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Fred Vargas

 

 

 

 

 

 

 

 

Un peu plus loin sur la droite

 

(1996)

 

 

 

Chapitre 1

 

 

 

- Et qu'est-ce que tu fous dans le quartier?

La vieille Marthe aimait discuter le coup. Ce soir, elle n'avait pas eu son compte et elle s'était acharnée sur un mot croisé, au comptoir, avec le patron. Le patron était un brave type mais exaspérant pour les mots croisés. Il répondait à côté, il ne respectait pas la consigne, il ne s'adaptait pas à la grille. Pourtant il aurait pu servir, il était calé en géographie, ce qui était curieux parce qu'il n'avait jamais quitté Paris, pas plus que Marthe. Coule en Russie en deux lettres verticales, le patron avait proposé "Ienisseï ".

Enfin, c'était mieux que de ne pas parler du tout. Louis Kehlweiler était entré au café vers onze heures. Ça faisait deux mois que Marthe ne l'avait pas vu et il lui avait manqué, en fait. Kehlweiler avait mis une pièce dans le flipper et Marthe regardait les trajets de la grosse boule. Ce jeu de dingue, avec un espace fait exprès pour paumer la boule, avec une pente à remonter au prix d'incessants efforts, et que, sitôt atteinte, on redévalait aussi sec pour se perdre dans l'espace fait exprès, l'avait toujours contrariée. Il lui semblait que cette machine n'avait de cesse, au fond, de donner des leçons de morale, une morale austère, injuste et déprimante. Et si, par emportement légitime, on lui foutait un coup de poing, elle tiltait et on était puni. Et il fallait payer pour ça en plus. On avait bien tenté de lui expliquer que c'était un instrument de plaisir, rien à faire, ça lui rappelait son catéchisme.

- Hein? Qu'est-ce que tu fous dans le quartier?

- Je suis passé voir, dit Louis. Vincent a remarqué des trucs.

- Des trucs qui valent le coup?

Louis s'interrompit, il y avait urgence, la boule du flipper filait droit vers le néant. Il la rattrapa d'une fourchette et elle repartit crépiter vers les hauteurs, mollement.

- Tu joues mou, dit Marthe.

- J'ai vu, mais tu parles tout le temps.

- Faut bien. Quand tu fais ton catéchisme, t'entends pas ce qu'on te dit. Tu ne m'as pas répondu. Ça vaut le coup ?

- Ça peut. Faut voir.

- C'est du quoi? Politique, crapuleux, indéterminé?

- Ne braille pas comme ça, Marthe. Ça te fera des ennuis un jour. Disons que ce serait de l'ultraréac qui se trouve là où on ne l'attendrait pas. Ça m'intrigue.

- Du bon?

- Oui, Marthe. Du vrai, appellation nationale contrôlée, mis en bouteille au château. Faudrait vérifier, bien sûr.

- Ça se Passe où ? C'est à quel banc?

- Au banc 102.

Louis sourit et lança une boule. Marthe réfléchit. Elle s'embrouillait, elle perdait la main. Elle confondait le banc 102 avec les bancs 107 et 98. Louis avait trouvé plus simple d'attribuer des numéros aux bancs publics de Paris qui lui servaient d'observatoires. Les bancs intéressants, cela va de soi. C'est vrai que c'était plus commode que de détailler leur situation topographique précise, d'autant que la situation des bancs est généralement confuse. Mais en vingt ans, il y avait eu des changements, des bancs mis à la retraite, et des nouveaux dont il fallait s'occuper. On avait dû numéroter des arbres aussi, quand les bancs manquaient dans des emplacements clefs de la capitale. Il y avait aussi les bancs de passage, pour les petites histoires. À force, on en était au n°

137, parce qu'on ne réutilisait jamais un ancien numéro, et ça se mélangeait dans sa tête. Mais Louis interdisait qu'on ait des aide-mémoire.

- Le 102, c'est celui avec le fleuriste derrière? demanda Marthe en fronçant les sourcils.

- Non, ça c'est le 107.

- Merde, dit Marthe. Paye-moi un coup au moins.

- Prends ce que tu veux au bar. Il me reste trois boules à jouer.

Marthe, elle n'était plus aussi performante. À soixante-dix ans, elle ne pouvait plus rôder comme avant dans la ville, entre deux clients. Et puis elle confondait les bancs. Mais enfin, c'était Marthe. Elle n'apportait plus beaucoup de renseignements mais elle avait d'excellentes intuitions. Son dernier tuyau remontait bien à dix ans. Ça avait foutu une merde salutaire, ce qui était l'essentiel.

- Tu bois trop, ma vieille, dit Louis en tirant le ressort du flipper.

- Surveille ta boule, Ludwig.

Marthe l'appelait Ludwig, et d'autres l'appelaient Louis. Chacun faisait son choix, il avait l'habitude. Ça faisait cinquante ans maintenant que les gens balançaient d'un prénom à l'autre. Il y en avait même qui l'appelaient Louis-Ludwig. Il trouvait ça idiot, personne ne s'appelle Louis-Louis.

-T'as amené Bufo ? demanda Marthe en revenant avec un verre.

- Tu sais bien que les cafés lui font peur.

- Il est en forme? Ça marche toujours, vous deux ?

- C'est le grand amour, Marthe.

Il y eut un silence.

- On ne voit plus ta copine, reprit Marthe en s'accoudant sur le flipper.

- Elle s'est tirée. Pousse ton bras, je ne vois plus le jeu.

- Quand?

- Pousse-toi, bon Dieu! Cet après-midi, elle a empaqueté ses affaires pendant mon absence et elle a laissé une lettre sur le lit. Regarde, tu m'as fait rater la boule.

- C'est ton jeu qui est mou. Tu as mangé au moins à midi? Comment était la lettre?

- Minable. Oui, j'ai mangé.

- C'est pas facile d'écrire une lettre chic quand on se tire.

- Pourquoi pas? Il n'y a qu'à parler au lieu d'écrire. Louis sourit à Marthe et donna un coup du plat de la main sur le côté du flipper. Vraiment une lettre minable. Bon, Sonia était partie, c'était son droit, on n'allait pas revenir là-dessus sans cesse. Elle était partie, il était triste, c'est tout. Le monde était à feu et à sang et il n'y avait pas à s'énerver pour une femme partie. Encore que bien sûr, c'était triste.

- Te casse pas la tête avec ça, dit Marthe.

- J'ai des regrets. Et il y avait cette expérience, tu te souviens? Ça a raté.

