Chapitre 21
Donc, il y a un minable qui a mis le nez dedans. À cause de ce con de chien. Et à présent, les flics sont là. C'est sans importance, je m'en fiche, tout était prévu en cas d'embrouille. Pas si bête. Le petit rechigné, Guerrec, ira où on lui dira. Il a l'air de l'homme qui n'en fait qu'à sa tête. Il est comme tout le monde, il en a seulement l'air. Avec une petite poussée, il ira où on voudra, comme une fourmi. Le rechigné ne fera pas exception. On raconte beaucoup de niaiseries sur l'intelligence de la fourmi. Mais ce n'est qu'une esclave abrutie, rien d'autre. Il suffit de poser le doigt devant sa route pour qu'elle tourne. Ainsi de suite jusqu'à ce que la lumière change. Le résultat est infaillible.
Elle ne sait plus où est la maison, elle est perdue, elle meurt. Je l'ai fait des tas de fois: Guerrec, pareil. Il n'aura qu'a lui poser le doigt devant. Ce n'est pas à la portée du premier venu. Un assassin ordinaire, qui se tasse à l'arrivée du premier flic, qui n'a jamais songé à l'histoire de la fourmi et du soleil, se ferait épingler dans les deux jours.
Pas si bête. Et l'homme qui s'est ramené de Paris avec sa merde de chien va connaître sa douleur s'il ne décramponne pas. Il ne va Pas décramponner Il veut être partout, tout voir tout savoir tout pouvoir Pour qui se prend-il, ce minable? Moins minable que lés autres, prendre garde. N'importe, je connais la catégorie. L'humaniste galonné, il n'y a pas plus borné. S'il veut mettre le feu partout pour dératiser, il va prendre un coup d'extincteur Ce sera rapide et précis. Il partira dans lé décor sans avoir le temps de voir venir. Je tiens le fil. Quand on se sera occupé de la petite andouille, je me farcirai le poète. Ce sera grand. Au fond, si je n'avais pas fait autre chose, j'aurais fait assassin. Je le suis déjà, je me comprends, mais j'aurais fait assassin de métier J'ai le génie de la chose. Et tuer décontracte l'intérieur. Prendre garde, ne rien donner à voir. Faire ce qu'il y a à faire. De temps à autre, prendre l'air pensif, s'intéresser. Veiller à tout laisser tomber mollement, les yeux, les joues, les mains.
Chapitre 22
Pendant que Marc hésitait entre aller chercher le seigneur de Puisaye sur la table de nuit et donner un tour de manivelle à la grande machine de Port-Nicolas - histoire d'obtenir une réponse à " comment tirer la Terre hors du système solaire quand le Soleil explosera dans cinq milliards d'années? " -, le maire avait fermé la porte de l'arrière-salle du Café de la Halle et rendait compte à Louis de son entrevue avec l'inspecteur de Quimper, Guerrec. Guerrec avait épuisé le maire de questions sur Marie Lacasta, il avait pris le registre des habitants de la commune et il voulait voir Kehlweiler pour son témoignage et pour récupérer l'os.
- Ils sont à la gendarmerie de Fouesnant. Ensuite, il démarrera les interrogatoires.
- Et pourquoi vous me racontez ça? demanda Louis.
- Guerrec me l'a demandé. Il veut vous interroger avant ce soir. Je transmets.
- Il a un plan, une idée?
- Guerrec ne voit qu'une seule chose à retenir dans la vie de Marie, c'est la disparition de son mari Diego, il y a cinq ans.
- L'homme est mort?
- On ne sait pas, on ne l'a pas revu, mort ou vif. Son fusil était abandonné sur le port et une barque manquait. Ce qu'il y a de certain, c'est que Marie en parlait le moins possible et qu'elle l'attendait toujours. Elle n'avait pas touché à un seul objet de son bureau.
- Ils s'étaient mariés tard?
- Ils avaient bien tous deux soixante ans.
- il l'avait connue ici?
Le maire fit un petit bond impatient. C'est agaçant de ressasser des histoires banales que tout le monde connaît par cœur. Mais Guerrec l'avait engagé à ne pas braquer Kehlweiler, on pourrait en avoir besoin, il connaissait l'homme par ouï-dire, il s'en méfiait.
- Il avait rencontré Marie chez Lina, évidemment, quand elle habitait encore à Paris. Du temps du premier mari de Lina, Marie travaillait chez eux, elle s'occupait des deux enfants, c'est simple.
- Comment s'appelait ce premier mari?
- Un professeur de physique, cela ne vous dira rien. Marcel Thomas.
- Et Diego connaissait aussi Lina?
- Mais non, bon sang, Diego travaillait avec Sevran, c'est pour cela.
- Le rapport avec Lina?
Le maire s'assit et se demanda comment ce type pouvait avoir fait tout ce qu'on racontait sur lui, alors qu'il n'était pas foutu capable de saisir l'histoire de Diego et Marie.
- Sevran, scanda le maire, était un vieil ami du couple, de Marcel Thomas surtout. Ils collectionnaient tous les deux des machines et l'ingénieur n'allait jamais à Paris sans passer les voir, lui et sa collection. Diego travaillait pour Sevran. Donc il l'accompagnait chez Lina. Donc Diego a connu Marie chez eux.
- Qu'est-ce qu'il faisait pour Sevran, Diego?
- Il sillonnait la France à la recherche de machines. Sevran avait connu Diego végétant dans la brocante et il l'avait pris à son service. Bref, Diego a épousé Marie deux mois après que Sevran a épousé Lina. Ils sont tous venus s'installer ici.
Louis s'assit à son tour, patient. Il se demandait comment on pouvait raconter une histoire aussi mal. Chevalier avait décidément un esprit confus.
- Lina avait divorcé pour épouser Sevran?
- Mais, bon sang, non, c'était après l'accident. Son mari est tombé du balcon, un malaise. Elle était veuve.
- Ah. Racontez-moi ça.
- Veuve, quoi. Son mari est tombé de la terrasse. Je ne sais l'histoire que par Marie, car Lina ne supporte pas qu'on en parle. Elle et Marie étaient seules avec les enfants. Lina lisait dans sa chambre, Thomas en fumait une dernière sur la terrasse. Lina se reproche encore de l'avoir laissé seul alors qu'il avait beaucoup bu. C'est idiot, comment aurait-elfe pu prévoir?
- C'était où dans Paris? Vous le savez? Chevalier soupira encore.
- Dans le 15ième, rue de l'Abbé-Groult. Ne me demandez pas le numéro, bon sang, je ne le sais pas.
- Ne vous agitez pas, Chevalier. J'essaie juste de me rendre compte, pas de vous emmerder. Donc, Lina se retrouve veuve, avec les deux enfants, et Marie. Ensuite?
- Un an plus tard, elle se tourne vers l'ami Sevran, et elle l'épouse.
- Bien sûr.
- Elle avait les enfants à nourrir, pas de travail, plus de fric. Son mari ne lui laissait que des machines, très belles d'ailleurs, dont elle ne savait que faire. Elle s'est remariée. Je suppose pourtant qu'elle aimait l'ingénieur, j'en suis presque sûr. Il l'a vraiment sortie de là. Bien, peu importe, tout le monde s'est marié et Sevran a installé la troupe ici. Et voilà que Guerrec s'intéresse à ce Diego, dont finalement on ne sait rien, pas plus que Sevran qui l'avait trouvé en train de vendre trois bricoles sur une foire de province. J'ai dit à Guerrec tout le bien que je pensais de Diego, un homme sûr, trop sentimental, mais bien, et courageux, il se levait tous les jours à six heures. Il a manqué à tout le monde quand il a disparu. Quant à Marie... il y a quinze jours encore, elle l'attendait.
