Louis passa les doigts dans sa très courte barbe de quatre jours. Parfois il se rasait, parfois non, pour poser une ombre sur son maxillaire trop projeté en avant. Il résistait à la tentation de se réfugier derrière une vraie barbe, et optait pour cette solution bancale qui adoucissait ce menton offensif, qu'il n'aimait pas, donc. Ça suffisait comme ça, le monde était à feu et à sang, il n'allait pas passer la nuit sur son problème de maxillaire, il y a des limites. Que Lina Sevran l'ait pris pour un collectionneur, comme elle devait en voir défiler des vingtaines, cela se pouvait. Mais il lui semblait qu'elle avait bien joué de l'ambiguïté de ses mots qu'elle s'était peut-être amusée de le voir mal à l'aise. La perversité était a envisager. On peut tromper son ennui avec des puzzles, ou bien avec de la perversité, si on a les penchants pour. Quant au mari, rien à en dire à présent. Louis en revenait à sa première impression favorable, chien excepté. C'était une entorse à la règle connue mais maintes fois observée de tel maître, tel chien. Ici, le maître et le chien ne se ressemblaient nullement, et c'était fort curieux, car ils paraissaient s'estimer l'un l'autre. Il faudrait qu'il se souvienne de cette exception, car il est toujours rassurant pour l'humanité de voir les règles faillir.

Il replaça la couverture sur la machine, pour la protéger gentiment de l'humidité et non pour effacer les traces de son effraction, vu qu'il avait dû de toute façon faire sauter les vis qui retenaient le verrou. Il ressortit dans la nuit et repoussa la porte. Demain, Sevran découvrirait l'intrusion et réagirait. Demain, il irait rendre visite au maire pour en savoir plus sur la vieille femme morte sur la grève. Demain, il irait aussi au centre de bouillasse marine voir la petite Pauline. Il pouvait se dire qu'elle avait épousé l'homme au front bas pour du fric, mais il ne pouvait en être sûr. Ce ne serait pas la première fois qu'on lui préférerait des types dont il n'aurait pas touché un seul doigt. Mais tout de même, comme Pauline était la troisième femme qu'il avait aimée, ça lui déchirait un peu le ventre. Qu'avait dit Marthe? Pas d'expédition punitive. Non, bien sûr, il n'était pas salaud à ce point. Mais ce serait difficile. Parce qu'enfin, il avait souffert quand elle était partie. Il avait englouti des quantités de bière inimaginables, il avait grossi et s'était empâté dans des souvenirs qui n'en finissaient pas. Ensuite il avait fallu des mois d'efforts pour retrouver l'essentiel de sa tête et pour récupérer son corps, qui était trop grand, mais correct et solide. Ce serait difficile.

Kehlweiler se leva trop tard pour pouvoir prendre son petit déjeuner à l'hôtel. Il se rasa presque complètement et sortit sous la pluie fine qui tombait sur le village. Village n'était pas le mot. Il aurait plutôt dit " localité ". Port-Nicolas avait dû être un port médiéval bien compact, il en restait des rues étroites qui auraient intéressé un type comme Marc Vandoosler, mais pas lui. En pensant à Marc, il trouva l'église puis le calvaire, qui était sans nul doute un beau truc, grouillant de monstres sculptés et d'autres saletés propres à inspirer la terreur dans les esprits religieux. À une vingtaine de mètres, une fontaine en granit à moitié démolie laissait couler un filet d'eau.

Sous la pluie qui s'intensifiait, Louis se bascula d'un côté, une jambe repliée et l'autre raide, pour plonger sa main dans le ruisseau. Dans cette eau-là, des milliers de gens avaient dû venir tremper leurs malheurs, réclamer des soins, réclamer des amours, réclamer des enfants, ourdir des vengeances. Après des siècles, ça fait de l'eau très chargée. Louis avait toujours aimé les fontaines miraculeuses. Il pensa brièvement y tremper son genou. Encore que rien n'assurait que cette fontaine était miraculeuse. Mais en Bretagne et près d'un calvaire, c'était évident, faut pas prendre les gens pour des cons, le dernier des imbéciles sait reconnaître une fontaine miraculeuse quand c'en est une. Le lieu était beau et Louis s'y plut. Il était en surplomb, et de là, il avait une vue partielle de la localité moderne. Port-Nicolas s'était dispersé. Ce n'était plus que des villas disséminées, à plusieurs centaines de mètres les unes des autres, avec une zone industrielle, au loin.

De cette localité dévastée, il ne restait plus qu'une place centrale, avec une grande croix de pierre, l'hôtel, le café, la mairie, et une vingtaine de baraques. Tout le reste s'étalait n'importe comment autour, un garage, des villas, une grande surface, le centre de thalassothérapie, ignoble, et tout à l'avenant, jeté comme une poignée de dominos et relié par des routes et des ronds-points.

Louis préférait la fontaine miraculeuse où il laissait tremper la main, et les démons en granit usé du calvaire. Il resta assis là, sous la pluie, sur un rocher qui dépassait de l'herbe rase. Des petites silhouettes se déplaçaient là-bas, devant les villas une autre devant la mairie. Le maire peut-être, Michel Chevalier, étiquette incertaine, classé D, divers. Ces divers l'avaient toujours décontenancé. C'étaient souvent des types un peu faiblards, ayant comme rétréci au lavage de l'existence, s'étant abrités dans un centre imprécis, des types dont l'issue n'était pas prévisible. Louis saisissait mal ces hommes flottants. Peut-être le maire se demandait-il chaque jour s'il avait les cheveux bruns ou blonds, s'il était un homme ou une femme, un gars hésitant devant les questions les plus simples. Mais lui-même, après tout, hésitait quand on lui demandait d'où il venait. Ne sait pas, sans importance, fils du Rhin. Les hommes passaient beaucoup de temps à essayer de se piquer le Rhin, ils l'avaient même coupé en deux. Couper de l'eau, il n'y a que les hommes pour imaginer une foutaise pareille. Mais le Rhin est nulle part et n'est à personne, et lui, il était fils du Rhin, c'est son père qui lui avait dit, nationalité indéfinie, le monde était à feu et à sang, il n'allait pas passer la journée là-dessus.

Ceci dit, l'avantage de n'appartenir à personne était de pouvoir être tout le monde. Si ça lui chantait, et ça lui chantait souvent, il pouvait être turc, chinois, berbère, pourquoi pas si ça lui plaisait, indonésien, malien, fuégien, que celui qui n'était pas d'accord le dise, sicilien, irlandais, ou, évidemment, français, ou allemand. Et le plus pratique avec ça était de s'offrir une galerie d'ancêtres aussi vaste que prestigieuse ou minable.

Louis retira sa main de l'eau de la source et la regarda. En l'essuyant sur son pantalon trempé, il pensa pour la millième fois que ça faisait cinquante ans qu'il vivait en France et cinquante ans qu'on l'appelait " l'Allemand ". Les gens n'oubliaient pas, et lui non plus. En se remettant debout, il songea qu'il devrait appeler le vieux. Ça faisait un mois qu'il n'avait pas de nouvelles de son père. Là-bas, de l'autre côté du Rhin, à Lôrrach, le vieux s'amuserait de savoir après quoi il courait. Depuis la fontaine, Louis balaya l'étendue de Port-Nicolas. Il savait pourquoi il hésitait: commencer par Pauline ou, plus modérément, par le maire?

 

 

 

 

Chapitre 13

 

 

 

 

En arrivant à dix heures du matin au bunker, Marc Vandoosler avait préparé toutes les réponses possibles à toutes les sollicitations éventuelles de Louis Kehlweiler. Il entra donc calmement, embrassa Marthe et s'étonna de ne pas trouver de mot sur le bureau. Sûrement Louis avait laissé un message pour lui demander de cavaler avec lui à l'autre bout du pays. Ou alors c'était Marthe qui devait faire l'intermédiaire. Mais Marthe ne disait rien. Eh bien, que chacun se taise, c'était tout aussi bien.

Marc n'avait jamais su garder une résolution, bonne ou mauvaise, plus d'une dizaine de minutes. L'impatience lui faisait toujours abattre sa garde et ses bouderies les plus compactes pouvaient être ruinées en quelques instants par le besoin de s'agiter et de faire progresser les questions en suspens. Il n'y avait rien que Marc tolérât plus mal que les questions en suspens. Il s'agita sur sa chaise avant de demander à Marthe si elle avait un message pour lui.

- Pas de message, dit Marthe.

- Pas grave, dit Marc, à nouveau résolu à garder le silence.