- Qu'est-ce que t'espérais? Qu'elle resterait juste pour ta gueule? Je dis pas que t'es moche, ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit.

- Je ne fais rien.

- Mais ça ne suffit pas, Ludwig, les yeux verts et toute la suite. Moi aussi je les avais. Et ton genou raide, franchement, ça te fait un handicap. Il y a des filles qui n'aiment pas les hommes qui boitent. Ça les vexe, mets-toi ça dans le crâne.

- C'est fait.

- Te casse pas la tête.

Louis rit et posa une caresse sur la vieille main de Marthe.

- Je ne me casse pas la tête.

- Si tu le dis... Tu veux que je passe au banc 102 ?

- Fais comme ça te plaît, Marthe. Je ne suis pas propriétaire des bancs de Paris.

- Tu ne pourrais pas donner des ordres, de temps en temps, non?

- Non.

- Eh bien, tu te fais tort. Donner des ordres, ça vous pose un homme. Mais évidemment, comme tu ne sais pas obéir, je ne vois pas comment tu pourrais commander.

- Évidemment.

-Je ne te l'ai pas déjà dit, ça, des fois? Cette formule?

- Cent fois, Marthe.

- Les bonnes formules, c'est inusable.

Il aurait pu éviter que Sonia s'en aille, bien sûr. Mais il avait voulu tenter l'expérience imbécile de l'homme tel quel, et le résultat était là, elle s'était tirée après cinq mois. Bien, ça suffisait comme ça, il y avait assez pensé, il était assez triste, le monde était à feu et à sang, il y avait du travail, dans les petites affaires de ce monde comme dans les grandes, on n'allait pas penser à Sonia dix mille heures et à sa lettre minable, il y avait autre chose à faire. Mais là-haut, dans ce foutu ministère où il avait tant rôdé en électron libre, désiré, détesté, indispensable et cher payé, on l'éjectait. Têtes nouvelles en place, têtes nouvelles de vieux imbéciles, pas tous imbéciles d'ailleurs, c'était ça l'ennui, et qui ne souhaitaient plus le secours d'un type un peu trop au courant des choses. Ils le congédiaient, ils se méfiaient, avec raison. Mais leur réflexe était absurde.

Prenons une mouche, par exemple.

- Prends une mouche, par exemple, dit Louis.

Louis avait fini sa partie, un score moyen. C'était agaçant ces nouveaux flips OÙ il fallait à la fois regarder l'écran et la boule. Mais parfois, les boules se mettaient à déferler par trois ou quatre à la fois et c'était intéressant, quoi qu'en dise Marthe. Il s'appuya au comptoir en attendant que Marthe écluse sa bière.

Quand Sonia avait donné les premiers signes de départ, il avait été tenté de raconter, de dire ce qu'il avait fait, dans les ministères, dans les rues, dans les cours de justice, dans les cafés, les campagnes, les bureaux de flics. Vingt-cinq ans de déminage, il appelait ça, de traque aux hommes de pierre et aux pensées pestilentielles. Vingt-cinq ans de vigilance, et trop d'hommes rencontrés au cerveau rocailleux, rôdant en solitaire, œuvrant en groupe, hurlant en horde, mêmes rocailles aux têtes et mêmes tueries aux mains, merde. Sonia l'aurait aimé, en démineur. Elle serait restée, peut-être, même avec son genou raide flambé dans l'incendie d'un hôtel racketté près d'Antibes. Ça pose un homme. Mais il avait tenu bon, il n'avait rien raconté du tout. Il n'avait proposé pour seul attrait que sa carcasse et sa parole, pour voir. Pour le genou, Sonia croyait qu'il était tombé dans l'escalier du métro. Ça défait un homme, des trucs comme ça. Marthe l'avait prévenu, il serait déçu, les femmes n'étaient pas meilleures que les autres, fallait pas attendre des miracles. Peut-être que Bufo n'avait pas arrangé les choses.

- On se paye un coup, Ludwig?

- Tu as assez bu, je te raccompagne.

Non que Marthe risquât quoi que ce soit, vu qu'elle n'avait pas le rond et qu'elle avait tout vu tout fait, mais quand il pleuvait la nuit et qu'elle était un peu ivre, elle avait tendance à se casser la gueule.

- Et ta mouche, alors? demanda Marthe en sortant du bar et en plaquant d'une main un sac en plastique sur sa tête. Tu me parlais d'une mouche.

- Tu as peur de la pluie maintenant?

- C'est ma teinture. Si ça coule, de quoi j'aurais l'air?

- D'une vieille pute.

- Ce que je suis.

- Ce que tu es.

Marthe rigola. Son rire était connu dans le quartier depuis un demi-siècle. Un type se retourna et lui adressa un petit salut de la main.

-Celui-là, dit Marthe, tu ne peux pas te figurer comment il était il y a trente ans. Je ne te dis pas qui c'est, c'est pas dans mes habitudes.

- Je sais qui c'est, dit Louis en souriant.

- Dis donc, Ludwig, j'espère que tu ne fouines pas dans mon carnet d'adresses? Tu sais que j'ai le respect du métier.

- Et moi, j'espère que tu dis ça pour causer.

- Oui, pour causer.

- N'empêche que ce carnet, Marthe, il pourrait intéresser des types moins scrupuleux que moi. Tu devrais le détruire, ça fait cent fois que je te le dis.

- C'est trop de souvenirs. Tout ce gratin qui frappait à ma porte, imagine-toi...

- Détruis-le, je te dis. C'est risqué.

- Tu penses! Le gratin, il a vieilli... Qui veux-tu que ça intéresse, du vieux gratin?

- Plein de gens. Et si tu n'avais que les noms, passe encore, mais tu as tes petites notes, n'est-ce pas, Marthe?

- Dis donc, Ludwig, tu n'en as pas des petites notes, toi, des fois ?

- Baisse la voix, Marthe, on n'est pas en rase campagne.

Marthe avait toujours parlé trop fort.

- Hein? Des petits carnets? Des enquêtes? Des souvenirs de déminage? Tu les as jetés, toi, depuis qu'ils t'ont viré de là-haut ? Au fait, t'es vraiment viré, c'est pour de bon ?

- Il semble. Mais j'ai gardé des attaches. Ils auront du mal à me désamarrer. Tiens, prends une mouche, par exemple.

- si tu veux, mais je suis rendue, moi. Je peux te poser une question? Ce foutu fleuve de Russie qui revient toujours, en deux lettres, ça te dit quelque chose?

