- Prétexte idiot.

- Sans doute. Il faut avoir un prétexte idiot pour cacher une mauvaise pensée. Et puis j'ai un type à examiner.

Marc haussa les épaules et risqua un œil dans le goulot de sa bouteille vide. Incroyable tout ce qu'on peut voir quand on s'enfonce l'œil dans une bouteille vide.

 

 

 

Chapitre 17

 

 

 

 

Louis réussit à se lever vers neuf heures. Il voulait se dépêcher d'aller dire salut, comme ça ce serait fait, et le plus tôt serait le mieux, puisqu'il ne pouvait pas s'en empêcher. Marc avait raison, il aurait dû éviter, ne pas revoir son visage, ne pas regarder le mari, mais rien à faire, il n'avait jamais connu la sagesse d'éviter, il voulait faire des emmerdements. Pourvu qu'il ne fasse pas de tapage, de ces placides tapages qui mettaient les gens hors d'eux, et tout irait à peu près bien. Pourvu qu'il ne se conduise pas comme un caustique salaud. Tout dépendrait de la tête qu'elle ferait. Tout cela serait de toute façon triste et médiocre, Pauline avait toujours voulu du fric, elle aurait empiré avec les années et ce serait moche à voir. Mais précisément, c'était cela qu'il voulait voir. Voir quelque chose de moche, Pauline confite dans les billets de banque et le jus de poisson, couchant avec le petit homme en fermant les yeux, Pauline sans éclat, sans mystère, engoncée dans les couloirs de ses mauvais penchants. Et quand il aurait vu ça, il n'y penserait jamais plus, ça ferait toujours une case de vidée. Marc se trompait, il n'avait pas l'intention de coucher avec elle, mais de voir à quel point il ne voulait plus coucher avec elle.

Mais attention, se dit-il en sortant de l'hôtel, pas de tapage placide, pas d'ironie vengeuse, trop facile, trop grossier, faire attention à cela, bien se tenir. Il s'étonna de ne voir aucune voiture de flic devant la mairie. Le maire devait encore dormir et les appellerait mollement dans la matinée, et c'était encore ça de gagné pour l'assassin. Le visage de la vieille écrasée sur les rochers, du maire dormant, de Pauline dans le lit du type, le visage d'une ville de cons. Attention, pas de tapage.

Il se présenta à l'accueil du centre de thalassothérapie, tirant sur son mètre quatre-vingt-dix, conscient de se tenir très haut, très droit, et demanda à voir Pauline Darnas, puisque c'était son nouveau nom. Non, ce n'était

pas pour une admission, il voulait voir Pauline Darnas. Elle ne recevait personne le matin? Bien, d'accord, pourrait-on avoir l'amabilité de lui dire que Louis Kehlweiler désirait la voir?

La secrétaire fit partir le message et Louis s'installa dans un fauteuil jaune, immonde. Il était content de lui, il avait fait les choses bien, poliment, selon les usages. Il dirait salut et il s'en irait sur l'image renouvelée en moche de cette femme qu'il avait aimée. Les flics allaient rappliquer à Port-Nicolas, il n'allait pas passer la nuit là-dessus, dans ce hall luxueux où il n'y avait rien de beau à voir. Salut et au revoir, il avait autre chose à foutre.

Dix minutes passèrent et la secrétaire revint vers lui. Mme Darnas ne pouvait pas le recevoir et le priait de l'en excuser, qu'il repasse une autre fois. Louis sentit les bons usages se pulvériser. Il se leva trop brusquement, manqua perdre l'équilibre sur cette saleté de jambe et se dirigea vers la porte où la pancarte " Privé " le contrariait depuis un bon moment. La secrétaire courut à son bureau pour sonner, et Louis entra dans les appartements interdits. Il s'arrêta sur le seuil d'une vaste pièce, où les Darnas achevaient le petit déjeuner.

Ils levèrent tous les deux la tête, puis Pauline la baissa aussitôt. À trente-sept ans, on ne peut pas espérer qu'une femme soit devenue complètement moche, et Pauline ne l'était pas. Elle portait maintenant ses cheveux bruns coupés court et ce fut la seule différence que Louis eut le temps d'enregistrer. Lui, il s'était levé et Louis le trouva aussi laid qu'il l'avait espéré quand il l'avait aperçu hier à déjeuner. Il était petit, gras, moins que sur la photo, il avait la peau très pâle, presque verte, le front court, les joues et le menton informes, le nez perdu, les sourcils énormes sur des yeux bruns assez vifs. C'était tout ce qu'il y avait de vif à voir, et encore, ses yeux étaient rétrécis. Darnas s'attarda lui aussi à considérer l'homme qui venait d'entrer chez lui.

- Je suppose, dit-il, que vous avez d'excellents motifs pour passer outre à la consigne de ma secrétaire?

- J'ai des motifs. Mais je doute qu'ils soient excellents.

- À la bonne heure, dit le petit homme en lui proposant de s'asseoir. Monsieur... ?

- Louis Kehlweiler, un vieil ami de Pauline.

- À la bonne heure, répéta-t-il en s'asseyant à son tour. Vous prendrez du café?

- Volontiers.

- A la bonne heure.

Darnas s'appuya confortablement sur son large fauteuil et regarda Louis en ayant l'air de s'amuser beaucoup.

- Puisque nous avons des goûts communs, dit-il, passons outre aux préliminaires et venons-en directement au but de votre intrusion, qu'en dites-vous?

A vrai dire, Louis ne s'attendait pas à cela. Il avait plutôt l'habitude de conduire les débats et Darnas prenait un net avantage. Cela ne lui déplut pas.

- Ce sera facile, dit Louis en levant les yeux vers Pauline qui, toujours serrée sur sa chaise, soutenait à présent son regard. En tant qu'ami de votre femme, ancien amant, je le précise en toute humilité, et amant éconduit après huit années, je le signale toute rage contenue, et sachant qu'elle vivait ici, j'ai voulu voir ce qu'elle devenait, à quoi ressemblait son mari, et pourquoi et pour qui elle m'avait laissé ronger ma peine durant deux ans, enfin toutes questions banales que le premier venu se poserait.

Pauline se leva et sortit de la pièce sans dire un mot. Darnas fit un petit mouvement avec ses gros sourcils.

- Bien entendu, dit Darnas, en servant une seconde tasse de café à Louis, je vous suis fort bien, et je comprends que le refus de Pauline vous ait froissé, c'est légitime. Vous examinerez ces questions tous les deux à tête reposée, vous serez plus à l'aise sans moi. Vous voudrez bien l'excuser, votre visite a dû la surprendre, vous la connaissez, une nature très vive. À mon avis, elle ne tient peut-être pas tant que ça à me montrer à ses anciens amis.

Darnas avait une voix très douce, fluette, et il paraissait être aussi naturellement calme que Louis, sans affectation, sans effort. De temps à autre, il secouait lentement ses deux grosses mains comme s'il s'était brûlé, ou comme s'il s'était mouillé et qu'il voulait faire tomber les gouttes d'eau au sol, ou comme s'il voulait remettre tous ses doigts en place, enfin c'était curieux, et Louis trouvait le geste inhabituel et intéressant. Louis regardait toujours ce que les gens faisaient de leurs mains.

- Mais pourquoi vous décider tout d'un coup, en plein mois de novembre? Il y a autre chose?

- J'allais vous le dire. C'est le second motif de ma visite, le meilleur, le premier étant de nature évidemment plus vile, plus revancharde, comme vous l'avez remarqué.

- Évidemment. Mais je veux espérer que vous ne ferez pas de mal à Pauline, et quant au mal que vous pourrez me faire, à moi, nous verrons cela en temps utile, et s'il y a lieu.

