- Ce sont des fixes. Des patrons de bistrot, des vendeurs de journaux, des flics, des gars qui ne bougent pas. Ils regardent et m'informent quand c'est nécessaire, mais ils ne sont pas mobiles, tu comprends? J'ai besoin d'un homme qui court.
- Je ne cours pas. Je sais juste grimper aux arbres. Je cours après le Moyen Âge, mais pas au cul des gens. Kehlweiler allait s'énerver, c'était normal. Ce type était encore plus cinglé que son oncle. Tous les artistes sont cinglés. Artistes suant dans la peinture, le Moyen Âge, la sculpture, la criminologie, tous cinglés, il en savait quelque chose.
Mais Kehlweiler ne s'énerva pas. Il se rassit sur le banc, lentement.
- D'accord, dit-il seulement. Oublie, c'est sans importance.
Il replaça la boule de papier journal dans sa poche. Bon. Marc n'avait plus qu'à faire ce qu'il voulait, aller se réchauffer au café, manger un morceau et rentrer à la baraque. Il dit au revoir et s'éloigna à grands pas vers l'avenue.
Chapitre 9
Marc Vandoosler avait mangé un sandwich dans la rue et rallié sa chambre en début d'après-midi. Personne dans la baraque. Lucien faisait une conférence quelque part sur on ne sait quel aspect de la Grande Guerre, Mathias classait les détritus de sa fouille de l'automne dans la cave d'un musée, et Vandoosler le Vieux avait dû aller prendre l'air. Il fallait toujours que le parrain soit dehors, et le froid ne le gênait en rien.
Dommage, Marc lui ai-irait bien posé quelques questions sur Louis Kehlweiler, ses traques incompréhensibles et ses prénoms interchangeables. Comme ça. Il s'en foutait, mais c'était juste comme ça. Cela pouvait attendre, remarque.
Marc planchait en ce moment sur un paquet d'archives bourguignonnes, de Saint-Amand-en-Puisaye pour être exact. Il avait un chapitre en charge pour un bouquin sur l'économie en Bourgogne au XIIIe siècle. Marc continuerait sur ce foutu Moyen Âge jusqu'à ce qu'il puisse en vivre, il se l'était juré. Pas vraiment juré, il se l'était dit. De toute façon, il n'y avait que cela qui lui donnait quelques ailes, disons quelques plumes, cela et les femmes dont il avait été amoureux. Toutes perdues à ce jour, même sa femme qui était partie. Il devait être trop nerveux, ça les décourageait sans doute. S'il avait eu l'air aussi calme que Kehlweiler, ça aurait peut-être mieux fonctionné. Encore qu'il soupçonnait Kehlweiler de ne pas être aussi calme qu'il le paraissait. Lent, sûrement. Et pourtant non. De temps en temps, il tournait la tête vers les autres avec une étrange rapidité. En tout cas, calme, pas toujours. Il avait parfois le visage qui se crispait, durement, ou les yeux qui partaient dans le vide, et donc, tout n'était pas aussi simple. D'ailleurs, qui avait dit que c'était simple? Personne. Ce type qui cherchait des meurtriers improbables à partir de n'importe quelle merde de chien ne devait pas tourner plus rond que les autres. Mais il donnait l'impression d'être calme, fort même, et Marc aurait aimé savoir faire. Ça devait mieux marcher avec les femmes. Ça suffit comme ça avec les femmes. Cela faisait des mois qu'il était tout seul, ce n'était pas la peine de remuer le couteau dans la plaie, merde.
Donc, ces comptes du seigneur de Saint-Amand. Il en était aux revenus des granges, colonnes de chiffres préservés de 1245 à 1256, avec des manques. C'était déjà beau, tout un petit pan de la Bourgogne dans la bascule du XIIIe siècle. C'est-à-dire que Kehlweiler, il y avait son visage aussi. Ça compte. De près, ce visage saisissait, en douceur. Une femme aurait pu mieux dire si c'était les yeux, les lèvres, le nez, ceci combiné à cela, mais le résultat, c'était que de près, ça valait la peine. Il aurait été une femme, il aurait été d'accord. Oui, mais il était un homme, donc c'était idiot, et il n'aimait que les femmes, un truc idiot aussi, parce que les femmes n'avaient pas l'air de se décider à n'aimer que lui sur la terre.
Et merde. Marc se leva, descendit dans la grande cuisine plutôt glaciale en novembre et se fit un thé. Avec son thé, il pourrait se concentrer sur les granges du seigneur de Puisaye.
Rien n'indiquait d'ailleurs que les femmes allaient immanquablement vers Kehlweiler. Car vu de loin, on ne se rendait pas compte qu'il était beau, pas du tout même, plutôt rébarbatif. Et il semblait à Marc que Kehlweiler avait l'air d'un type passablement seul, dans le fond. Ce serait triste. Mais ça le réconforterait, lui, Marc. Il ne serait pas le seul à ne pas trouver, à ne pas y arriver, à se casser tout le temps la gueule sur ces histoires d'amour. Rien de pire que l'amour qui rate pour vous empêcher de penser convenablement aux granges médiévales. Cela ruine le travail, c'est évident. Il n'empêche que l'amour existe quand même, pas la peine de hurler le contraire. En ce moment, il n'aimait personne et personne ne l'aimait, comme ça, il était tranquille au moins, il fallait en profiter.
Marc remonta au deuxième étage avec son plateau. Il reprit son crayon et une loupe, parce que ces archives étaient assez ardues à déchiffrer. C'était des copies bien sûr, et ça n'arrangeait rien. En 1245, tiens, ils n'en auraient rien eu à foutre d'une crotte de chien, même avec un os dedans. Oui, enfin, ce n'était pas si sûr. Ce n'était pas rien, la justice, en 1245. Et en fait, oui, ils s'en seraient occupés, s'ils avaient su que c'était de l'os humain, s'ils avaient supposé qu'il y avait eu meurtre. Bien sûr qu'ils s'en seraient occupés. On aurait remis l'affaire en la justice coutumière d’Hugues, seigneur de Saint-Amand-en-Puisaye. Et qu'est-ce qu'il aurait fait, Hugues ?
Très bien, peu importe, ce n'était pas le sujet. Aucune merde de chien n'était consignée dans les granges du seigneur, ne mélangeons pas tout. Il pleuvait dehors. Peut-être que Kehlweiler était toujours sur son banc, depuis qu'il l'avait planté là tout à l'heure. Non, il avait dû changer de banc, prendre place à l'observatoire 102 de la grille d'arbre. Franchement, il faudrait qu'il pose des questions au parrain sur ce type.
Marc retranscrivit dix lignes et but une gorgée de thé. La chambre n'était pas très chaude, le thé faisait du bien. Bientôt, il pourrait mettre un deuxième radiateur, quand il travaillerait pour la bibliothèque. Parce qu'en plus, il n'y avait rien à gagner dans ce que lui proposait Kehlweiler. Pas un rond, il l'avait dit. Et lui, il avait besoin de fric, et pas de faire l'homme qui court après n'importe quoi. C'est vrai que Kehlweiler aurait du mal à pister les sorteurs de chiens tout seul, avec son genou raide en plus, mais ça le regardait. Lui, il avait à pister le seigneur de Saint-Amand-en-Puisave et il le ferait. En trois semaines, il avait bien avancé, il avait identifié un quart des tenanciers du domaine. Il avait toujours été rapide dans le travail. Sauf quand il s'arrêtait, bien sûr. Kehlweiler s'en était rendu compte d'ailleurs. Merde avec Kehlweiler, merde avec les femmes et merde avec ce thé qui avait le goût de poussière.
C'est vrai, il y avait peut-être un meurtrier quelque part, un meurtrier qu'on ne chercherait jamais. Mais comme plein d'autres, et alors? Si un type avait tué une femme sur un coup de rage, en quoi ça le regardait?
Bon Dieu, ce releveur des comptes de Saint-Amand s'était appliqué mais il avait une écriture de cochon. Il aurait été Hugues, il aurait changé de comptable. Ses o et ses a étaient indifférenciables. Marc prit sa loupe. Cette affaire de Kehlweiler, ce n'était pas comme l'affaire de Sophia Siméonidis. Ça, il s'en était occupé parce qu'il y avait été acculé, parce que c'était sa voisine, parce qu'il l'aimait bien, et que le meurtre avait été salement prémédité. Dégueulasse, il ne voulait plus y repenser. Certes, s'il y avait un crime derrière le bout dos de Kehlweiler, ce pouvait être aussi un meurtre ignoble et prémédité. Kehlweiler y pensait et il voulait savoir.