- Mais tu sais quoi? reprit-il. Louis veut m'enrôler comme homme qui court. Eh bien, non, Marthe, je ne suis pas un type fait pour ça. Ne crois pas que je ne sais pas courir, ça n'a rien a voir. Je peux courir très vite si nécessaire, c'est-à-dire assez vite, et surtout, je suis très bon pour escalader. Pas les montagnes, non, ça me fout le cafard et je m'ennuie, mais les murs, les arbres, les palissades. Tu ne dirais pas cela à me voir, n'est-ce pas? Eh bien, Marthe, je suis très agile, pas fort, mais très agile. On n'a pas besoin que d'hommes forts sur la terre, hein ? Tu sais que ma femme m'a quitté pour un type, très costaud ? Très costaud, oui, mais qui serait incapable de tenir droit sur un escabeau, et de plus, ce type...

- T'étais marié, toi?

- Pourquoi non? Mais c'est passé maintenant, alors ne m'en parle pas, je t'en prie.

- C'est toi qui en parles.

- Oui, tu as raison. Je disais, Marthe, que je ne suis pas un type fait pour l'armée, quand même ce serait avec Kehlweiler qui enrôle en finesse, en douceur. Je ne suis pas foutu capable d'obéir, les consignes me mettent hors de moi, ça me pile les nerfs. Et l'enquête criminelle, ça m'emmerde, je ne sais pas soupçonner. Comprendre, étudier, déduire, oui, mais soupçonner des vivants, incapable. En revanche, je sais soupçonner les gens morts, c'est mon métier. Je soupçonne le comptable du seigneur de Puisaye de trafiquer les comptes des granges, il doit le truander sur les toisons de moutons. Mais il est mort, tu saisis la grosse différence? Dans la vie, je soupçonne peu, je crois ce qu'on me dit, je fais confiance. Et puis merde, je ne sais pas pourquoi je parle, je parle sans cesse, je passe ma vie à relater les débris de mes actions, ça me fatigue et ça use les autres. Pour te dire que comme soldat, comme soupçonneur, je suis zéro, c'est tout. Zéro en homme fort, en homme méfiant, en homme puissant, ou en n'importe quelle sorte de surhomme comme semble être ton Ludwig. Kehlweiler ou pas Kehlweiler, je n'irai pas en Bretagne pour faire le chien qui court après un autre chien. Ça me détourne de mon ouvrage.

- Tu es hystérique, ce matin, dit Marthe en haussant les épaules.

- Ah, tu reconnais toi-même que quelque chose cloche.

- Tu bavardes trop pour un homme ça fait tort à ton image. Écoute mon conseil parce que moi, je m'y connais en hommes.

- Eh bien, je m'en fous de mon image.

- Tu t'en fous parce que tu ne sais pas y faire.

- Peut-être. Et qu'est-ce que ça change ?

- Je t'expliquerai un jour comment ne pas te mettre en charpie dans le bavardage. Tu abuses. Tiens, la prochaine fois que tu voudras te choisir une femme, montre-la-moi d'abord, parce que je m'y connais en femmes. Je te dirai si elle est bonne pour toi, comme ça, si tu abuses ou si tu t'emballes, ça sera pas perdu.

Curieusement, cette idée ne déplut pas à Marc. Comment faudrait-il qu'elle soit?

Il n'y a pas de règles, ne rêve pas. On en parlera quand tu m'en apporteras une. À part ça, je ne vois pas pourquoi tu t'énerves comme ça, ce matin. Ça fait un quart d'heure que tu racontes ta vie, personne ne sait pourquoi.

- Je te l'ai dit. Je n'ai pas l'intention de partir avec Louis.

- Tu ne trouves pas que le boulot vaut le coup?

- Mais si, Marthe, bon Dieu! Et puis ce boulot, je l'ai déjà fait une fois.

- Ludwig a dit que tu t'en étais bien tiré.

- Je n'étais pas seul. Et puis ce n'est pas la question. Je suis cerné d'ex-flics pourris ou de faux juges et je ne veux pas qu'on me tire par un anneau dans le nez, j'ai fait ça toute la semaine, c'est assez.

- Décidément, quand tu ne pense qu'à toi, tu ne comprends rien aux autres.

- Je sais. C'est un problème.

- Montre voir ton nez?

Sans réfléchir, Marc tendit son visage vers Marthe. N’y a pas la place pour un anneau là-dedans, c'est trop mince. Crois-moi, je m'y connais en hommes. Et puis, t'avoir tout le temps dans les jambes, ça ne doit pas être un cadeau.

- Ah, tu vois.

- Et personne ne te demande d'accompagner Ludwig.

- Tout comme. Il m'appâte avec une merde de chien, assez efficace, subtil, et puis il me tire jusqu'en Bretagne parce qu'il sait que je ne peux pas abandonner un truc commencé. C'est comme une bouteille de bière, tu l'ouvres, t'es foutu, faut que tu la termines.

- C'est pas de la bière, c'est un crime.

- Je me comprends.

- Ludwig est parti hier. Et parti sans toi, Vandoosler le Jeune. Il t'a laissé à tes études, très respectueusement. Marthe le regardait en souriant et Marc resta muet. Il avait chaud, il avait trop parlé. Au premier janvier, il prendrait des résolutions. Il demanda calmement si ce n'était pas l'heure du café, par hasard?

Ils se firent leur petit café routinier sans un mot. Ensuite, Marthe demanda de l'aide pour son mots croisés. Exceptionnellement, parce qu'il se sentait en léger état de faiblesse, Marc accepta de déroger au travail. Ils s'installèrent tous les deux sur le lit replié en canapé, Marc se cala un coussin dans le dos et en fourra un derrière le dos de Marthe, se leva pour chercher une gomme, on ne peut pas faire un mots croisés sans gomme, renouvela la manœuvre des coussins, ôta ses bottes et réfléchit à la définition du 6 horizontal en dix lettres : forme d’art.

- Il y a le choix, dit Marc.

- Ne commente pas, cherche.

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 14

 

 

 

Avant d'aborder la mairie, Louis prit un petit déjeuner au Café de la Halle qui lui faisait face, de l'autre côté de la place. Il attendait que sa veste sèche un peu. Au premier coup d'œil, Louis avait jugé le café à son goût, pas touché depuis quarante années. Il contenait un flipper d'origine et un billard avec une pancarte en carton crasseux : " Attention, le tapis est neuf ". Toucher une boule pour atteindre l'autre, un système dont la subtilité lui avait toujours plu. Calculer les bandes, les angles, le retour, viser vers la gauche pour atteindre la droite. Très malin. La salle de jeux était vaste et obscure. On ne devait allumer que si on venait jouer, et ce lundi matin, vers onze heures trente, c'était trop tôt. Les petits joueurs du baby-foot avaient les pieds rognés par l'usage. Bon, les pieds, ça recommençait. Il fallait qu'il s'occupe de ce doigt de pied, et non pas qu'il se laisse aller tout de suite à une partie de catéchisme sur ce flipper qui lui tendait les bras.

- On peut voir le maire aujourd'hui? demanda Louis à la vieille dame en gris et noir qui tenait le comptoir. La vieille femme réfléchit, posa doucement ses mains fines sur le comptoir.

- S'il est à la mairie, il n'y a pas de raison. Mais dame, s'il n'y est pas...

- Oui, dit Louis.

- Sinon, il vient pour son apéritif vers midi et demi. S'il est sur un chantier, il ne vient pas. Mais s'il n'y est pas, il vient.

Louis remercia, paya, ramassa sa veste encore détrempée et traversa la place. Une fois dans la petite mairie, on lui demanda s'il avait rendez-vous, parce que monsieur le Maire travaillait dans son bureau.

- Pouvez-vous l'informer que je suis de passage et que je souhaite le voir? Kehlweiler, Louis Kehlweiler. Louis ne s'était jamais fait faire de cartes de visite, ça le dérangeait.

Le jeune homme téléphona, puis il lui fit signe qu'il pouvait y aller, premier étage, la porte au fond. De toute façon, il n'y avait qu'un étage.

Louis n'avait aucun souvenir du sénateur-maire, hormis son nom et son étiquette divers. Le type qui le reçut était assez épais, un peu mou, de ces visages sur lesquels il faut se concentrer fort pour se les rappeler, mais très élastique. Il marchait en bondissant légèrement, il se retournait tous les doigts de la main avec l'autre, sans rien faire craquer, avec une souplesse dérangeante. Comme Louis observait ce mouvement, le maire mit la main dans sa poche et le pria de s'asseoir.

- Louis Kehlweiler? Que me vaut l'honneur? Michel Chevalier souriait, mais pas tant que ça. Louis était habitué. La visite impromptue d'un émissaire officieux de l'Intérieur ne mettait jamais à l'aise les élus, quels qu'ils fussent. Apparemment, Chevalier n'était pas au courant de son éjection, ou bien cette éjection ne suffisait pas à le rassurer.

- Rien qui puisse vous donner des soucis.