- L'Ob, Marthe, ça fait cent fois que je te le dis. Kehlweiler posa Marthe devant chez elle, l'écouta grimper l'escalier, et entra dans le café de l'avenue. Il était près d'une heure du matin, il n'y avait plus grand monde. Des traînards, comme lui. Il les connaissait tous, il avait une mémoire assoiffée de visages et de noms, perpétuellement insatisfaite et quémandeuse. Ce qui d'ailleurs inquiétait beaucoup au ministère.

Une bière et ensuite il ne se casserait plus la tête avec Sonia. Il aurait pu lui raconter sa grande armée aussi, une centaine d'hommes et femmes sur qui compter, un regard dans chaque département, plus une vingtaine à Paris, on peut pas déminer tout seul. Sonia serait restée, peut-être. Et puis merde.

Donc, prenons une mouche. La mouche est entrée dans la maison et elle énerve tout le monde. Des tonnes de battements d'ailes à la seconde. C'est fortiche, une mouche, mais ça énerve. Ça vole dans tous les sens, ça marche au plafond sans trucage, ça se fout partout là où il ne faut pas, et surtout, ça trouve la moindre goutte de miel égarée. L'emmerdeuse publique. Exactement comme lui. Il trouvait du miel là où tout le monde pensait avoir bien nettoyé, n'avoir pas laissé de trace. Du miel ou de la merde, bien sûr, pour une mouche tout se vaut. Le réflexe imbécile est de foutre la mouche dehors. C'est la bourde. Car une fois dehors, que fait la mouche?

Louis Kehlweiler paya sa bière, salua tout le monde et sortit du bar. Il n'avait aucune envie de rentrer chez lui. Il irait se poser sur le banc 102. Quand il avait démarré, il avait quatre bancs, et maintenant cent trente-sept, plus soixante-quatre arbres. Depuis ces bancs et ces marronniers, il avait capté des tas de choses. Il aurait pu raconter ça aussi, mais il avait tenu bon. Il pleuvait à verse à présent.

- Elle fait une fois dehors, que fait la mouche ? Elle fait l'imbécile deux ou trois minutes, c'est entendu, et puis elle s'accouple. Et puis elle pond. Ensuite, on a des milliers de petites mouches qui grandissent, qui font les imbéciles, et puis qui s'accouplent. Donc, rien de plus inconséquent que de se débarrasser d'une mouche en la mettant dehors. Ça démultiplie la puissance de la mouche. Faut la laisser dedans, la laisser faire ses trucs de mouche, et prendre patience jusqu'à ce que l'âge la rattrape et qu'elle fatigue. Tandis qu'une mouche dehors, c'est la menace, le grand danger. Et ces crétins qui l'avaient mis dehors. Comme si, une fois dehors, il allait s'arrêter. Mais non, ce serait pire. Et évidemment, ils ne pouvaient pas se permettre de lui taper dessus avec un torchon comme il arrive qu'on procède avec une mouche.

Kehlweiler parvint en vue du banc 102 sous une Pluie battante. C'était un bon territoire, en vis-à-vis du domicile d'un neveu de député très discret. Kehlweiler savait avoir l'air d'un type perdu, c'était assez naturel chez lui, et on ne se méfiait pas d'un grand corps abandonné sur un banc. Pas même quand ce grand corps entreprenait une petite filature d'un pas lent.

Il s'arrêta et fit une grimace. Un chien lui avait salopé son territoire. Là, sur la grille de l'arbre, au pied du banc. Louis Kehlweiler n'aimait pas qu'on empuantisse ses emplacements. Il faillit retourner sur ses pas. Mais le monde était à feu et à sang, il n'allait pas s'effacer devant l'excrément dérisoire d'un chien inconséquent.

À midi, il avait déjeuné sur ce banc, et le territoire était vierge. Et ce soir, une femme partie, une lettre minable sur le lit, un score moyen au flipper, un territoire salopé, une vague désespérance.

Trop de bière, ce soir, c'était bien possible, il ne prétendait pas le contraire. Et personne dans les rues sous cette avalanche de flotte, qui, au moins, lessiverait les trottoirs, les grilles d'arbre et le poste 102; sa tête aussi peut-être. Si Vincent l'avait bien informé, le neveu du député recevait depuis quelques semaines un personnage obscur qui l'intéressait. Il voulait voir. Mais ce soir, pas de lumière aux fenêtres, pas de mouvement.

Il se protégea de la pluie sous sa veste et nota quelques lignes sur un carnet. Marthe devrait se débarrasser du sien. Pour bien faire, il faudrait le lui arracher de force. Marthe, personne ne l'aurait cru, avait été l'entraîneuse la plus belle de tout le 5e arrondissement, d'après ce qu'on lui avait raconté. Kehlweiler jeta un regard à la grille d'arbre. Il voulait partir. Ce n'était pas qu'il reculait, mais ça allait bien pour ce soir, il voulait dormir. Évidemment, il pourrait être là dès demain à l'aube. On lui avait beaucoup vanté les beautés de l'aube, mais Kehlweiler aimait dormir. Et quand il voulait dormir, il n'y avait guère de motivations qui pouvaient tenir le coup. Parfois même, le monde était à feu et à sang et il voulait dormir. C'était ainsi, il n'en tirait pas de gloire ni de honte, encore que parfois si, et il n'y pouvait rien, et cela lui avait valu pas mal d'emmerdements et même de ratages. Il la payait, sa quote-part au sommeil. L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt, dit-on. Et c'est idiot, car l'avenir est également surveillé par ceux qui se couchent tard. Demain, il pourrait être là vers onze heures.

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 2

 

 

 

Tuer comme ça, bien peu auraient su le faire. Mais attention. C'est maintenant qu'il s'agissait d'opérer de manière précise, habile et même excellente. Travailler l'excellence dans la discrétion, c'est le secret des choses. Ce que les gens peuvent être cons, impensable. Georges, un bon exemple, je dis Georges mais il y en a d'autres. Quel minable, ce type.

Ce n'est qu'un exemple.

Attention, ne pas sourire plus que d'habitude, bien s'entraîner, de la précision. La méthode avait déjà donné des résultats exemplaires, il fallait l'appliquer strictement. Laisser tomber la mâchoire, laisser tomber mollement les joues, les yeux. Travailler l'excellence sous le détachement de l'ordinaire, sous une normalité un peu fatiguée. Pas facile à faire quand on est content. Et ce soir, c'était plus que du contentement, c'était presque de l'exultation, très légitime. Bien dommage de ne pouvoir en profiter, les occasions ne sont pas si fréquentes. Mais pas question, pas si bête. Quand un minable est amoureux, cela se repère, et quand un assassin est satisfait, cela se lit sur tout son corps. Le lendemain, la police est dessus, et c'est terminé. Pour s'en tirer, il faut être autre chose qu'un minable, c'est le secret des choses. Bien s'entraîner, de la précision, de la rigueur, et personne ne verrait quoi que ce soit. Le droit de profiter et d'exulter. Ce serait pour plus tard, dans un an, discrètement.