Oui, peut-être, eh bien c'était son boulot, pas le sien. S'il avait demandé à Kehlweiler de venir l'aider à retranscrire les comptes de la seigneurie de Saint-Amand, il aurait répondu quoi? Il aurait répondu merde et c'était normal.
Foutu, terminé, impossible de se concentrer. Tout ça à cause de ce type, de son histoire de chien, de grille, de meurtre, de banc. Si le parrain avait été là, il lui aurait dit clairement sa façon de penser sur Louis Kehlweiler. On l'engage pour un petit travail de classement, et ça dégénère, on le force à faire autre chose. Encore que, si on voulait être honnête, Kehlweiler ne le forçait à rien. Il avait proposé quelque chose et il ne s'était pas froissé quand Marc avait refusé. En fait, personne ne l'empêchait de faire son étude sur les granges de Saint-Amand, personne.
Personne sauf le chien. Personne sauf l'os. Personne sauf l'idée d'une femme au bout de l'os. Personne sauf l'idée d'un meurtre. Personne sauf le visage de Kehlweiler. Quelque chose de convaincant dans les yeux, de droit, de clair, de douloureux aussi.
Eh bien, tout le monde en avait de la souffrance, et la sienne valait bien celle de Kehlweiler. Chacun ses souffrances, chacun ses quêtes, chacun ses archives.
Certes, quand il s'était lancé dans l'affaire Siméonidis, ça ne lui avait pas nui. On peut emmêler ses quêtes et ses archives avec celles des autres sans se perdre. Oui, peut-être, sûrement, mais ce n'était pas son boulot. Point, terminé.
De rage, Marc fit basculer sa chaise en se levant. Il balança la loupe sur le tas de papiers et attrapa sa veste. Une demi-heure plus tard, il entrait dans le bunker aux archives, et la vieille Marthe était là, comme il l'espérait.
- Marthe, vous savez où se trouve le banc 102?
- Vous avez le droit de savoir? C'est qu'ils ne sont pas à moi, les bancs.
- Bon Dieu! dit Marc, je suis quand même le neveu de Vandoosler, et Kehlweiler me laisse bosser chez lui. Alors ? Ça ne suffit pas ?
- Ça va, vous énervez pas, dit Marthe, je disais ça pour jouer.
Marthe expliqua le banc 102, à voix forte. Un quart d'heure plus tard, Marc arrivait en vue de la grille d'arbre. Il faisait déjà nuit, il était six heures et demie. Du bout de la place de la Contrescarpe, il vit Kehlweiler installé sur le banc. Il fumait une cigarette, penché en avant, les coudes sur les genoux. Marc resta quelques minutes à l'observer. Ses gestes étaient lents, rares. Marc était à nouveau indécis, incapable de savoir s'il était vaincu ou vainqueur, et s'il fallait raisonner en ces termes. Il recula. Il observa Kehlweiler qui écrasait sa cigarette, puis se passait les mains dans les cheveux, lentement, comme s'il serrait sa tête très fort. Il maintint sa tête plusieurs secondes, et puis les deux mains retombèrent sur les cuisses, et il resta comme ça, le regard vers le sol. Cet enchaînement de gestes silencieux décida Marc. Il marcha jusqu'au banc et s'assit tout au bout, bottes allongées devant lui. Personne ne dit un mot pendant une ou deux minutes. Kehlweiler n'avait pas redressé la tête, mais Marc était convaincu qu'il l'avait reconnu.
- Tu te souviens qu'il n'y a pas un rond à gagner? dit finalement Kehlweiler.
- Je me souviens.
- Tu as peut-être autre chose à foutre?
- C'est certain.
- Moi aussi.
Il y eut un nouveau silence. Ça faisait de la buée quand on parlait. Qu'est-ce qu'on pouvait se geler, bon sang.
- Tu te souviens que c'est peut-être un accident, un concours de circonstances ?
- Je me souviens de tout.
- Regarde la liste. J'ai douze personnes déjà. Neuf hommes, trois femmes. Je laisse tomber les chiens trop petits et trop grands. À mon sens, ça venait d'un chien moyen.
Marc parcourut la liste. Des descriptions rapides, des âges, des allures. Il la relut plusieurs fois.
- Je suis fatigué et j'ai faim, dit Kehlweiler. Tu pourras me remplacer pendant quelques heures?
Marc hocha la tête et rendit la liste à Kehlweiler.
- Garde-la, tu vas t'en servir ce soir. Il me reste deux bières, tu en veux?
Ils burent la bière en silence.
- Tu vois le gars qui arrive, là-bas, un peu plus loin, sur la droite? Non, ne regarde pas vraiment, regarde par en dessous. Tu le vois?
- Oui, et alors?
- Ce type, c'est un nocif, un ancien tortionnaire et plus que ça sans doute. Un ultranational. Sais-tu où il va, depuis bientôt une semaine? Ne regarde pas, bon Dieu, mets le nez dans ta bière.
Marc obéit. Il avait les yeux rivés sur le goulot de la petite bouteille. Il ne trouvait pas évident de regarder par en dessous, et de nuit en plus. Il ne voyait rien, en fait. Il entendait la voix de Kehlweiler qui chuchotait au-dessus de sa tête.
- Il monte au deuxième étage de l'immeuble d'en face. Là-dedans, il y a un neveu de député qui fait son chemin. Et moi, j'aimerais savoir avec qui il fait son chemin, et si le député est au courant.
-Je croyais que c'était une histoire de merde de chien, souffla Marc dans sa bouteille.
Quand on souffle dans une bouteille, ça fait des bruits formidables. Presque le vent sur la mer.
- C'est une autre histoire. Le député, je le laisse à Vincent. C'est un journaliste, il va faire ça très bien. Vincent est sur l'autre banc, là-bas, le gars qui a l'air de dormir.
- Je le vois.
- Tu peux relever la tête, l'ultra est monté. Mais reste naturel. Ces types-là regardent aux fenêtres.
- Voilà un chien, dit Marc, un chien moyen.
- Très bien, note, il arrive vers nous. 18 h 47, banc
102. Femme, la quarantaine, brune, cheveux raides, mi-longs, grande, un peu maigre, pas très jolie, bien habillée, assez aisée, manteau bleu, presque neuf, pantalons. Vient de la rue Descartes. Ne note plus, le chien rapplique.
Marc avala une gorgée de bière pendant que le chien s'affairait autour de l'arbre. Un peu plus, dans le noir, il lui pissait sur les pieds. Plus aucun sens de rien, les chiens de Paris. La femme attendait, l'œil vague, patient.
- Note, reprit Kehlweiler. Retour, même direction. Chien moyen, épagneul roux, vieux, fatigué, boiteux. Kehlweiler termina sa bière d'un seul coup.
- Voilà, dit-il, tu fais comme ça. Je repasserai te voir plus tard. Ça ira? Tu n'auras pas froid? Tu peux aller au café, de temps à autre. Depuis le comptoir, on voit ce qui arrive. Mais ne te rue pas sur le banc comme un perdu, fais ça lentement, comme si tu venais cuver ta bière ou attendre une femme qui n'arrive jamais.
- Je connais.
- D'ici deux jours, on aura la liste des habitués de la place. Après ça, on se répartira les filatures pour savoir qui ils sont et d'où ils viennent.
- Entendu. Qu'est-ce que c'est que ce truc que tu as dans la main?
- C'est mon crapaud. Je l'humidifie un peu.
Marc serra les dents. Bon, voilà, ce type était cinglé. Et lui, il s'était fourré là-dedans.
- Tu n'aimes pas les crapauds, n'est-ce pas? Il ne fait pas de mal, on se parle, voilà tout. Bufo - Bufo c'est son nom -, écoute-moi avec attention : le gars avec qui je parle s'appelle Marc. C'est un rejeton de Vandoosler. Et les rejetons de Vandoosler sont nos rejetons. Il va surveiller les clebs à notre place pendant qu'on va aller bouffer. T'as pigé?
Kehlweiler leva les yeux vers Marc.
- Faut tout lui expliquer. Il est très con. Kehlweiler sourit et remit Bufo dans sa poche.
- Ne fais pas cette tête. C'est très utile, un crapaud. On est obligé de simplifier le monde à l'extrême pour se faire comprendre, et parfois, c'est soulageant.
