la pièce avec sa bière.
- Pourquoi on parle de ça? demanda Marthe.
- À cause de Vandoosler. C'est lui qui m'a envoyé un gars pour classer les papiers. C'est son neveu, Ou son filleul. Il ne m'aurait pas envoyé n'importe qui, tu comprends.
- Tu le trouves comment?
-Je ne sais pas, je l'ai croisé trois fois en trois semaines. C'est un historien du Moyen Âge au chômage. Il a l'air du type qui se pose sans cesse des questions qui tirent dans douze directions à la fois. Question doute, il semble servi, il ne risque pas de pencher vers l'inflexible perfection.
- Ça doit te convenir alors ? Il ressemble à quoi?
- Assez singulier, très mince, tout en noir. Vandoosler a trois types avec lui, il m'a envoyé celui-là. Tu fais connaissance et tu te débrouilles. Je te laisse, Marthe, j'ai un truc à suivre qui m'intrigue.
- Le banc 102 ?
- Oui, mais pas pour ce que tu crois. Le neveu de député, je le laisse à Vincent, il est grand maintenant. C'est autre chose, un bout d'os humain que j'ai trouvé près du banc.
- À quoi tu penses ?
- À un meurtre.
Encore que Marthe ne voyait pas bien le fil, elle faisait confiance à Ludwig. En même temps, son activité incessante l'inquiétait. Depuis qu'il avait été viré du ministère, Ludwig n'avait pas réussi à s'arrêter. Elle se demandait s'il ne commençait pas à chercher n'importe quoi n'importe où, de banc en banc, de ville en ville. Il aurait pu s'arrêter, après tout. Mais de toute évidence, ce n'était pas à l'ordre du jour. Avant, il n'avait jamais fait d'erreur, mais il était dans les circuits, toujours chargé de mission. Depuis qu'il faisait ça tout seul, chargé de rien du tout, ça l'inquiétait, elle avait peur qu'il ne tourne cinglé. Elle l'avait interrogé là-dessus, et Ludwig avait dit sèchement qu'il n'était pas cinglé, mais que simplement, il n'était pas question d'arrêter le train. Et puis il avait fait sa tête d'Allemand, comme elle disait, alors, assez, pitié.
Elle observa Louis qui s'était adossé à une bibliothèque. Il avait l'air tranquille, comme d'habitude, comme elle l'avait toujours connu. Elle s'y connaissait en hommes, ça faisait sa fierté, et celui-là, c'était un de ses préférés, à part les quatre qu'elle avait aimés, mais qui n'étaient ni aussi doux ni aussi distrayants que Ludwig. Elle n'aurait pas voulu qu'il tourne cinglé, c'était un de ses préférés.
- T'as de quoi penser à un meurtre ou tu t'inventes une bonne histoire?
Louis fit la grimace.
- Un meurtre n'est pas une bonne histoire, Marthe, je ne fais pas ça pour m'occuper les dix doigts. Dans le cas du 102, je suppose que je me trompe, qu'il n'y a rien au bout de cet os, et je l'espère. Mais ça me tracasse, je n'ai pas de certitude, alors je surveille. Je vais faire un tour par là. Dors bien.
- Tu ne ferais pas mieux de dormir aussi? Qu'est-ce que tu vas voir?
- Les chiens qui pissent.
Marthe soupira. Rien à faire, Ludwig était un acharné, un train sans freins. Lent, mais sans freins.
Chapitre 7
Marc Vandoosler avait sauté sur l'occasion quand son parrain lui avait proposé ce petit boulot à deux mille francs. En ajoutant le mi-temps à la bibliothèque municipale qui commencerait en janvier, ça s'améliorait un peu. À la baraque pourrie qu'il habitait, on avait pu brancher trois radiateurs en plus.
Bien entendu, au départ, il s'était méfié. Il fallait toujours se méfier des relations de son parrain qui, quand il était flic, avait mené ses affaires à sa manière. C'est-à-dire très spéciale. On pouvait vraiment trouver de tout dans les relations de Vandoosler le Vieux. Là, il s'était agi d'aller classer des coupures de journaux pour un ami à lui, sans toucher au contenu des rayonnages. Son parrain lui avait dit que c'était un boulot de confiance, que Louis Kehlweiler avait accumulé des kilos d'informations, et que maintenant qu'il était viré de l'Intérieur, il continuait d'accumuler. Tout seul? avait demandé Marc.