- C'est entendu. Voici donc ce second motif : vous êtes un des hommes les plus riches du lieu, votre centre de bouillasse marine draine hommes, femmes et ragots en nombre, vous êtes installé ici depuis presque quinze ans, et de plus, Pauline travaille au journal régional. Vous avez donc peut-être des choses pour moi. Depuis Paris, j'ai suivi une bricole qui m'a amené jusqu'à la mort de Marie Lacasta dans les rochers de la grève Vauban, il y a douze jours de ça. Accident, a-t-on dit.

- Et vous?

- Moi, j'ai dit meurtre.

-À la bonne heure, dit Darnas en secouant les mains. Racontez ça. Lacasta?

- Vous vous en foutiez, de Marie.

- Mais pas du tout. Qu'est-ce qui vous met cette idée en tête ? J'aimais bien cette femme, tout au contraire, très rusée et très gentille. Toutes les semaines, elle venait au jardin. Elle n'avait pas de jardin, comprenez-vous, et cela lui manquait. Je lui avais donc laissé une parcelle dans le parc du centre. Là, elle faisait ce qu'elle voulait, ses patates, ses petits pois, que sais-je ? Ça ne me privait pas, je n'ai pas le temps pour du jardinage et ce ne sont pas les clients de la thalasso qui vont se mettre à biner les pommes de terre en sortant de la piscine, certes non, ce n'est pas le genre. On se voyait souvent, elle apportait des légumes à Pauline, pour la soupe.

- Pauline ? Elle fait de la soupe? Darnas secoua la tête.

- C'est moi qui cuisine.

- Et en course? Son quatre cents mètres?

- Trions, trions, dit Darnas de sa voix délicate. Vous vous occuperez de Pauline en tête à tête, parlez-moi de ce meurtre. Vous avez raison, je connais tout le monde ici, c'est bien évident. Dites-moi ce qui s'agite.

Louis ne tenait pas à garder les choses au secret. Puisque l'assassin avait pris soin de masquer l'acte en accident, mieux valait tout renverser au plus vite, divulguer et faire grand bruit. Forcer l'assassin à se retourner dans un autre sens que sa planque naturelle, seul espoir de faire jaillir quelque chose, c'est du simple bon sens, solide comme un vieux banc. Louis exposa à Darnas, qui lui semblait tout aussi moche, Dieu merci, mais dont la compagnie lui plaisait beaucoup, à quoi bon le nier, le détail des événements qui l'avaient conduit à Port-Nicolas, la phalange, le chien, Paris, les bottines, la marée montante, l'entretien avec le maire, l'ouverture de l'enquête. Darnas secoua ses doigts gras deux ou trois fois pendant ce récit, qu'il n'interrompit pas une seule fois, même pas pour dire " à la bonne heure ".

- Eh bien, dit Darnas, je suppose qu'on va nous envoyer un inspecteur de Quimper... Voyons, si c'est le grand brun, c'est désastreux, mais si c'est le petit malingre, on a des chances. Le petit malingre, pour ce qu'il m'est arrivé d'en voir - il y a eu un accident au centre il y a quatre ans, une femme morte sous sa douche, un désastre, mais un simple accident, n'allez pas vous mettre martel en tête -, donc le petit malingre, Guerrec, est assez futé. Très soupçonneux en revanche, il n'accorde sa confiance à personne, et cela le retarde. Il faut savoir choisir ceux sur qui s'appuyer, au lieu de quoi on s'enlise. Et puis, il a au-dessus de lui un juge d'instruction qui fait une hantise de l'échec. Aussi le juge a-t-il la garde à vue facile, il fait boucler le premier suspect venu tant il a peur de rater le coupable. Trop de hâte nuit aussi. Enfin, vous verrez ça... Encore que je suppose que vous n'allez pas rester pour l'enquête? Votre partie est terminée?

- Juste le temps de voir comment Quimper prend les choses en main. C'est un peu mon œuvre, je veux savoir à qui je confie le soin de poursuivre.

- Comme pour Pauline?

- On a dit qu'on triait.

-Trions. Que puis-je vous dire sur ce meurtre? D'abord, Kehlweiler, vous me plaisez.

Louis regarda Darnas, assez stupéfait.

- Si, Kehlweiler, vous me plaisez. Et en attendant de constater le mal que vous me ferez concernant Pauline, que j'aime, toute personne qui l'a bien connue comprend cela aisément, et en attendant que la rivalité millénaire nous dresse l'un contre l'autre et front contre front, et j'ai l'idée désolante que je n'aurai pas le dessus, car vous l'avez noté, que je suis laid, ce qui n'est pas votre cas, en attendant donc ces éventuels instants qui font trembler la vie, je ne tolère pas de savoir qu'on a écrasé la vieille Marie. Non, KehlWeiler, je ne le tolère pas. Et ne comptez pas trop sur le maire pour vous fournir des renseignements sur ses administrés, à vous pas plus qu'aux flics. Il soigne chacun de ses bulletins de vote et passe son existence à tenter de s'épargner des ennuis, je ne le blâme pas, mais il est, comment dire, très flasque.

- Dessus ou jusqu'au fond? Darnas tordit les lèvres.

- À la bonne heure, vous avez vu cela. On ne sait pas ce qu'il y a au fond du maire. Il est ici depuis deux mandats, envoyé d'Île-de-France, et après tout ce temps, impossible de saisir quelque chose d'un peu constant chez lui. C'est peut-être le secret pour se faire élire. Le mieux à faire pour pouvoir se retourner en tous sens sans que cela se voie trop, c'est d'être rond, n'est-ce pas? Eh bien, Chevalier est rond, glissant, vitrifié comme un congre, un chef-d’œuvre dans un certain sens. Il vous fera peu de réponses franches, même si elles vous le semblent.

- Et vous-même?

- Je sais mentir comme un autre, cela va de soi. Il n'y a que les niais qui ne savent pas. Mais, jardin excepté, je ne vois pas de lien entre Marie et moi.

- Du jardin, elle pouvait aisément entrer dans la maison.

- Et elle le faisait en effet. Je vous l'ai dit, pour les légumes.

- Et dans une maison, on peut en apprendre beaucoup. Elle était curieuse?

-Ah! Très curieuse... Comme beaucoup de gens seuls. Elle avait bien Lina Sevran, et les enfants de Lina qu'elle a élevés, mais les enfants sont grands, tous deux à Quimper, au lycée. Alors, elle traînait beaucoup seule, surtout depuis la disparition de son mari, Diego, il y a environ cinq ans, oui, c'est à peu près cela. Deux petits vieux qui s'étaient mariés tard et qui s'aimaient fort, très émouvant, vous auriez dû voir ça. Oui, Kehlweiler, très curieuse, Marie. Et c'est sûrement pourquoi elle a accepté le petit travail malpropre que lui a confié le maire.

- Puis-je sortir mon crapaud de ma poche? Je ne comptais pas rester si longtemps et j'ai peur qu'il n'ait chaud.

- Je vous en prie, à la bonne heure, dit Darnas, pas plus troublé devoir Bufo sur son sol de marbre que s'il s'était agi d'un paquet de cigarettes.

- Je vous écoute, dit Louis en prenant le pot à eau refroidi et en lançant des gouttelettes sur Bufo.

- Allons parler de ça dans le parc, qu'en dites-vous? Il y a beaucoup de personnel ici, et comme vous en avez fait l'expérience ce matin, on entre comme dans un moulin. Votre animal sera aussi bien dehors. Vous me plaisez, Kehlweiler, jusqu'à nouvel ordre, et je vous raconte l'histoire des poubelles de Marie, tout à fait entre nous. Il n'y a que Pauline qui le sache aussi. D'autres ont pu l'apprendre, bien sûr, Marie était moins discrète qu'elle ne le pensait. Cela vous intéressera.

Louis se leva, se rassit pour ramasser Bufo, et se releva à nouveau.

- Vous ne pouvez pas vous plier? demanda Darnas. Cette jambe? Je vous ai vu boiter en entrant.

- C'est cela. J'ai brûlé mon genou dans une sale enquête. C'est après que Pauline est partie.

