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Washington, DC
Jay était embêté. Il avait passé plusieurs heures à décortiquer le code du scénario de super héros qu’il avait écrit – celui dont il s’était servi pour localiser l’entrée des fonds de CyberNation dans le pays – et il n’arrivait toujours pas à trouver ce qui clochait dedans. Il s’y était certes plus ou moins attendu, excepté qu’il n’arrivait toujours pas à comprendre ce brouillard à la consistance bizarre qu’il avait rencontré, et Jay avait horreur des trucs qu’il ne pouvait pas expliquer – surtout quand c’était dans un code qu’il avait lui-même écrit.
Le problème était qu’il avait à peu près épuisé toutes les options. Le seul autre coup à tenter, à la rigueur, maintenant qu’il avait épluché la partie logicielle, restait le remplacement d’une partie de son matos. Il avait à peu près tout en double – il ne pouvait pas se permettre d’expliquer à Alex Michaels qu’un nuisible s’était évaporé parce que son lecteur de DVD l’avait lâché. Il tâchait en outre de rester au fait des nouveautés, à la fois parce que c’était son boulot mais aussi parce que c’était sa passion, et, en général, il commandait les nouveaux modèles dès qu’il en avait entendu parler. Avec certaines boîtes, celles pour lesquelles il avait travaillé pendant des années et en qui il avait toute confiance, il se faisait envoyer automatiquement au moins un exemplaire de toutes leurs productions.
Et il y avait plusieurs entreprises pour qui il servait de bêta-testeur, ce qui lui fournissait l’occasion d’essayer certains appareils avant leur mise sur le marché.
Cela aidait toujours de rester à la pointe de la technique, surtout dans ce métier.
Il venait de toucher ces jours-ci un autre fumeur, un générateur de présence olfactive Intellisense 5400, garanti pour une précision de 500 ppm, qu’il voulait essayer. C’était le moment ou jamais.
Il ouvrit le carton. Le nouveau fumeur était un peu plus mince que celui qu’il avait, avec un boîtier en aluminium brossé doté de minuscules prises d’air et de petites buses où les produits chimiques étaient mélangés pour générer les odeurs.
Il sourit en regardant l’appareil flambant neuf, moderne, étincelant. Il aurait parié que presque toute cette quincaillerie aurait disparu d’ici cinq ans, remplacée par la stimulation directe du cerveau par induction. D’ici là, toutefois, on faisait avec ce qui était disponible.
Jay revint à son ordinateur, débrancha l’ancien appareil de son équipement de RV et brancha le nouveau. Puis après avoir coiffé ses capteurs, il lança son scénario de salle de configuration.
Instantanément, il se retrouva dans un vaste espace, chichement éclairé par des centaines de sources lumineuses-vieux cadrans analogiques, projections à diodes, écrans à cristaux liquides rétro éclairés et divers moniteurs. Dans l’angle, sous une large icône en néon bleu dessinée en forme de nez, une lumière rouge clignotait. Une voix artificielle donna l’alerte.
« Attention. Nouveau matériel détecté. Initialisation de la vérification de virus matériel. Attention. Nouveau matériel détecté… »
Jay claqua du doigt et la voix se tut. Quelques secondes plus tard, les pilotes du nouveau fumeur se chargèrent et il était prêt à désormais calibrer le périphérique.
Un témoin vert s’illumina près du nez.
« Essayons voir un… bonbon », lança Jay.
Un moment plus tard, il se retrouva dans une confiserie d’antan, remplie de centaines de pots en verre contenant toutes sortes de délicieuses sucreries prêtes à vous pourrir les dents. Il se dirigea vers d’appétissants berlingots à la menthe poivrée, rayés blanc et rouge et souleva le couvercle. L’odeur caractéristique de la menthe s’épanouit quand il inhala. Ah, sympa !
Il inspira un peu plus fort et nota avec satisfaction que l’odeur s’intensifiait.
Il doit y avoir un capteur de flux d’air.
Il essaya plusieurs autres pots à l’odeur alléchante, notant chaque fois que le parfum était aussi proche que possible de la sensation réelle.
Au bout de cinq minutes, il décida qu’il était temps d’essayer d’autres gammes d’odeur.
« Extérieur, marécage », dit-il.
Il se retrouva dans un marais, contemplant une rangée de cyprès couverts de mousse. Les arbres n’étaient pas aussi bien rendus qu’ils auraient pu l’être – il aurait fait mieux si c’était lui qui avait écrit la projection de calibrage – mais il était là pour les odeurs, pas pour les visuels.