- Je veux bien vous croire. On ne cacherait pas une épingle dans Port-Nicolas. C'est trop petit.

Le maire soupira. Il devait tourner en rond dans cette mairie. Rien à cacher et pas grand-chose à bricoler.

- Alors? reprit le maire.

- Port-Nicolas est sans doute petit mais il essaime. Je suis venu vous rapporter quelque chose qui pourrait lui appartenir, quelque chose que j'ai trouvé à Paris.

Chevalier avait des gros yeux bleus qu'il ne parvenait pas à plisser, mais c'est ce qu'il voulut faire.

- Je vous montre ça, dit Louis.

Il fourra la main dans la poche de sa veste et rencontra la peau verruqueuse de Bufo qui roupillait là. Merde, il l'avait emmené en balade ce matin au calvaire et il avait oublié de le déposer dans sa chambre d'hôtel en revenant. Ce n'était certes pas le moment de sortir Bufo, car le visage affaissé du maire semblait un peu soucieux. Il trouva la boule de papier journal sous le ventre du Bufo, qui n'avait pas de respect pour les pièces à conviction et qui s'était calé dessus.

- C'est cette petite chose, dit Louis en posant enfin le fragile morceau d'os sur la table en bois de Chevalier. Elle me tracasse au point de m'avoir fait venir jusqu'à vous. Et j'espère m'être tracassé pour rien.

Le maire se pencha, regarda le débris et secoua lentement la tête. Voilà un type patient, plastique, se dit Louis, qui marche au ralenti, que rien n'émeut, et qui n'a pas une tête d'imbécile en dépit de ses gros yeux.

- C'est un os humain, reprit Louis, la dernière phalange d'un pouce de pied, que j'ai eu la malchance de repérer place de la Contrescarpe, sur une grille d'arbre, et qui, pardonnez-moi, monsieur le maire, était contenue dans un excrément de chien.

- Vous fouillez les excréments de chien ? demanda posément Chevalier, sans ironie.

- Une pluie torrentielle s'était abattue sur Paris. Les matières organiques ont été lessivées, l'os est resté sur la grille.

- Je comprends. Le rapport avec ma commune?

- La chose m'a paru insolite et désagréable, j'y ai donc prêté attention. Impossible d'exclure un accident, ou, en poussant les hasards à l'extrême, le regrettable passage d'un chien lors d'une veillée mortuaire. Mais impossible d'exclure non plus la parcelle égarée d'un meurtre.

Chevalier ne bougeait pas. Il écoutait et il ne contredisait pas.

- Et ma commune? répéta-t-il.

- J'y arrive. J'ai attendu à Paris. Mais il ne s'est rien passé. Vous savez qu'on ne cache pas longtemps un cadavre dans la capitale. Rien dans sa banlieue non plus, et pas de disparition signalée depuis maintenant douze Jours. J'ai donc relevé les mouvements des chiens itinérants, ceux qui mangent ici et éjectent ailleurs, et j'en ai repéré deux. J'ai choisi la piste du pit-bull de Lionel Sevran.

- Continuez, dit le maire.

Il restait mou, mais sa concentration s'accroissait progressivement. Louis s'accouda à la table, le menton posé sur son poing, l'autre main toujours dans sa poche, parce que ce foutu crapaud ne voulait pas se rendormir et bougeait.

- À Port-Nicolas, dit-il, il y a eu un accident sur la grève.

- Nous y voilà.

- Oui. Je suis venu m'assurer qu'il s'agissait d'un accident.

- Oui, coupa Chevalier, un accident. La vieille dame a glissé sur les rochers et s'est brisé le crâne. C'était dans la presse. Toutes les constatations nécessaires ont été faites par la gendarmerie de Fouesnant. Il n'y a aucun doute, ce fut un accident. La vieille Marie se rendait toujours à cet endroit, qu'il pleuve ou qu'il vente. C'était son coin à bigorneaux, elle en ramenait des pleins sacs. Personne n'aurait été lui prendre des bigorneaux, c'était son univers. Elle y est partie, comme d'habitude, mais il pleuvait ce jeudi-là, les algues étaient glissantes, et elle est tombée, seule, dans le noir... Je la connaissais bien et nul ne lui aurait voulu du mal.

Le visage du maire s'assombrit. Il se leva et s'adossa au mur derrière son bureau, mollement, en retournant à nouveau ses doigts. À ses yeux, l'entretien touchait à sa fin.

- On ne l'a retrouvée que dimanche, ajouta-t-il.

- C'est bien tard.

- On ne s'est pas inquiété de son absence le vendredi, elle a congé. Le samedi à midi personne ne l'a vue au café, on a été voir chez elle et chez ses patrons. Personne. Alors seulement, vers seize heures, on a commencé à chercher, un peu en amateur, on ne s'affolait pas réellement. Personne n'a songé à la grève Vauban. Il avait fait un tel temps depuis trois jours qu'on n'imaginait pas qu'elle serait allée aux bigorneaux. Finalement, les gendarmes de Fouesnant ont été appelés vers vingt heures. On l'a retrouvée le lendemain, en ratissant large. La grève Vauban n'est pas tout près d'ici, c'est à la pointe. C'est tout. Comme je vous l'ai dit, le nécessaire a été fait. C'est un accident. Donc?

- Donc, l'art commence là où s'achève le nécessaire. Son pied? A-t-on remarqué quelque chose?

Chevalier se rassit avec une apparente docilité, en jetant un bref coup d'œil à Kehlweiler. Il ne serait pas aisé de faire sortir Kehlweiler du bureau, et ce n'était pas un homme à éjecter sans précautions.

- Justement, dit Chevalier. Vous vous seriez épargné beaucoup de peine et de kilomètres en me téléphonant, tout simplement. Je vous aurais dit que Marie Lacasta était tombée et que rien n'était arrivé à ses pieds.

Louis baissa la tête et réfléchit.

- Vraiment rien?

- Rien.

- Serait-ce indiscret de vous demander le rapport d'enquête?

- Serait-ce indiscret de vous demander si vous êtes en mission?

- Je ne suis plus à l'intérieur, dit Louis en souriant, et vous le saviez, non?

- Je m'en doutais seulement. Vous êtes donc là en franc-tireur?

- Oui, rien ne vous oblige à me répondre.

- Vous auriez pu me le dire d'entrée.

- Vous ne me l'avez pas demandé d'entrée.

- C'est vrai. Allez jeter un œil au rapport si cela doit vous apaiser. Demandez-le à ma secrétaire et consultez-le, je vous prie, sans quitter son bureau.

Une fois de plus, Louis remballa son bout d'os, dont décidément personne n'avait l'air d'avoir quoi que ce soit à foutre, comme s'il était anodin qu'un pouce de femme traîne sur une grille d'arbre de Paris. Il parcourut attentivement le rapport de gendarmerie, établi le dimanche dans la soirée. Rien sur les pieds, en effet. Il salua la secrétaire et revint dans le bureau du maire. Mais celui-ci était à l'apéritif au café d'en face, expliqua le jeune homme de l'accueil.

Le maire disputait en sautillant une partie de billard, entouré d'une douzaine de ses administrés. Louis attendit qu'il ait fini de jouer et de rater son coup pour s'approcher de lui.

- Vous ne m'avez pas dit que Marie travaillait chez les Sevran, lui chuchota-t-il derrière l'épaule.

- En quoi est-ce important? chuchota le maire à son tour, l'œil rivé au jeu de son adversaire.

- Mais bon Dieu, le pit-bull! Il est aux Sevran.

Le maire dit quelques mots à son voisin, lui passa sa queue de billard et entraîna Louis dans un angle de la salle de jeux.

- Monsieur Kehlweiler, dit-il, je ne sais pas ce que vous voulez au juste mais vous ne pouvez pas tordre la réalité. Au Sénat, mon collègue Deschamps m'avait dit grand bien de vous. Et je vous trouve ici à vous préoccuper d'un fait divers, tragique sans aucun doute, mais sans nulle portée qui pourrait susciter l'intérêt d'un homme tel que vous. Vous faites six cents kilomètres pour remettre bout à bout deux éléments qui ne remontent pas ensemble. On m'a dit qu'il était difficile de vous faire renoncer, ce qui n'est pas forcément une qualité, mais devant l'évidence, que faites-vous ?

Un peu de critique et un peu de flatterie, enregistra Louis. Aucun élu n'avait jamais souhaité le voir dans ses terres.

- Au Sénat, continua mollement Chevalier, on dit aussi qu'il vaut mieux des punaises dans ses draps que " l'Allemand " dans ses tiroirs. Pardonnez-moi si cela vous heurte, mais c'est ce qu'on dit de vous.

- Je sais.

- On ajoute qu'il faut alors procéder comme pour les punaises, c'est-à-dire mettre le feu à l'ameublement. Chevalier rit doucement et jeta un coup d'œil satisfait à son remplaçant au billard.