- C'est triste.
- Très. Et, entre nous soit dit, très emmerdant pour la commune, très.
- Par quoi Guerrec va-t-il commencer?
- Par vous, puis les Sevran, puis tout le monde... Lui et son adjoint vont se donner un mal de chien pour les alibis, et cela ne donnera pas grand-chose. Tout le monde tourne dans tous les sens dans ce pays.
- Ils vous ont demandé le vôtre?
- Pour quoi faire?
- Ils vous l'ont demandé?
- Non, bien sûr que non.
- Alors, ça va venir.
- Bon, vous voulez me foutre dans la merde ? C'est votre distraction dans l'existence?
- Et vous, vous ne croyez pas que vous avez foutu Marie dans la merde? René Blanchet ? La fouille de ses poubelles? C'est votre distraction?
Le maire fit une petite moue, retourna ses doigts en arrière sans un craquement, mais ne bougea pas sur sa chaise. Incroyable, ce type, vraiment un étang, une flaque. Louis avait toujours été intrigué par l'élément liquide. On le verse dans une tasse, c'est plat. On penche la tasse, le liquide s'incline, mais sa surface reste plate, toujours plate. Même à l'envers et tordue dans tous les sens, l'eau reste plate. Le maire était comme ça. Il aurait fallu le porter à une température inférieure à zéro pour le saisir. Mais Louis était certain que même s'il réfrigérait le maire, il s'arrangerait pour geler en surface et gêner toute visibilité.
-Il fait froid l'hiver ici? demanda-t-il.
-Rarement, répondit Chevalier machinalement. C'est exceptionnel qu'on ait des gelées.
- Tant pis.
- Comment avez-vous appris l'histoire de Marie et des poubelles de Blanchet? Vous l'avez lue dans du cristal ou dans une merde de chien?
- C'est bien vous qui lui aviez commandé ces petites inspections ?
- C'est moi. Je ne l'ai pas forcée et je la dédommageais.
- Qu'est-ce que vous cherchiez?
- C'est Blanchet qui me cherche, ne confondez pas. Il est décidé à me rafler la mairie. Je suis bien implanté mais tel que je sens l'homme, il n'hésitera pas devant la saleté des gens. Je voulais savoir ce qu'il me prépare.
- Les poubelles vous ont appris des choses?
-Qu'il mange du poulet deux fois par semaine et pas mal de raviolis en boîte. Qu'il vient d'on ne sait où. Pas de famille, pas de parti, pas d'affinités politiques connues, rien. Un passé venteux, insaisissable.
Chevalier fit une grimace.
- Ses papiers, il les brûle. C'est en m'apercevant de cela que j'ai eu l'idée de faire chercher Marie, dans l'espoir qu'il en échapperait des bouts. Parce qu'un type qui brûle ses papiers, hein? Un type qui ne veut pas de femme de ménage, sous aucun prétexte, hein? Mais Blanchet est méticuleux, il nettoie ses poulets jusqu'à l'os, il racle ses boîtes de raviolis, il fume ses cigares jusqu'à se brûler les doigts, et ses papiers, il n'y en a pas un qui réchappe. Ses poubelles, c'est une quintessence de poubelle, c'est du déchet sans corps ni âme, et des cendres, rien que des cendres. Si vous trouvez cela normal, moi pas.
- D'où est-il? Est-ce qu'on sait ça, au moins?
- Du Nord-Pas-de-Calais.
- Vous en êtes sûr?
- C'est ce qu'il dît. Louis fronça les sourcils.
- Alors, Marie? reprit-il.
- Je sais bien, dit le maire. S'il l'a vue fouiller ses poubelles... S'il l'a tuée... Ce serait ma faute. Je le sais, je ne vous ai pas attendu pour y penser. Mais je me figure mal un assassin à Port-Nicolas, pas même lui.
- On l'a tuée, Chevalier, bon Dieu, remuez-vous un peu le sang et secouez-vous! Et sur vous-même, Marie avait-elle trouvé quelque chose? Par où Blanchet comptait-il vous attaquer?
- Si je l'avais su, Kehlweiler, je n'aurais pas fait chercher.
- Par où, à votre idée?
- Est-ce que je sais, moi? Il peut inventer n'importe quoi! Dix fausses factures, quinze détournements, dix-huit maîtresses, une vie quintuple, quarante enfants... Ce n'est pas le choix qui manque... Au fait, Kehlweiler, quand partez-vous? Sitôt que vous aurez vu Guerrec?
- En toute logique, oui.
Impossible de voir si Chevalier était soulagé ou non.
- Et en réalité, non, ajouta Louis.
- Vous n'avez pas confiance? Il n'est pas mal, Guerrec. Qu'est ce qui vous retient?
- Trois trucs. Et puis je veux une bière.
Chevalier haussa les épaules. Il accompagna Louis au bar. La salle ne s'était pas vidée, c'était une journée différente, on attendait les flics. La distribution des places avait évolué, au gré des déplacements et des conversations. Marc était revenu et s'était installé entre Lina et Pauline. Il hésitait. S'il avait été Pauline, il aurait épousé Sevran plutôt que Darnas - mais chacun se débrouille -, encore que Sevran avait les fesses trop basses et les épaules étroites, une forme de fille en quelque sorte, disposition rare et qui méritait selon Marc qu'on en tienne compte. Mais soyons bon prince, cela se voyait à peine, et Sevran donnait quelques signes d'agitation qui valaient une prime dans l'esprit de Marc, par solidarité.
L'ingénieur allait et venait entre le comptoir et les tables, apportant à boire, desservant les verres, faisant le boulot d'Antoinette, interrompant à tout bout de champ son historique de la firme Remington, son petit visage clair et vieilli se débattant entre de jolis sourires francs et de fugitives grimaces quand il jetait un regard anxieux à Lina. Paradoxalement, Darnas, qui avait l'air d'une tortue de mer en sucre fondu, ayant attaché de-ci de-là au fond de la casserole, faisait beaucoup plus viril que l'ingénieur. Il souriait paisiblement en écoutant Sevran, il avait posé ses deux grosses pattes sur ses cuisses, il les remuait de temps à autre pour les égoutter - du sucre fondu, pensa Marc -, et les remous du café et de ceux qui s'y réfugiaient pénétraient sans se serrer dans son regard minuscule. Lina, grande et belle
femme aux lèvres étirées et parfois éclatantes, qui décidément inquiétait un peu Marc, échangeait des bouts de mots avec Pauline Darnas, par-dessus ses épaules. Marc baissait le dos à chaque fois pour les laisser passer. Il but une gorgée pour distraire son silence. Ça faisait une demi-heure qu'il n'arrivait pas à placer un seul mot avec Pauline, et il se sentait étriqué. Marthe aurait décrété que c'était une ânerie que d'aller se coincer entre deux femmes, on ne peut parler à l'une sans tourner le dos à l'autre, c'est disgracieux, il faut se placer de face. Louis lui fit signe.
- Alors? Qu'est-ce qui se décide? demanda Louis à voix basse.
- J'ai réfléchi, je préfère dormir avec Pauline, mais je lui déplais.