- Et selon vous, elle serait partie pour ça?

- Je le crois. Mais à présent, je ne sais plus.

- Parce que, en me voyant, vous vous dites que Pauline n'est pas très soucieuse des disgrâces physiques ? À la bonne heure, je crois que vous êtes dans le vrai. Mais trions, nous avions dit qu'on triait.

Louis mouilla sa main, prit Bufo, et les deux hommes sortirent dans le parc.

- Vous êtes réellement riche, dit Louis, en considérant l'étendue de la pinède.

- Réellement. Alors voilà. Il y a un peu plus de cinq ans, un type s'est fixé dans la commune. Il a acheté une grande villa, blanche, laide, aussi laide que ce centre de thalasso, c'est vous dire. Personne ne sait de quoi il vit, il travaille à domicile. Rien de très spécial à en dire au premier examen, plutôt convivial, joueur de cartes, braillard, vous ne pourrez pas le manquer au Café de la Halle, il y vient tous les jours faire des parties, une grosse tête solide et monotone. Il s'appelle Blanchet, René Blanchet. À mon idée, il va vers les soixante-dix ans. Donc, aucun intérêt particulier, je ne m'en approche guère, à ceci près qu'il s'est mis dans la tête de devenir le prochain maire.

- Ah.

- Il a du temps devant lui, cinq ans, tout peut arriver. Il plait aux gens. C'est un genre d'intégriste du lieu, Port Nicolas pour Port-Nicolas et pour personne d'autre, ce qui est assez curieux, lui-même n'étant qu'un tard venu. Mais ça peut plaire, vous l'imaginez.

- Vous ne l'aimez pas?

- Il me porte un léger tort. René Blanchet susurre pendant ses parties de cartes que le centre de thalassothérapie draine des étrangers sur Port-Nicolas, des Néerlandais, des Allemands, et pire, des Espagnols, des Latins, et pire encore, des Arabes fortunés. Vous vous figurez mieux l'homme?

- Très bien.

- Vous-même, vous êtes allemand?

- En partie, oui.

- Eh bien, Blanchet le verra, ça ne fera pas long feu. Il n'a pas son pareil pour dépister les étrangers.

- Je ne suis pas étranger, je suis fils d'Allemand, précisa Louis en souriant.

- Pour René Blanchet, vous le serez, vous verrez ça. Je pourrais le balayer d'ici, j'en ai les moyens. Mais ce ne sont pas mes méthodes, Kehlweiler, croyez-le ou non. J'attends de voir ce qu'il trafique et je me tiens aux aguets, car la commune ne serait pas marrante avec lui. Mieux vaut cent fois le congre rond. Et c'est ainsi, en le surveillant du coin de l'œil, que j'ai repéré que la vieille Marie le surveillait de même. C'est-à-dire qu'elle surveillait ses poubelles, à la nuit tombée.

- Envoyée par le maire?

-À la bonne heure. Ici, on sort les poubelles une fois par semaine, le mardi soir. Depuis sept ou huit mois, Marie escamotait les sacs de René Blanchet, les examinait chez elle - ils habitent assez près l'un de l'autre - et reposait le tout refermé, ni vu ni connu. Et le lendemain, Marie se rendait à la mairie.

Louis s'arrêta de marcher et s'adossa au tronc d'un sapin. Il caressait machinalement Bufo du doigt.

- Le maire craint-il que René Blanchet ne cherche à le faire sauter de son siège plus tôt que prévu? Blanchet aurait-il quelque chose contre lui?

-Toujours possible, mais on peut aussi concevoir l'inverse. Le maire cherche à savoir qui est ce Blanchet, ce qu'il fait, d'où il vient, et espère peut-être en apprendre assez dans ses poubelles pour ruiner sa candidature le moment venu.

- Oui... Et si Marie a été surprise à fouiller par René Blanchet ? Il l'aurait tuée?

Et si Marie en avait appris trop sur le maire, dans les poubelles de Blanchet, il l'aurait tuée?

Les deux hommes restèrent silencieux.

- Moche, dit enfin Louis.

- Les poubelles, ce n'est jamais glorieux.

- Et les Sevran? Ça vous dit quoi? Darnas écarta les bras et secoua ses mains.

- À part leur saleté de pit-bull, je n'aurais que du bien à en dire. Elle, elle est assez impressionnante, belle sans être jolie, vous l'avez sûrement remarqué, et plutôt silencieuse, sauf quand ses enfants sont là, où elle change du tout au tout, très marrante. Je crois qu'elle s'emmerde ici, tout bonnement. Sevran est un bon compagnon, intelligent, amusant, franc, mais il a un gros problème avec ses foutues mécaniques. Il est passionné par des histoires de leviers, de pistons, d'engrenages, il court le pays après ses sacrées machines, mais remarquez qu'il en vit. C'est ce qu'on pourrait appeler un collectionneur authentique, d'autant plus qu'il en fait son commerce et qu'il les vend, les achète, les revend, et ça fait tourner la baraque, croyez-moi. C'est un des grands spécialistes du pays, très réputé en Europe, on vient le voir de partout. Lina se fiche des machines, et lui les aime trop. Alors, forcément, Lina s'emmerde. C'est plus facile pour une femme de lutter contre une autre femme que contre des machines à écrire. J'avance cette idée en l'air, car en ce qui me concerne, je préférerais que Pauline s'intéresse à des machines, par exemple, plutôt qu'à vous.

- Trions.

Darnas leva la tête et observa le visage de Louis.

- Vous m'examinez? Quelque chose qui ne va pas?

- Je me fais une idée, j'évalue le risque.

Darnas plissa ses petits yeux et considéra Louis sans bouger. Finalement, il hocha la tête et dérangea du pied les aiguille de pin qui tapissaient le sol.

- Alors? demanda Louis.

- Le danger n'est pas à négliger. Il faut que je réfléchisse.

- Moi aussi.

- Alors à bientôt, Kehlweiler, dit Darnas en lui tendant la main. Soyez sûr que je vous suivrai pas à pas, pour l'enquête comme pour Pauline. Si je peux vous aider pour la première et vous desservir pour la seconde, ce sera avec grand plaisir. Vous pouvez compter sur moi.

- Merci. Vous n'avez aucune idée de ce que Marie aurait pu trouver dans les poubelles?

- Hélas, non. Je l'ai vue faire, c'est tout. Le maire doit être le seul informé, ou Lina Sevran, peut-être, Marie l'a élevée comme sa gosse. Mais avant d'obtenir des renseignements de l'un ou l'autre, il vous faudra passer beaucoup d'heures au Café de la Halle.

- Lina Sevran vient au café?

- Tout le monde vient au café. Lina y est souvent, pour voir son mari au billard, pour voir les amis. C'est le seul endroit où ça bavarde, l'hiver.

- Merci, répéta Louis.

Il s'éloigna vers la sortie du parc en tirant sa jambe droite, et il sentait dans son dos Darnas qui l'observait, qui devait juger si oui ou non le boiteux avait une chance. C'était en tout cas la question que Louis se posait sur lui-même. Il n'aurait pas dû revoir Pauline, c'était évident. Elle n'avait pas changé, sinon de lieu et de nom, et maintenant, un léger chagrin lui embarrassait la tête. Et elle l'avait fui, en plus. Ce qui était normal, à considérer qu'il s'était comporté comme un mufle. Le plus embêtant avec tout cela, c'est que Darnas lui plaisait aussi. Si c'était lui qui avait tué Marie, ça pourrait arranger les choses, évidemment. Darnas avait été bien empressé à lui fournir des pistes, intéressantes d'ailleurs. Une petite pluie se mit à tomber, ce qui fit plaisir à Bufo. Louis ne hâta pas le pas, il ne le faisait presque jamais, et respira l'odeur des pins qui sortait avec l'humidité. L'odeur des pins, c'était très bien, il n'allait pas penser à cette femme toute la journée. Il voulait une bière.