Kehlweiler sourit encore plus. Il avait une forme spéciale de sourire, contagieuse. Marc sourit. Il n'allait pas se laisser démonter par un crapaud. On a l'air de quoi à travers le monde si on a la trouille d'un crapaud? D'un imbécile. Marc avait très peur de toucher les crapauds, c'est entendu, mais il avait aussi très peur d'avoir l'air d'un imbécile.
- Est-ce que je peux savoir quelque chose en échange? dit Marc.
- Demande toujours.
- Pourquoi Marthe t'appelle-t-elle Ludwig? Kehlweiler ressortit son crapaud.
- Bufo, dit-il, le rejeton de Vandoosler va être encore plus emmerdant que prévu. Qu'en penses-tu?
- T'es pas forcé de répondre, dit Marc mollement.
- Tu es de l'espèce de ton oncle, tu feins mais tu veux tout savoir. On m'avait pourtant laissé entendre que le Moyen Âge te suffisait.
- Pas tout à fait, pas toujours.
- Ça m'étonnait aussi. Ludwig, c'est mon nom. Louis, Ludwig, l'un ou l'autre, c'est comme ça, tu peux choisir. Ça a toujours été comme ça.
Marc regarda Kehlweiler. Il caressait la tête de Bufo. C'est moche, un crapaud. Et gros en plus.
- Qu'est-ce que tu te demandes, Marc? L'âge que j'ai? Tu fais des calculs ?
- Bien sûr.
- Ne cherche pas, j'ai cinquante ans. Kehlweiler se remit debout.
- Ça y est? demanda-t-il. Tu as fait le compte?
- Ça y est.
- Né en mars 1945, juste avant la fin de la guerre. Marc fit tourner la petite bouteille de bière entre ses doigts, les yeux vers le sol.
- Ta mère, elle est quoi? Française? demanda-t-il d'un ton indifférent.
En même temps, Marc pensait : ça suffit, fous-lui la paix, qu'est-ce que ça peut te faire?
- Oui, j'ai toujours vécu ici.
Marc hocha la tête. Il tournait et retournait la petite bouteille entre ses paumes, en regardant fixement le trottoir.
- Tu es alsacien? Ton père, il est alsacien?
- Marc, soupira Kehlweiler, ne te fais pas plus con que tu n'es. On m'appelle " l'Allemand ". Ça te va? Et reprends-toi, voilà un chien qui arrive.
Kehlweiler s'en alla et Marc prit la liste et le crayon. " Chien moyen, je ne sais pas quelle race, je n'y connais rien, les chiens m'énervent, noir, avec des taches blanches, bâtard. Homme, la soixantaine, dégarni, grosses oreilles, abruti de travail, l'air crétin, non, pas crétin, vient de la rue Blainville, sans cravate, traîne les pieds, manteau brun, écharpe noire, le chien fait son truc, trois mètres de la grille d'arbre, tout compte fait c'est une femelle, repart par l'autre côté, non, entre au café, j'attends qu'il ressorte, je vais voir ce qu'il boit, et je boirai aussi. "
Marc se posa au comptoir. L'homme au chien moyen buvait un Ricard. Il discutait de-ci de-là, rien de bien fameux, mais enfin, Marc notait. Tant qu'à faire n'importe quoi, autant le faire bien. Kehlweiler serait content, il aurait tous les petits détails. " L'Allemand "... né en 1945, mère française, père allemand. Il avait voulu savoir, eh bien, maintenant il savait. Pas tout, mais il n'allait pas torturer Louis pour demander la suite, demander si son père avait été nazi, demander si son père avait été tué, ou s'il était reparti outre-Rhin, demander si sa mère avait été tondue à la Libération, il ne poserait plus de questions. Les cheveux ont repoussé, le gosse a grandi, il n'allait pas demander pourquoi la mère avait épousé le soldat de la Wehrmacht. Il ne poserait plus de questions. Le gosse a grandi, il porte le nom du soldat. Et depuis, il court. Marc se passait le crayon sur la main, ça chatouillait. Qu'est-ce qu'il avait eu besoin de l'emmerder avec ça? Tout le monde devait l'emmerder avec ça, et lui, il avait fait comme tout le monde, pas mieux. Surtout ne pas en souffler un mot à Lucien. Lucien ne creusait que dans la Grande Guerre, mais même.
Maintenant il savait, et il ne savait plus quoi faire de ce qu'il savait. Bon, cinquante ans, c'était passé, terminé. Pour Kehlweiler bien sûr, rien ne serait jamais terminé. Ça expliquait des trucs, son boulot, sa traque, son mouvement perpétuel, son art à lui, peut-être.
Marc reprit position sur son banc. Bizarrement, son oncle ne lui avait rien raconté de tout cela. Son oncle était bavard pour des vétilles et discret pour les choses graves. Il n'avait pas dit qu'on l'appelait " l'Allemand ", il avait dit qu'il venait de nulle part.
Marc reprit sa fiche descriptive pour le chien et raya avec soin le mot "bâtard " Comme ça, c'était mieux. Quand on ne fait pas gaffe, on écrit plein de saletés.
Kehlweiler repassa sur la place vers onze heures et demie. Marc avait été boire quatre bières et enregistré quatre chiens moyens. Il vit d'abord Kehlweiler secouer le journaliste qui somnolait sur l'autre banc, Vincent, le préposé au tortionnaire ultra. Bien sûr, c'est plus chic de surveiller un tortionnaire qu'une merde de chien. Donc Kehlweiler commençait par Vincent, et lui, qui se gelait sur le 102, il pouvait crever. Il les regarda discuter un long moment. Marc se sentit froissé. À peine, juste une rancœur, qui se mua en une sourde irritation, très normalement. Kehlweiler venait relever ses bancs, relever ses compteurs, comme un seigneur qui fait la tournée de ses terres et de ses serfs. Pour qui se prenait-il, ce type? Pour Hugues de Saint-Amand-en-Puisave? Son obscure et tragique arrivée dans le monde l'avait rendu mégalomane, voilà ce que c'était, et Marc, qui s'emportait à la première sensation d'une servitude, quelle qu'elle fût et d'où qu'elle vienne, n'avait pas l'intention de se mettre en coupe réglée dans la grande cohorte de Kehlweiler. Et puis quoi encore? La troupe de volontaires asservis, ce n'était pas pour lui. Que le fils de la Seconde Guerre se démerde.
Puis Kehlweiler lâcha Vincent, qui s'en alla par les rues, ensommeillé, et s'avança vers le banc 102. Marc, qui n'oubliait pas qu'il avait sifflé cinq bières et qu'il fallait en tenir compte, sentit sa légère rage se muer en discrète bouderie nocturne, puis se perdre dans l'indifférence. Kehlweiler s'assit près de lui, il eut ce bizarre sourire irrégulier et communicatif.
- Tu as bien bu ce soir, dit-il. C'est le problème avec les mois d'hiver, quand on est le cul sur un banc.
En quoi ça le regardait? Kehlweiler s'amusait avec Bufo, et il était évidemment à cent lieues, estima Marc, de se douter qu'il voulait à nouveau se barrer et laisser tomber ses pitoyables enquêtes de bancs de bois, art ou pas art.
- Tu veux bien me tenir Bufo? Je cherche mes cigarettes.
- Non. Ce crapaud me dégoûte.
- Ne t'en fais pas, dit Kehlweiler en s'adressant à Bufo. Il dit ça comme ça, sans savoir. Faut pas avoir de la peine. Reste bien tranquille sur le banc, je cherche mes clopes. Alors? Tu as eu d'autres chiens?
- Quatre en tout. C'est tout marqué là. Quatre chiens, quatre bières.
- Et maintenant, tu veux te barrer?
Kehlweiler alluma sa cigarette et passa le paquet à Marc.
- Tu te sens coincé? Tu as l'impression d'obéir et tu n'aimes pas obéir? Moi non plus. Mais je ne t'ai pas donné d'ordres, si?
- Non.
- Tu es venu tout seul, Vandoosler le Jeune, et tu peux repartir tout seul. Montre-moi ta liste.
Marc le regarda parcourir ses notes, l'air à nouveau très sérieux. Il était de profil, le nez busqué, les lèvres serrées, des mèches noires retombant sur le front. Très facile de s'énerver contre Kehlweiler de profil. Beaucoup moins facile de face.
- Pas la peine de venir demain, dit Kehlweiler. Le dimanche, les gens rompent avec leurs habitudes, ils sortent les chiens sans rime ni raison, et pire, on risquerait de voir arriver des flâneurs qui ne sont pas du quartier. Ça mettrait de la confusion dans nos chiens. On reprend lundi après-midi, si tu le veux, et on commence les filatures mardi. Tu viens classer lundi matin?