- Ne me fais pas chier, Marc. Alors? Saint Matthieu?
- Il arrive ce soir, 22 h 21 à Quimper.
Louis eut un bref sourire.
- Parfait, Retourne faire la conversation et écoute tout ce qui se passe quand je serai avec Guerrec.
- Je n'ai pas de conversation. Je suis à l'étroit.
- Mets-toi de face, c'est ce que dirait Marthe. Sevran, ajouta Louis à voix haute, un billard?
Sevran sourit et accepta aussitôt. Les deux hommes s'éloignèrent dans le fond de la salle.
- Billard français, américain? demanda Sevran.
- Américain. Je ne suis pas assez concentré pour trois boules. J'ai quarante mille boules en tête, cela va me faire du bien.
- Moi aussi, dit Sevran. Pour être franc, je commençais à m'emmerder. Je ne voulais pas que Lina reste seule après ce qui s'était passé à midi, et le mieux était encore de l'amener ici. Pourtant, j'ai cette sacrée machine qui m'attend, j'aurais préféré m'en occuper pour oublier mon chien. Mais ce n'était pas le moment. Lina va mieux déjà, votre ami la distrait. Il fait quoi dans la vie?
- C'est un historien. Il ne s'occupe que du Moyen Âge.
- Sans blague?
- Sans blague.
-Je ne voyais pas les historiens du Moyen Âge comme ça.
- Lui non plus, je le crains. Il a deux bouts qui n'arrivent pas à se rejoindre.
- Ah, oui? Et qu'est-ce qu'il fait au milieu?
- Il s'affole, il étincelle ou bien il rigole.
- Ah oui? C'est fatigant, dites-moi. À vous l'honneur, Kehlweiler, tirez.
Louis pointa, tira, et entra la boule 6. D'une oreille, il écoutait ce qui se passait au bar.
- Finalement, disait Guillaume, pourquoi on s'emmerde? On sait pas qui a tué Marie? Il n'y a qu'à demander la réponse à la machine, pas vrai, l'ingénieur?
- Et tu sais ce qu'elle va te répondre? dit un type de l'autre bout de la salle.
- Vous entendez ? dit Sevran en riant. C'est ma machine, une énorme machine cinglée que j'ai construite près du camping, vous l'avez vue? Elle distribue des petits messages. Je n'aurais jamais pensé qu'ils l'adopteraient. J'espérais un petit scandale local, mais après quelques mois de méfiance, ils se sont mis à l'idolâtrer. C'est que ma machine a réponse à tout... On vient de loin pour la consulter; pire qu'une déesse, en fait. Si le tour de manivelle était payant, on serait devenus riches à Port-Nicolas, sans blague!
- Oui, dit Louis en surveillant les coups de Sevran, qui jouait fort bien lui aussi. Marc m'en a parlé. Il lui a déjà posé je ne sais combien de questions.
- À vous. Il n'empêche que la machine a failli faire des dégâts. Un soir, dit-il en baissant la voix, un gars lui a demandé si sa femme le trompait, et cette grosse imbécile de ferraille a trouvé amusant de répondre oui. Le gars a Pris cela comme vérité divine, il a failli bousiller le rival.
- Et la machine avait dit vrai?
- Même pas! dit Sevran en riant. L’épouse a souffert le martyre pour faire ravaler sa calomnie à la machine! Un vrai drame... Et ça n'a pas été le seul. Il y en a qui sont devenus de vrais maniaques. Au premier petit dilemme, allez, un coup de manivelle... Elle m'a dépassé, ma machine, sans blague.
- Vous vouliez quoi, au juste?
- Construire, mécaniser l'inutile. Je voulais faire un monument à la gloire de la mécanique! Et pour célébrer la beauté de la mécanique, je voulais que la machine ne serve à rien, son seul intérêt étant de marcher, de fonctionner, et qu'on puisse dire en la contemplant : " Ça marche! " Gloire au fonctionnement, et gloire au dérisoire et à l'inutile! Gloire au levier qui pousse, à la roue qui tourne, au piston qui pistonne, au rouleau qui roule! Et pour quoi faire? Pour pousser, Pour tourner, pour pistonner, pour rouler!
Et finalement, la machine inutile s'est mise à servir, n'est-ce pas?
Louis, distrait par le discours de l'ingénieur, se détendait et entrait boule sur boule. Sevran, appuyé à la queue de billard, s'amusait, oubliait le chien mort.
- Exactement! Une usine à questions insatisfaites! Je vous assure qu'on vient de deux cents kilomètres à la ronde pour la consulter! Pas pour la voir, Kehlweiler, pour la consulter!
Louis emporta la première partie et Sevran demanda une revanche et un petit blanc. Depuis le bar, on se rassemblait peu à peu autour du tapis de billard pour surveiller la progression du jeu. On allait et venait, on commentait, on demandait aussi à l'ingénieur qu'est-ce qu'elle allait répondre, la machine. Il pleuvait toujours autant dehors. Vers cinq heures, il ne restait plus à Louis que la boule 7 à faire entrer.
- Elle lui résiste, la 7, dit une voix.
- La dernière, toujours, dit un autre. C'est salaud, le billard américain. Au début, il y a des boules partout, faut vraiment jouer comme un bœuf pour pas en rentrer une. Et puis après, ça se corse, et on s'aperçoit qu'on est plus con qu'on croyait. Tandis qu'avec le billard français, on sait tout de suite qu'on est con.
- C'est plus dur mais c'est plus franc, le billard français, dit une autre voix.
Louis souriait. Il rata la 7 pour la troisième fois.
- Qu'est-ce que je te dis qu'elle veut pas y aller, la 7 ? répéta la voix.
Sevran pointa et rentra la 7 par une double bande.
- Bien joué, dit Kehlweiler. Il est presque cinq heures. Vous avez le temps pour la belle?
Lina avait pris place près du billard, sur le banc des spectateurs. Sevran lui jeta un rapide regard.
- Je vais rejoindre Lina, je passe à qui veut.
Sevran s'assit près de Lina, un bras sur son épaule, sous l'œil attentif de Marc qui regardait toujours comment faisaient les autres avec les femmes. Il lui semblait que lui n'aurait pas mis son bras ici, mais là. C'était plus doux. Darnas, lui, ne tenait pas Pauline. Pauline tenait toute seule, semble-t-il. Louis entama la partie avec le patron de La Belle de Nuit, Lefloch. Là, c'était plus facile, le large type se défendait bien, mais mieux contre le vent d'ouest que contre un tapis vert. Antoinette lui rappela de faire attention au tapis et de ne pas poser les verres sur le rebord, merde.
- Voilà les flics dit soudain Marc.
- Continuez, dit Louis au pêcheur, sans lever la tête.
- C'est vous qu'ils veulent? demanda Lefloch.
- Il paraît, dit Louis, penché sur le tapis, un œil à moitié clos.
- Aussi, fallait pas que vous la rameniez. Il y a du vrai dans ce qu'a dit René tout à l'heure. Qui sème le vent récolte la tempête, mon gars.
- Si c'est vrai, l'année sera bonne.
- Peut-être bien, mais Port-Nicolas, c'est pas vos oignons quand même.
- Vous allez bien en mer d'Irlande, vous, Lefloch.
- C'est pas la même chose, c'est pour la pêche au gros, j'ai pas le choix.