Il y arrive? Justement non, il n'y arrive pas, fallait aider.
Marc avait dit d'accord, il ne farfouillerait pas dans les dossiers, il s'en foutait. Ça aurait été des archives médiévales, évidemment, ça aurait été autre chose. Mais des crimes, des listes, des noms, des réseaux, des procès,
non, il n'en avait rien à faire. Parfait, avait dit le parrain, tu peux commencer demain. Dix heures à son bunker, il t'expliquera, il te racontera peut-être l'histoire du cafouillis et de la certitude, c'est l'affaire de sa vie, il te dira cela mieux que moi. Je descends lui téléphoner.
Parce qu'il n'y avait toujours pas le téléphone. Ça faisait huit mois à présent qu'ils avaient emménagé à quatre dans cette baraque, à quatre hommes semi-noyés dans la déroute économique, avec pour objectif improbable d'unir leurs efforts pour tacher de se tirer de là. Pour l'instant, la conjugaison de ces efforts irréguliers et confus permettait des répits aléatoires, sans prévision possible à plus de trois mois. Pour le téléphone, donc, on descendait au café.
Et depuis trois semaines, Marc faisait consciencieusement son truc, samedis compris, parce que les journaux paraissent aussi le samedi. Comme il lisait vite, il avait rapidement terminé sa pile quotidienne, qui était substantielle car Kehlweiler recevait toutes les éditions régionales. Là-dedans, tout ce qu'il avait à faire, c'était repérer les remous de la vie criminelle, politique, affairiste, crapuleuse, familiale, et en faire des piles. Dans ces remous, privilégier le froid plutôt que le chaud, le dur plutôt que le mou, l'implacable plutôt que le convulsif. Kehlweiler avait écourté les consignes, pas la peine de raconter à Marc Vandoosler l'histoire de la main gauche et de la main droite, Marc avait ça dans l'âme, construit tout en efficacité et en cafouillis. Kehlweiler lui laissait donc toute liberté dans l'émiettage des journaux. Marc effectuait les renvois nécessaires, il classait, avec indexation par thèmes, il découpait, rangeait dans des classeurs, et une fois par semaine, il rédigeait une note de synthèse. Kehlweiler lui convenait assez, mais sans certitude encore. Il ne l'avait vu que trois fois, un grand type qui tirait une jambe raide, avec une belle gueule, si on s'approchait d'un peu près. Il était impressionnant par instants, un peu trop, c'était désagréable, et pourtant Kehlweiler faisait toute chose avec douceur, et lentement. Il n'empêche qu'il n'était pas encore exactement à son aise avec lui. D'instinct, il se contrôlait devant lui, et Marc n'aimait pas se contrôler, ça l'emmerdait. S'il avait envie de s'énerver par exemple, il ne se brimait jamais. Au lieu que Kehlweiler ne donnait pas l'impression d'être un gars à s'énerver. Ce qui irritait Marc, qui aimait rencontrer des types aussi anxieux que lui, ou pires que lui si possible. Un jour, pensa Marc en ouvrant les deux serrures de la porte du bunker, il essaierait d'arrêter de s'énerver. Mais à trente-six ans, il ne voyait pas comment s'y prendre.
Il sursauta sur le pas de la porte. Il y avait un lit installé derrière son bureau, et une vieille femme surteinte qui posa son bouquin pour le regarder.
- Entrez, dit Marthe, faites comme si je n'étais pas là. Je suis Marthe. C'est vous qui venez travailler pour Ludwig? Il vous a laissé un mot.
Marc lut quelques lignes où Kehlweiler lui résumait la situation. D'accord, mais s'il croyait que c'était facile de bosser avec quelqu'un qui fait sa petite vie à un mètre derrière vous, merde.
Marc fit un petit salut et s'installa à sa table. Autant marquer les distances tout de suite, parce que cette vieille lui semblait d'un genre bavard et curieux de tout. Faut croire que Kehlweiler avait confiance pour ses dossiers.