- Rien de changé.
- Surveille particulièrement les accidents et meurtres en tout genre, en plus du reste.
Ils se séparèrent sur un signe. Marc rentra à pas lents, un peu fatigué par ses bières et par l'alternance confuse de ses décisions et contre-décisions.
Ça dura comme ça jusqu'au samedi suivant. De banc en bière, de chien en filature, de découpage d'articles en déchiffrage des comptes de Saint-Amand, Marc ne se posa plus trop de questions sur le bien-fondé de ses actes. Il était embarqué dans le réseau de la grille d'arbre, et ne voyait plus comment s'en sortir. L'histoire l'intéressait, chien pour chien, il voulait comprendre aussi. Il se débrouillait avec le profil hermétique de
Kehlweiler et quand il en avait marre, il s'arrangeait pour le voir de face.
Du mardi au jeudi, il demanda de l'aide à Mathias, qui pouvait mettre ses vertus de chasseur-cueilleur préhistorique aux pieds nus au service d'excellentes filatures contemporaines. Lucien en revanche était trop bruyant pour ce genre de boulot. Il fallait toujours qu'il s'exprime à haute et forte voix à propos de toute chose, et surtout, Marc redoutait de le mettre en face d'un Franco-allemand né dans le bordel tragique de la Seconde Guerre. Lucien aurait aussi sec enclenché l'enquête historique comme un forcené, butiné sur le passé paternel de Kehlweiler jusqu'à remonter aux relents de la Grande Guerre, et ça aurait été très vite l'enfer.
Marc avait demandé jeudi soir à Mathias ce qu'il pensait de Kehlweiler, parce qu'il s'en méfiait encore et que la recommandation de son oncle ne le rassurait pas. Son oncle avait des jugements bien à lui sur les pourris de la terre, et on pouvait trouver des pourris parmi ses meilleurs amis. Son oncle avait aidé un assassin à se tirer, ça, il le savait, et c'est même pour cela qu'on l'avait viré des flics. Mais Mathias avait hoché la tête à trois reprises, et Marc, qui avait beaucoup de respect pour les appréciations silencieuses de Mathias, avait été réconforté. C'était rare que Saint Matthieu se goure sur quelqu'un, disait Vandoosler le Vieux.
Chapitre 10
Samedi matin, Marc était au travail dans le bunker de Kehlweiler. Il avait découpé et classé comme d'habitude, et il n'avait rien remarqué de particulier dans l'actualité des faits divers, sinon les accidents habituels, et pas trace de pied. Il avait archivé, de toute façon il était payé pour ça, mais franchement, il était temps que cette traque du banc 102 aboutisse, serait-ce au néant. Il s'était habitué à la présence de la vieille Marthe dans son dos. Parfois elle sortait, parfois elle restait, en lisant sans faire de bruit ou en s'obstinant sur des mots croisés. Vers onze heures, ils se faisaient un café, et Marthe en profitait pour rompre le silence et discuter le coup. Elle aussi, parait-il, elle avait renseigné pour Ludwig. Mais elle disait que maintenant elle mélangeait les bancs, le
102 et le 107 par exemple, qu'elle n'était plus efficace comme dans le temps et ça la rendait mélancolique, parfois.
- Voilà Ludwig, dit Marthe.
- Comment tu le sais ?
- Je reconnais son pas dans la cour, son pied traîne. Onze heures dix, c'est pas son heure. C'est le coup du chien, il s'agace là-dessus. On n'en voit pas le bout, tout le monde en a marre.
- On a fait des rapports complets. Vingt-trois sorteurs de chiens, tous des paisibles et rien à en tirer. Il a toujours travaillé comme ça, sur rien ? Sur n'importe quelle crasse?
- Toujours, dit Marthe, à la piste. Mais attention, C'est un visionnaire. C'est comme ça qu'il s'est fait célèbre, là-haut. Trouver la merde, c'est sa vocation, à Ludwig, son destin, sa pente.
- Il y a quelque chose qui peut l'empêcher d'emmerder le monde?
- Ah, mais certainement. Le sommeil, les femmes, les guerres. Ça fait beaucoup si t'y penses. Quand il veut dormir ou se faire des pâtes, il n'y a plus rien à tirer de lui, il se fout de tout. Pareil pour les femmes. Quand ça ne va pas en amour, il tourne en rond, il se fout de tout. Et ça m'étonne qu'il travaille tant parce que ça ne va pas trop fort de ce côté-là en ce moment.
- Ah, fit Marc avec satisfaction. Et les guerres?
- Ça, les guerres, c'est encore autre chose. C'est le bouquet. Quand ça le prend d'y penser, ça l'empêche de dormir, de manger, d'aimer, et de travailler. C'est un truc qui lui vaut rien du tout, les guerres.
Marthe secoua la tête en tournant son café. Marc l'aimait bien maintenant. Elle le rabrouait constamment, comme s'il avait été son petit, alors qu'il avait tout de même trente-six ans, ou comme si elle l'avait élevé. Elle disait: " À une vieille pute comme moi, tu ne vas pas me la faire, je m'y connais en hommes. " Elle disait ça tout le temps. Marc lui avait montré Mathias, et elle avait dit que c'était un gars bien, un peu sauvage mais bien, et qu'elle s'y connaissait en hommes.
- Tu t'es trompée, dit Marc en se réinstallant à son bureau. Ce n'était pas Louis.
- Tais-toi, t'y connais rien. Il discute en bas avec le peintre, c'est tout.
- Je sais pourquoi tu l'appelles Ludwig. Je lui ai demandé.
- Et alors, t'es bien avancé maintenant.
Marthe souffla la fumée avec réprobation.
- Mais t'en fais pas, il les retrouvera, compte là-dessus, ajouta-t-elle en bougonnant et en faisant du bruit avec le journal.
Marc n'insista pas, et ce n'était pas un sujet avec lequel chatouiller Marthe. Il avait seulement voulu lui dire qu'il savait, c'est tout.
Kehlweiler entra et fit signe à Marc de s'arrêter de classer. Il tira un tabouret et s'assit en face de lui.
- Lanquetot, l'inspecteur du secteur, m'a donné les dernières informations ce matin sur le quartier et sur les dix-neuf autres arrondissements : rien à Paris, Marc, rien. Rien en banlieue non plus, il a vérifié aussi. Pas un corps perdu, pas un cadavre oublié, pas une déclaration de disparition, pas une fugue. Ça fait dix jours que le chien nous a pondu ça sur la grille d'arbre. Donc...
Louis s'interrompit, tâta la cafetière encore tiède et se versa une tasse.
- Donc, le chien a rapporté ça d'ailleurs, de plus loin. C'est sûr. Il y a un corps quelque part qui remonte au bout de notre os, et je veux savoir où, quel que soit l'état de ce corps, vivant ou mort, accident ou meurtre.
Oui, peut-être, pensa Marc, mais avec toute la province sur les bras et pourquoi pas la planète, tant qu'on y était, les comptes du seigneur de Puisaye ne risquaient pas d'avancer. Kehlweiler s'acharnerait jusqu'au bout, Marc savait mieux à présent pourquoi il se collait ces sortes de missions sur le dos, mais lui, il fallait qu'il sorte de là.
- Marc, reprit Kehlweiler, parmi nos vingt-trois chiens, il faut qu'il y en ait au moins un qui ait bougé et qui soit sorti de Paris. Regarde tes fiches. Qui ait bougé en semaine, le jeudi, ou le mercredi. Est-ce qu'on a repéré un type ou une femme en déplacement?
Marc fouilla dans un classeur. Des gens paisibles, que des gens paisibles. Il y avait les notes de Kehlweiler, les siennes, et celles de Mathias. Il n'avait pas encore mis de l'ordre dans tout ça.
- Regarde lentement, prends ton temps.
- Tu ne veux pas regarder toi-même?
- J'ai sommeil. Levé à l'aube, à dix heures, pour voir Lanquetot. Je ne suis bon à rien quand j'ai sommeil.
- Bois ton café, dit Marthe.
- il y a celui-là, dit Marc, c'est un type dont le chasseur-cueilleur s'est chargé.
- Le chasseur-cueilleur?
- Mathias, précisa Marc, tu m'avais autorisé.
- J'y suis, dit Louis. Qu'est-ce qu'il a chassé ton cueilleur?
- D'habitude c'est de l'aurochs, là, il s'agit d'un homme.