- Eh bien, moi, c'est pareil, c'est pour la pêche au gros. On fait le même boulot, j'ai pas le choix, je suis le poisson.
- C'est sûr, ça?
- S'il te le dit, intervint Sevran.
- Alors bon, admit Lefloch, tout en se grattant une joue avec la queue de billard. Alors, si c'est pareil, d'accord, c'est autre chose, je dis plus rien. À vous de jouer.
Le lieutenant Guerrec était entré dans la salle de jeux et regardait sans impatience visible la partie qui se déroulait. Lefloch avait le côté du visage bleu, là où il s'était gratté, et Louis, depuis une heure et demie qu'il jouait, avait les cheveux qui retombaient en mèches sombres sur le front, la chemise à moitié sortie du pantalon, les manches relevées jusqu'aux coudes. Assis, debout, verres de muscadet en main, cigarette aux lèvres, une douzaine d'hommes et de femmes s'étaient immobilisés autour du billard, délaissant la partie pour inspecter les flics de Quimper. Guerrec était très petit, avec une tête maigre et des traits difficiles, un regard voilé, des cheveux vaguement blonds, courts, rares. Louis posa la queue de billard en travers du tapis et lui serra la main.
- Louis Kehlweiler, heureux de vous connaître. Vous permettez que j'achève? C'est que j'en ai déjà perdu une.
- Faites, dit Guerrec sans sourire.
- Pardonnez-moi, mais j'avais un ancêtre très joueur. J'ai ça dans le sang.
C'est bon, pensa Louis, le type est malin, il n'use pas de son autorité de plein fouet. Il attend, il contourne, il ne se laisse pas irriter pour des broutilles.
Louis battit Lefloch dix minutes plus tard, promit une revanche, enfila son pull, sa veste et suivit le flic. Cette fois-ci, Guerrec l'emmena à la mairie. Louis s'aperçut qu'il quittait à regret les salles enfumées de vapeur, de sueur et de tabac du Café de la Halle. Ce lieu était entré en lui, et dans l'immense cohorte des cafés qui structuraient sa mémoire et sa vie intérieure, le Café de la Halle avait inexplicablement pris place aux premiers rangs de son affection.
Chapitre 23
C'est en discutant avec le flic, qui était un homme prudent, pas désagréable, mais pas très distrayant, que Louis trouva le papier dans sa poche gauche. Guerrec était en train de lui expliquer que Diego, Diego Lacasta Rivas, était un Espagnol, et qu'avant l'âge de cinquante ans, où il avait commencé à travailler pour Sevran, on ne savait rien de lui. Il allait falloir mettre l'Espagne en branle et ça ne l'enchantait pas. Mais pour disparaître sans laisser de traces, il fallait que Diego ait eu des raisons sérieuses, sans doute connues de Marie qui l'attendait toujours. Qui sait s'il n'était pas revenu? Qui sait s'il n'avait pas tué Marie? Tout en écoutant, Louis avait enfoncé la main dans sa poche et trouvé le papier. Une boulette froissée qui n'aurait pas dû y être puisqu'il avait refilé la boule de journal avec l'os à Guerrec. Il la déplia sans interrompre l'inspecteur.
kehlweiler, dit Guerrec, vous écoutez ou quoi? Lisez cela, lieutenant, mais n'y posez pas vos doigts, j'ai déjà mis mes empreintes partout.
Kehlweiler tendit à Guerrec une petite bandelette de papier blanc chiffonné, déchiré sur ses bords. Les courtes lignes étaient tapées à la machine.
"Il y avait un couple à la cabane Vauban, mais tout le monde la boucle. Qu'est-ce que vous attendez au lieu de perdre votre temps à rater la 7" ?
- D'où vient-il, ce poème? demanda Guerrec.
- De ma poche.
- Encore?
- Ce coup-ci, je n'y peux rien. On a dû glisser ce papier dans ma veste tout à l'heure, au café. Il n'y était pas quand je suis entré au bar à trois heures.
-Elle était où, votre veste ?
-Près du billard, à sécher sur une chaise. Le papier était en boule.
-Oui. C'est quoi cette histoire de 7 ?
-Une boule de billard, la n° 7. Je l'ai jouée trois fois en fin de partie sans la rentrer.
- C'est mal rédigé.
- Mais c'est clair.
- Un couple... murmura Guerrec. S'il y avait un couple illégitime dans la cabane ce soir-là, Marie a pu les surprendre et l'un des deux a pu la tuer. Ça tient debout, cela s'est déjà vu, et pas plus tard qu'il y a quatre ans à Lorient. Seulement... pourquoi un mot anonyme? Et pourquoi l'auteur ne nomme-t-il pas le couple? Pourquoi s'adresse-t-il à vous? Pourquoi dans le café? Pourquoi cette boule 7, qu'est-ce qu'elle vient faire là?
- Un chien dans le jeu de quilles, dit Louis doucement.
- Des pourquoi inutiles... continua Guerrec comme pour lui-même, en haussant les épaules. On touche là aux replis tortueux des faiseurs de lettres anonymes, à leurs motivations tordues, à leurs moyens sinueux, illogiques... L'avidité, la lâcheté, la violence, la faiblesse... Même chose, pas plus tard qu'il y a six ans à Pontl'Abbé. Mais l'accusation peut être vraie.
- La cabane Vauban est un endroit judicieux pour un couple. Ça fait un toit et c'est loin de tout. Le risque d'être vu est minime.
- Même en sachant que Marie Lacasta venait pêcher sur cette grève?
- Elle ne devait sûrement pas entrer dans la cabane, question de réputation. Dans ces vieilles cabanes en pierre, on n'y va que pour pisser ou pour se rencontrer, tout le monde sait ça, et pas plus tard qu'il y a quatre mille ans dans le monde entier. Mais ce jeudi-là, exceptionnellement, Marie a pu y jeter un œil. Et c'est l'engrenage.
- Et l'auteur du papier? Il y était aussi?
- Ça ferait beaucoup de monde sur place pour un soir de meurtre, je ne crois pas à ce genre de coïncidence. Mais il pouvait savoir qu'un couple se retrouvait à la cabane. Il apprend le meurtre, il fait le rapprochement, il nous le suggère. Il ne parle pas parce qu'il a peur. Vous avez lu : " tout le monde la boucle ". Soit l'auteur dramatise, soit il y a dans ce couple un personnage menaçant, ou simplement influent, à ne pas déranger, et tout le monde la boucle.
- Pourquoi s'adresser à vous?
- Ma veste était accessible et c'est un bon relais vers vous.
- Un couple... murmura à nouveau Guerrec. Un couple... tu parles d'un renseignement... C'est ce qu'il y a de plus répandu sur terre. Surveiller la cabane ne donnerait rien, ils n'y reviendront pas. Questionner les gens ne donnerait rien, qu'à semer une pagaille sans nom et ne rien apprendre. Ce qu'il nous faudrait, c'est l'auteur du billet. Les empreintes, il faut voir les empreintes...
- il n'a pas couru le risque, d'en laisser. C'est pour cela qu'il, ou elle, a mis le papier en boule.
- Oui?
- Il ne pouvait pas garder des gants dans le café sans se faire remarquer. Pour glisser le truc dans ma veste, le plus simple était de froisser le message en boule en le tenant dans un mouchoir, poing fermé, et de le laisser tomber dans ma poche. Le papier est petit, c'est facile de le tenir dans sa main repliée, le bras ballant près du corps.