Cultiver le détachement et dissimuler le plaisir. Tuer comme ça, frapper sur les rochers, invisible et rapide, combien auraient su le faire ? La vieille n'avait rien vu venir. Excellent de simplicité. On raconte que les assassins ont besoin de faire savoir que c'est eux. Qu'ils ne peuvent s'empêcher de se faire connaître sinon leur plaisir est gâté. Pire si on en arrête un autre à leur place, un vieux traquenard pour les faire sortir du trou. Ils ne peuvent tolérer qu'on leur vole leur meurtre, soi-disant. Tu Parles. C'est bon pour les minables. Noir, pas si bête. On pourrait en arrêter vingt autres à sa place, ça ne lui ferait pas lever un sourcil. C'est le secret. Mais on n'arrêterait personne, on ne penserait pas même à un meurtre.

Ce besoin de sourire, de profiter, très légitime. Mais justement noir, être habile. Bien laisser tomber la mâchoire, être paisible. Tout est là.

Penser à la mer, par exemple. Une première vague, une deuxième vague, ça monte, ça recule, et ainsi de suite. Très délassant la mer, très régulier Bien meilleur que de compter les moutons pour se détendre, qui est surtout bon pour les minables qui ne réfléchissent pas. Le premier mouton, passe. Il saute sa barrière et part en courant vers la gauche de la tête. Et où s'en va-t-il, ce minable ? Il se dissimule à gauche du cerveau, au-dessus de l'oreille. Cela se gâte dès le deuxième mouton, qui a évidemment moins de place que le précédent pour disparaître. On obtient très vite une pile de moutons à gauche de la barrière, les nouveaux venus ne parviennent plus à sauter, au bout du compte la pile de moutons s'écroule dans les bêlements, c'est une abomination, autant les égorger sur-le-champ. La mer, c'est beaucoup mieux. Ça monte, ça recule, sans cesse, et pour rien. Quelle conne, cette mer. Au fond, c'est irritant aussi la mer, en raison de cette inutilité immense. Tirée et retirée par la lune, incapable de faire valoir sa volonté. Le mieux aurait été de penser au meurtre, bien sûr. En le recomposant en pensée, un rire lui viendrait, et le rire est excellent pour tout. Pas si bête, suprême oubli, ne pas penser au meurtre.

Calculons. On allait se mettre à chercher la vieille dès demain. Le temps qu'on trouve le corps dans ces rochers où nul ne passe en novembre, cela lui laissait encore un jour, sans doute deux. Il ne serait plus possible de préciser le moment de la mort. Ajoutons le vent, la pluie et la marée, sans compter les mouettes, ce serait parfait. Encore ce sourire. Précisément à éviter, comme éviter que ses mains ne se serrent et se desserrent, ce qui lui arrivait toujours après un meurtre. Le meurtre lui sortait par les doigts, pendant cinq à six semaines. Laisser tomber les mains aussi, en plus de la mâchoire, ne laisser aucun détail incontrôlé, de la rigueur. Tous ces minables qui se faisaient prendre par excès de nervosité, de tics, de contentement, d'exhibitionnisme, ou par excès d'indifférence, de simples faiblards pas même capables de se tenir. Mais pas si bête. Quand on lui apprendrait la nouvelle, s'intéresser, et même s'émouvoir Bien laisser tomber les bras en marchant, s'activer avec tranquillité. Calculons. Ils commenceraient à chercher demain, des gendarmes, et sûrement des volontaires. Se joindre aux volontaires ? Non, pas si bête. Les assassins se mêlent trop souvent aux volontaires. Tout le monde sait que même les plus cons des gendarmes se méfient et dressent la liste des volontaires.

Travailler l'excellence. Faire son travail comme d'habitude, sourire normalement, laisser retomber les mains, et s'informer, sans plus. Rectifier cette tension des doigts, ce n'était certes pas le moment d'avoir des spasmes irrépressibles, bien sûr que non, et ce n'était pas son genre, sûrement pas. Bien veiller aux lèvres et aux mains, c'est le secret des choses. Mettre les mains dans les poches, ou croiser les bras, souplement. Pas plus souvent que d'ordinaire.

Veiller a ce qui se passait autour, observer les autres, mais normalement, pas comme ces assassins qui se figurent que le moindre détail les concerne. Mais prêter attention aux détails. Toutes les précautions avaient été prises mais il faut toujours compter avec les cons de la terre. Toujours. Envisager qu'un con ait pu remarquer quelque chose. Prévoir, c'est le secret. Si quelqu'un s'avisait de mettre le nez dans ses affaires, il y passerait. Moins il y aurait de minables sur terre et mieux ça vaudrait. Il y passerait, comme les autres. Y songer dès maintenant.

 

 

 

 

Chapitre 3

 

 

 

 

Louis Kehlweiler s'assit sur le banc 102 à onze heures. Vincent était là, tournant les pages d'un journal.

- Tu n'as rien d'autre à foutre en ce moment? lui demanda Louis.

-Deux ou trois articles en route... S'il se passe quelque chose là-dedans, dit-il sans lever le visage vers l'immeuble d'en face, tu me laisses faire le reportage?

- Évidemment. Mais tu me tiens au courant.

- Évidemment.

Kehlweiler sortit d'un sac en plastique un livre et du papier. L'automne n'était pas chaud et il n'arrivait pas à trouver une position favorable au travail, sur ce banc encore humide des pluies de la nuit.

- Tu traduis quoi? demanda Vincent.

- Un bouquin sur le Troisième Reich.

- Dans quel sens?

- D'allemand en français.

- Ça va rapporter?

- Pas mal. Ça ne te gêne pas que je pose Bufo sur le banc ?

- Pas du tout, dit Vincent.

- Mais ne le dérange pas, il dort.

- Je ne suis pas assez dingue pour faire la conversation à un crapaud.

- On dit ça et parfois on y vient.

- Tu lui causes beaucoup?

- Tout le temps. Bufo sait tout, c'est un coffre-fort, un scandale vivant. Dis-moi, tu n'as vu personne s'approcher du banc ce matin?