Marc parcourut une nouvelle fois la fiche.
- C'est un homme qui enseigne une fois par semaine aux Arts et Métiers, le vendredi. Il arrive à Paris le jeudi soir, et il repart le samedi matin, à l'aube. Quand Mathias parle de l'aube, c'est vraiment l'aube.
- Il repart où? dit Kehlweiler.
- Au bout de la Bretagne, à Port-Nicolas, près de Quimper. Il habite là-bas.
Kehlweiler fit une légère grimace, tendit la main et attrapa la fiche rédigée par Mathias. Il lut et relut, très concentré.
- Il fait sa tête d'Allemand, chuchota Marthe à l'oreille de Marc. Ça va chauffer.
- Marthe, dit Louis sans lever les yeux, tu ne chuchoteras jamais convenablement.
Il se leva et tira des rayonnages un lourd fichier en bois, étiqueté O-P.
- T'as une fiche sur Port-Nicolas? demanda Marc.
- Oui. Dis-moi, Marc, comment il a fait pour savoir tout ça, ton chasseur-cueilleur? Il est spécialiste ?
Marc haussa les épaules.
- Mathias est un cas spécial. Il ne dit pratiquement rien. Et puis, il dit " parle ", et les gens parlent. Je l'ai vu à l'œuvre, c'est pas des blagues. Et il n'y a pas de truc, je me suis informé.
- Tu penses bien, dit Marthe.
- En tous les cas, ça marche. Pas dans l'autre sens, malheureusement. S'il dit " ta gueule " à Lucien, ça ne marche pas. Je suppose qu'il a bavardé avec le gars pendant que le chien vaquait à ses préoccupations de chien.
- Pas d'autres déplacements?
- Si. Un autre type qui passe deux jours par semaine à Rouen, double famille, semble-t-il.
- Donc?
- Donc, dit Marc, si on regarde les quinze jours écoulés dans Ouest-France et dans Le Courrier de l'Eure, que voit-on?
Ludwig sourit et se resservit du café. Il n'y avait plus qu'à laisser Marc discourir.
- Or, que voit-on? répéta Marc.
Il reprit ses classeurs et parcourut rapidement les nouvelles du Finistère-Sud et de la Haute-Normandie.
- Dans l'Eure, un camionneur qui s'est pris un mur dans la nuit, il y a onze jours mercredi, beaucoup d'alcool dans le sang, et dans le Finistère, une vieille dame qui s'est cassé la gueule sur une grève caillouteuse, le jeudi ou le vendredi matin. Pas d'histoire de doigt de pied, tu t'en doutes.
- Passe-moi les coupures.
Marc passa, et croisa ses jambes sur la table, satisfait. Il fit un signe encourageant à Marthe. Finis les chiens, on allait passer à autre chose. C'est déprimant à la longue de parler sans cesse de merde de chien, il y a autre chose dans la vie.
Louis reclassa les coupures puis lava les tasses à café dans le petit lavabo. Ensuite, il chercha un torchon propre pour les essuyer et les replaça sur l'étagère, entre deux dossiers. Marthe rangea la boîte à café, reprit son livre et se cala sur le petit lit. Louis s'assit à côté d'elle.
- Eh bien voilà, dit-il.
- Si ça t'arrange, je peux te garder Bufo.
- Non, je préfère l'emmener. Tu es gentille.
Marc replia brutalement les jambes et posa ses bottes au sol. Qu'est-ce qu'il avait dit, Louis? Emmener le crapaud? Il ne se retourna pas, il s'était gouré, il n'avait rien entendu.
- Il a déjà tâté l'air marin? demanda Marthe. Il y en a qui supportent pas.
-Bufo se trouve bien partout, ne te fais pas de bile pour lui. Pourquoi penses-tu que c'est dans le Finistère?
- Dans l'Eure, un camionneur bourré, ça ne peut pas cacher grand-chose. Tandis que la vieille dans les rochers, on peut se poser des questions, et puis c'est une femme. Qu'est-ce que t'as à ton nez?
- Je me suis cogné en me levant ce matin, je n'ai pas vu la porte, c'était l'aube.
- T'as de la chance d'avoir un nez, ça protège les yeux.
Bon Dieu! Mais ils allaient continuer longtemps comme ça? Marc se tendait, silencieux, appuyant ses mains sur ses cuisses, courbant le dos, le réflexe d'un homme qui voudrait se faire oublier. Kehlweiler allait partir pour la Bretagne, qu'est-ce que c'était que cette foutaise ? Et Marthe, elle avait l'air de trouver ça naturel. Mais il n'avait donc fait que cela toute sa vie ? Aller voir? Pour un oui pour un non? Pour une merde?
Marc regarda sa montre. Presque midi, c'était son heure, il pouvait se tirer l'air de rien avant que Kehlweiler ne l'engage comme homme qui court dans sa chasse au néant. Avec un tel type, hanté par l'inutilité depuis que la Seconde Guerre l'avait mis au monde et la Justice au chômage, on risquait de parcourir toute la France à la poursuite du vide. En ce qui concerne les illusions perdues, Marc estimait avoir largement sa part et il n'avait pas l'intention d'avaler celle de Kehlweiler.
Louis examinait son nez dans une petite glace de poche que lui tendait Marthe. Très bien. Marc referma discrètement les classeurs, boutonna sa veste, salua tout le monde. Kehlweiler répondit par un sourire et Marc fila. Une fois dans la rue, il pensa que le mieux était d'aller travailler ailleurs qu'à la baraque. Il préférait avoir le temps de préparer des arguments de refus avant que Kehlweiler ne passe le recruter pour aller courir sur les confins de la terre bretonne. Marc venait d'en faire l'expérience toute la semaine, le plus habile était de se tirer et de réfléchir à la meilleure manière de s'opposer à ce type. Il passa donc en coup de vent dans sa chambre pour emporter de quoi s'occuper dans un bistrot jusqu'au soir. Il bourra un vieux cartable de comptes de Saint-Amand et redescendit l'escalier en hâte, tandis que son oncle le grimpait tranquillement.
- Salut, dit Vandoosler le Vieux. On dirait que tu as les flics au cul.
Ça se voyait tant que ça? Plus tard, il s'entraînerait à ne pas s'énerver, ou en cas d'échec, ce qui était à envisager, à s'énerver sans que cela se remarque.
- Je vais travailler un peu plus loin. Si ton Kehlweiler rapplique, tu ne sais pas où je suis.
- Motif?
- Ce type est cinglé. Je n'ai rien contre, et il a ses raisons, mais je préfère qu'il déraille sans moi. Chacun son train, chacun son art, je n'ai pas la vocation de courir après le vent jusqu'au bout des terres.
- Tu m'étonnes, dit seulement Vandoosler, qui grimpa jusqu'aux combles où il demeurait.
Marc trouva un bon café, assez loin de la baraque, et s'occupa de la bascule du XIIIe siècle.
Kehlweiler, debout, tapotait en silence la petite fiche cartonnée qu'il avait extraite de son fichier.
- Ça tombe mal, dit-il à Marthe. Je connais trop de monde, je voyage trop et je croise trop de gens. Trop petit, ce pays, vraiment trop petit.
- T'as quelqu'un de connu dans ce pays breton? Dis voir.
- Cherche.
- En combien de lettres?
- Sept.
- Homme ou femme?
- Femme.
- Ah. Que tu as aimée, ou moyen ou pas du tout?
- Que j'ai aimée.
- Ça va être vite vu alors. La deuxième? Non, elle est au Canada. La troisième? Pauline?
- Tout juste. Marrant, non?
- Marrant... Ça dépend de ce que tu comptes faire. Louis se passa la fiche cartonnée sur la joue.
- Pas d'expédition punitive, hein, Ludwig? Les gens sont libres, ils font ce qu'ils veulent. Je l'aimais bien, la petite Pauline, sauf qu'elle était près de ses sous, c'est ça qui t'a perdu. Et tu sais que je m'y connais en femmes. Comment tu sais qu'elle est là-bas ? Je croyais qu'elle n'avait plus jamais donné de ses nouvelles.
- Une seule fois, dit Louis en sortant un fichier, pour me signaler un cas toxique dans son patelin, il y a bien quatre ans. Elle m'avait adressé une coupure de presse sur le gars et ajouté ses propres notes. Mais pas un mot personnel, rien, pas même " je t'embrasse " ou "porte-toi bien ". Juste le renseignement, parce qu'elle pensait que le type était assez moche pour devoir figurer dans mes fichiers. Pas même "je t'embrasse", rien. J'ai répondu de même pour accuser réception et j'ai ajouté le gars dans la grosse boîte.