- Il vous a vu perdre la 7, il est sorti après... C'était quand, la 7 ?
- Tout à la fin de ma partie avec Sevran, avant cinq heures.
- Puis il revient, le billet prêt, le bras ballant. Qui avez-vous vu entrer et sortir dans cet espace de temps?
- Impossible de vous faire un compte rendu des allées et venues. Je regardais mon jeu avec Lefloch et je ne connais pas encore assez les gens d'ici. Il y avait pas mal de monde au bar, et autour de la table de jeu. On vous attendait. Çà sortait, ça traînait, ça rentrait.
- Restent les caractères de la machine.
- Pour cela, vous avez un spécialiste sur place, autant s'en servir.
Chapitre 24
Sevran s'était concentré quelques minutes sur le billet que le lieutenant avait déplié devant lui à l'aide de deux pinces. Troublé, attentif, on aurait dit qu'il tâchait d'identifier sur une photo un visage entrevu.
- Je la connais, finit-il par dire à voix basse, oui, je la connais. C'est une frappe lente, molle, douce, Si je ne fais pas erreur, la machine est même chez moi. Venez.
Les deux hommes pénétrèrent à sa suite dans la pièce aux machines, une vaste salle où, sur des tables et des étagères, s'alignaient deux bonnes centaines d'engins noirs aux formes inattendues. Sevran se glissa sans hésitation entre les tables et s'assit devant une bécane noir et or, à cadran.
- Mettez ça, dit Guerrec en lui tendant une paire de gants, et tapez doucement.
Sevran hocha la tête, enfila les gants, prit un feuillet et le glissa dans le rouleau.
- Celle-ci, dit-il, la Geniatus 1920. Le texte à taper, c'est quoi au fait?
- Il y avait un couple, à la ligne, à la cabane Vauban, à la ligne, mais tout le monde la boucle, récita Guerrec. Sevran tapa les premiers mots, tira la feuille et l'examina.
- Non, dit-il avec une grimace, C'est presque ça mais ce n'est pas ça.
Il Se leva brusquement, mécontent de sa contre-performance, contourna d'autres tables en bois et Prit place devant une petite machine oblongue dont il était difficile d'imaginer la fonction.
Sevran tapa une nouvelle fois le début du message, non pas sur un clavier, mais en faisant pivoter une roue jusqu'à la lettre choisie. Il procédait sans même regarder le disque métallique, connaissant par cœur l'emplacement de chacune des lettres. Il tira la feuille et sourit.
- On y est. Ça sort de celle-là, la Virotyp 1914. Montrez-moi l'original, inspecteur.
L'ingénieur rapprocha les deux feuilles.
- C'est la Virotyp, aucun doute. Vous voyez?
- Oui, dit Guerrec. Tapez donc le texte en entier, pour vérifier au labo.
Pendant que Sevran actionnait à nouveau le disque de la Virotyp, Guerrec examinait la grande pièce. La table de la Virotyp était la plus proche de la porte, tout en étant à l'abri des fenêtres. Sevran vint lui remettre le second modèle.
- Cette fois, lui dit Guerrec, pourriez-vous y déposer vos empreintes? N'y voyez pas d'offense.
- J'y vois, dit Sevran, que c'est ma maison, ma machine, et que je suis en première ligne.
Il ôta ses gants et prit le papier des deux mains en y pressant les doigts avant de le remettre à nouveau à l'inspecteur.
- Kehlweiler, restez ici, j'appelle mon adjoint pour le relevé des empreintes.
Sevran demeura avec Louis, le visage à la fois soucieux et intrigué.
- On peut entrer facilement ici? demanda Louis.
- Dans la journée, oui, par le mur du jardin, par exemple. La nuit, ou quand nous sommes absents, on branche l'alarme. Je dois dire que cet après-midi, après avoir enterré Ringo, j'ai amené Lina se distraire au café et je n'ai pas pensé à brancher le système, j'avais autre chose en tête. En fait, on oublie souvent.
-Vous n'avez pas peur pour vos machines? Sevran haussa les épaules.
- C'est invendable si on n'est pas de la partie. Il faut trouver les acheteurs, connaître les collectionneurs, les réseaux, les adresses...
-Ça vaut combien?
-Ça dépend des modèles, de leur rareté, de leur état de marche. Celle-là, par exemple, cinq cents francs, mais celle-là, je peux en avoir vingt-cinq mille. Qui pourrait le savoir? Qui saurait choisir la bonne? Il y a des bécanes qui n'ont l'air de rien et qui sont très recherchées. Celle-là, au fond, avec son levier inversé, vous la voyez ? C'est le premier modèle de Remington, 1874, et elle est unique à ce jour, avec son levier mal-pratique. Remington les a toutes reprises quelque temps après leur sortie pour inverser le levier gratuitement pour tous les acquéreurs. Mais ce modèle-là avait été rapporté d'Amérique en France, et Remington ne lui a pas couru après pour lui changer le levier. Alors, la machine est quasi unique. Qui Peut savoir des choses pareilles? Un Collectionneur, oui, et encore, il faut un type calé. Et nous ne sommes pas beaucoup dans le milieu, personne n'oserait me la faucher, ça se saurait tout de suite, un COUP à se griller sur le marché, autant dire un suicide. Alors, vous voyez, ça ne risque pas grand-chose. Et j'ai fixé chaque machine à son socle par des pattes de métal. Il faut de l'outillage et du temps pour démonter tout cela. À part ma cave, qu'on a forcée avant-hier soir, je n'ai jamais eu d'ennui, et encore, on ne m'a rien pris.
L'adjoint entra et Guerrec lui désigna la Virotyp, la porte, les fenêtres.
Puis il remercia brièvement l'ingénieur avant de partir.
- Je ne pense pas qu'on trouvera d'autres empreintes que celles de Sevran, dit Guerrec en revenant vers la mairie avec Kehlweiler. Certes, n'importe qui a pu venir taper le billet, mais Sevran est tout de même en situation délicate. Et pourtant, je ne le vois pas s'intéresser aux couples cachés. Je ne vois pas non plus l'intérêt qu'il aurait eu à taper le billet sur une de ses propres bécanes.
- Laissez tomber. Sevran n'a pas pu taper le truc. Il na pas quitté le café pendant que je jouais contre Lefloch, il était encore là quand je vous ai suivi à la mairie.
- C'est certain?
- Certain.
- Qui d'autre est resté ?
- Sa femme, il me semble, mais je ne l'ai pas surveillée quand elle était au bar, Lefloch, Antoinette, Blanchet...
- Cette histoire de boule 7 me dérange. C'est gratuit, inutile, ça n'a pas de sens et ça doit pourtant en avoir Un.
- Celui qui m'a passé ce billet ne veut pas qu'on le repère. En parlant de cette boule, il nous oblige à penser qu'il figurait parmi les trente personnes présentes au café pendant ma partie avec Sevran. Bien. Et s'il n'y était pas?
- Comment aurait-il su pour la 7 ?
- De dehors, par la fenêtre. Il attend, il écoute, il note le premier détail un peu signifiant et le met en exergue pour attester sa présence dans la salle. Personne ne regardait par la fenêtre, elle était embuée, il pleuvait à verse.
- Oui, possible. Il, ou elle, pouvait donc être dedans, jusqu'à la boule 7, ou bien dehors. Avec ça, on n'avancera pas. C'est se donner bien du mal pour ne pas se faire repérer.