- C'est à moi que tu parles ou à ton crapaud?

- Mon crapaud n'était pas levé ce matin. Donc, c'est à toi.

- Bien. Je n'ai vu personne s'approcher. Enfin, pas depuis sept heures et demie. Sauf la vieille Marthe, on s'est dit trois mots et elle a filé.

Vincent avait à présent sorti une petite paire de ciseaux et découpait des articles dans sa pile de quotidiens.

-Tu fais comme moi, maintenant? Tu découpes tout ?

- L'élève doit imiter le maître jusqu'à ce que le maître s'énerve et le flanque dehors, ce qui est signe que l'élève est prêt pour devenir maître à son tour, n'est-ce pas? Là, par exemple, je t'énerve ?

- Pas du tout. Tu ne t'occupes pas assez de la province, dit Kehlweiler en feuilletant la pile de journaux que Vincent avait entassés. Trop parisien tout ça.

- Je n'ai pas le temps. Je n'ai pas comme toi des types qui m'envoient des trucs tout préparés des quatre coins de la France, je ne suis pas un vieux pontife. Plus tard, moi aussi, j'aurai ma troupe occulte. C'est qui, les gens de la grande armée?

- Des types dans ton genre, des femmes dans ton genre, des journalistes, des militants, des curieux, des inactifs, des fouille-merde, des juges, des patrons de café, des philosophes, des flics, des vendeurs de journaux, des vendeurs de marrons, des...

- Ça va, dit Vincent.

Kehlweiler jetait des regards rapides à la grille d'arbre, à Vincent, aux alentours.

- Tu as perdu quelque chose? demanda Vincent.

- D'une certaine manière. Et ce que j'ai perdu d'une main, j'ai l'impression que je le récupère d'une autre. Tu es certain que personne ne s'est installé là, ce matin? Tu ne t'es pas endormi sur tes lectures ?

- Après sept heures du matin, je ne me rendors plus.

- C'est grand.

- La presse régionale, reprit Vincent, buté, c'est du droit commun, ça ne va nulle part, c'est une spirale domestique et ça ne m'intéresse pas.

- Et tu te goures. Un crime prémédité, une diffamation privée, une petite dénonciation arbitraire, ça va quelque part, sur un grand fumier où fermentent les saloperies à grande échelle et les consentements collectifs. Mieux vaut s'occuper de tout sans trier. Je suis un généraliste.

Vincent grogna quelque chose pendant que Kehlweiler se levait pour aller considérer la grille d'arbre. Vincent connaissait à fond les théories de Kehlweiler, entre autres l'histoire de la main gauche et de la main droite. Main gauche, annonçait Louis en levant les bras et en étendant les doigts, imparfaite, malhabile, hésitante, et donc productrice salutaire du cafouillis et du doute. Main droite, assurée, ferme, détentrice du savoir-faire, conductrice du génie humain. Avec elle, la maîtrise, la méthode et la logique. Attention, Vincent, c'est maintenant qu'il faut bien me suivre : que tu penches un peu trop vers ta main droite, deux pas de plus, et voilà poindre la rigueur et la certitude, tu les vois? Avance un peu plus loin encore, trois pas de plus, et c'est la bascule tragique dans la perfection, dans l'impeccable, et puis dans l'infaillible et l'impitoyable. Tu n'es plus alors qu'une moitié d'homme qui marche penché à l'extrême sur ta droite, inconscient de la haute valeur du cafouillis, cruel imbécile fermé aux vertus du doute; ça peut venir plus sournoisement que tu ne te le figures, te crois pas à l'abri, faut se surveiller, t'as deux mains, c'est pas fait pour les chiens. Vincent sourit et bougea ses mains. Il avait appris à chercher les hommes penchés, mais il ne voulait s'occuper que du politique tandis que Louis s'était toujours occupé de tout. En attendant, Louis était toujours appuyé à l'arbre, le regard vers la grille.

- Qu'est-ce que tu fous? demanda Vincent.

- Cette petite chose blanchâtre sur la grille d'arbre, tu la vois ?

- Un peu.

- Je voudrais que tu me l'attrapes. Avec mon genou, je ne peux pas m'accroupir.

Vincent se leva en soupirant. Il n'avait jamais remis en question les suggestions de Kehlweiler, le maître à penser du cafouillis, il n'allait pas commencer maintenant.

- Prends un mouchoir, je pense que ça pue.

Vincent secoua la tête et remit à Kehlweiler la délicate bricole dans un bout de journal, parce qu'il n'avait pas de mouchoir. Il se réinstalla sur le banc, reprit ses ciseaux et ignora Kehlweiler; il y a des limites à la complaisance. Mais du coin du regard, il l'observait faire tourner la bricole sous tous ses angles dans le papier journal.

- Vincent?

- Oui?

- Il n'a pas plu, ce matin?

- Pas depuis deux heures du matin.

Vincent avait commencé par la météo pour un journal de quartier, et il continuait de la guetter chaque jour. Il savait beaucoup de choses sur les raisons pour lesquelles l'eau tombe ou bien reste accrochée en haut.

- Et ce matin, personne, tu en es certain? Même pas quelqu'un qui serait venu faire pisser son chien contre l'arbre ?

-Tu me fais répéter dix fois les mêmes choses. L'unique créature qui se soit approchée, c'est Marthe. Tu n'as rien remarqué pour Marthe? ajouta Vincent en baissant la tête dans le journal, puis en se nettoyant les ongles avec ses ciseaux. Il paraît que tu l'as vue hier.

- Oui, j'avais été faire une partie de catéchisme au café.

- Tu l'as raccompagnée?

- Oui, dit Kehlweiler qui s'était rassis et qui fixait toujours la bricole dans le papier journal.

- Et tu n'as rien remarqué? demanda Vincent, un peu agressif.

- Disons qu'elle n'était pas au mieux de sa forme.

- Et c'est tout ?

- Oui.

- C'est tout? cria brusquement Vincent. Tu fais des cours sur l'importance planétaire des petits meurtres domestiques, tu t'occupes de ton crapaud, tu passes un quart d'heure à retourner un déchet collé sur une grille d'arbre, mais sur Marthe, sur Marthe que tu connais depuis vingt ans, tu n'as rien remarqué? Bravo, Louis, bravo, excellent!