- Pauline donnait toujours de bons renseignements. Qui est le gars ?
- René Blanchet, dit Louis en sortant une carte du fichier, je ne connais pas.
Il lut quelques secondes en silence.
- Résume, dit Marthe.
- Un vieux salaud, tu peux en être sûre. Pauline connaissait mes préférences.
- Et depuis quatre ans que tu as son adresse, tu n'as jamais pensé aller y faire un tour?
- Si, Marthe, vingt fois. Faire un tour, examiner ce Blanchet et tâcher de reprendre Pauline au passage. Je me la figurais assez bien seule dans une grande maison littorale battue par la pluie.
- Ne le prends pas mal mais ça m'étonnerait, je m'y connais en femmes. Pourquoi t'as pas tenté le coup, tout compte fait ?
- Tout compte fait, t'as vu ma gueule, t'as vu ma jambe? Moi aussi je m'y connais, Marthe. Et puis ça n'a pas d'importance, ne te tracasse pas. Pauline, je l'aurais croisée un jour ou l'autre. Quand on passe sa vie sur les chemins d'un pays trop petit, on a les rencontres qu'on mérite, et celles qu'on suscite et celles qu'on désire, ne te tracasse pas.
- N'empêche... marmonna Marthe. Pas d'expédition punitive, hein, Ludwig?
- Ne répète pas toujours les mêmes trucs. Tu veux une bière?
Chapitre 11
Louis partit le lendemain, vers onze heures, sans précipitation. Le sorteur de chien habitait vraiment le bout de la Bretagne, à quelque vingt kilomètres de Quimper. Faudrait bien compter sept heures de route, et une pause pour boire une bière, Louis n'aimait pas se presser en bagnole et il ne pouvait pas passer sept heures de suite sans bière. Son père était comme ça, pour la bière.
La fiche de Mathias défilait dans sa tête. Le chien : " Moyen, beige à poils ras, grosses dents, peut-être un pit-bull, sale gueule en tous les cas ". Ça ne rendait pas le maître sympathique. L'homme : " Dans la quarantaine, châtain clair, yeux bruns, maxillaire inférieur rentrant, mais à part ça assez belle allure, un peu de ventre cependant, nom... " Comment c'était son nom? Sevran. Lionel Sevran. L'homme au chien était donc reparti hier matin pour la Bretagne, avec le chien, et il y resterait jusqu'à jeudi prochain. Il n'y avait plus qu'à suivre. Louis conduisait à vitesse moyenne, retenant un peu la voiture. Il avait bien songé à emmener quelqu'un avec lui, pour que cette course aléatoire soit moins désolée et sa jambe moins raide, mais qui? Les types qui lui envoyaient les nouvelles des quatre départements de la Bretagne étaient des fixes, rivés à leur port, à leur commerce, à leurs journaux, on ne pouvait pas les bouger. Sonia? Bon, Sonia était partie, il n'allait pas y passer la journée. La prochaine fois, il essaierait d'aimer mieux que cela. Louis fit la grimace. Il n'aimait pas facilement. Sur toutes les femmes qu'il avait eues, parce que quand on est seul dans sa voiture, on a le droit de dire " eues ", combien en avait-il aimé, franchement? Franchement? Trois, trois et demie. Non, pas doué. Ou bien c'est qu'il ne se portait plus volontaire. Il tâchait d'aimer moyen, sans exagérer, et de fuir les amours denses. Parce qu'il était de ces types qui se déglinguent pour deux ans après un amour compact et raté, qui se durcissent dans les regrets avant de se décider à passer à la suite. Comme il ne se ruait pas non plus sur l'amour moyen, il optait pour de longs temps de solitude, que Marthe appelait ses périodes glaciaires. Elle était contre. Quand tu seras tout froid, elle disait, tu seras bien avancé.
Louis sourit. Il attrapa de la main droite une cigarette et l'alluma. Chercher quelqu'un de nouveau à aimer. Chercher quelqu'un, chercher quelqu'un, toujours la même histoire... Bon, ça allait comme ça, le monde était à feu et à sang, il y penserait plus tard, il entrait en période glaciaire.
Il se gara sur un parking, et ferma les yeux. Dix minutes de repos. En tout cas, il était reconnaissant à toutes ces femmes qui étaient passées dans sa vie, aimées ou pas, d'être passées. Finalement, il aimait toutes les femmes, parce que seul dans sa voiture on a le droit de généraliser, toutes et surtout les trois et demie. Finalement, il éprouvait pour elles une gratitude indistincte, il admirait leur capacité à aimer les hommes, un truc qui lui semblait sacrément difficile, et pire quand on est moche comme lui. Avec ses traits durs et décourageants sur lesquels il s'attardait le moins possible le matin, il aurait dû être seul toute sa vie. Et en fait, non. Ça, ça ne s'invente pas, il n'y a que les femmes pour arriver à trouver beau un type moche. Franchement, oui, il avait de la gratitude. Il lui semblait que Marc n'était pas vraiment le gars au point avec les femmes non plus. Un fébrile, le rejeton de Vandoosler. Il aurait pu l'emmener ici, il y avait pensé, ils auraient cherché des femmes ensemble au bout du Finistère. Mais il avait parfaitement repéré comment Marc s'était crispé à sa table quand il avait parlé du voyage. Pour lui, cette histoire d'os n'avait ni queue ni tête, ce en quoi il se trompait parce qu'on en avait le bout et qu'on cherchait précisément la tête. Mais Marc ne voyait pas cela encore, ou bien il avait peur de dérailler, ou bien l'idée de faire n'importe quoi déplaisait à Marc Vandoosler à moins qu'il n'en ait eu le projet le premier. C'est pourquoi il s'était abstenu de lui demander. Et puis Vandoosler le Jeune était aussi bien à Paris, car pour le moment, cette affaire ne réclamait pas d'homme qui court. Il avait jugé mieux de lui foutre la paix, Marc était à la fois froissable et solide, comme le lin. Si on partait dans les tissus, il était en quoi, lui? Il faudrait demander à Marthe.
Louis s'endormit, la tête sur le volant, sur une aire de parking.
Il entra dans Port-Nicolas à sept heures du soir. Il roula à vitesse lente dans les rues du port, pour se faire une idée. Demander à droite et à gauche, le bourg n'était pas très grand, pas très beau, et il se gara tout près de la maison de Lionel Sevran. Il en faisait des kilomètres, le chien, pour aller pisser. Il ne voulait peut-être pisser qu'à Paris, un chien snob peut-être.
Il sonna, attendit devant la porte close. Un ami lui avait dit que la grande différence à méditer entre l'homme et l'animal, c'était que l'animal ouvrait les portes mais que jamais il ne les refermait derrière lui, jamais, alors que l'homme, si. Un fossé comportemental. Louis souriait en attendant.
C'est une femme qui ouvrit. Instinctivement, Louis l'examina avec précision, estima, jugea, envisagea si oui ou si non ou si peut-être, comme ça, en idée. Il procédait ainsi avec toutes les femmes, sans même s'en rendre compte. Il trouvait cette manière de faire détestable, mais l'analyseur se mettait en marche malgré lui. À sa décharge, Louis pouvait affirmer qu'il examinait toujours le visage avant le corps.
Le visage était bien, mais très fermé, les lèvres un peu grandes, le corps agréable, sans excès. Elle répondait machinalement aux questions de Louis, ne faisait aucun embarras pour le laisser entrer, et aucun effort dans l'hospitalité. L'habitude des visites, peut-être. S'il voulait attendre son mari, oui, c'était possible, il n'avait qu'à se mettre là, dans la grande pièce cuisine, mais ça pouvait durer un petit moment.
Elle faisait un puzzle sur un grand plateau et elle se remit au travail après avoir installé Louis sur une chaise, et posé devant lui un verre et des apéritifs.
Louis se servit à boire et la regarda faire le puzzle. Il voyait le puzzle à l'envers, ça semblait figurer la Tour de Londres, la nuit. Elle s'attaquait au ciel. Il lui donnait une quarantaine d'années.
- Il n'est pas encore rentré? demanda-t-il.
- Si, mais il est à la cave avec une nouvelle. Ça peut durer une demi-heure ou plus, on ne peut pas le déranger.
- Ah.