- Quant à moi, reprit-il, je n'ai rien à brûler, et rien à vous montrer non plus car vous n'êtes plus de la maison. Je ne sais si c'est le désœuvrement qui vous pousse à cette obstination. Oui, le pit-bull appartient aux Sevran, comme Marie leur appartenait aussi, si l'on peut dire. Elle avait été la nourrice de Lina Sevran, elle ne l'a jamais quittée. Mais Marie est tombée sur la grève, et ses pieds n'ont pas été touchés. Faut-il le répéter? Sevran est un homme chaleureux et très actif pour la commune. Je n'en dirai pas autant de son chien, soit dit entre nous. Mais vous n'avez aucune raison ni aucun droit pour le harceler. D'autant que son chien, sachez-le pour votre gouverne, passe sa vie à s'échapper, à rôder dans la campagne et à avaler des poubelles entières. Vous pourrez passer dix ans de votre vie avant de savoir où ce chien a ramassé ça, si tant est que c'est lui, d'ailleurs.

- On se la termine? demanda Louis en montrant le billard. Votre adversaire semble quitter le tapis.

- Entendu, dit Chevalier.

Chacun prit du bleu, l'expression professionnelle, et Louis entama la partie, entouré de la douzaine de spectateurs qui commentaient ou gardaient un silence appréciateur. Certains partaient, d'autres arrivaient, ça tournait beaucoup dans ce café. Louis commanda une bière en milieu de jeu, et cela parut contenter le maire qui réclama un muscadet et finit par emporter la partie. Chevalier était dans le port depuis douze ans, ça fait quatre mille parties de billard, ça compte dans une vie. Sur sa lancée, le maire invita Louis à déjeuner. Louis découvrit, derrière la salle de jeux, une vaste pièce qui comptait une quinzaine de tables. Les murs étaient nus, en granit noirci par les feux de cheminée. Ce vieux café aux salles emboîtées plaisait de plus en plus à Louis. Il y aurait volontiers installé son lit dans un coin, près de la cheminée, mais à quoi bon, si Marie Lacasta était morte dans les rochers avec ses deux pieds intacts. Cette pensée le rendit morose. Il ne trouverait pas ce qui allait au bout de l'os qu'il avait recueilli avec tant de soin, et pourtant, bon Dieu, il n'avait pas l'impression qu'il s'agissait d'une anecdote inoffensive.

En s'installant à table, Louis se remémora le conseil de Marthe. Quand tu as un type devant toi qui balance entre te repousser ou t'accepter, assieds-toi face à lui. De profil, tu es imbuvable, mets-toi ça dans le crâne, mais de face, tu as toutes tes chances pour conquérir, si tu veux bien faire l'effort de ne pas faire ta tête d'Allemand. Pour une femme, tu fais pareil, mais en plus près. Louis s'installa face au maire. On discuta billard, et de là, café, de là, gestion communale, de là, affaires et politique. Chevalier n'était pas du pays, c'était un parachuté. Il trouvait rude d'avoir été balancé au bout de la Bretagne mais il s'était attaché au lieu. Louis lui lâcha quelques informations confidentielles susceptibles de lui plaire. Toute l'opération du déjeuner sembla lui réussir et la mollesse soupçonneuse du maire était passée à une mollesse cordiale et bienveillante, entremêlée de chuchotis. Louis était passé maître dans l'art de monter une complicité tout artificielle. Marthe trouvait cela assez dégueulasse, mais utile, bien sûr, toujours utile. Vers la fin du repas, un petit homme gras vint les saluer. Le front bas, la gueule lourde, Louis reconnut sur-le-champ le directeur du centre de thalassothérapie, le mari de sa petite Pauline, c'est-à-dire le salaud qui avait pris Pauline. Il parla chiffres et conduites d'eau avec Chevalier et ils convinrent de se voir dans la semaine.

Cette rencontre avait mécontenté Louis. Après avoir quitté le maire sur une entente cordiale et truquée, il alla traîner dans le port, puis le long des rues vides, ponctuées de maisons aux volets fermés, aérant Bufo qui n'avait pas trop souffert dans le fond de la poche mouillée. Bufo était un type accommodant. Le maire aussi, peut-être. Le maire était bien content que Louis abandonne Port-Nicolas, et Louis ressassait sa désillusion et son congédiement discret. Il appela un taxi depuis l'hôtel et se fit conduire à la gendarmerie de Fouesnant.

 

 

Chapitre 15

 

 

 

 

 

Marc Vandoosler descendit en gare de Quimper en début de soirée. C'était trop facile aussi. Kehlweiler le faisait cavaler après un chien charognard pendant des jours et ensuite il filait terminer l'histoire sans personne. Non, trop facile. Il n'y avait pas que Kehlweiler pour vouloir terminer les sales besognes. Lui, Marc, n'avait jamais laissé une enquête en suspens, jamais, puisqu'il haïssait toute forme de suspension. Enquêtes toutes médiévales sans doute, mais enquêtes tout de même. Il avait toujours été au bout de ses dépouillements d'archives, même les plus ardus. La lourde étude sur le commerce villageois au onzième siècle lui avait coûté sang et sueur, mais bon Dieu, c'était bouclé. Ici, il s'agissait évidemment d'autre chose, d'un meurtre crasseux, avait suggéré Louis, mais Louis n'avait pas l'exclusivité de la course à la crasse. Et maintenant, le fils de la Seconde Guerre - bien, il faudrait urgemment qu'il cesse de l'appeler ainsi parce qu'un jour ça lui sortirait des lèvres par mégarde -, le fils de la Seconde Guerre se tirait tout seul à la poursuite du chien, du chien dépisté par Mathias en plus. Et Mathias avait été de son avis, fallait suivre le clebs. Cela sans doute, plus que toute autre chose, avait achevé de décider Marc. En hâte, il avait bourré un sac, que Lucien, l'historien de 14-18, s'était empressé de vider en lui reprochant de ne pas savoir plier son paquetage. Bon sang, ce type.

- Merde! avait crié Marc, tu vas me faire rater le train!

- Mais non. Les trains attendent toujours les combattants valeureux, c'est peint pour l'éternité dans la gare de l'Est. Les femmes pleurent mais, hélas, les trains partent.

- Je ne vais pas gare de l'Est!

- Aucune importance. Au fait, tu oublies l'essentiel. Lucien, tout en pliant les chemises en petits carrés, avait désigné du regard la pile des comptes du seigneur de Puisaye.

Et en effet, Marc avait été rassuré de pouvoir, dans le train, dormir la tête appuyée sur les registres de Hugues. Le Moyen Âge, c'était le salut. On ne peut s'emmerder nulle part quand dix siècles vous accompagnent. Le génie du Moyen Âge, avait expliqué Marc à Lucien, c'est qu'on n'en verrait jamais le bout, qu'on pouvait encore creuser là-dedans des milliers d'années, ce qui était bien plus réconfortant que de travailler comme lui sur la Grande Guerre qu'il finissait par connaître au jour le jour. Erreur monumentale, avait répondu Lucien, la Grande Guerre est un gouffre, un trou noir de l'humanité, une secousse sismique où gît la clef des catastrophes. L'histoire n'est pas faite pour rassurer l'homme, mais pour l'alerter. Marc s'était endormi entre Lorient et Quimper.

Un taxi l'avait mené jusqu'à Port-Nicolas, et Marc avait vite déserté ce port démantelé, cet habitat dispersé dont un cœur minuscule avait seul subsisté, pour aller traîner sur les grèves. La nuit tombait, avec une demi-heure de retard sur la capitale, et il se cassait la gueule sur les blocs de rochers glissants. La mer montait, Marc suivait sa lisière, calme, satisfait, la pluie coulant de ses cheveux sur sa nuque. Au fond, s'il n'avait pas été médiéviste, il aurait été marin. Mais les bateaux d'aujourd'hui ne lui donnaient pas l'envie de grimper à bord. Pire, les sous-marins. Il avait visité l'Espadon immergé dans les eaux de Saint-Nazaire, grosse erreur qui lui avait valu des suées d'angoisse dans la salle des torpilles. Bon alors, marin d'hier. Encore que les gros navires baleiniers ou canonniers ne l'inspiraient guère. Alors marin plus ancien encore, par exemple vers la fin du quinzième siècle, partant pour une terre, se gourant de route, arrivant sur une autre. En fait, même marin, il se retrouvait balancé dans le Moyen Âge, on n'échappe pas à son truc. Cette conclusion rendit Marc morose. Il n'aimait pas se sentir enfermé, acculé, destiné, serait-ce par le Moyen Âge. Dix siècles peuvent être aussi étroits que dix mètres carrés de cellule. Ce devait être l'autre raison qui l'avait conduit là où la terre finit, au Finis Terrae, au bout du bout, au Finistère.