Kehlweiler tourna vivement le regard. Trop tard, se dit Vincent, et tant pis, merde. Les yeux de Kehlweiler, verts dans des cils sombres qui lui faisaient un maquillage excessif, pouvaient passer d'une imprécision rêveuse à une intensité incisive pénible. Les lèvres se resserraient en même temps en un trait, toute la douceur habituelle foutait le camp comme une nuée de moineaux. La gueule de Kehlweiler ressemblait alors à ces profils majestueux gravés sur médailles froides, pas marrants du tout. Vincent secoua la tête comme on chasse une guêpe.

- Raconte, dit seulement Kehlweiler.

- Marthe, elle vit dehors, depuis une semaine maintenant. Ils ont repris toutes les chambres de bonne pour les transformer en studios de luxe. Le nouveau propriétaire les a tous virés, tous.

- Pourquoi ne m'a-t-elle rien dit? Ils ont dû être prévenus avant, non ? Arrête, tu vas te faire mal avec ces ciseaux.

- Ils se sont bagarrés pour garder les piaules, et on les a virés.

- Mais pourquoi ne m'a-t-elle rien dit? répéta Louis en haussant le ton.

- Parce qu'elle a de l'orgueil, parce qu'elle a honte, parce qu'elle te craint.

- Pauvre con! Et toi? Tu ne pouvais pas m'en parler? Mais bordel, arrête avec tes ciseaux! Ils sont propres tes ongles, non?

- Je ne l'ai su qu'avant-hier. Et tu étais introuvable. Kehlweiler fixa son regard sur la bricole dans le papier journal. Vincent le regardait de côté. C'était un beau type, sauf quand il était contrarié comme ça, avec le nez en arc et le menton tendu. La contrariété n'arrange personne mais Louis, pire : avec sa barbe de trois jours, ses yeux fixes et maquillés, il foutait un peu la trouille. Vincent attendait.

- Tu sais ce que c'est que ce truc? demanda finalement Kehlweiler en lui passant le papier journal.

Le visage de Louis reprenait sa mouvance, l'émotion revenait sous les sourcils et la vie sur les lèvres. Vincent examina la bricole. Il n'avait pas la tête à ça, il avait engueulé Louis, ce n'était pas très fréquent.

- Je n'ai aucune idée de ce qu'est cette merde, dit-il.

- Tu brûles. Continue.

- C'est informe, bouffé... je m'en fous, Louis. Franchement, je m'en fous.

- Mais ensuite?

- Si je fais un effort, ça peut me rappeler ce qui restait dans mon assiette quand ma grand-mère me faisait des pieds de porc panés. Je détestais ça, elle croyait que c'était mon plat préféré. C'est bizarre, les grand-mères, des fois.

- Je ne sais pas, dit Kehlweiler, je n'ai pas connu.

Il remit dans le désordre livre et papiers dans son sac en plastique, empocha la bricole dans la boule de papier journal et fourra son crapaud dans l'autre poche.

- Tu gardes le pied de porc? demanda Vincent.

-Pourquoi pas? Où est-ce que je peux trouver Marthe ?

- Ces derniers jours, elle s'était fait un coin sous l'auvent derrière l'arbre 116, murmura Vincent.

- Je me tire. Essaie d'avoir un cliché du type. Vincent hocha la tête et regarda partir Kehlweiler, de sa démarche lente, droite, un peu basculée depuis qu'il s'était pété le genou dans l'incendie. Il prit une page et inscrivit: " N'a pas connu de grand-mère. Voir pour les grands-pères si c'est pareil. " Il notait tout. Il avait piqué à Kehlweiler sa manière de tout vouloir savoir, sauf pour les crimes de droit commun. C'était difficile de savoir des trucs sur cet homme, il n'en lâchait pas beaucoup. On pouvait savoir qu'il était du Cher, et bon, ça ne menait pas loin.

Vincent n'entendit même pas la vieille Marthe s'affaler sur le banc.

- Alors, ça mord? dit-elle.

- Bon Dieu, Marthe, tu m'as fait peur. Parle pas si fort.

- Ça mord? L'ultra?

- Pas encore. Je suis patient. Je suis quasi certain d'avoir reconnu ce type, mais les visages vieillissent.

- Faut prendre des notes, petit, beaucoup de notes.

- Je sais. Tu sais que Louis n'a pas connu de grand-mère?

Marthe fit un grand geste d'ignorance.

- Aucune importance, marmonna-t-elle. Louis se paie autant d'ancêtres qu'il veut, alors... Ses ancêtres, si tu l'écoutais, il en aurait dix millions. Des fois, c'est un nommé Talleyrand, ça revient souvent, ou bien... comment il s'appelle ce gars?... enfin dix millions. Même le Rhin, il dit que c'est son ancêtre. C'est exagéré quand même.

Vincent sourit.

- Mais ses vrais ancêtres, reprit-il, ni vu ni connu, on ne sait rien.

- Eh bien, ne lui en cause pas, faut pas emmerder le monde. Tu n'es qu'un fouille-merde, mon petit père.

- Je pense que tu sais des trucs.

- Ta gueule! dit Marthe brusquement. C'est Talleyrand, son grand-père, t'as pigé? Ça te suffit pas?

- Marthe, ne dis pas que tu le crois! Talleyrand, tu ne sais même pas qui c'est. Il est mort il y a cent cinquante ans.

- Eh bien, je m'en fous, tu m'entends? Si Talleyrand a couché avec le Rhin pour faire Ludwig, c'est qu'ils avaient sûrement une bonne raison tous les deux, et ça les regarde. Et le reste, je m'en fous! Allez, je m'énerve, moi, qu'est-ce que tu lui cherches à la fin?

- Nom de Dieu, Marthe, le voilà, chuchota brusquement Vincent en lui serrant le bras. Le gars, là. L'ultraréac foireux. Prends l'air d'une vieille pute et moi d'un ivrogne, on va l'avoir.

- T'en fais pas, je connais les méthodes.

Vincent s'affaissa mollement sur l'épaule de Marthe et tira un bout de son châle sur lui. L'homme sortait de l'immeuble d'en face, il fallait faire vite. À l'abri du châle, Vincent plaça son appareil et clicha à travers les mailles élargies du tricot humide. Puis, le type fut hors de vue.

- Ça y est? dit Marthe. Il est en boîte ?

- Je crois... À bientôt, Marthe, je le suis.