- Vous n'êtes pas tombé un bon jour, dit-elle en soupirant, les yeux collés sur le jeu. Tout nouveau tout beau, c'est toujours la même chose. Et puis, il s'en lasse et il faut qu'il en cherche une autre.
- Bien, bien, dit Louis.
- Mais celle-là, elle peut le retenir une heure. Ça faisait longtemps qu'il en cherchait une de ce genre-là et il semble qu'il ait décroché le bon numéro. Ne soyez pas jaloux, surtout.
- Pas du tout.
- C'est bien, vous avez bon caractère.
Louis se resservit un verre. C'est plutôt elle qui avait bon caractère. Assez fermée, mais on pouvait comprendre pourquoi. Il eut l'idée de l'aider, de lui tenir compagnie en attendant que son mari en ait terminé. Franchement, ça le dépassait. En attendant, il avait repéré un petit morceau de puzzle qui lui semblait être la bonne pièce pour poursuivre le ciel vers la gauche. Il s'aventura et désigna la pièce du doigt. Elle acquiesça et sourit, c'était la bonne.
- Vous pouvez m'aider, si ça vous tente. Les ciels, c'est un sale moment dans les puzzles, mais c'est nécessaire.
Louis déplaça sa chaise et se mit au travail au coude à coude. Il n'avait rien contre un puzzle de temps à autre, sans abuser.
- Il faudrait séparer les bleus nuit des bleus moyens, dit-il. Mais pourquoi la cave?
- C'est moi qui l'ai exigé. La cave ou rien. Je ne veux pas de pagaille dans la maison, il y a des limites. J'ai posé mes conditions, parce que si on l'écoutait, il les installerait n'importe où. Après tout, c'est ma maison aussi.
- Bien sûr. Ça arrive souvent?
- Assez. Ça dépend des périodes.
- Où les prend-il?
- Tenez, ce morceau-là, il irait plutôt de votre côté. Où il les prend? Ah... Ça vous intéresse, bien sûr... Il les prend là où il les trouve, il a ses circuits. Il cherche un peu partout, et quand il les embarque, croyez-moi, elles n'ont pas fière allure. Personne n'en voudrait, mais lui, il a l'œil. C'est ça, le truc, et je n'ai pas le droit de vous en dire plus. Et après la cave, de vraies princesses. Moi, à côté, on dirait que je n'existe pas.
- Ce n'est pas très marrant, dit Louis.
- Question d'habitude. Ce bout-là, il n'irait pas là par hasard ?
- Si. Et ça raccroche avec tout ce bout-là. Vous n'êtes pas jalouse?
- Au début, oui. Mais vous devez connaître ça, c'est pire qu'une manie, une véritable obsession. Quand j'ai compris qu'il ne pourrait pas s'en passer, j'ai décidé de faire avec. J'ai même essayé de comprendre, mais honnêtement, je ne vois pas ce qu'il leur trouve, toutes pareilles, grosses avec ça, lourdes comme des vaches... Si ça lui plaît... Il dit que je ne comprends rien à la beauté... C'est possible.
Elle haussa les épaules. Louis voulait abandonner le sujet, cette femme le mettait mal à l'aise. Elle semblait avoir perdu toute chaleur à force de vivre au-delà des barres de la révolte et de la lassitude. Ils continuèrent à jouer avec le ciel de Londres.
- Ça avance, dit-il.
- Tenez, le voilà qui remonte.
- Ce morceau-là?
- Non, c'est Lionel, il remonte. C'est fini pour ce soir. Lionel Sevran entra, l'expression satisfaite, en se frottant les mains sur une serviette de toilette. On se présenta. Mathias avait dit juste, le type avait bonne allure, et même, en cet instant, un visage d'adolescent ravi par la nouveauté.
Sa femme se leva, déplaça le plateau du puzzle. Louis eut l'impression qu'elle n'était plus aussi détachée. Quelque chose se tendait, quand même. Elle observait son mari en train de se servir à boire. La présence de Louis dans sa cuisine n'avait pas l'air de le surprendre, pas plus que sa femme une heure avant.
- Je t'ai déjà dit de laisser les serviettes en bas, dit-elle. Ça me déplaît dans la cuisine.
- Excuse-moi, ma chérie. Je tâcherai d'y penser.
- Tu ne la remontes pas?
Sevran fronça les sourcils.
- Pas encore, elle n'est pas prête. Mais elle te plaira, j'en suis sûr, très douce, de jolies courbes, un bon toucher, ferme, docile. Je l'ai bouclée pour la nuit, c'est plus prudent.
- C'est humide en bas en ce moment, dit sa femme à mi-voix.
- Je lui ai mis une bonne couverture, ne te fais pas de souci.
Il rit, se frotta les mains, les passa plusieurs fois dans ses cheveux, comme un type qui se réveille, et se tourna vers Louis. Oui, il avait une bonne tête, un visage clair, ouvert, franc, une assise décontractée sur sa chaise, une belle main autour de son verre, tout le contraire de sa femme, on ne l'aurait pas cru capable du coup de la cave. Et pourtant, le menton assez rentrant, et dans les lèvres, peut-être, quelque chose de mince, d'économe, de déterminé, et rien de sensuel en tous les cas. Le type lui plaisait, lèvres exceptées, mais son affaire de cave, pas du tout. Et l'abandon morne de sa femme ne lui plaisait pas non plus.
- Alors? demanda Lionel Sevran. Vous avez quelque chose pour moi?
- Quelque chose? Non, c'est à propos de votre chien. Sevran fronça les sourcils.
- Ah bon? Vous n'êtes pas là pour affaire?
- Affaire ? Pas du tout.
Sevran et sa femme eurent l'air aussi surpris l'un que l'autre. Ils avaient cru à un homme d'affaires, un démarcheur. C'était pour ça qu'on l'avait laissé s'installer librement.
- Mon chien? reprit Sevran.
- Vous avez bien un chien? Moyen, poil ras, beige... Je l'ai vu entrer ici tout à l'heure. Alors, je me suis permis de passer.
- C'est exact... Qu'est-ce qui se passe? Il a encore déconné? Lina, le chien a déconné? Il est où, au fait?
- À la cuisine, bouclé.
Donc, il l'appelait Lina. Très brune, la peau mate, les yeux noirs, elle venait peut-être du Sud.
- S'il a déconné, reprit Lionel Sevran, je paierai. Je le surveille, ce clébard, mais c'est un fugueur terrible, Une seconde d'inattention, une porte entrouverte, et il se fait la malle. Un jour, je le retrouverai sous une bagnole.
- Ce ne sera pas un mal, dit Lina.
- Je t'en prie, Lina, ne sois pas cruelle. Voyez-vous, reprit Sevran en se tournant vers Louis, le chien ne peut pas encaisser ma femme et vice versa, ça ne se commande pas. À part ça, pas méchant, sauf si on l'emmerde, bien sûr.
Quand les gens ont un chien, pensa Louis, il arrive qu'ils disent des conneries. Et si leur chien mord un type, c'est la faute du type, toujours. Tandis qu'avec un crapaud, on n'a rien à dire, c'est l'avantage.
- Faut voir ce qu'il ramène, dit Lina. Il bouffe tout.
- Donc, c'est un fugueur? dit Louis.
- Oui, mais à vous, il a fait quoi?
- Il ne m'a rien fait, j'en cherche un du même genre. Je l'ai vu et je suis venu me renseigner, parce que ce n'est pas si courant. C'est bien un pit-bull ?
- Oui, dit Sevran, comme on avoue une sale habitude.
- C'est pour une vieille amie. Elle veut un pit-bull pour se protéger, c'est son idée. Mais je me méfie des pit-bulls, je ne tiens pas à ce qu'il la mange dans son lit. C'est comment ?
Lionel Sevran parla longuement du chien, ce dont Louis n'avait réellement rien à foutre. Ce qui l'intéressait, c'était d'avoir appris que ce clebs se tirait tout le temps et qu'il ramassait n'importe quoi. Sevran en était à se débattre dans la vieille affaire de l'inné et de l'acquis, et parvenait à la conclusion : une solide éducation pouvait faire d'un pit-bull un agneau. Sauf quand on l'emmerdait bien sûr, mais ça, c'est tous les chiens, pas que les pit-bulls.
- il n'empêche que l'autre jour, il a attaqué Pierre, dit Lina. Et Pierre assure qu'il ne l'avait pas emmerdé.
- Forcément, oui. Pierre l'a forcément emmerdé.
- Il l'a mordu fort ? Où ça?
- Au mollet, mais pas profond.
- Il mord beaucoup?