- Soit il a une grande trouille de l'assassin, soit c'est lui.
- Lui qui?
- Lui, l'assassin. Ce n'est pas la première fois qu'un meurtrier balancerait un bouc émissaire. Il faut faire gaffe, Guerrec, il se peut qu'on nous conduise droit à l'erreur. Il y a une ordure dans le coin, de premier ordre, c'est comme cela que je le sens.
Guerrec tordit sa gueule maigre.
- Vous torturez les choses, Kehlweiler. On voit que vous n'avez pas l'habitude des lettres anonymes. C'est courant, abominablement courant. Pas plus tard qu'il y a six ans, à Pont-l'Abbé. Ce ne sont pas les assassins qui écrivent ce genre de billet, ce sont des trouillards, des étroits, des minables.
- Un assassin qui prémédite son coup et écrase une vieille femme, ce n'est pas un minable?
- Si, mais c'est un minable qui agit. Les auteurs de billets sont des minables passifs, des impuissants, des inhibés, des incapables de se faire entendre. Un fossé entre deux mondes. Ça ne peut pas être la même personne, ça ne peut pas coller.
- Si vous voulez. Tenez-moi au courant, des empreintes, des alibis, de l'Espagne. Si c'est possible, et si vous acceptez le coup de main.
- J'ai tendance à travailler seul, Kehlweiler.
- Alors, on se croisera peut-être.
- Vous avez provoqué cette enquête, c'est exact, mais vous n'avez pas droit à y intervenir. Désolé de vous le rappeler, mais vous n'êtes plus qu'un homme parmi les autres et comme les autres.
- Entendu, je m'en arrangerai.
Louis revint à l'hôtel à sept heures, sans trouver Marc, Il s'installa sur son lit avec le téléphone. Il composa le numéro du commissariat du 15ième arrondissement, secteur Abbé-Groult. À cette heure, Nathan devait encore être à son bureau.
-Nathan? Ici Ludwig. Content de te trouver.
- Comment vas-tu, l'Allemand? Ta retraite?
- Je flâne en Bretagne.
- T'as de quoi faire là-bas?
- Il y a du poisson, nécessairement. Il y a aussi du vieux poisson. Marcel Thomas, rue de l'Abbé-Groult, tombé de son premier étage il y a douze ans de cela, peux-tu m'éclairer?
- Ne coupe pas, je vais chercher le dossier. Nathan revint en ligne après dix minutes.
- Bon, dit-il. Le gars est tombé, classé accident.
- Je sais. Mais les détails?
Louis entendit Nathan feuilleter les pages.
- Rien de notable. On est un 12 octobre au soir. Le couple Thomas avait reçu deux amis à dîner, Lionel Sevran et Diego Lacasta Rivas, repartis vers vingt-deux heures à leur hôtel. Restaient sur place le couple, les deux jeunes enfants et Marie Berton, la gouvernante. Personne n'est entré dans l'appartement après vingt-deux heures, confirmation des voisins. La chute s'est produite à minuit. Interrogatoires... Les collègues... Les voisins... J'en passe, j'en passe. L'épouse a subi des jours d'interrogatoire. Elle était au lit, elle lisait, on n'a rien pu trouver contre elle, ni contre Marie Berton, dans sa chambre aussi. L'une ne pouvait pas se déplacer sans que l'autre l'entende. Personne n'a bougé de sa chambre avant l'accident, avant le cri du mari. Soit les deux femmes se soutenaient, soit elles disaient vrai. Interrogatoire de Lionel Sevran aussi, endormi à l'hôtel, et de Diego Lacasta, idem, un gars prolixe, vu la longueur des pages. Attends, je parcours... Lacasta était très remonté, défendant les deux femmes de toute son âme. Ensuite, confrontation et reconstitution, une semaine plus tard. Attends... L'inspecteur note que chacun maintient ses dépositions, la femme en larmes, la gouvernante aussi, Sevran secoué, et Lacasta à peu près muet.
- Tu avais dit prolixe?
-La semaine précédente, oui. Le gars en avait peut-être Marre. Bref, suicide exclu, meurtre improbable ou indécelable. La balustrade du balcon était très basse, le type avait beaucoup bu. Conclusion de mort par accident, autorisation d'inhumer et classement. L'inspecteur qui a mené l'enquête? -
Sellier. Il n'est Plus là, il est passé capitaine.
-Dans le 12ième, ou je connais, Je te remercie, Nathan. Tu as une suite à l'histoire?
Deux mariages, un disparu et une morte. Qu'est-ce que tu en penses?
- Que ce n'est pas très normal. Bonne pêche, Ludwig, Mais fais gaffe. Tu n'as Plus Personne derrière toi. Fais la finement et suis à la lettre les conseils de tempérance placide de ton crapaud. Je ne peux pas te dire mieux.
- Je l'embrasse pour toi et j'embrasse tes filles. Louis sourit en raccrochant. Nathan avait fait sept filles magnifiques, une Prouesse de conte de fées qui l'avait toujours ravi.
Sellier, lui, avait fui son bureau. Louis le trouva chez lui.
-Alors, c'est un meurtre, ce bout d'os, dit Sellier après avoir écouté avec attention le résumé de Louis. Et les acteurs de l'affaire Marcel Thomas sont sur place ?
Sellier parlait en faisant traîner la voix, en homme qui prend le temps de se rappeler le passé méthodiquement.
-C'est Guerrec qui mène l'enquête, ici. Vous le connaissez ?
-Un peu. Assez chiant, pas bavard, pas riant, mais sans coups tordus, pour ce que j'en sais. Sans miracle non plus. Des miracles, je n'en fais pas non plus.
- Pendant les interrogatoires pour l'affaire de Marcel Thomas, rien de particulier?
- J'essaie de me souvenir mais je ne vois pas. Si c'était un meurtre, je me suis foutu dedans. Mais il n'y avait pas de prise, vraiment.
- Une des deux femmes pouvait-elle se déplacer en silence jusqu'à la terrasse?
- Vous pensez si j'ai vérifié. C'était du vieux parquet au point de Hongrie, je le revois très bien, ce sacré parquet. Pas une lame qui ne grinçait pas. Si l'une des deux a tué, c'est avec la complicité de l'autre, pas d'autre solution.
- Et elles n'ont reçu personne dans la maison après le départ de Sevran et Lacasta?
- Personne, ça a été établi formellement.
- Comment se fait-il que vous vous souveniez si bien de l'histoire?
- Oh... à cause des doutes. Les doutes, ça s'accroche dans l'existence. Il y a des tas d'affaires que j'ai bouclées, meurtriers épinglés, et qui se sont effacées de ma tête pour faire de la place. Mais celles qui trimballent des doutes se coincent dans un angle.
- D'où venaient les doutes?
- De Diego Lacasta. Il a fait volte-face. Un type chaleureux et jacasseur, qui se démenait comme un bel Espagnol enflammé pour blanchir les deux femmes, la gouvernante surtout. Ça ne m'étonne pas qu'il l'ait épousée, il l'aimait à s'en crever les yeux. Et quand il est revenu avec son patron une semaine plus tard pour la reconstitution, il se taisait comme un bel Espagnol sombre et bien il ne défendait plus personne, il laissait les choses aller leur cours, dans un silence ombrageux. J'ai pensé que c'était sa nature ibérique qui lui faisait ça, à l'époque j'étais plus jeune et plus catégorique. Il n'empêche qu'à cause de lui, je me souviens de cette reconstitution pleine de larmes, du parquet qui grinçait, de son visage fermé. Il était ma seule flamme dans cette affaire et la flamme avait viré au noir. C'est tout. Il ne faut pas grand-chose Pour douter, mais je parle pour moi.