 

 

 

Chapitre 18

 

 

 

 

Le centre de thalassothérapie était assez loin du Café de la Halle et Louis marchait lentement sur une petite route vide, sous une pluie froide qui commençait à détremper l'herbe des bas-côtés. Son genou lui faisait mal. Il avisa une borne en pierre et s'y posa avec Bufo pour quelques instants. Pour une fois, il essayait de ne pas réfléchir. Il passa sa main sur son front pour en essuyer l'eau et il vit Pauline devant lui. Le visage n'était pas conciliant. Il voulut se remettre debout.

- Reste assis, Ludwig, dit Pauline. Puisque c'est toi qui as fait le con, c'est toi qui restes assis.

- Bien. Mais je n'ai pas envie de parler.

- Non? Alors qu'est-ce que tu es venu foutre chez moi, ce matin? Entrer comme ça, parler comme tu l'as fait? Pour qui te prends-tu, nom de Dieu?

Louis regardait l'herbe se mouiller. Autant laisser parler Pauline quand elle était en colère, c'était le meilleur moyen pour que ça se tasse. Et de toute façon, elle avait entièrement raison. Et Pauline parla pendant cinq longues minutes, et elle l'engueula avec l'énergie qu'elle savait mettre dans un quatre cents mètres. Mais au bout des quatre cents mètres, il faut bien s'arrêter.

- Tu as tout dit? demanda Louis en levant le visage. Bon, c'est bien, je suis d'accord, tu as raison en tous points, inutile que tu poursuives. Je voulais te rendre visite, ce n'était pas grave et ce n'était pas indispensable de me faire mettre à la porte. Te rendre visite, rien de plus. Maintenant c'est fait, c'est bien, ce n'est pas la peine de crier des heures, je n'ai plus l'intention de te déranger, parole d'Allemand. Et Darnas n'est pas si mal que ça. Pas mal du tout même, et plus que ça encore.

Louis se remit debout. Son genou détestait la pluie.

- Tu as mal? demanda sèchement Pauline.

- C'est la pluie.

- Tu n'as pas pu faire arranger cette jambe?

- Non, pas de regrets, c'est resté tel qu'après ton départ.

- Pauvre con!

Et elle partit. Franchement, se dit Louis, ce n'était pas utile qu'elle se soit donné la peine de le rattraper. Enfin si, elle l'avait engueulé, elle avait eu raison. Il voulait une bière.

De loin, Marc arrivait à vélo.

- J'ai loué ça pour la journée, dit-il en freinant près de Louis. J'aime ça. Tu as fini avec la femme.

- Complètement fini, dit Louis. Nos rapports sont tendus et inexistants. Le mari est très intéressant, je vais te raconter ça.

- Tu vas où?

- Boire une bière. Voir au café où en sont les flics.

- Monte, dit Marc en lui désignant le porte-bagages. Louis réfléchit une demi-seconde. Avant, il pouvait faire du vélo, il ne s'était jamais fait transporter. Mais Marc, qui était déjà en train de retourner la bécane pour la remettre dans la bonne direction, ne mettait visiblement aucune intention blessante dans sa proposition. Il voulait aider, un point c'est tout. Marc n'était pas comme lui, il n'était jamais blessant.

Il freina cinq minutes plus tard devant le Café de la Halle. En route, il avait eu le temps en criant dans le vent et la pluie de raconter à Louis qu'après avoir abandonné provisoirement le seigneur de Puisaye, il avait été louer un vélo pour faire un tour du pays et qu'il avait trouvé là, en face du camping, en face de la grande surface commerciale, un truc hallucinant. Une espèce de machine de quatre mètres de hauteur, une immense et magnifique masse de ferraille et de cuivre, organisée dans ses plus petits détails, bourrée de leviers, d'engrenages, de disques, de pistons, et le tout ne servant strictement à rien. Et comme il restait hébété devant ce machin hors du commun, un type du coin était passé et il lui avait montré comment ça marchait. Il avait donné un coup de manivelle en bas, et l'énorme machine s'était mise à bouger, pas un piston qui ne bougeait pas, ça avait grimpé en tous sens en haut de ces quatre mètres d'articulations, redévalé par les flancs, et tout cela pour quoi? Je te le donne en mille, avait gueulé Marc la tête tournée vers le porte-bagages, tout cela pour qu'au bout, un levier s'abatte sur un rouleau de papier et imprime : C'est très possible. Souvenir de Port-Nicolas. Et le type a dit qu'on pouvait prendre le papier, que c'était pour moi, gratuit, qu'il y en avait cent un modèles différents. Après ça, Marc avait fait tourner plein de fois la manivelle, fait trembler l'immense machine à rien et recueilli plein de petites maximes et souvenirs de Port-Nicolas. Il avait eu, dans le désordre, Vous brûlez. Souvenir de Port-Nicolas, puis Point trop n'en faut. Souvenir de Port-Nicolas, puis Pourquoi non? Souvenir de Port-Nicolas, puis Idée ingénieuse, puis Pourquoi tant de haine? Puis Non, c'est froid et d'autres dont il ne se souvenait pas. Une machine unique. Pour son dernier coup de manivelle, Marc avait saisi le principe, il fallait se poser une question dans sa tête et actionner l'oracle. Il avait hésité entre: " Aurai-je terminé à temps l'étude des comptes du seigneur de Puisaye? ", qu'il avait trouvée mesquine, et - " Une femme m'aimera-t-elle ? ", mais il avait préféré ne pas savoir la réponse si c'était non, et avait opté pour une question simple et qui n'engage à rien telle que: " Dieu existe-t-il ? "

- Et tu sais ce qu'elle m'a répondu? ajouta Marc, à l'arrêt devant le Café de la Halle et toujours enfourché sur sa bicyclette : Reformulez la question. Souvenir de Port-Nicolas. Et tu sais quoi? Ce bel appareil à rien, c'est Sevran qui l'a fait. Il y a la signature, L. Sevran - 1991. J'aurais aimé faire un truc pareil, une énorme et magnifique imbécillité qui fournit des réponses vaseuses à des questions idiotes ou informulées. Suffit les rêves, garde, les flics sont là.

- Bien, on va les attendre. Ou plutôt non, tant pis pour la bière, on va chez les Sevran. Puisque tu en parles puisque les flics sont en retard, allons leur parler avant eux. Vas-y, démarre.

 

 

 

Chapitre 19

 

 

 

Chez les Sevran, on se mettait à table. Quand Lina vit arriver les deux hommes détrempés et apparemment décidés à rester, elle n'eut pas d'autre choix que d'ajouter deux assiettes. Louis présenta Marc, qui ne pensait soudain plus qu'à une chose, éviter le pit-bull s'il entrait dans la pièce. Il parvenait à se raisonner devant les chiens ordinaires, mais un pit-bull, et un pit-bull qui bouffait les pieds des morts, ça lui coupait les jambes en deux.

- Alors? dit Sevran en s'installant à table, c'est toujours ce chien qui vous préoccupe? Vous voulez une adresse? Vous vous êtes décidé, pour votre amie?

- je me suis décidé. Et je souhaitais vous en parler avant.

- Avant quoi? demanda Sevran en versant dans chaque assiette deux louches de moules.

Marc détestait les moules.

- Avant que les flics ne viennent vous rendre visite. Vous ne les avez pas vus ce matin, devant la mairie?

- Ça y est, dit Lina, je t'avais bien dit que ce chien avait fait une connerie.

- Je n'ai vu personne, dit Sevran. J'ai travaillé sur ma dernière machine, une belle pièce, une Lambert 1896, en très bon état. Les flics pour Ringo? Ça ne va pas un peu trop loin, non? Qu'est-ce qu'il vous a fait à la fin?

- Il a permis de reconstituer quelque chose d'essentiel. C'est grâce à lui qu'on sait que Marie n'est pas tombée dans les rochers. Elle y a été assassinée. C'est pour ça que les flics sont là. Je suis désolé pour vous deux. Lina ne se sentit pas bien. Elle regarda Kehlweiler en se tenant à la table, comme une femme qui ne veut pas tomber devant tout le monde.