Il sentait qu'elle l'examinait de dos et ça le crispait. Il avait attrapé Le Monde et il avait du mal à se concentrer. Marthe examinait le type de dos. Habillé tout en noir, pantalon serré et veste de toile, bottes aux pieds, les cheveux noirs aussi, assez petit, un peu trop mince, le genre nerveux, agile, mais pas très costaud. Le visage, pas mal, un peu creusé, un peu indien, mais pas mal, fin, de l'allure. Bon. Ça irait. Elle ne le dérangerait pas, c'était le genre agité qui a besoin d'être seul pour pouvoir travailler. Elle s'y connaissait en hommes.
Marthe se leva et enfila son manteau. Elle avait des affaires à aller récupérer.
Marc s'arrêta au milieu d'une ligne et se retourna.
- Ludwig? C'est son nom?
- Ben oui, dit Marthe.
- Il ne s'appelle pas Ludwig.
- Ben si. Il s'appelle Louis. Louis, Ludwig, c'est le même nom, pas vrai? Alors comme ça, vous seriez le neveu de Vandoosler? D'Armand Vandoosler? Comme commissaire, il était chic avec les filles.
- Ça ne m'étonne pas, dit Marc sèchement. Vandoosler le Vieux n'avait jamais su se contenir, il avait multiplié dans sa vie séductions effrénées et abandons négligents, plaisirs, profusions mais aussi ravages que Marc, plutôt précautionneux avec les femmes, critiquait rageusement. Un constant sujet de passe d'armes.
- Jamais il a frappé une pute, continua Marthe. Quand je tombais sur votre oncle, on discutait le coup. Il va bien? Vous lui ressemblez un peu, tiens, quand je vous regarde. Allez, je vous laisse travailler.
Marc se leva en taillant son crayon.
- Mais Kehlweiler? Pourquoi vous l'appelez Ludwig? Qu'est-ce que ça pouvait lui foutre au fond?
- Qu'est-ce qui gêne ? dit Marthe. C'est pas bien, Ludwig, comme prénom?
- Si, ce n'est pas mal.
- Moi je trouve ça mieux que Louis. Louis... Louis... ça fait un peu tarte en français.
Marthe boutonna son manteau.
- Oui, répéta Marc. Il est d'où, Kehlweiler? De Paris? Qu'est-ce que ça pouvait lui foutre, bon sang? Il n'avait qu'à laisser filer la vieille et c'est tout. Marthe semblait se fermer, en même temps que son manteau.
- De Paris? recommença Marc.
- Du Cher. Et après? On a quand même le droit de s'appeler comme on veut jusqu’a nouvel ordre, pas vrai? Marc hocha la tête, quelque chose lui échappait.
- D'ailleurs, reprit Marthe, Vandoosler, c'est quoi?
- Belge.
- Eh bien, alors?
Marthe sortit en lui faisant un signe de la main. Un signe qui voulait dire aussi " ferme-la un peu ", si Marc ne se trompait pas.
Marthe bougonnait en descendant l'escalier. Trop curieux, trop bavard, ce gars-là, comme elle. Enfin, si Ludwig lui faisait confiance, c'était ses oignons.
Marc se rassit, un peu préoccupé. Que Kehlweiler ait bossé à l'Intérieur, soit. Qu'il continue à se mêler de tout et rien et à s'imposer ce démentiel archivage lui semblait incohérent, sans rime ni raison. Les grands mots n'expliquent pas tout. Les grands mots sont souvent sous-tendus par de petits comptes personnels en souffrance, parfois justes, parfois sordides. Il leva le regard vers les rayonnages où se serraient les boîtes d'archives. Non. Il avait toujours été de parole, un type franc, franc jusqu'à lasser tout le monde avec son bavardage de franc, il n'allait pas se mettre à fouiner. Il n'avait pas tellement de qualités qu'il puisse se permettre d'en sacrifier une.
Chapitre 8
Louis Kehlweiler avait réfléchi une partie de la nuit. La veille au soir, il avait compté ceux qui venaient faire pisser leur chien sur la petite place du côté du banc 102. Au moins dix, un va-et-vient infernal de chiens pisseurs et de maîtres dociles. De dix heures trente à minuit, il avait regardé les visages, noté des détails pour s'y repérer, mais il ne voyait pas comment pister tout le monde. Ça pouvait prendre des jours et des jours. Sans tenir compte de la légion qui passait sans doute avant dix heures trente. Un travail accablant, mais pas question de laisser tomber le truc. Une femme s'était fait démolir, peut-être, il avait toujours su repérer la crasse, il n'arrivait pas à laisser tomber.