 

 

 

Chapitre 16

 

 

 

 

 

Louis dérangea le maire à son domicile, tard dans la soirée.

Sur le pas de la porte, Chevalier le considéra de ses gros yeux bleus, remuant sans bruit ses lèvres fines et lasses, Il avait l'air de se dire merde, avec fatigue.

- Chevalier, j'ai à nouveau besoin de vous voir. Foutre Kehlweiler à la porte? inutile, il reviendrait demain, il savait cela. Il le fit entrer, il dit que sa femme était déjà couchée, on ne sait pourquoi, et Louis prit le fauteuil qu'on lui désignait en silence. Le fauteuil était aussi mou que son maître, de même que le chien qui était couché sur le sol. Là au moins, la règle s'appliquait. C'était un gros mâle bouledogues, fatigué d'avoir couru les femelles bouledogue, et qui estimait qu'il en avait assez fait, ça suffisait comme ça le métier de chien, qu'on ne compte pas sur lui pour hurler sous prétexte qu'un inconnu pénétrait dans la maison.

- Vous avez là une bête qui sait y faire avec la vie, dit Louis.

- Si ça vous intéresse, dit Chevalier en s'enfonçant dans le canapé, il n'a jamais mordu personne, ni mangé de pieds non plus.

- Jamais mordu?

- Une ou deux fois, quand il était jeune, et parce qu'on l'avait emmerdé, admit Chevalier.

- Bien sûr, dit Louis.

- Cigarette?

- Merci, oui.

Les deux hommes restèrent un moment silencieux, pas d'animosité entre eux, nota Louis, une sorte d'entente convenue, de résignation, d'acceptation mutuelle. Le maire n'était pas un gars désagréable à fréquenter, très calmant, aurait dit Vandoosler le Jeune. Chevalier attendait que l'autre parle, ce n'était pas un type à prendre les devants.

- J'ai été faire un tour à la gendarmerie de Fouesnant, dit Louis. Marie Lacasta s'est tuée en se fracassant le front contre les rochers.

- Oui, on se l'est déjà dit.

- Il lui manque malgré tout la dernière phalange du pouce du pied gauche.

Chevalier ne sursauta pas, il tapota sa cigarette et il dit merde, ce coup-ci il le dit vraiment.

- Impossible... murmura-t-il, ce n'est pas dans le rapport. Qu'est-ce que c'est que cette combine?

- Je suis navré, Chevalier, c'est dans le rapport. Pas dans celui que vous m'avez montré, mais dans l'autre, celui qui a suivi, établi lundi par le médecin légiste, et dont un double vous a été posté mardi avec la mention " personnel ". Je ne suis pas mandaté, je le sais, mais pourquoi ne m'en avez-vous pas parlé?

- Mais parce que je ne l'ai pas eu, ce rapport! Une minute, laissez-moi réfléchir... Il a pu arriver mercredi, ou jeudi. Mercredi, j'ai assisté aux obsèques de Marie Lacasta puis j'ai filé sur Paris. Réunions sur réunions au Sénat jusqu'à samedi. Je suis revenu dimanche, et ce matin, à la mairie...

- Vous n'avez pas ouvert le courrier de la semaine? Quand je suis venu vous voir, il était presque midi.

Le maire écarta les bras, puis retourna ses doigts.

- Bon Dieu, je n'étais là que depuis onze heures! Je n'ai pas eu le temps de regarder le courrier, je n'attendais rien d'urgent. En revanche, l'eau débordait dans l'anse de Penfoul et je voulais m'en occuper avant d'avoir tous les habitants sur le dos. Un traquenard, cette anse, je n'aurais pas dû laisser construire, et par pitié, bon sang, n'allez pas vous fourrer là-dedans!

- Ne vous faites pas de souci, je suis sur autre chose qu'une anse en inondation. Mais j'avais cru comprendre que votre permanence commençait à neuf heures?

- Ma permanence, c'est au café que je la tiens, à l'apéritif, et tout le monde le sait. Vous croyez que j'ai lu le rapport et que je ne vous en ai rien dit? Eh bien non, Kehlweiler! À dix heures, je dormais, que cela vous plaise ou pas. Je n'aime pas me lever, ajouta le maire en fronçant les sourcils.

Louis se pencha et posa l'index sur son bras.

- Je dormais aussi.

Le maire sortit deux verres et versa du cognac. La somnolence matinale de Louis l'avait haussé dans son esprit.

- Pire, ajouta Louis, je fais des siestes. Au ministère, je fermais la porte, je m'allongeais par terre, la tête posée sur un gros traité de droit pénal. Une demi-heure. Il m'arrivait d'oublier le bouquin par terre, personne n'a jamais su pourquoi je consultais la loi sur le tapis.

- Alors? demanda le maire. Ce deuxième rapport?

- Les gendarmes ont fait les premières constatations dimanche, comme vous le savez. Le corps avait été roulé par cinq marées successives, il était abîmé, et couvert de vase et de goémon. L'enfoncement du crâne était bien visible, la blessure au pied, non. Pourtant, Marie Lacasta était pieds nus. Il semble qu'elle se chaussait toujours de bottines courtes en caoutchouc, celles de son mari qui étaient trop grandes pour elle.

- C'est exact. Elle enfilait ça pieds nus pour aller à la pêche.

Il semble que les vagues l'aient déchaussée.

Oui, pieds nus, c'était dans le premier rapport... on a retrouvé une des bottines à une dizaine de mètres, sur les rochers.

- Et l'autre ?

- L'autre, elle est partie. À l'heure qu'il est, elle doit filer vers New York.

- Dans son premier examen, effectué tard dans la nuit, le médecin généraliste de Fouesnant s'est occupé de la tête, fractures évidentes, et le pied, sali par la vase, ne l'a pas alerté. Le sang avait cessé de couler et la blessure avait été lavée par l'océan. Le médecin a rapidement établi son diagnostic, exact d'ailleurs, mort par enfoncement de la boîte crânienne, os frontal brisé, choc contre un rocher. C'est ce rapport préliminaire qui vous a été adressé. Le légiste n'est venu que le lendemain, il était sur un accident de la route à Quimper, le dimanche soir. C'est le légiste qui a remarqué la phalange manquante. Ses conclusions pour le coup à la tête sont les mêmes que celles de son confrère. Pour le pied, il écrit ceci...

Louis fouilla dans la poche de son pantalon et sortit un papier chiffonné.

- Je résume... absence de la phalange II du doigt 1 du pied gauche. Le doigt n'a pas été coupé, mais arraché. Le légiste exclut donc toute intervention humaine. Vu le contexte, il suggère le passage d'un goéland. Donc, mort accidentelle, puis charognage animal. Le moment du décès ne peut être fixé avec précision, au plus tard vendredi matin. On a vu Marie jeudi vers quatre heures, elle est donc morte entre jeudi quatre heures trente et vendredi à midi. Marie allait-elle cueillir le bigorneau à l'aube?

- Ça lui arrivait. Elle était libre du vendredi jusqu'au lundi. Mais enfin, le légiste a conclu à la mort accidentelle, malgré ce détail atroce du pied. Alors, où cela vous mène-t-il? L'hypothèse du goéland est un peu douteuse, mais pourquoi pas? Ils sont là par millier, féroces, braillards, une plaie.

- Chevalier, je n'ai pas trouvé l'os dans le ventre d'un goéland, vous l'oubliez.

- Oui, j'oubliais.

Louis se cala en arrière sur le fauteuil, sa jambe droite et raide étendue devant lui. Le cognac était de qualité, le maire se modifiait sensiblement, il attendait que les réflexions s'organisent dans la tête de l'élu. Mais il aurait aimé savoir si oui ou non Chevalier avait connu le deuxième rapport, s'il avait été surpris ce soir ou s'il avait menti ce matin, espérant que Louis n'irait pas chercher plus avant. Avec un type pareil, impossible de savoir. Le flegme de ses traits, la décontraction de son corps imprécis effaçaient toute perception de ses pensées réelles. On aurait dit que ses pensées se noyaient avant d'atteindre la surface et le jour. Tout chez lui, restait en dessous, flottant, entre deux eaux. C'était un gars poissonneux à l'extrême. Ce qui fit comprendre à Louis que les yeux clairs et ronds, qu'il croyait avoir déjà vus quelque part, il les avait vus chez le poissonnier, à l'étalage, tout simplement. Louis jetai un œil au vieux chien pour voir s'il avait des yeux de poisson, mais le bouledogue dormait en bavant sur le dallage.