Louis resta bras croisés sur son lit pendant cinq minutes après avoir raccroché. Se lever, aller bouffer quelque chose.
En sortant de sa chambre, il ramassa un message glissé sous la porte qu'il n'avait pas remarqué en entrant. " Si tu me cherches, je suis à la machine, des questions en suspens. Fais gaffe à ta saloperie de crapaud, il fait le con dans la salle de bains. Marc. "
Louis demanda du Pain et deux bananes à l'hôtelier et partit à pied vers la machine. Il marchait lentement. Guerrec ne lui plaisait pas, trop sec comme type. René Blanchet ne lui plaisait pas. Le maire, Plus inoffensif, ne lui plaisait pas. Le billet anonyme ne lui plaisait pas. Darnas lui plaisait, alors que c'était celui-là qu'il aurait voulu démolir. Pas de chance. Avec Sevran, on pouvait s'entendre, à condition de ne pas parler chien, mais le chien était mort. Côté femmes, le visage de la vieille Marie lui plaisait, le Poursuivait même, mais on l'avait tuée. Lina Sevran commençait aussi à lui hanter la tête. Elle avait tué le chien, et ce geste n'avait rien de banal, quoi qu'en dise son mari qui avait fait beaucoup d'efforts Pour la protéger Il semblait la protéger tout le temps, la main posée sur ses épaules, la protéger, l'apaiser, ou la retenir. Quant à Pauline, elle lui plaisait encore, pas de chance non plus. Parce que Pauline n'avait pas l'air de vouloir s'approcher, raide de défi ou d'on ne sait quoi d'autre. Bien, il avait dit qu'il la laisserait en paix, autant faire un effort pour tenir sa Promesse. C'est beau de promettre, ça se fait sans difficulté, mais ensuite il faut tenir, c'est assez emmerdant. En ce moment, Mathias devait être dans le train, avec la chemise jaune. Penser à ce dossier lui demandait un effort. C'était une pensée lourde, mordante, qui lui donnait un fond de mal de tête.
De loin, il aperçut la masse noire et bizarre de la haute machine dont Marc lui avait parlé. En se rapprochant, il entendit des vibrations sourdes, des cliquètements, des grincements. Kehlweiler secoua la tête. Marc devenait un adepte de la machine à rien. Quelle question imbécile avait-il encore posée? Et quelle machine pourrait jamais venir à bout des contrastes inconciliables de Vandoosler le Jeune, de son émotivité versatile en butte à ses concentrations studieuses? Louis n'aurait su dire encore ce qui l'emportait chez ce type, de ses plongées profondes, et calmes, ou de ses affolements de baigneur sur le point de se noyer. Est-ce qu'il l'aurait décrit en mince cétacé, routier des profondeurs, résolu dans ses chemins, ou en jeune chiot essoufflé se débattant à la surface des vagues?
Marc était debout, il lisait le message que venait de lui délivrer la machine à la flamme de son briquet, et en même temps, il chantonnait. Il n'avait pas l'air de se débattre. Ce n'était pas la première fois que Kehlweiler l'entendait chanter. Il s'arrêta à quelques mètres pour voir et entendre. N'auraient été l'assassinat de cette vieille femme qui le mettait en rage et les dures pensées qui s'attachaient au dossier jaune qui roulait vers lui, il aurait apprécié la scène. La nuit était froide, la pluie avait cessé, la machine, stupéfiante, avait interrompu ses grincements, et dans la nuit, seul, Vandoosler le Jeune chantait.
- Adieu la vie, adieu l'amour, adieu toutes les femmes C'est pas fini, c'est pour toujours, de cette guerre infâme C'est à Craonne, sur le plateau, qu'on doit laisser not'peau Car nous sommes tous condamnés, c'est nous les sacrifiés.
- Que t'a répondu la machine? demanda Louis en l'interrompant.
- Que cette machine aille se faire voir, dit Marc en froissant le message. Elle ne fait que foutre la merde dans la vie, dans le Moyen Âge et dans le système solaire. Tu vas voir. Pose une question, mais à haute voix, sinon ça ne marche pas.
- haute voix? C'est le règlement?
-C'est moi qui l'invente, pour savoir à quoi tu penses, C'est assez rusé, non?
- Que veux-tu savoir?
- Pour l'essentiel, ce que tu penses du meurtre, ce que tu espères de Pauline Darnas, ce que tu attends du dossier M pour lequel tu esclavagises Mathias. Pour accessoire, ce que tu penses de l'explosion du Soleil et de moi.
Kehlweiler se rapprocha de la machine.
- On va lui demander. C'est là qu'on tourne?
- C'est cela. Cinq tours, bien fort. Je te ramasse la réponse au bout.
La machine fit grincer tous ses rouages et Louis observa le phénomène avec intérêt.
- Ça t'épate, hein? Tiens, voilà ton message. Lis-le toi-même, je ne fouille pas dans la correspondance des autres.
- Il fait sombre, je n'ai pas mon briquet, je n'ai pas mon crapaud, je n'ai rien. Lis-le-moi.
- Restons calmes. Souvenir de Port-Nicolas. Qu'est-ce que je te disais? Tu vois comme c'est énervant? Rester calme, et puis quoi encore?
- Attendre. Je n'ai de réponse à aucune des questions que tu m'as posées. Je ne comprends pas l'histoire de Marie Lacasta, je crains de comprendre celle de Pauline, et pour le dossier M, on attend ton chasseur-cueilleur. Il y a eu du neuf dans ma poche, un billet piteux qu'on a glissé dedans quand on était au café. Il y avait un couple à la cabane Vauban, et tout le monde la boucle, etc. Ce n'était pas toi par hasard?
-Foutre quelque chose dans ta poche? Prendre le risque de toucher ton sale crapaud? Perdre une occasion de parler? C'est absurde. Donne-moi les détails.
Les deux hommes revinrent vers l'hôtel en marchant lentement. Louis expliquait à Marc l'histoire du papier froissé, et en même temps, il regardait sa montre.
Chapitre 25
Dès que Mathias arriva à l'hôtel, Kehlweiler lui prit le dossier des mains et s'enferma dans sa chambre.
Ça fait déjà une demi-heure que je ne peux plus lui tirer une phrase complète, dit Marc à Mathias. Tu l’as regardé, ce dossier?
- Non.
Marc n'avait pas besoin d'ajouter: " Tu es sûr que tu ne l'as pas regardé? " parce que quand Mathias disait oui, ou non, c'était réellement oui ou non, pas la peine d'explorer plus à fond.
- Tu as une grande âme, Saint Matthieu. Moi, il me semble que j'aurais risqué un œil.
-Je n'ai pas pu tester mon âme, le dossier était rivé à l'agrafeuse. Je vais voir la mer.
Marc prit son vélo et accompagna Mathias vers la grève. Mathias ne fit pas de commentaires. Il savait que Marc, même à pied, aimait pousser un vélo si l'occasion s'en présentait. Ça lui faisait office de cheval, de destrier de seigneur, de roncin de paysan, ou de cavale d'Indien, c'était selon. Marc avait noté que malgré le froid, Mathias était resté résolument pieds nus dans ses sandales monastiques, habillé en dépit de tout raffinement, le pantalon de toile serré à la taille par une corde rustique, le pull à même la peau, mais il ne fit pas de commentaires non plus. On ne pourrait pas modifier le chasseur-cueilleur. Dès qu'il le pouvait, Mathias ôtait tous ses vêtements. Quand on lui en demandait la raison, il disait que les habits le serraient.