Vincent partit d'un pas hagard. Marthe sourit. Il savait bien faire l'ivrogne hagard. Faut dire qu'à vingt ans, quand Ludwig l'avait ramassé dans un bar et tiré de là, il était mal parti, il avait de l'expérience. C'était le brave type, Vincent, et puis calé en mots croisés avec ça. Mais cela aurait été tout aussi bien qu'il arrête de fouiner dans la vie de Ludwig. L'affection, ça prend des chemins un peu inquisiteurs parfois. Marthe frissonna. Elle avait froid. Elle ne voulait pas le reconnaître, mais elle avait froid. Les boutiquiers l'avaient virée de l'auvent, ce matin. Où aller, bon Dieu, où aller? Lève-toi, ma vieille, faut marcher, faut pas se geler les fesses sur le 102, faut marcher. Marthe se parlait toute seule, ce n'était pas rare.

 

 

 

 

 

Chapitre 4

 

 

 

 

Louis Kehlweiler entra dans le commissariat principal du 5e arrondissement, fin prêt. C'était une occasion à tenter. Il se jeta un coup d'œil dans la porte en verre. Ses cheveux épais et sombres un peu trop longs sur la nuque, sa barbe de trois jours, son sac en plastique, sa veste chiffonnée par le banc, tout cela allait parler en sa défaveur et on allait pouvoir faire du bon travail. Il avait attendu d'être dans la place pour commencer à manger son sandwich. Depuis que son ami le commissaire Adamsberg avait quitté les lieux, emmenant avec lui son adjoint Danglard, il y avait pas mal d'imbéciles là-dedans, et d'autres qui courbaient le dos. Lui, il avait un compte à régler avec le nouveau commissaire, et il tenait peut-être le moyen de le faire. Cela ne coûtait rien d'essayer. Ce commissaire Paquelin qui avait remplacé Adamsberg, Louis l'aurait volontiers déminé, ou tout au moins balancé au loin, en tous les cas ailleurs que dans l'ancien bureau d'Adamsberg où on passait avant de bons moments, des moments tranquilles, et des moments intelligents.

Paquelin était loin d'être imbécile d'ailleurs, c'est souvent là-dessus qu'on bute. Dieu, disait Marthe, avait réservé une part équitable d'intelligence aux salauds, comme quoi, Dieu, on pouvait sérieusement se poser des questions.

Cela faisait deux années que Louis avait le commissaire Paquelin dans sa ligne de mire. Paquelin, une petite pointure de la sauvagerie, n'aimait pas que la Justice se mêle de son boulot et il le faisait savoir. Il estimait que la police pouvait se passer des magistrats et Louis estimait que la police devait largement se passer de Paquelin. Mais à présent qu'il était hors du ministère, le combat devenait plus complexe.

Kehlweiler se planta droit, bras croisés et sandwich en poche, devant le premier flic qu'il trouva derrière sa bécane.

Le flic leva le nez, fit un rapide inventaire de l'homme qu'il avait en face de lui et aboutit à un jugement inquiet et défavorable.

- C'est pour quoi?

- Pour le commissaire Paquelin.

- C'est pour quoi?

- Une bricole qui devrait l'intéresser.

- Quelle bricole?

- Ça ne vous dirait rien. C'est trop compliqué pour vous.

Kehlweiler n'en avait pas spécialement après ce flic. Mais il voulait voir le commissaire, sans s'annoncer, tel quel, afin d'amorcer le duel selon la manière qu'il avait choisie. Pour cela, il fallait se faire balancer de planton en adjoint, d'adjoint en inspecteur, jusqu'à ce que, par mesure de coercition, on l'envoie se faire déglinguer chez le commissaire.

Kehlweiler sortit son sandwich et commença à mâcher, toujours debout. Il laissait tomber des miettes un peu partout. Le flic s'énerva, très normalement.

- Alors, ça vient cette bricole? De quoi s'agit-il ?

- De pied de porc pané. Ça ne peut pas vous intéresser, trop compliqué.

- Nom, prénom?

- Granville. Louis Granville.

- Papiers?

- Je ne les ai pas. Je ne suis pas venu pour ça, je suis venu pour coopérer avec la police de mon pays.

- Foutez le camp. On se passera de votre coopération.

Un inspecteur s'approcha et attrapa Louis par l'épaule. Louis se retourna lentement. Ça venait.

- C'est vous qui faites ce raffut ?

- Du tout. Je viens faire une déposition à Paquelin.

- Le commissaire Paquelin.

- On parle du même.

L'inspecteur fit un signe au flic et entraîna Louis vers un bureau en verre.

- Le commissaire ne peut pas être dérangé. Alors vous me déballez votre salade.

- Ce n'est pas une salade, c'est du pied de porc pané.

- Nom, prénom?

- Gravilliers, Louis.

- Vous aviez dit Granville.

- Ne chicanons pas, inspecteur. Je n'ai pas beaucoup de temps, je suis même pressé.

- Sans blague?

- Vous connaissez Blériot, le gars qui s'était foutu dans la tête de traverser la Manche en avion pour aller plus vite? C'était mon ancêtre.

L'inspecteur plaqua ses mains sur ses joues. Il s'énervait.

- Donc vous imaginez le problème, continua Louis. J'ai ça dans le sang, moi. Faut que ça usine, comme dit Paquelin.

- Vous connaissez le commissaire?

- Bien, très bien même. Mais lui non. Il n'a pas la mémoire des visages, c'est embêtant dans votre métier. Dites-moi, vous étiez déjà là quand il y a eu la bavure, dans la cage, là?

L'inspecteur se passa les doigts sur les yeux. Ce flic n'avait pas l'air d'avoir beaucoup dormi et Kehlweiler comprenait cette souffrance mieux que quiconque. En attendant que l'inspecteur se décide à l'évacuer plus haut dans la hiérarchie, Louis sortit Bufo et le garda dans sa main gauche. Il ne pouvait pas laisser Bufo étouffer dans sa poche, commissariat ou pas commissariat. Les amphibiens ont leurs exigences.

- Qu'est-ce que c'est que ce truc? demanda l'inspecteur en reculant.

- Mais rien, répondit Louis, un peu agacé. C'est mon crapaud. Il ne dérange personne, que je sache?

C'est vrai, les gens sont décevants avec les crapauds, ils en font toute une histoire. C'est pourtant cent fois moins emmerdant qu'un chien. L'inspecteur repassa ses doigts sur ses yeux.

- Bien, allez, sortez d'ici, dit-il.

- Impossible. Je ne serais pas entré si j'avais voulu sortir. Je suis un type très accroché. Vous connaissez le gars qui ne voulait jamais sortir, même sous la force des baïonnettes ? Enfin, peu importe ce gars, ce qui est à retenir, c'est que c'était mon ancêtre. Je ne dis pas que c'est un cadeau, mais enfin c'est ainsi. Vous allez avoir du mal à vous débarrasser de moi.

- J'en ai rien à foutre! cria l'inspecteur.