- Minute, dit soudainement Chevalier. C'est entendu les faits vous donnent raison, le pit-bull de Sevran peut avoir avalé le doigt de pied de Marie, ce qui est répugnant et ça ne m'étonne pas de ce chien, j'ai souvent mis Sevran en garde. Mais une fois encore, et alors? Marie est tombée et s'est tuée, et le chien, errant comme à sa détestable habitude et charognard comme pas un -- encore que tous les chiens en soient là, c'est leur nature, qu'est-ce qu'on y peut -, est passé sur la grève et a croqué son doigt. Une fois encore, et alors? Vous n'allez pas traîner un chien aux assises pour avoir mutilé un cadavre?

- Non.

- Parfait, l'affaire est close. Vous avez trouvé la femme que vous cherchiez et il n'y a plus rien à dire. Le maire remplit à nouveau les deux verres.

-Une petite chose tout de même, dit Louis. J'ai repéré l'os le vendredi matin, après la pluie de la nuit, tenais il était déjà en place sur la grille d'arbre vers une heure du matin, le jeudi soir. Le chien de Sevran est passé là entre deux heures de l'après-midi, où la grille était encore propre, et une heure du matin, où j'ai remarqué cette merde.

- On peut dire que vous avez de bonnes occupations. Toute une vie à l'Intérieur, ça ne vous arrange pas un homme. C'est du tatillonnage, de l'obsession.

- Peu importe, le chien est passé là avant une heure du matin, le jeudi soir.

- Mais tonnerre, bien entendu! Sevran se rend à Paris tous les jeudis soir! Il fait cours le vendredi aux Arts et Métiers! Il part vers six heures du soir pour arriver vers minuit, d'une traite. Il emmène toujours son chien, Lina ne veut pas rester seule avec lui, et soit dit entre nous, je l'approuve.

Chevalier abusait de l'expression " soit dit entre nous ", et cela ne convenait pas à sa manière d'être. Il n'était pas homme à confier ce qui flottait sous la surface de ses eaux.

- Donc, continua le maire en finissant d'un trait son cognac, quand Sevran arrive, il sort le chien tout de suite, cette bête, c'est normal. Ceci dit, j'irai toucher à nouveau deux mots de son chien à Sevran. Ronger les cadavres, ce n'est pas tolérable. Il l'attache ou je prends des mesures.

- Ce n'est pas contre le chien qu'il va falloir prendre des mesures.

- Dites, Kehlweiler, vous ne comptez pas rendre l'ingénieur responsable de cette barbarie?

- L'ingénieur?

-Sevran. C'est comme ça qu'on l'appelle ici.

- Pas spécialement Sevran, mais quelqu'un, certainement.

- Quelqu'un? Quelqu'un qui aurait coupé le pied de Marie pour le donner à manger au chien? Vous ne trouvez pas que vous poussez à plaisir cette histoire? Le légiste l'a dit, il n'y a pas eu section. Vous vous figurez un être humain attaquant le cadavre avec ses dents? Vous n'y êtes plus, Kehlweiler.

- Monsieur le maire, remettez-nous un cognac et allez me chercher l'horaire de marées, je vous prie. Chevalier eut un léger recul. C'était rare qu'on lui

donne un ordre, et sur un ton léger qui plus est. Une rapide pensée sur la conduite à tenir, mais non, on l'avait dit, inutile de mettre l'Allemand dehors quand on avait la malchance de l'avoir dans son fauteuil. Il poussa un soupir et se dirigea vers son bureau.

- Servez donc à boire, faites comme chez vous, grogna-t-il.

Louis sourit et remplit les verres. Chevalier revint à pas sautillants et lui tendit l'horaire des marées.

- Merci, mais je l'ai déjà lu. C'est pour vous.

- Je les connais par cœur, les marées.

- Ah bon? Et si vous savez ça, rien ne vous saute aux yeux?

- Non, rien ne me saute, alors hâtez-vous, j'ai sommeil.

- Mais enfin, Chevalier, imaginez-vous un chien, ou même un goéland, ôter la botte d'un cadavre pour aller manger le pouce du pied? Pourquoi le pit-bull n'a-t-il pas croqué plutôt la main, l'oreille?

- Vous avez lu les rapports, bon sang de tonnerre! Marie était débottée, pieds nus! Le chien s'est attaqué au pied par hasard! Bien entendu qu'il n'a pas retiré la vous me prenez vraiment pour un imbécile... Je ne vous tiens pas pour un imbécile. C'est pourquoi je vous pose cette question : si le chien a attaqué Marie pieds nus, et si ce n'est pas le chien qui l'a déchaussée, qui est-ce?

Mais la mer, tonnerre de Dieu, la mer! C'est dans le rapport, encore une fois! Soit dit entre nous, vous oubliez tout, Kehlweiler!

Pas la mer, mais la marée, restons précis. La marée, c'est pareil.

À quelle heure est venue la marée montante ce jeudi-là?

Vers une heure du matin.

Cette fois, Chevalier sursauta. Pas un vrai sursaut mais un tressaillement pour poser le verre à cognac sur la table basse.

Et voilà, dit Louis en écartant les bras. Marie n'a pas été déchaussée par la marée le jeudi soir car la mer descendait et n'est revenue vers elle que sept heures plus tard. Or le pit-bull a recraché son os à Paris avant une heure du matin.

Je ne comprends plus. Le chien aurait-il tiré sur la botte? Ça n'a pas de sens

- Par acquit de conscience, j'ai demandé à voir la bottine, qu'ils avaient encore à Fouesnant. On a eu de la chance, c'est la bottine gauche.

De quel droit vous l'ont-ils montrée? dit Chevalier, indigné. Depuis quand les gendarmes déballent-ils leur matériel devant les civils à la retraite?

- Je connais un ami du capitaine de Fouesnant.

- Félicitations.

- J'ai seulement examiné la bottine, et au microscope encore. Elle ne porte pas de trace de croc, pas Même de léger mordillage. Le chien ne l'a pas touchée. Marie était déjà déchaussée quand le pit-bull est arrivé avant six heures.

- Ça peut s'expliquer... Voyons... Elle ôte sa botte, pour retirer un caillou par exemple, et... en déséquilibre, elle tombe et elle se fracasse la tête.

- Je ne crois pas. Marie était une vieille femme. Elle se serait assise sur un rocher pour ôter sa botte. On ne fait pas d'équilibre sur un pied à son âge... Elle était agile, allante?

- Plutôt non... Très précautionneuse, fragile.

- Donc ce n'est pas la marée, ce n'est pas Marie, ce n'est pas le pit-bull.

- Quoi alors?

- Qui, voulez-vous dire?

- Qui?

- Chevalier, quelqu'un a tué Marie et c'est de cela qu'il va falloir vous occuper.

- Comment voyez-vous la chose? dit doucement le maire après un silence.

- J'ai été voir les lieux. Vers cinq ou six heures du soir, le jour baisse, mais il ne fait pas nuit noire encore. S'il faut tuer Marie, la grève, même déserte en cette saison, n'est pas l'endroit le mieux approprié, trop à découvert. Imaginez qu'on la tue dans le bois de pins en arrière de la grève, ou dans la cabane Vauban qui la surplombe, d'un coup de pierre sur le front, pour la descendre ensuite par le sentier abrupt qui conduit jusqu'aux rochers? L'assassin charge la vieille Marie sur son épaule, elle n'était pas lourde.

- Une plume... Continuez.

- Sur son épaule, jusqu'à la grève où il la dépose face contre les rochers. Dans la descente, n'y a-t-il pas toutes les chances que l'une des bottines, trop lâche, ne tombe au sol?

-si.

- L'assassin, en disposant le corps, s'aperçoit de la perte de la botte. Il lui faut absolument la retrouver pour permettre de conclure à l'accident. Il ne pouvait imaginer que la mer la déchausserait à nouveau. Il remonte le sentier, jusqu'à la cabane ou jusqu'au bois, cherche dans l'obscurité qui tombe. C'est bourré d'ajoncs et de genêts, et plus en arrière, de pins. Admettons au mieux qu'il, ou elle, mette quatre minutes pour monter le sentier, quatre minutes pour retrouver la botte, qui est noire, et trois minutes pour redescendre. Cela laisse onze minutes pendant lesquelles le chien de Sevran, errant sur la grève, a largement le temps de croquer un pouce. Vous connaissez ses crocs, une saloperie d'arme, très puissante. D'ans le soir tombant, agissant vite, l'assassin rechausse la morte sans s'apercevoir de l'amputation. Remettez-nous un cognac.

Chevalier obéit, muet.

- Si on avait retrouvé Marie tout de suite, et donc bottée, on aurait noté l'amputation aussitôt en la déchaussant à l'enquête, et l'assassinat aurait été patent. Une morte ne s'occupe pas de remettre sa botte après qu'on lui a mangé le pied...

- Continuez.