Inutile de surveiller les promeneurs de chiens du matin, la grille d'arbre était propre quand il avait quitté le banc jeudi, à deux heures de l'après-midi. Le chien était venu après. Et il y avait au moins une chose sur laquelle on pouvait compter, c'était la régularité des promeneurs de chiens. Toujours aux mêmes heures, et un ou deux trajets possibles, en boucle. Quant aux habitudes du chien, c'était plus délicat. Dégénérés comme ils étaient, les chiens de ville ne savaient plus marquer leurs territoires, ils faisaient n'importe quoi n'importe où, mais sur le trajet du maître, forcément.
Donc il y avait les meilleures chances pour que le chien repasse sur cette grille d'arbre. Les chiens aiment les grilles d'arbre, davantage que les pneus de voitures. Mais même s'il arrivait à circonscrire vingt-cinq sortes de chiens, comment s'y prendre pour repérer leurs noms et adresses sans y passer un mois entier? D'autant que maintenant, il n'était plus très bon pour les filatures. Avec sa jambe raide, il marchait moins vite, et il se faisait repérer plus facilement. Sa grande taille n'arrangeait rien.
Il lui aurait fallu des gars pour l'aider, mais il n'avait plus le fric pour ça. C'était fini, les frais de mission du ministère. Il se retrouvait seul, autant abandonner. Il y avait eu un bout d'os sur la grille d'arbre, il suffisait de l'oublier.
Toute une partie de la nuit, il avait essayé de se convaincre d'oublier. Les flics n'avaient qu'à s'en occuper. Mais les flics s'en foutaient. Comme si chaque jour les chiens avalaient des pouces de pied qu'ils venaient éjecter par la suite n'importe où. Kehlweiler haussa les épaules. Les flics ne se mobiliseraient pas sans cadavre ni disparition signalée. Et une petite phalange égarée n'est pas un cadavre. C'est une petite phalange égarée. Mais pas question de la laisser tomber. Il regarda sa montre. Il avait le temps, tout juste, d'attraper Vandoosler au bunker.
Kehlweiler appela Marc Vandoosler dans la rue au moment même où il quittait le bureau. Marc se raidit. Qu'est-ce que Kehlweiler venait lui dire un samedi ? D'ordinaire il passait le mardi, pour prendre le compte rendu de la semaine. Est-ce que la vieille Marthe avait parlé? Rapporté ses questions? Très vite, Marc, qui ne voulait pas perdre le boulot, élabora mentalement un rapide tissu de mensonges défensifs. Il était doué pour ça, très prompt. Se défendre vite, c'est ce qu'il faut savoir faire quand on est nul à l'attaque. Quand Kehlweiler fut assez près de lui pour qu'il voie son visage, Marc se rendit compte qu'il n'y avait aucune sorte d'attaque à contrer et il se détendit. Plus tard, le premier janvier de l'année prochaine par exemple, il essaierait de cesser de s'énerver comme ça. Ou de l'année suivante, au point où il en était, il n'y avait pas urgence.
Marc écouta et répondit. Oui, il avait le temps, oui, d'accord, il pouvait l'accompagner une demi-heure, de quoi s'agissait-il?
Kehlweiler l'entraîna vers un banc tout proche. Marc aurait préféré aller se mettre au chaud dans un café mais ce grand type avait l'air d'avoir une prédilection pénible pour les bancs.
- Regarde, dit Kehlweiler en sortant une boule de papier journal de sa poche. Ouvre ça doucement, regarde et dis-moi ce que tu en penses.
Louis se demanda pourquoi il lui posait cette question puisqu'il savait très bien quoi penser de cet os. Sans doute pour faire partir Marc du point exact duquel il était parti lui-même. Ce rejeton de Vandoosler le Vieux l'intriguait. Les notes de synthèse qu'il lui avait fournies étaient excellentes. Et il s'était bien démerdé dans l'histoire Siméonidis, deux crimes immondes, il y avait six mois de ça. Mais Vandoosler l'avait prévenu: son neveu ne s'intéressait qu'au Moyen Âge et aux amours désespérées. Saint Marc, il l'appelait. Il paraît qu'il était très bon dans son domaine. Mais ça peut donner des résultats ailleurs, pourquoi non? Louis avait appris il y a trois jours que Delacroix était le fils présumé de Talleyrand, et cette jonction lui avait fait plaisir. Génie pour génie, peinture ou politique, des rails incompatibles pouvaient s'emboîter.