-Assassinée? dit-elle. Assassinée? Et c'est le chien qui...

- Non, le chien ne l'a pas tuée, dit Louis rapidement. Mais... comment dire... il est passé par la grève, aussitôt après le meurtre, et, je suis navré, il a avalé un des doigts de son pied.

Lina ne poussa pas un cri mais Sevran se leva brusquement et alla tenir sa femme par les deux épaules, derrière sa chaise.

- Calme-toi, Lina, calme-toi. Expliquez-vous, monsieur... pardonnez-moi, j'ai oublié votre nom.

- Kehlweiler.

- Expliquez-vous, monsieur Kehlweiler, mais faites vite. La mort de Marie nous a fait un choc pénible. Elle avait élevé ma femme et mes enfants, donc vous le comprenez, Lina supporte très mal qu'on en parle. De quoi s'agit-il ? En quoi le chien...

- Je fais vite. Marie a été trouvée sur la grève, elle était pieds nus, vous le savez, on dit que la mer l'a déchaussée. Et, chose qui ne fut pas mentionnée dans le journal, il lui manquait un doigt du pied gauche. Les goélands, a-t-on pensé. Mais Marie a perdu ce doigt avant que la mer n'arrive sur elle. Quelqu'un l'a tuée, le jeudi soir, l'a descendue sur la grève, et la bottine trop large de Marie est tombée. L'assassin a achevé le travail sur les rochers, est remonté chercher la botte manquante. Ce temps a suffi au chien pour arracher le pouce du pied nu. Le meurtrier n'en a rien vu, la nuit tombait, il a replacé la chaussure et trois nuits se sont écoulées avant que l'on ne retrouve Marie.

- Mais comment pouvez-vous affirmer tout cela? demanda Sevran. On a des témoins?

Il tenait toujours Lina par les épaules. Plus personne ne pensait à bouffer.

- Aucun témoin. On a votre chien.

- Mon chien! Mais pourquoi lui? Il n'est pas le seul à traîner, que diable!

- Il est le seul à avoir rejeté dans ses excréments l'os du pied de Marie, jeudi soir, avant une heure du matin, place de la Contrescarpe, à Paris.

- Je ne comprends rien, dit Sevran, rien!

- C'est moi qui ai retrouvé cet os, moi qui ai remonté sa piste jusqu'ici. Je suis navré, mais c'est votre chien. En l'occurrence, il a rendu service. Sans lui, on n'aurait jamais pu suspecter un meurtre.

Soudain Lina cria, échappa aux mains de son mari et courut hors de la pièce. Il y eut un grand vacarme à côté et Sevran se précipita.

- Vite, leur cria-t-il, vite, elle adorait Marie!

Ils rattrapèrent Lina quinze secondes plus tard. Elle était simplement, dans la grande cour, face au pit-bull qui grognait. Lina tenait une carabine à la main, elle recula, épaula, visa.

- Lina! Non! hurla Sevran en courant vers elle. Mais Lina ne se retourna même pas. Dents serrées, elle fit partir les deux détonations et le chien sursauta et retomba au sol, ensanglanté. Elle jeta l'arme sur le cadavre du chien, sans un mot, le maxillaire tremblant, ne jeta pas un regard aux trois hommes qui l'entouraient et rentra dans la maison.

Louis l'avait suivie, laissant Marc auprès de Sevran. Elle avait repris sa place à table, devant son assiette pleine. Les mains tremblaient, et son visage était si contracté qu'elle ne semblait plus du tout belle. Il y avait en cet instant une telle rigidité dans ses traits que tout le tressaillement de son corps n'aurait pu attendrir personne. Louis lui versa du vin, poussa le verre vers elle, lui tendit une cigarette allumée et elle prit les deux. Elle le regarda, respira, et de la douceur réapparut sur son visage.

- Il a payé, dit-elle tout en inspirant entre les mots, cette saloperie de chien de l'enfer. Je savais bien qu'un jour ou l'autre il nous ferait du mal, à moi ou aux enfants.

Marc revenait dans la pièce.

- Que fait-il? demanda Louis.

- Il enterre le chien.

- Bien fait, dit Lina. Bien fait, bon débarras. J'ai vengé Marie.

- Non.

- Je sais, je ne suis pas idiote. Mais je n'aurais pas passé une minute de plus avec cette saleté.

Elle les regarda tour à tour.

- Quoi? Ça vous choque? Vous allez pleurer sur cette saleté de chien? J'ai rendu service à tout le monde en l'abattant.

- Vous avez du sang-froid, dit Louis. Vous ne l'avez pas raté.

- Tant mieux. Mais ce n'est pas du sang-froid d'abattre un chien qui vous fait peur. Et cette bête m'a toujours fait peur. Quand Martin était plus jeune - Martin, c'est mon fils -, le chien lui a sauté au visage. Il a toujours la cicatrice sur le menton. Hein? Il était joli, le chien, hein? J'ai supplié Lionel de nous en débarrasser. Mais non, il n'a rien voulu savoir, il a promis d'éduquer le chien, il a dit qu'il vieillirait, et que Martin l'avait emmerdé. Jamais la faute du chien, toujours la faute des autres.

- Pourquoi votre mari gardait-il Ringo?

- Pourquoi? Parce qu'il l'avait trouvé petit, à moitié mort dans un fossé. Il l'avait recueilli, soignoté et le chien avait guéri. Lionel est capable de s'attendrir sur une vieille machine à écrire rouillée quand elle se remet à marcher, alors je vous laisse imaginer quand le chiot s'est jeté dans ses bras. Il a toujours eu des chiens. Je n'ai pas eu le courage de lui retirer. Mais ce coup-ci, ma Marie, non, je ne peux plus le supporter.

- Qu'est-ce que va dire Lionel? demanda Marc.

-Il va être triste. Je lui en achèterai un autre, quelque chose de gentil.

Sevran revint à cet instant dans la pièce. Il posa une pelle terreuse contre le mur et se rassit à table, pas du tout à sa place. Il se frotta le visage, les cheveux, se mit de la terre partout, se releva, alla se laver les mains à l'évier. Puis il posa la main sur l'épaule de sa femme, comme tout à l'heure.

- Je vous remercie tout de même d'être venus avant la police, dit-il. Mieux valait ça devant vous que devant eux.

Louis et Marc se levèrent pour partir et Lina leur fit un faible sourire. Sevran les rejoignit sur le pas-de-porte. Je vous en prie, dit-il, est-ce qu'il serait possible... De ne pas en parler aux flics?

Évidemment... Quel effet ça va leur faire d'apprendre que ma femme a tiré? Ce n'était que sur un chien, mais vous savez, les flics...

- Qu'allez-vous raconter s'ils veulent voir le pit-bull ?

- Qu'il a fugué, que je ne sais pas où il est. On dira qu'il n'est jamais revenu. Pauvre chien. Ne jugez pas Lina à la hâte. Marie l'a élevée, elles ne se sont pas quittées depuis trente-huit ans et elle allait s'installer chez nous. Depuis la disparition de Diego, son mari, Marie tournait en rond chez elle et Lina avait décidé de la prendre avec nous. Tout était prêt... La mort de Marie lui a foutu un coup terrible. Alors... un meurtre, en plus... et le chien par là-dessus, elle a perdu pied. Il faut la comprendre, Kehlweiler, elle a toujours eu la frousse de ce chien, pour ses enfants surtout.

- Il avait mordu Martin?

- Oui, oui il y a trois ans, c'était encore un jeune chien, et Martin l'avait un peu cherché, Alors ? Qu’est-ce que vous allez dire aux flics?

- Rien. Les flics se débrouillent, c'est leur métier, c'est leur sort.

- Merci. Si je peux aider, pour Marie...