- Mais non. Il montre les dents, surtout. C'est rare qu'il attaque. Sauf si on l'emmerde, bien sûr. Pierre mis à part, ça faisait un an qu'il n'avait mordu personne. En revanche, c'est vrai que quand il s'échappe, il fait du dégât. Il renverse les poubelles, il bouffe les pneus des bicyclettes, il dépèce les matelas... C'est vrai que pour ça, il est fort. Mais ça n'a rien à voir avec la race.
- C'est bien ce que je dis, reprit Lina. Il nous a déjà coûté cher en dédommagements. Et quand il ne démolit rien, il file sur la grève, il se roule dans tout ce qu'il peut trouver, de préférence du goémon pourri, des oiseaux pourris, des poissons pourris, une vraie puanteur quand il rentre.
- Écoute, ma chérie, tous les chiens font ça, et ce n'est pas toi qui le laves. Attendez, je vais vous le chercher.
- Et il part loin? demanda Louis.
- Pas très. Lionel le retrouve toujours dans le coin, sur la grève, ou au bout du village, ou sur la décharge publique...
Elle se pencha vers Louis pour murmurer.
- Moi, il me fait peur, au point que j'ai demandé à Lionel de l'emmener avec lui quand il va à Paris. Pour votre amie, trouvez-lui autre chose qu'un pit-bull, c'est mon conseil. Ce n'est pas du bon chien, c'est une création infernale.
Lionel Sevran entra avec le chien, en le tenant ferme par le collier. Louis vit Lina se contracter sur sa chaise, ramener ses pieds sur le barreau. Entre les affaires de La cave et les affaires du chien, cette femme ne menait pas une existence très détendue.
- Va, Ringo, va, mon chien. Le monsieur veut te voir. Il lui parlait aussi bêtement que lui-même parlait a son crapaud. Louis fut content d'avoir laissé Bufo dans la bagnole, ce clebs l'aurait avalé aussi sec. On avait l'impression qu'il avait trop de dents, que ses crocs lui gonflaient les babines, prêts à sortir de sa gueule déformée.
Sevran poussa le pit-bull vers Louis, qui n'était pas très à l'aise. Le chien à grosse gueule grondait doucement. Ils discutèrent encore de choses et d'autres, de l'âge du chien, du sexe du chien, de la reproduction du chien, de l'appétit du chien, autant de sujets parfaitement emmerdants. Louis se renseigna à propos d'un hôtel, déclina l'invitation à dîner et les laissa en remerciant.
Il était maussade et insatisfait en sortant de chez eux. Isolément, le mari et la femme étaient acceptables, mais ensemble, quelque chose grinçait. Quant au chien fugueur et avaleur d'immondices, pour l'instant, ça cadrait. Mais ce soir, Louis en avait assez du chien. Il chercha le seul hôtel de la petite ville, un gros hôtel neuf qui devait suffire à absorber la clientèle de l'été. Pour ce qu'il en avait vu, Port-Nicolas n'avait pas de plage, mais des grèves de vase et de rochers impraticables.
Chapitre 12
Il dîna rapidement à l'hôtel, prit une chambre et s'y boucla. Sur la table de nuit, il y avait quelques dépliants et prospectus, les adresses utiles de la ville. Le prospectus était mince et Louis s'obligea à la lecture : produits de la pêche, mairie, antiquités, appareils de plongée, centre de thalassothérapie, animations culturelles, photo de l'église, photo des nouveaux réverbères. Louis bâilla. Il avait passé son enfance dans un village du Cher et ces petites histoires ne l'ennuyaient pas, mais les prospectus, oui. Il s'arrêta sur la photo de l'équipe du centre de thalassothérapie. Il se leva, examina le cliché sous la lumière de la lampe. La femme au milieu, la femme du propriétaire, merde.
Il s'allongea sur le lit, mains croisées sous la nuque. Il sourit. Eh bien, si c'était ça qu'elle avait épousé, si c'était pour ça qu'elle était partie, ça ne valait pas le coup. Non qu'il fût un cadeau. Mais cet homme au front bas, aux cheveux noirs dressés en brosse sur le crâne, cet homme à la gueule maussade encastrée dans un carré, franchement, ça ne valait pas le coup. Oui, mais qu'est-ce qui était le plus blessant? La retrouver dans le lit d'un type splendide ou dans celui d'un singe mercantile? Ça se discutait.
Louis décrocha son téléphone et appela le bunker.
- Marthe, je te réveille, ma vieille?
- Tu penses... Je suis sur un mots croisés.
- Moi aussi. Pauline a épousé le gros sac du pays, le directeur du centre de thalassothérapie. Tu te figures comme elle doit s'emmerder? Je t'envoie la photo du couple, tu vas t'amuser.
- Un centre de quoi?
- Thalassothérapie. Une usine à ramasser beaucoup de fric en tartinant les gens d'algues, de jus de poisson, de bouillasse à l'iode et autres foutaises. La même chose qu'un bain de mer, mais en cent fois plus cher.
- Ah, c'est pas idiot. Et ton chien?
- Je l'ai trouvé. Un chien détestable, bourré de dents, mais un maître sympathique, sauf je ne sais quelle combine sexuelle obsessionnelle qu'il trafique dans sa cave, je veux voir ça. Sa femme est un peu inquiétante. Accommodante, mais gelée, ou plutôt dévitalisée. On dirait qu'elle comprime quelque chose, qu'elle se comprime tout le temps.
-Puisque je te tiens, coule en Russie, en deux lettres ?
- L'Ob, Marthe, l'Ob, nom de Dieu, soupira Louis. Fais-le tatouer sur ta main et qu'on n'en parle plus.
- Merci, Ludwig, je t'embrasse. Tu as dîné? Oui? Alors je t'embrasse et n'hésite pas à me demander des tuyaux. Tu sais que je m'y connais en hommes et aussi en...
- Je le ferai, Marthe. Écris " Ob " et dors tranquille en veillant d'un œil sur les archives.
Louis raccrocha et décida sur l'instant d'aller voir la cave de Lionel Sevran. Elle avait un accès extérieur, il avait noté ça en sortant, et les serrures n'embarrassaient pas Louis, sauf les serrures trois points, très emmerdantes, qui exigent du temps, du matériel lourd et de la tranquillité.
Il fut à la porte un quart d'heure plus tard. Il était plus de onze heures et les environs étaient noirs et dormants. La cave était protégée par une serrure et un verrou et ça lui prit un bon moment. Il travaillait sans bruit, à cause du chien. S'il y avait une femme sous la couverture, elle dormait bien. Mais Louis commençait à douter qu'il s'agisse d'une femme. Ou alors, c'est qu'il ne comprenait plus rien aux femmes, ni à celle de la cave, ni à l'épouse à l'étage, et autant alors abandonner le métier d'homme sur-le-champ. Oui mais quoi d'autre? Les Sevran en avaient parlé sans ambiguïté. Et pourtant, il y avait du grotesque là-dedans, et Louis ne se satisfaisait pas du grotesque.
La porte céda, Louis descendit quelques marches et la referma doucement sur lui. Au milieu d'un foutoir inconcevable, il y avait un grand établi, et dessus, une couverture bouchonnée qui formait un épais tas d'ombre. Il tâta, souleva, regarda, et hocha la tête. Un quiproquo. Il haïssait les quiproquos, ces intermèdes inutiles et malfaisants, et il se demanda dans quelle mesure Lina Sevran ne l'avait pas volontairement conduit à l'erreur.
La couverture ne protégeait qu'une antique machine à écrire, du début du siècle, si tant est qu'il s'y connaissait un peu. Et en effet, comme l'avait dit Lina, elle était grosse, lourde comme une vache, et exigeait un solide nettoyage. Louis balada sa lampe au sein de l'obsession de Lionel Sevran. Sur les étagères, au sol, sur des établis, partout, des dizaines de vieilles machines à écrire, mais aussi des morceaux de phonos, des pavillons, des vieux téléphones, des séchoirs, des ventilateurs, des amoncellements de pièces de rechange, de vis, de bras mécaniques, de pistons, de fragments de bakélite, et tout à l'avenant. Louis revint vers la machine dénudée sur la table. C'était donc elle, " la nouvelle " ramassée par Sevran. Et lui, on l'avait pris pour un amateur de machines, c'était évident, et, pour l'avoir reçu avec tant de détachement, le couple devait être habitué à de fréquents passages de collectionneurs. Sevran devait être un rouage connu sur le marché pour qu'on vienne le voir jusqu'au bout de sa Bretagne.