- Alors? demanda Louis.
- Ça a été trouvé où ?
- Paris, sur la grille d'arbre du banc 102, à la Contrescarpe. Tu en penses quoi?
- À première vue, je dirais que c'est de l'os qui sort d'une merde de chien.
Kehlweiler se redressa et observa Marc. Oui, ce type l'intéressait.
- Non? dit Marc. Je me goure?
- Tu ne te goures pas. Comment tu le sais? Tu as un chien ?
- Non, j'ai un chasseur-cueilleur des temps paléolithiques. C'est un préhistorien, très braqué avec ça, faut pas l'emmerder sur le sujet. Il a beau être préhistorien, très braqué, c'est un ami. Je me suis intéressé à ses détritus de fouille car il est sensible en fait, je ne veux pas le peiner.
- C'est lui que ton oncle appelle Saint Luc?
- Non, ça c'est Lucien, il est historien de la Grande Guerre, très braqué avec ça. On est trois dans la baraque, Mathias, Lucien et moi. Et Vandoosler le Vieux qui s'obstine à nous appeler Saint Matthieu, Saint Luc et Saint Marc de sorte qu'on a l'air de tarés. Il ne faudrait pas pousser beaucoup le vieux pour qu'il s'appelle Dieu. Enfin, c'est les conneries de mon oncle. Celles de Mathias, le préhistorien, c'est encore autre chose. Dans les détritus de sa fouille, il y avait des os comme celui-là, percés de petits trous. Mathias dit que ça vient des merdes des hyènes préhistoriques et qu'il ne faut surtout pas mélanger ça avec la bouffe des chasseurs-cueilleurs. Il avait étalé le tout sur la table de la cuisine jusqu'à ce que Lucien s'énerve parce que ça se mélangeait avec sa bouffe à lui, et Lucien aime la bouffe. Bref, peu t'importe cette baraque, mais comme il n'y a pas d'hyène préhistorique sur les grilles d'arbre de Paris, je pense que ça doit venir d'un chien.
Kehlweiler hocha la tête. Il souriait.
- Seulement, continua Marc, et après? Les chiens croquent des os, c'est dans leur nature, et ça ressort dans cet état, poreux, percé. À moins que... ajouta-t-il après un silence.
- À moins que, répéta Kehlweiler. Car celui-là, c'est de l'os humain, une dernière phalange de doigt de pied.
- Sûr?
- Certain. J'ai fait confirmer au Muséum par un homme qui sait. Un pouce de pied de femme, assez âgée.
- Évidemment... dit Marc après un nouveau silence. Ce n'est pas usuel.
- Ça n'a pas troublé les flics. Le commissaire du quartier n'admet pas qu'il s'agisse d'os, il n'a jamais vu ça. Je reconnais que la pièce est dans un état inhabituel et que je l'ai forcé à l'erreur. Il suppute que je lui tends un piège, ce qui est exact, mais ce n'est pas celui qu'il croit. Personne n'a disparu dans le quartier, ils ne vont donc pas ouvrir une enquête pour un os emballé dans une merde de chien.
- Et toi, tu penses à quoi?
Marc tutoyait quiconque le tutoyait. Kehlweiler étendit ses grandes jambes et croisa les mains derrière sa nuque.
- Je pense que cette phalange appartient à quelqu'un et je ne suis pas certain que la personne qui est au bout soit vivante. J'écarte l'accident, trop invraisemblable. Les hasards les plus inconséquents peuvent se produire, mais tout de même. Je pense que le chien s'est plus sûrement servi sur un cadavre. Les chiens sont charognards, comme tes hyènes. Laissons tomber le cas d'un cadavre légal, dans une maison ou un hôpital. Il serait inepte d'imaginer le passage du chien dans la chambre funèbre.
- Et si une vieille est morte seule dans sa chambre, avec son chien?
-Et comment le chien serait-il sorti de là? Non, impossible, le corps est dehors. Un corps à l'oubli quelque part, ou bien assassiné quelque part, cave, chantier, terrain vague. Alors, le passage d'un chien peut s'envisager.