Poussant son vélo à pas rapides pour pouvoir suivre Mathias qui avait des jambes immenses, Marc détaillait la situation locale pendant que Mathias écoutait en silence. Marc aurait pu résumer le tout en cinq minutes mais il aimait les détours, les nuances, les détails, les impressions fugitives, les dentelles de mots, toutes élaborations du discours que Mathias appelait simplement bavardage. Marc en était à présent à reprendre à grands traits les carrés les plus sombres de l'échiquier, soit, disait-il, l'humeur mélancolique de Lina Sevran, les deux coups de fusil dans la gueule du chien, l'état de flottation du maire, la masse plombée de René Blanchet, les petites mains de Marie dans les poubelles de ce vieux con, la disparition de l'Espagnol Diego, la dénonciation versifiée d'un couple de l'ombre dans la cabane Vauban, le visage décapé de Kehlweiler depuis qu'il avait réclamé ce dossier M, ses vieux débris d'amour vexé, l'intelligence forcenée de Darnas dans le corps d'une brute aux doigts délicats, et Mathias l'interrompit brusquement.
- Ta gueule, dit-il en saisissant le cadre du vélo pour arrêter les pas de Marc.
Mathias s'était immobilisé dans le noir. Marc ne fit pas d'objection. Il n'entendait rien dans le vent, ne voyait rien, ne sentait rien, mais il en connaissait assez sur Mathias pour savoir qu'il s'était mis aux aguets. Mathias avait une manière à lui de se servir de ses cinq sens comme autant de capteurs, testeurs, décodeurs et Dieu sait quoi. Marc aurait volontiers vendu Mathias en place de diverses inventions tels détecteur d'ondes sonores, piège à pollen, lecteur à infrarouges et autres combines complexes pour lesquelles Mathias aurait fait parfaitement l'affaire sans avoir à débourser un rond. Il estimait que le chasseur-cueilleur, l'oreille collée au sable du désert, Pouvait entendre passer le Paris-Strasbourg, encore qu'on ne sache pas très bien à quoi ça pourrait servir.
Mathias lâcha le cadre du vélo.
- Cours, dit-il à Marc.
Marc vit Mathias s'élancer devant lui dans la nuit sans qu'il ait compris après quoi il fallait courir. Les capacités animales de Mathias - primitives, disait Lucien - le déconcertaient et lui cassaient ses discours. Il posa son vélo à terre et courut derrière ce foutu préhistorien qui filait silencieusement et plus vite que lui, sans se préoccuper du bord tout proche de la falaise. Il le rattrapa deux cents mètres Plus loin.
- En bas, dit Mathias, en lui désignant la grève. Descends t'occuper de lui, je fais les environs, il y a quelqu'un. Mathias repartit aussi vite et Marc regarda le rivage. Il Y avait une forme sombre en bas, quelqu'un qui avait dû se casser la gueule, une chute de six à sept mètres. Tout en s'accrochant aux rochers Pour descendre, il entrevoyait la Possibilité que quelqu'un ait balancé le type depuis le sentier. Il toucha le sol et courut vers le corps. Il le tâta doucement, le visage crispé, repéra le Poignet, chercha le pouls. Ça battait, doucement, mais le type ne bougeait pas, ne gémissait même pas. Marc, en revanche, avait le sang aux tempes. Si on avait basculé ce gars, ça avait dû se faire il y avait une minute, en quelques mouvements brefs que Mathias avait entendus. La course de Mathias avait dû empêcher le meurtrier d'aller terminer le travail et maintenant, Mathias était après lui. Marc ne donna pas cher de la peau de ce gars. Qu'il se planque ou qu'il cavale, il avait peu de chances d'échapper à la Poursuite du chasseur-cueilleur et Marc ne se faisait aucun souci pour Mathias, sentiment de sécurité illogique car Mathias était tout aussi vulnérable qu'un autre et n'avait pas trente mille ans de bouteille, contrairement à ce qu'on pouvait espérer. Marc n'avait pas osé bouger la tête du gars par terre, au cas où, les cervicales, il en savait juste assez là-dessus pour savoir qu'il ne devait rien faire. Mais il avait réussi à écarter les cheveux et à trouver son briquet. Il l'alluma plusieurs fois avant de reconnaître celui que Darnas avait décrit comme un rêveur définitif, le jeune type de dix-sept ans qui était au café tout à l'heure, attablé avec l'ersatz de curé à la peau blanche. Il n'était pas sûr du nom, Gaël, peut-être bien. En touchant les cheveux, Marc avait touché du sang, et l'estomac contracté, il tenait sa main loin de lui. Il aurait voulu aller la laver dans la mer mais il n'osait pas quitter le jeune homme.
Mathias l'appela doucement du haut du sentier. Marc escalada les sept mètres de l'aplomb rocheux, se hissa sur le bord et essuya aussitôt sa main dans l'herbe mouillée.
- Ce doit être Gaël, souffla-t-il. Il est vivant, pour l'instant. Reste là, je file chercher du secours.
C’est seulement à ce moment que Marc vit que Mathias, silencieux, tenait quelqu'un dans l'ombre.
- Tu sais qui c'est? demanda juste Mathias.
Pas la peine d'allumer son briquet. Par une clef de bras, Mathias maintenait Lina Sevran.
- La femme de l'ingénieur, dit Marc à voix sourde" Tu l'as trouvée où?
- Pas loin, planquée dans un groupe d'arbres. Je l'ai entendue respirer. Ne t'inquiète pas, je ne lui fais aucun mal.
- entendue.
Lina Sevran ne bougeait pas, ne pleurait Pas, ne disait rien. Elle tremblait, comme à midi après avoir descendu le chien.
- Dépêche-toi, dit Mathias.
Marc courut vers son vélo, le remonta d'un coup de pied et fonça vers le bourg.
Il ouvrit brutalement la porte de la chambre de Kehlweiler, sans frapper, Louis ne dormait pas et leva le visage en rassemblant rapidement des papiers étalés sur la table, de vieux papiers sortis du dossier jaune, couverts de notes et de croquis. Marc, essoufflé, lui trouva à peu près la même tête que tout à l'heure, c'est-à-dire, à son idée, la tête d'un Goth du bas Danube prêt à en découdre avec les Huns. Pendant un instant, Marc vit passer devant ses yeux une mosaïque de Constantinople qui figurait une belle tête de barbare aux cheveux sombres entremêlés sur le front blanc.
- D'où tu sors? demanda Louis en se levant. Tu t'es battu ?
Marc se jeta un coup d'œil. Ses habits étaient salis et détrempés par l'escalade et il y avait encore du sang sur sa main.
- Grouille, appelle des secours. Le jeune Gaël est en tas en bas de la falaise, il saigne de partout. Juste après la croix de bois, Mathias est là-bas.
Cinq minutes plus tard, Marc refaisait le même chemin en entraînant Louis à pas rapides.
- C'est Mathias qui a entendu quelque chose, dit Marc.
- Marche moins vite, parle moins vite. Et toi, tu n'as rien entendu?