- Bon, dit Kehlweiler.

Il s'assit et mâcha lentement. Il fallait que le sandwich dure. C'était sans gloire de s'acharner sur ce gars ensommeillé mais il s'amusait bien quand même. Dommage que le gars n'ait pas voulu s'amuser aussi. Tout le monde peut jouer au jeu des ancêtres, ce n'est pas interdit. Et en matière d'ancêtres, Louis était très prêteur.

Le silence retomba dans la pièce. L'inspecteur composa un numéro. L'inspecteur principal, sûrement. On disait " capitaine " à présent.

- Un type qui ne veut pas décarrer... Oui, peut-être. Viens prendre l'oiseau et fais-en du pâté, tu m'obligeras... Je ne sais pas... Oui, sûrement...

- Merci, dit Kehlweiler. Mais c'est Paquelin que je veux voir.

- Votre nationalité, c'est quoi?

- Pardon?

- Français, oui ou merde?

Kehlweiler écarta les bras d'un geste évasif.

- Possible, lieutenant Ferrière, tout à fait possible. On disait " lieutenant " maintenant.

L'inspecteur bascula son corps en avant.

- Vous connaissez mon nom?

L'inspecteur principal ouvrit doucement la porte, avec un calme offensif. Il était petit et Kehlweiler en profita aussitôt pour se lever. Louis frôlait le mètre quatre-vingt dix et cela rendait souvent service.

- Enlève-moi ça, dit Ferrière, mais renseigne-toi d'abord. Le type sait mon nom, il joue au plus fin.

- Qu'est-ce que vous venez faire ici? Manger?

Il y avait dans les yeux de l'inspecteur principal quelque chose qui devait mal s'accommoder des coups de sabre de son patron. Kehlweiler estima qu'on pouvait se risquer là-dessus.

- Non, j'ai une affaire de pied de porc pour Paquelin. Vous l'aimez bien, Paquelin? Je le trouve un peu austère, Lin peu trop penché.

Le type marqua une brève hésitation.

- Suivez-moi, dit-il.

- Doucement, dit Kehlweiler, j'ai une jambe raide. Louis ramassa son sac, ils grimpèrent au premier et l'inspecteur principal ferma la porte.

- Vous avez connu Adamsberg? demanda Louis en posant Bufo sur une chaise. Jean-Baptiste Adamsberg? Le nonchalant? L'intuitif désordonné?

L'inspecteur hocha la tête.

- Vous êtes Lanquetot? Le capitaine Yves Lanquetot? Je me trompe?

- D'où sortez-vous? demanda Lanquetot sur la défensive.

- Du Rhin.

- Et ça, c'est un crapaud? Crapaud commun?

-Cela fait plaisir de rencontrer un type qui s'y connaît. Vous en avez?

- Pas précisément... Enfin, à la campagne, juste près du pas de porte, c'est là qu'il habite.

- Et vous lui parlez? L'inspecteur hésita.

- Un peu, dit-il.

- Il n'y a pas de mal. On se parle beaucoup, Bufo et moi. Il est gentil. Un peu con, mais on ne peut pas lui demander de refaire le monde, n'est-ce pas?

Lanquetot soupira. Il ne savait plus trop où il en était. Envoyer ce type et son crapaud dehors, c'était prendre un risque, il avait l'air de savoir des trucs. Le garder ici ne servirait à rien, c'était Paquelin qu'il voulait voir. Tant qu'il ne le verrait pas, il alignerait connerie sur connerie en semant des miettes dans tout le commissariat. Mais l'envoyer à Paquelin, avec son histoire de pied de porc, c'était prendre un risque aussi, une engueulade certaine. À moins que ce type ne tente d'emmerder Paquelin, et cela, ça valait le coup, ça le soulagerait. Lanquetot leva les yeux.

- Vous ne finissez pas votre sandwich?

- J'attends d'être chez Paquelin, c'est une arme stratégique. Évidemment, on ne peut pas l'utiliser toutes les heures, faut avoir faim.

- Votre nom, c'est quoi? Le vrai, j'entends... Kehlweiler jaugea l'inspecteur. Si ce type n'avait pas changé, s'il était resté fidèle à la description que lui en avait faite Adamsberg, on pouvait y aller. Mais parfois, sous une nouvelle férule, on peut y prendre goût, pencher et changer. Kehlweiler misa sur le visage.

- Kehlweiler, répondit-il, Louis Kehlweiler, voici mes papiers.

Lanquetot hocha la tête. Il connaissait.

- Qu'est-ce que vous lui voulez, à Paquelin?

- J'espère sa retraite anticipée. Je veux lui offrir une affaire qu'il refusera. S'il l'accepte, tant pis pour moi. S'il la refuse, ce sur quoi je compte, je me débrouillerai seul. Et si cette affaire me mène quelque part, je le mettrai en difficulté pour négligence.

Lanquetot hésitait toujours.

- Pas question de vous mouiller, dit Louis. Je vous demande seulement de m'amener jusqu'à lui et de jouer l'imbécile. Si vous pouviez assister à notre entretien, cela ferait un témoignage, si besoin.

- Ça, c'est facile. Il suffit de vouloir s'en aller pour que Paquelin vous ordonne de rester. Cette affaire, c'est quoi ?

- Il s'agit d'un petit rien inusité, cafouilleux et très intéressant. Je pense que Paquelin me jettera dehors avant d'en avoir saisi toute l'importance. Paquelin n'entend rien aux cafouillis.

Lanquetot décrocha son téléphone.

- Commissaire? Oui, je sais, beaucoup de boulot. Mais j'ai là dans le couloir un gars un peu spécial qui insiste pour vous voir... Non, ce serait plus avisé de le recevoir... il a de la monnaie d'échange... assez louche... oui, la cage... il en a parlé... Possible qu'il cherche des poux, possible qu'il crâne, mais je préfère que vous le testiez vous-même. Ça devrait aller, il n'a même pas ses papiers. C'est entendu, je vous le monte.

Lanquetot ramassa les papiers de Kehlweiler et les fourra dans sa poche.

- On y va. Je vais vous malmener un peu en vous poussant dans son bureau, pour le réalisme.

- Je vous en prie.

Lanquetot jeta plus qu'il n'amena Kehlweiler dans le bureau du commissaire. Louis fit une grimace, le réalisme lui faisait mal à la jambe.

- Voilà le gars, monsieur le commissaire. Pas de papiers. Il change de nom toutes les deux minutes. Granville, Gravilliers, au choix. Je vous le laisse.