- Réfléchissez, tous les deux, quand vous aurez réglé entre vous l'affaire du chien. A quelle heure êtes-vous parti, ce jeudi soir?

- L'heure? Je Pars toujours vers six heures, à peu près.

- Avec le chien?

- Toujours. C'est exact, ce soir-là, il n'était pas à la maison, il s'était fait la malle une fois de plus. Une fois de trop, n'est-ce pas? Je rageais, parce que je n'aime pas arriver trop tard à Paris, je veux avoir le temps de dormir avant mon cours du lendemain. J'ai pris la voiture et j'ai tourné dans le pays. Je l'ai retrouvé beaucoup plus près que la grève Vauban, il arrivait en courant vers le village. Je l'ai attrapé, je l'ai engueulé, et en voiture. Je ne pouvais pas deviner... ce qu'il venait de faire... n'est-ce pas?

- Je vous l'ai dit, Sevran, en l'occurrence, votre pitbull a rendu service. Sans lui, personne n'aurait su qu'on avait tué Marie.

- C'est vrai, il faut tâcher de voir les choses sous cet angle... Il a rendu service. Mais au fait, vous n'avez même pas déjeuné?

- Ce n'est pas grave, dit Marc précipitamment. On s'arrangera.

- Je vais voir Lina. Elle doit déjà regretter, penser à m'acheter un nouveau chiot, je la connais.

Marc le salua, se disant que ce n'était pas le jour pour lui poser des questions sur sa fabuleuse machine a rien, qu'il repasserait, et reprit son vélo. Il le poussa lentement pendant que Louis marchait à côté de lui.

- Tu as remarqué son visage quand elle a tiré sur le clebs? demanda Marc.

- Oui, on ne voyait que cela.

- C'est bizarre comment quelqu'un de beau peut devenir horrible. Et puis tout à l'heure, elle était à nouveau normale.

- Que penses-tu d'elle? Tu aimerais coucher avec elle si elle te le proposait?

- Tu es drôle. Je ne me suis pas posé la question.

- Tu ne t'es pas posé la question? Mais qu'est-ce que tu fous de ta vie? Il faut toujours se poser la question, Marc, bon sang.

- Ah bon. Je ne savais pas. Et toi, tu t'es posé la question ? Ce serait oui ou non?

-Eh bien, ça dépend. Avec elle, ça dépend des moments.

- À quoi ça te sert de te poser ce genre de question si tu ne sais pas y répondre mieux que cela?

Louis sourit. Ils marchèrent un moment silencieux. Je veux une bière, dit Louis brusquement.

 

 

 

 

Chapitre 20

 

 

 

 

Marc et Louis déjeunèrent au comptoir du Café de la Halle. La salle sentait fort les habits mouillés, la fumée et le vin; Marc aimait cette odeur, ça lui donnait sur-le-champ envie de travailler dans un coin, mais il avait laissé le seigneur de Puisaye sur la table de nuit de sa chambre, à l'hôtel.

C'était un peu tard pour déjeuner, on ne rouvrirait la salle que si le maire se décidait à venir, mais il n'était pas encore sorti de son bureau. Tout le monde à présent savait que les flics étaient là-haut avec lui, tout le monde savait que Marie Lacasta avait été assassinée. La secrétaire de mairie avait fait passer le mot. Et tout le monde savait que c'était le grand type là-bas, celui qui boitait, qui avait apporté l'affaire depuis Paris, on ne s'expliquait pas précisément comment. On s'attardait au café, on, attendait le maire, on passait et repassait près du comptoir pour jeter un œil sur les deux hommes venus de Paris. Et en attendant, on buvait et on jouait. Pour l'occasion, la patronne du café, la très petite dame aux cheveux gris et fins, habillée en noir, avait Ôté la toile qui recouvrait pour l'hiver le second billard, le billard américain. Attention, le tapis est neuf, elle avait dit.

La table, trois crans derrière nous vers la fenêtre, tu vois? dit Louis. Non, ne te retourne pas, regarde dans la glace du bar. Le petit homme gras avec les sourcils bas, tu vois? Bien, c'est le mari de Pauline. Comment tu trouves.

- C'est la même question que tout à l'heure? Pour coucher avec?

- Non, imbécile. Qu'est-ce que tu en dirais? À fuir si nécessaire.

C'est là qu'est l'astuce. Le type est d'une finesse supérieure et c'est à peine si ça se remarque sur sa gueule.

- Et la fille qui est avec lui? C'est celle à qui tu voulais dire salut?

- Sa femme, oui.

- Je comprends. Pour moi, c'est d'accord, je veux bien dormir avec elle.

- Personne ne te demande ton avis.

- Tu as dit qu'il fallait toujours se poser la question, j'applique la consigne.

- Je te dirai quand l'appliquer. Et puis merde, Vandoosler, ne me tracasse pas avec ça, on a autre chose à foutre.

- Qui connais-tu d'autre ici? dit Marc en examinant la salle enfumée tout au long de la glace du bar.

- Personne. D'après les registres de la mairie, il y a trois cent quinze votants à Port-Nicolas. C'est petit, mais pour un meurtre, ça fait pas mal de monde.

- La femme est morte le jeudi après quatre heures et avant six heures. C'est une petite tranche horaire et les flics ne devraient pas avoir trop de mal pour les alibis.

- C'est une petite tranche horaire mais c'est une vaste lande. Personne ne traîne vers la pointe Vauban en novembre sous la pluie. Entre la pointe et le centre du bourg, il n'y a que des routes silencieuses et des maisons vides. C'est un pays désert et mouillé. Ce jeudi-là, il faisait un temps de merde. Ajoute à cela que vers cinq ou six heures, la moitié des gens du coin vont et viennent entre ici et Quimper où ils ont un boulot, et revenir de Quimper en voiture n'a jamais fourni d'alibi à personne.

Les autres pêchent, et rien n'est plus fluctuant qu'un pêcheur, ni Plus mobile qu'une barque. Si on arrive à mettre quarante personnes hors de cause, ce sera déjà bien- Il en restera deux cent soixante-quinze. Ôte les trop âgés, il en restera deux cent trente.

Mieux vaut Partir de Marie, alors.

Il n'y avait pas que les Sevran dans la vie de Marie. Il y avait son mari, Diego, disparu, je n'ai pas encore saisi s'il était mort Ou s'il était parti. Il y avait son bout de jardin dans le parc de Darnas, ce qui nous ajoute les Darnas et tout le personnel du centre de bouillasse, quatorze Personnes en saison creuse. Il y avait ses fouilles dans les poubelles de René Blanchet, ses visites régulières à la mairie, et tout ce qu'on ne connaît pas encore. Marie était liée avec beaucoup de monde, c'est le problème avec les gens d'esprit curieux. La patronne d'ici, la petite femme en noir qu'on appelle Antoinette, dit que Marie venait se reposer ici deux fois par jour. Sauf quand elle ne venait pas. Elle buvait quoi? Tas posé la question? Il faut toujours poser la question.

Des grogs en hiver, du cidre en été, des petits muscadets en toute saison. Marie partageait ses balades entre la Pointe Vauban, où personne n'allait se risquer à lui piquer ses malheureux bigorneaux, et le port, où il y avait toujours un peu de passage. Les gars qui partent, les gars qui reviennent, les discussions sur le grain qui va venir ou ne pas venir, ceux qui réparent le matériel sur la jetée, ceux qui trient les bestioles dans les cages... Tu as vu le port?

- Ça pêche vraiment?

- Si tu avais ouvert les Yeux, tu aurais vu deux grands Chalutiers à l'ancre au loin. Ils font la haute mer jusqu'en Irlande. La plupart des types qui sont ici dans la salle sont du port, les absents sont dans des bureaux à Quimper. Le gars qui entre, tu le vois? Mais bon Dieu, cesse de te retourner à chaque fois que je te montre quelqu'un!

- Je suis comme ça, instinctif, faut que je bouge.