- Mais la marée, chance pour l'assassin, ôte les bottes de Marie, dépose l'une sur les caillasses, emporte l'autre vers l'Amérique. On la retrouve donc pieds nus, amputée, mais les goélands sont là, tout désignés pour expliquer la chose, plutôt mal que bien. Seulement voilà...

Seulement le chien de Sevran était passé par là et ... il a éjecté l'os à Paris le soir même avant la marée montante.

- Je n'aurais pas mieux dit.

- Rien à faire alors, on l'a donc tuée... On a tué Marie... Sevran a pourtant emmené son chien avec lui, vers six heures, comme d'habitude...

Le chien a eu le temps de trouver Marie avant six heures. Il faudra demander à Sevran si le chien avait fugué avant le départ.

-Oui... évidemment.

- Il n'y a plus le choix, Chevalier. Il faudra prévenir Quimper dès demain. C'est un meurtre, et prémédité, soit qu'on ait suivi Marie jusqu'à la grève, soit qu'on l'ait entraînée là-bas pour accréditer l'accident.

- Alors, Sevran? L'ingénieur? C'est impossible. C'est un type charmant, talentueux, très cordial, Marie était avec eux depuis des années.

- Je n'ai pas dit Sevran. Son chien est libre. Sevran et le pit-bull, ça fait deux. Tout le monde connaissait le coin de pêche de Marie, vous l'avez dit.

Chevalier hocha la tête, frotta ses gros yeux.

- Allons dormir, dit Louis. On ne peut rien faire ce soir. Il faudra avertir vos administrés. Si l'un d'eux a quelque chose à dire, qu'il le fasse discrètement. Un meurtrier, ça peut frapper encore.

- Un meurtrier... il ne manquait plus que ça. Sans compter que j'ai un cambriolage sur les bras.

- Ah, tiens? dit Louis.

- Oui, la cave de l'ingénieur, justement, là où il entrepose ses machines. La porte a été défoncée cette nuit. Vous savez peut-être que c'est un expert, on vient le consulter de loin et ses machines valent cher.

- De la casse?

- Non, curieusement. Simple visite, semble-t-il. Mais c'est tout de même fâcheux.

- Très.

Louis ne sentait pas l'urgence de s'étendre sur le sujet et quitta le maire. En marchant dans les rues noires, il sentit l'effet du cognac. Il ne pouvait pas s'appuyer ferme sur sa jambe gauche pour faire obtempérer la droite. Il s'arrêta sous un arbre, secoué par le vent d'ouest qui se levait soudainement. Parfois, ce genou coincé le décourageait. Il avait toujours pensé que Pauline était partie parce que sa jambe était foutue. Elle s'était décidée six mois après l'accident. En quelques secondes, Louis revit ce sauvage incendie d'Antibes où la mécanique de son genou était partie en miettes. Il avait coincé les types, après une traque de presque deux ans, mais il avait coincé son genou avec. Marthe, pour l'encourager, lui disait que, c'était élégant de boiter, comme de porter monocle, et qu'il pouvait être content de ressembler à Talleyrand, puisque c'était son ancêtre. Ce détail de la boiterie de Talleyrand était l'unique chose que connût Marthe sur cet homme. Mais lui savait bien que boiter n'avait rien de séduisant. Il eut la vague envie de s'attendrir sur son genou. C'est à ça qu'on remarque qu'un cognac est bon et qu'on en a trop bu. Le monde était à feu et à sang, il avait retrouvé la femme qui collait au bout du tragique débris de la grille d'arbre, il avait eu raison, on l'avait tuée, on avait tué une vieille femme, un bout de femme de rien avec un rocher sauvage, il y avait un assassin dans Port-Nicolas, le chien avait trahi le tueur au banc 102, pour cette fois il allait pardonner au chien, ça suffisait comme ça avec son genou, il allait dormir, il n'allait pas passer la nuit à pleurer sur sa boiterie, Talleyrand ne l'avait pas fait, encore que si, à sa manière. Si on lui avait dit qu'il avait bu trop de cognac, il n'aurait pas discuté, c'était la vérité. Il serait plombé demain pour accueillir les flics de Quimper à l'ouverture de l'enquête. Il aurait fallu savoir si Chevalier avait eu ou non connaissance du deuxième rapport, mais entrer par effraction dans la mairie pour aller examiner l'enveloppe semblait peu concevable. La mairie ne devait pas s'ouvrir comme une boîte à sardines ou la cave de Sevran. Il se remit en marche, tirant son genou, et passa sur la place noire, où le vent d'ouest fonçait autant qu'il le pouvait. La mairie était un petit bâtiment bien fermé. Et pourtant... Louis leva la tête. Là-haut, au premier étage, une petite fenêtre était restée ouverte, son cadre blanc se détachait sur le ciel de nuit.

Une petite fenêtre qui devait être celle des toilettes, certainement pas d'un bureau. Quelle négligence. Et quelle tentation pour un type comme lui. Tentation inutile. Il y avait bien la gouttière pour s'accrocher et les joints creux et assez larges entre les pierres de granit, mais avec ce genou, pas la peine d'y songer. Et la fenêtre était trop étroite pour un corps comme le sien, même s'il n'avait pas eu la jambe du Diable boiteux. Tant pis pour la mairie, tant pis pour Chevalier, il tirerait les poissons hors de la peau de ce type d'une autre manière. Louis se glissa dans son hôtel avec l'image de Marie devant les yeux. La photo qu'il avait vue dans le rapport, une petite vieille qui n'aurait pas touché à un crapaud. Une plume, avait dit le maire. Celui, celle, qui l'avait écrasée à coups de pierre, il lui ferait suer sa crasse et sa certitude. Juré. Il pensa à son père, à Lörrach, là-bas, loin, sur l'autre rive du Rhin. Juré au vieux, il lui ferait suer sa certitude.

Il eut un certain mal à insérer avec la précision nécessaire sa clef dans la serrure de sa porte. C'est le problème avec le cognac. On s'attendrit sur son genou, sur Marie, sur le Rhin et on rate l'introduction de la clef. Pourtant, il avait allumé la faible lumière du couloir.

- Je peux t'aider? dit une voix derrière lui.

Louis se retourna lentement. Adossé au mur du couloir, Marc souriait, bras croisés, jambes croisées. Louis le considéra un moment, pensa que le rejeton de Vandoosler était bel et bien un emmerdeur et lui tendit sa clef.

- Tu tombes bien, dit-il seulement. Et pas que pour la clef.

Marc ouvrit la porte sans un mot, alluma, et regarda Louis s'étendre de tout son long sur le lit.

- Cinq cognacs bien tassés, dit-il en grimaçant. Du bon, du très bon, l'élu sait recevoir, on n'est pas tombés n'importe où. Assieds-toi, Sais-tu que Marthe m'appelle aussi le Diable boiteux?

-C'est un honneur?

-Pour elle, oui. Pour moi, c'est un emmerdement.

Toi, tu ne boites pas, tu es petit et mince, juste ce qu'il faut.

-Ça dépend pour quoi.

- Pour la fenêtre des toilettes, ça sera parfait.

- C'est gai. De quoi s'agit-il ?

- Qu'as-tu dit que tu savais faire? À part ton foutu Moyen Âge, bien sûr?

-Ce que je sais faire? À part ça?

Marc réfléchit un peu. Il ne trouvait pas la question facile.

- Grimper, dit-il.

Louis se redressa d'un seul mouvement sur le lit.

- Alors vas-y. Regarde.

Il entraîna Marc vers la fenêtre de la chambre.

- Tu vois la maison en face? C'est la mairie. Sur le flanc gauche, la fenêtre des toilettes est restée ouverte.

Il y a une gouttière, de bons joints entre les pierres, tout ce qu'il faut. Ce n'est pas facile mais ce sera de la rigolade pour un homme comme toi, si tu ne m'as pas menti. C'est le vent d'ouest qui t'envoie, jeune Vandoosler. Mais il faudrait que je te donne d'autres chaussures. Tu ne pourras pas grimper en bottes de cuir.

-J'ai toujours grimpé en bottes, dit Marc en se cabrant. Et je ne mettrai pas d'autres pompes.

- Et pourquoi ça?

- Ça me réconforte, ça me consolide, si tu tiens à le savoir.

- Entendu, dit Louis. À chacun ses béquilles et après tout, c'est toi qui grimpes.

-Une fois dedans, je fais quoi? Je pisse et je m'en vais.

- Assieds-toi, je t'explique.

Vingt minutes plus tard, Marc se glissait près de la mairie et l'abordait par son flanc gauche. Il souriait en grimpant, coinçant les bouts de ses bottes dans les joints des pierres. Joint après joint, il progressait vite, s'aidant d'une main de la gouttière râpeuse. Marc avait les mains larges et très solides, et ce soir, l'agilité de son corps trop mince mais qu'il pouvait propulser sans effort lui donnait satisfaction.