Le chien avale, digère, éjecte, et la pluie torrentielle de l'autre nuit lessive.
- Un cadavre à l'abandon dans un terrain vague, ça ne veut pas dire un meurtre.
-Mais l'os vient de Paris, et c'est cela qui me trouble. Les chiens de Paris ne vont pas fureter loin de leur habitat, et un cadavre ne reste pas inaperçu bien longtemps dans la ville. On aurait déjà dû le repérer. J'ai revu l'inspecteur Lanquetot ce matin, toujours rien, pas le moindre corps dans la capitale. Pas de disparition non plus. Et les enquêtes routinières suite à décès solitaires n'ont rien révélé de particulier. J'ai trouvé l'os jeudi soir. Ça fait trois jours. Non, Marc, ce n'est pas normal.
Marc se demandait pourquoi Kehlweiler lui racontait tout cela. Il n'était pas contre, d'ailleurs. C'était agréable de l'écouter parler, il avait une voix calme, basse, très apaisante pour les nerfs. Ceci dit, cette merde de chien, il n'en avait rien à faire. Il commençait à faire vraiment froid sur ce banc, mais Marc n'osait pas dire: " J'ai froid, je me tire. " Il se serra dans sa veste.
- Tu as froid? demanda Louis.
- Un peu.
- Moi aussi. C'est novembre, on n'y peut rien.
Si, pensa Marc, on peut aller au bistrot. Mais évidemment, c'était délicat de parler de tout ça dans un café.
- Faut encore attendre, reprit Kehlweiler. Il y a des gens qui traînent huit jours avant de déclarer une disparition.
- Oui, dit Marc, mais qu'est-ce que ça peut te faire?
- Ça me fait que je ne trouve pas cela normal, je l'ai dit. Il y a quelque part un meurtre crasseux, c'est ce que je crois. Cet os, cette femme, ce meurtre, cette crasse, c'est dans ma tête et c'est trop tard, il faut que je sache, il faut que je trouve.
- C'est du vice, dit Marc.
- Non, c'est de l'art. Un art irrépressible et c'est le mien. Tu ne connais pas ça?
Oui, Marc connaissait, mais pour le Moyen Âge, pas pour une phalange sur une grille d'arbre.
- C'est le mien, répéta Kehlweiler. Si huit jours s'écoulent et que Paris ne livre rien, le problème va se corser singulièrement.
- Bien sûr. Un chien, ça peut voyager.
- Exactement.
Kehlweiller replia son corps et puis se leva. Marc le regarda d'en bas.
- Le chien, dit Kehlweiler, a pu faire des kilomètres en bagnole pendant la nuit! Il a pu bouffer un pied en province et l'avoir recraché dans Paris! Tout ce qu'on peut supposer grâce à ce chien, c'est qu'il y a un corps de femme quelque part, mais ce corps peut être n'importe où! Ce n'est pas si petit que cela, la France, rien que la France. Un corps quelque part et nulle part où chercher...
- C'est fou tout ce qu'on peut dire sur une crotte de chien, murmura Marc.
- Tu n'as rien repéré dans la presse régionale ? Meurtres, accidents ?
- Meurtres, non. Accidents, comme d'habitude. Mais pas d'histoire de pied, j'en suis sûr.
- Continue à dépouiller et sois vigilant là-dessus, pied ou pas pied.
- Bien, dit Marc en se levant.
Il avait compris le boulot, il avait les doigts gelés, il voulait se tirer.
- Attends, dit Kehlweiler. J'ai besoin d'aide, j'ai besoin d'un homme qui court. Je suis ralenti par ma jambe et je ne peux pas suivre cet os tout seul. Tu serais d'accord? Un simple coup de main de quelques jours. Mais je n'ai pas de quoi te payer.
- Pour faire quoi?
- Suivre les sorteurs de chiens habitués du banc 102. Noter les noms, les adresses, les déplacements. J'aimerais ne pas perdre trop de temps, au cas où.
L'idée ne plaisait pas du tout à Marc. Il avait déjà fait le guetteur une fois pour son oncle, ça suffisait comme ça. Ce n'était pas un truc pour lui.
- Mon oncle dit que tu as des hommes dans Paris.