- Eh bien, apprends aussi à voir sans remuer un œil. Bon, ce type, c'est celui qui nettoie l'église, il ne fait que ça, je l'ai vu l'autre jour près du vieux calvaire, une sorte de faux curé. Qu'est-ce -que tu en penses?

Marc se baissa un peu pour jeter un œil dans la glace du bar.

- Non plus, je ne veux pas coucher avec lui.

- On la boucle, voilà Darnas.

Darnas s'accouda près de Louis et tendit la main à Marc.

- Vandoosler, dit Marc.

- À la bonne heure, dit Darnas avec une voix fluette. Des nouvelles des flics?

Marc n'aurait pas pensé qu'un cou aussi épais pouvait produire un timbre aussi léger.

- Ça discute encore avec le maire, dit Louis. Ça va être un chemin de croix pour les alibis. Vous-même, vous êtes pourvu?

- J'ai réfléchi à cette fin de jeudi. Au début, ça va tout seul, j'étais à deux heures au garage pour prendre livraison d'une BMW.

- Je vous en prie.

- Tout le plaisir est pour moi. Je l'ai essayée sur route un bon moment mais il faisait un temps affreux. J'ai garé, et puis j'ai travaillé, seul dans mon bureau. Pauline m'a appelé pour dîner.

- Nul, dit Louis.

- Oui.

- Et Pauline?

- Désastreux. Elle était au journal le matin, rentrée de Quimper vers trois heures, sortie courir.

- Sous la flotte?

- Pauline court tout le temps.

- Ça va être un chemin de croix, répéta Louis. Tous ces gens derrière nous, qui est-ce?

Darnas jeta un rapide regard sur la salle et revint à Louis.

- Dans le coin gauche, Antoine, Guillaume et leur père Loïc, tous trois pêcheurs, et Bernard, le type du garage, très efficace. À la table suivante, le tout jeune homme, Gaël, contemplatif irréfutable, et en face de lui le gars agile à la quarantaine, c'est Jean, il s'occupe de l'église, il nettoie, il met de la graisse dans la serrure, il tapote les pierres, un peu à côté des choses, toute dévotion au curé. Ensuite, Pauline Darnas, ma femme, vous avez eu l'honneur de connaître, je ne vous présente pas, passons, trions. Table derrière, Lefloch; le plus farouche pêcheur du pays, pourfendeur de toutes les tempêtes, patron du chalutier Belle de Nuit, avec en face de lui, sa femme et le futur amant de sa femme, Lefloch n'est pas encore au courant. Avec eux, le patron du chalutier L'Atalante. Table du coin droit, la gérante de la grande surface, sa fille Nathalie, que drague Guillaume de la table du coin gauche, et Pierre-Yves, qui drague Nathalie qui s'en fout. Debout dans l'angle... Attention, Kehlweiler, le voilà, l'intégriste de Port-Nicolas, le postulant à la mairie....

- René Blanchet, glissa Louis à Marc, le type des poubelles, et ne te retourne pas.

Louis fixait la glace par-dessus son verre et Marc fit de même pour voir entrer un type Compact aux cheveux gris, qui fit grand bruit en Ôtant son ciré et en tapant ses bottes au sol. Dehors, le temps ne s'arrangeait pas, le vent d'ouest apportait grain sur grain. Louis suivait les gestes de René Blanchet, qui serra des mains, embrassa des femmes, fit un signe de tête à Pauline et s'appuya au comptoir. Louis déplaça Marc pour mieux le voir. Les Sevran entraient aussi et s'installaient, et Marc décida d'aller à leur table, Puisque Louis le poussait, ce qui l'énervait. Maintenant, l'espace était libre entre Louis et René Blanchet. Louis détailla la figure rougie, il nota les yeux pâles, le nez rond, important, les lèvres fendillées, assez râpeuses, qui serraient un bout de cigare éteint, l'oreille petite, au lobe comme taillé en biseau, la nuque dans le prolongement du crâne, sans courbure, le tout dans des plis de visage assez brutaux. La vieille Antoinette lui avait porté un verre. Loïc, le pêcheur de la table du coin gauche, l'avait rejoint.

- Il paraît qu'on a tué Marie, dit Loïc, tu es au courant? Elle ne serait pas tombée toute seule.

- On m'a dit ça, dit Blanchet. Pauvre vieille chose.

- La police est là, t'as vu? C'est Guerrec qui va s'en occuper.

- Guerrec ? Il va foutre tout le pays en taule, ça ne va pas être long.

- Ça me fera les poissons pour moi tout seul, tiens... Le maire, ça fait trois heures qu'il cause là-haut.

- Pendant qu'il fait son boulot, au moins, il ne dort pas.

- Tu y crois, toi? Tu penses qu'on l'aurait poussée? Paraît que c'est vrai.

- Je crois ce que je vois, Loïc, et je pense ce que je pense.

Darnas fit un signe à Kehlweiler, avec un soupir. Mais Kehlweiler était tendu. Il serrait son verre et jetait de continuels coups d'œil sur sa droite. De la table où il s'était installé avec les Sevran, à côté de Lina, Marc surveillait cela. Louis était immobile, le corps rigide, sauf ces très rapides mouvements de tête.

- Paraît que c'est vrai, répéta Loïc.

- Ça dépend qui le dit, dit Blanchet. Il paraît que c'est vous, est-ce exact, monsieur?

Blanchet s'était tourné vers Louis.

- J'ai fait le voyage tout exprès, répondit Louis d'une voix aimable.

- Et pour dire quoi, au juste?

- Ce qu'on vient de vous dire, que Marie Lacasta a été assassinée.

- À quel titre avancez-vous une telle accusation? Simple citoyen... Un chien a eu la délicatesse de venir déposer sa vérité à mes pieds. Je me suis servi et je partage.

- Les gens de ce pays sont honnêtes, continua Blanchet à voix haute. Vous mettez la pagaille dans Port-Nicolas. Vous nous accusez d'avoir massacré une vieille femme et le maire ne dit pas le contraire. Moi si. Les gens de Port-Nicolas ne sont pas des assassins, mais malgré cela et grâce à vous, ils seront l'objet de soupçons intolérables.

Des voix mêlées, un murmure de soutien suivit les paroles de Blanchet. Darnas grimaça. Ceux qui n'étaient pas encore acquis à la cause de Blanchet pouvaient basculer, Blanchet avait saisi l'opportunité au vol et l'exploitait sans retard.

Voulez-vous savoir mon avis ? continua Blanchet.

L'affaire de Marie est une manœuvre, en accord avec le maire, et j'en aurai le fin mot. Vous m'aurez devant vous pour défendre ces gens, monsieur... Désolé, je n'ai pas retenu votre nom, il m'a semblé compliqué à prononcer.

- Attention, dit doucement Sevran à Marc. Blanchet cherche la cogne. Il va peut-être falloir s'en mêler. Kehlweiler n'est pas du pays, il n'aura pas grand monde avec lui. Ce sont des gens corrects, sauf quand ils cessent de l'être.

- Ne vous en faites pas, chuchota Marc, Louis est armé.

- Armé?

- Salangue.

- Blanchet sait parler aussi, murmura Sevran en secouant la tête. C'est même le haut-parleur du pays. C'est un gars néfaste, avec des sacs toujours prêts de phrases toutes faites, et il possède l'art dramatique de convaincre. Il est beaucoup plus malin qu'il ne s'en donne l'apparence. Louis s'était à son tour légèrement tourné vers Blanchet, et, à sa satisfaction, Marc nota qu'il le dépassait aisément de taille. Il avait tiré son corps en hauteur, il le tenait très droit et, à ses côtés, Blanchet avait l'air d'un pot. Un avantage sans nul mérite, mais un avantage tout de même. Louis regardait l'homme fixement, et son profil, en cet instant austère et vaguement méprisant, n'avait rien d'engageant.