Louis l'observait depuis la fenêtre de sa chambre. Vêtu de noir, Marc se distinguait à peine dans l'ombre de la mairie. Il le vit faire un rétablissement à hauteur de la fenêtre, s'y engager et disparaître. Il se frotta les mains et attendit sans inquiétude. En cas de pépin, Marc saurait se démerder. Comme aurait dit Marthe, il s'y connaissait en hommes, et Vandoosler le Jeune, avec sa fragilité, sa franchise excessive, son émotivité à niveau variable, sa science de vieil emmerdeur d'historien, sa curiosité de gosse, sa ténacité de roseau pensant, le tout très mélangé, était un type qui valait le coup. Louis avait ressenti une réelle détente à voir brusquement débarquer le médiéviste dans le couloir de l'hôtel, et il n'avait pas été étonné. D'une certaine manière, il l'attendait, ils avaient démarré ça ensemble, et Marc le savait aussi bien que lui. Pour des raisons très différentes des siennes, Marc Vandoosler finissait toujours ce qu'il avait commencé.

Il le vit s'éjecter de la fenêtre vingt minutes plus tard, descendre sans hâte le long de la façade, toucher terre et retraverser la place à pas longs. Louis alla entrouvrir sa porte et deux minutes après, Marc entrait sans bruit et buvait un coup d'eau au lavabo de la petite salle de bains.

- Merde, dit-il en ressortant, tu as mis ton crapaud dans la salle de bains.

- C'est lui qui a choisi. Il a l'air à son aise sous le lavabo.

Marc frotta son pantalon de toile crassé par l'escalade et réajusta sa ceinture d'argent. Austère et clinquant lui avait dit Vandoosler le Vieux pour le décrire, et c'était vrai.

- Ça ne te les brise pas d'être toujours serré dans ton froc?

- Non, dit Marc.

- Allons, tant mieux. Raconte.

- Tu avais raison, les toilettes donnaient sur le bureau du maire. J'ai fouillé dans le trieur à courrier. La grande enveloppe de la gendarmerie de Fouesnant était là, annotée " personnel ". Mais elle était ouverte, Louis. J'ai regardé. C'est comme tu as dit, c'est le deuxième rapport, avec les précisions sur le doigt manquant.

- Ah! dit Louis. Donc il a menti. Crois-moi ou non, c'est un homme qui ment sans que cela se voie. Il est comme la surface mousseuse d'un étang, tu ne distingues pas les poissons en dessous. De vagues mouvements, des ombres ondulantes, et c'est tout.

- Un étang propre, ou un étang sale?

- Ça...

- Pourquoi a-t-il menti ? Tu te figures l'élu écraser la vieille?

- On peut se figurer n'importe quoi, on ne connaît personne ici. Il peut y avoir des causes simples à son mensonge. Admets qu'il n'ait pas imaginé de lien entre le doigt manquant et un meurtre, vu qu'il ne Pouvait pas envisager que le doigt avait filé jusqu'à la Contrescarpe et que je repérerais la merde avant la marée montante. Vu?

- Vu. Ne va pas si vite, ça m'énerve.

- Tu souhaites que je parle très lentement?

- Non, ça m'énerve aussi.

-Qu'est-ce qui ne t'énerve pas?

-Aucune idée.

- Alors débrouille-toi. Tout ce que le maire sait c'e matin, c'est qu'une de ses administrées s'est tuée dans les rochers et que des goélands lui ont sans doute fauché un doigt. Note qu'il ne communique pas le détail à la presse, et pourquoi? La Bretagne vit du tourisme et Port-Nicolas est une bourgade pauvre, tu as sans doute vu ça. Il n'a aucun avantage à faire de la publicité pour les sales goélands de sa commune. Ajoute à cela...

- J'ai soif. J'ai soif d'eau.

- Tu es emmerdant comme type. Va boire, tu n'as pas besoin de mon autorisation.

- Si ton crapaud me saute dessus? Je l'ai vu bouger tout à l'heure.

- Tu violes une mairie comme un prince et tu as peur de Bufo?

- Parfaitement.

Louis se leva et alla remplir un verre au lavabo.

- Ajoute à cela, dit-il en tendant le verre à Marc, qu'un type rapplique dans son bureau et lui sort le doigt manquant de la vieille Marie. Ce n'est pas le doigt qui le contrarie, encore que ça l'intrigue, c'est le type. Aucun élu, sénateur qui plus est, aussi correct soit-il, n'aime à m'avoir dans ses parages. Ces types-là ont des amis, des amis d'amis, des conventions, des pactes, et ils préfèrent ne pas avoir à rencontrer " l'Allemand ". C'est ce qu'il m'a dit, avec des bulles, du fond de son étang.

Louis grimaça.

- Il t'a appelé comme ça? dit Marc. Il te connaît?

- De surnom, oui. Je veux une bière, et toi?

- D'accord, dit Marc, qui avait noté que Louis, à intervalles réguliers, disait " Je veux une bière ", péremptoirement.

- Bref, Chevalier a pu mentir pour éviter que je ne m'incruste au port, dit Louis en ouvrant deux bouteilles.

- Merci. Il a pu aussi décacheter le courrier sans le lire. On ouvre, on jette un œil circonspect à l'intérieur, on verra ça plus tard, on passe à la suite. Je fais ça. Les feuillets n'étaient pas froissés.

- Possible.

- Qu'est-ce qu'on fout maintenant?

- Demain, les flics seront là, ils ouvriront l'enquête.

- Alors, c'est réglé, on repart. On verra la suite dans ses journaux.

Louis ne répondit pas.

- Quoi? dit Marc. On ne va pas rester ici à les regarder faire? On ne va pas surveiller toutes les enquêtes à travers tout le pays? Tu as atteint ton but, c'est parfait, l'enquête s'ouvre. Qu'est-ce qui te retient?

- Une femme que je connais ici.

- Ah merde, dit Marc en écartant les bras.

- Comme tu dis. Je dis juste salut et on repart.

- Dire salut... Et après, on ne sait plus où ça s'arête, ne compte pas sur moi pour t'attendre, et t'attendre tout seul en plus, comme un niais qui n'a personne à qui dire salut. Non merci.

Marc but quelques longues gorgées au goulot.

- Elle t'intéresse beaucoup, cette femme? reprit-il. Qu'est-ce qu'elle t'a fait?

- Ça ne te regarde pas.

- Toutes les histoires de femmes me regardent, mieux vaut que tu le saches. J'observe les autres, ça me cultive.

- Il n'y a rien à cultiver. Elle est partie après que je me suis pété la jambe, et je la retrouve ici, aux côtés d'un épais époux qui barbote dans la thalassothérapie. Je veux voir ça. Je veux dire salut.

- Et quoi d'autre? Dire salut, lui parler, la reprendre? Enfoncer l'époux dans la piscine de boue? Tu sais que ça ne marche pas du tout? On arrive comme un seigneur du fin fond de la mémoire et on se fait jeter comme un manant dans le cul-de-basse-fosse du quotidien.

Louis haussa les épaules.

- J'ai dit que je voulais dire salut.

- " Salut " ? ou bien: " Salut, qu'est-ce qui t'a pris d'épouser ce type? " Tu ne t'amuseras pas, Louis, dit Marc en se levant. Avec les femmes perdues, courage, fuyons, c'est mon système, et courage, pleurons, et courage, suicidons-nous, et courage, tâchons d'en aimer une autre, et courage, fuyons, ça recommence, et toi tu vas foutre la pagaille, moi je prends le train demain soir.

Louis sourit.

- Et alors ? dit Marc. Ça te fait marrer? Tu ne l'aimais peut-être pas tant que ça, au fond. Regarde, tu es calme comme une prairie.

- C'est parce que tu es nerveux pour deux. Plus tu t'énerves, plus je m'apaise, tu me fais beaucoup de bien, Saint Marc.

- N'abuse pas. Tu te sers déjà de ma jambe droite sans demander, comme si c'était la tienne, c'est bien assez. Tu peux en chercher des types serviables qui te prêteront une jambe, comme ça, gratuit. Alors, que tu songes aussi à exploiter mon anxiété naturelle pour en faire ton pain blanc, c'est dégueulasse. À moins, ajouta-t-il après un silence et quelques gorgées, que tu ne me repasses du pain blanc après, c'est à débattre.

-Pauline Darnas, dit Louis en tournant autour de Marc, c'est le nom de cette femme, était très sportive, elle cultivait le quatre cents mètres.

- Je m'en fous.

- Elle a trente-sept ans à présent, elle n'est plus d'âge, elle fait donc le sport dans la rubrique du journal régional. Elle est au journal deux à trois fois par semaine, elle sait pas mal de choses sur les gens d'ici.