Le murmure s'intensifiait dans la salle. Des gens se levaient, d'autres quittaient la salle de jeux pour venir tendre le cou vers le comptoir.

- Tout le monde ne peut pas porter un nom simple, monsieur Blanchet, dit Louis d'une voix lente, dans laquelle Marc entendit toute une gamme d'amabilités dangereuses. Mais je suis sûr qu'avec un léger effort, intelligent comme vous le paraissez, vous réussirez à le prononcer. Ça n'a que trois syllabes.

- Kehlweiler, énonça Blanchet, les lèvres en avant. Compliments, vous avez le don des langues étrangères.

- C'est qu'en France, on nous a donné une longue information, et on a bonne mémoire, même après quarante ans.

- Et je vois que vous avez saisi l'occasion de vous cultiver.

Blanchet serra les dents, hésita, et avala un coup de blanc.

- Vous restez longtemps parmi nous, reprit-il. Ou en avez-vous fait assez à ces gens qui ne vous ont rien demandé?

- il est possible que je Puisque vous me le proposez, m'attarde. Il me semble en effet que je n'en ai pas fait assez pour Marie Lacasta qui n'avait rien demandé, et qu'on a écrasée à coups de pierre. Et pour être franc, vous me distrayez beaucoup et je me plais dans ce café. Ça m'amusera de mieux vous connaître. Madame Antoinette, pouvez-vous me remettre une bière?

Louis était demeuré d'apparence placide, mais René Blanchet n'essayait pas de garder son calme, au contraire.

- Il va foncer, maintenant, murmura Sevran. C'est son système.

Antoinette posa une bière sur le comptoir et Blanchet appliqua ses doigts sur la veste de Kehlweiler en faisant un signe au large patron de L'Atalante. Mais le patron-pêcheur hésitait.

- Monsieur Blanchet, dit Louis en détachant les doigts qui tenaient son épaule, restez décent, ne me collez pas. Nous nous connaissons à peine mais je viendrai vous voir, soyez-en sûr. C'est la grande maison blanche d'après la mairie? Un peu plus loin sur la droite?

- C'est moi qui choisis mes invités, monsieur Kehlweiler. Ma porte ne vous est pas ouverte.

- Qu'est-ce qu'une porte? Un symbole, tout au plus... Enfin, comme vous voudrez, chez vous ou ailleurs, mais je vous en prie, laissez-moi boire cette bière en paix, vous me la chauffez.

Marc souriait, et finalement, hormis quelques visages indifférents, l'assistance avait cessé de prendre parti pour prendre plaisir.

- C'est vrai, intervint soudain Antoinette, très susceptible sur la qualité des services du Café de la Halle. Ne chauffe pas la bière de monsieur et ferme-la un peu, René. Enfin quoi, merde, si Marie a été tuée, si c'est bien vrai, eh bien que monsieur fasse ce qu'il a à faire, je vois pas pourquoi qu'on lui reprocherait. S'il y a une mauvaise bête dans le coin, autant le savoir, c'est pas un coin meilleur que les autres. Tu nous les brises. Marc regarda Sevran d'un air étonné.

- Elle parle toujours comme ça, dit Sevran en souriant. On ne dirait pas, hein?

- Antoinette, dit Louis, vous êtes une femme de bon sens.

- J'ai fait la criée à Concarneau et je connais le monde. Les poissons, des fois, il y en a un de pourri, et ça peut arriver dans n'importe quel port, à Port-Nicolas comme ailleurs, c'est tout.

- Antoinette, dit Blanchet, tu ne...

- Ça suffit, René, va haranguer dans la rue, moi, j'ai ma clientèle à satisfaire.

- Et tu prends n'importe qui, comme clientèle?

- Je prends les hommes qu'ont soif, c'est un péché? Il ne sera pas dit qu'Antoinette n'aura pas servi un homme qu'a soif, d'où qu'il vienne, tu m'entends, d'où qu'il vienne!

- J'ai soif, dit Louis. Antoinette, remettez-moi une pression.

Blanchet haussa les épaules et Marc le vit modifier sa tactique. Il posa une grosse tape sur le bras d'Antoinette et en soupirant, avec l'air d'un vaincu bonasse et conciliant qui a perdu aux dés et qui n'en fait pas une histoire, emporté mais brave gars, il alla poser son cul et son verre de blanc à la table des pêcheurs. Antoinette alla ouvrir une fenêtre pour aérer la salle enfumée. Marc admirait cette petite femme toute maigre, toute ridée dans sa robe noire.

- Voilà l'endormi, dit Blanchet à Guillaume.

Le maire entrait au café, il était trois heures. Il salua distraitement et d'un pas de danseur fatigué, sans dire un mot, il entraîna Louis dans l'arrière-salle, comme on ramasse ses affaires au passage. Louis fit signe à Marc de le suivre.

- Une seconde, Chevalier, j'ai trois mots urgents à dire à Vandoosler.

Marc trouva Louis singulièrement tendu. Il considéra cette crispation en tâchant de la comprendre, n'y repérant ni colère, ni exaspération, ni nervosité. C'était comme une raideur qui décapait son visage, lui ôtant ses ombres et ses flous, ne laissant à voir que les courbes saillantes. Plus de charme, plus de tendresse, plus de nuance ni d'imprécision. Marc se demanda si ce n'était pas la tête qu'on a quand on vous fait violemment mal.

- Marc, il faut qu'on me rapporte quelque chose de Paris.

- Moi?

- Pas toi, j'ai besoin que tu coures ici.

- Quelque chose du bunker? Pourquoi pas Marthe?

- Pas Marthe, elle se cassera la gueule dans le train, elle perdra le truc ou je ne sais quoi d'autre.

- Vincent?

- Vincent garde le banc 102 et il ne le lâchera pas. Je n'ai personne de mobile. Comment s'appelle ton collègue, pas celui qui fait du bruit, l'autre?

- Mathias.

- Libre?

- Pour le moment, oui.

- Fiable, extrêmement fiable ?

- Le chasseur-cueilleur est sûr comme un aurochs, en beaucoup plus avisé. Mais tout dépend si la chose l'intéresse.

- Il faut m'apporter un paquet de feuilles agrafées, dans une chemise jaune étiquetée M, et ne le perdre sous aucun prétexte.

- On peut toujours lui proposer.

- Marc, moins on comprend ce dossier, mieux on se trouve, dis-le-lui.

- Bien. Les consignes pour le trouver ?

Louis tira Marc dans un coin de la pièce. Marc enregistrait en hochant la tête.

- Va, dit Louis. Si Mathias peut et dès qu'il peut, et merci à lui. Et préviens Marthe de sa visite. Va, grouille.

Marc n'essaya pas de comprendre. Trop d'hermétisme, inutile de se cabrer, mieux valait attendre que ça se dissolve tout seul. Il chercha une cabine téléphonique isolée et appela le café de la rue Chasle à Paris, qui servait de point de communication. Il attendit cinq minutes et c'est son oncle qu'il eut en ligne.

- C'est Mathias que je veux, dit Marc. Qu'est-ce que tu fous au téléphone?

- Je me renseigne. Raconte.

Marc soupira et lui exposa brièvement la chose.

- Un dossier M, dis-tu? Dans le bunker? Quel rapport ?

- Un rapport avec l'assassin, que veux-tu que ce soit? Je crois que Louis a mis le doigt sur un truc, il a la gueule décapée.

- Je vais te chercher Saint Matthias, dit Vandoosler le Vieux, mais si tu le peux, ne vous foutez pas trop là-dedans.

- J'y suis déjà.

- Laisse Kehlweiler courir ses lièvres, laisse-le courir seul.

- Impossible, dit Marc, je sers de jambe droite. Et on n'a qu'un lièvre, à ce qu'il semble.

Vandoosler marmonna et quitta le téléphone. Dix minutes après, Marc avait Mathias en ligne. Comme le chasseur-cueilleur comprenait vite et parlait peu, Marc en avait terminé trois minutes plus tard.