L’air avait juste la bonne combinaison d’opacité suffocante dont il avait gardé le souvenir après son unique visite dans un véritable marais. Jay était plutôt branché RV, pas très MR, mais lors d’une convention de programmeurs de RV à laquelle il avait assisté dans le monde réel, à La Nouvelle-Orléans – au tout début de cette technologie – il y avait au menu une visite des bayous environnants dans le cadre du programme de travail « capter le réalisme en virtuel ». Il s’était fait sans doute piquer dix ou vingt fois par des moustiques tandis qu’il reniflait, touchait et contemplait son environnement, et il avait même envisagé un moment de se lancer dans une vie de codage moins portée sur la nature.
Mais non. La RV était la bonne piste – recourir aux sens humains pour interpréter des données numériques. Elle exploitait ce que la nature avait donné à l’homme, en l’étendant. Jay avait toujours voulu être à la pointe du progrès et la RV était la réponse. Alors il s’était tartiné de crème anti-moustique et il était retourné à la convention ; et depuis, chaque fois, il s’était inscrit à toutes les visites disponibles, où que se déroule la manifestation annuelle.
Il inhala légèrement et perçut une odeur de bois brûlé. Une faible brise lui caressa le visage et l’odeur s’intensifia.
Bien. Bonne résolution, ce matos.
« Vidage scénario. Recharger Super héros. »
La scène clignota une seconde, et soudain il se retrouva dans les docks du New Jersey, vêtu comme il l’était lorsqu’il avait remonté la piste du versement de CyberNation au stagiaire dès l’entrée des fonds aux États-Unis.
Voyons voir… il devrait être par là…
Jay avança sur le toit, le vent froid lui soufflait au visage tandis qu’il se dirigeait vers le point en surplomb où il avait rencontré ce pépin avec le brouillard collant.
J’ai amené du savon pour faire le ménage.
SOAP – savon en anglais – était un acronyme qu’adorait utiliser un de ses profs de lycée. Il l’avait répété si souvent que c’était à peu près la seule chose que Jay se rappelait de lui. Ce cher vieux doc Savon. Les lettres représentaient, en anglais, les diverses étapes nécessaires pour régler un problème : Subjectif, Objectif, Évaluation, Plan. Jay avait découvert par la suite que son enseignant avait emprunté la méthode à la profession médicale, où il était employé pour évaluer l’état mental d’un patient, mais il servait également dans l’activité délicate de traque des bogues matériels et logiciels.
Subjectif : qu’était-il arrivé ? Il se tenait à cet endroit précis et plusieurs filaments de brume étaient passés devant lui. Il avait tendu la main pour les toucher et il avait pu les tâter, ce qui n’était pas censé se produire. Puis il avait senti une odeur qui lui avait évoqué les égouts. Sensation erronée, odeur erronée, pas censés être là.
OK, autant pour le subjectif. Objectif : il avait procédé à une vérification complète des pilotes après la session de réalité virtuelle et tout avait été nominal. Il venait également de terminer la vérification de son propre code et il avait la certitude que le problème ne venait pas de lui. Les propriétés de l’objet brouillard n’avaient pas été réglées pour qu’il pue, du moins pas de cette façon.
Temps de passer à l’évaluation. Ce n’étaient pas les pilotes, ce n’était pas le logiciel, mais il y avait eu manifestement un problème. Donc essayer un nouveau fumeur, ce qui tombait pile dans la rubrique Plan.
Et c’est parti.
Un mince filament de brouillard s’enroula devant lui et, comme auparavant, Jay tendit la main pour le toucher. Cette fois, il n’y eut pas d’autre sensation qu’un léger froid au bout de ses doigts. Le brouillard avait une vague odeur d’océan. Parfait.
Donc, ça provenait bien du fumeur. Encore un problème résolu.
Il sortit de RV et débrancha son équipement, puis il décida qu’à tout prendre, puisqu’il travaillait sur son système, il pouvait en profiter pour charger un autre petit bidule récupéré récemment sur son mail. Il lui avait été envoyé par Cyrus Blackwell, un artiste sensoriel et l’un des meilleurs.
Cyrus prenait des paysages du monde réel et il les rassemblait en virtuel : odeurs, goûts, visuels, tactiles… tout. Même s’il était vrai que Jay s’échinait toujours à peaufiner les moindres détails pour ses scénars virtuels, cela aidait de temps en temps de se faire mâcher une partie du travail. Il avait donc demandé à Blackwell de lui composer un ensemble de scans sur une série de chambres fortes bancaires pour un scénario de braquage qu’il avait en projet.
Jay sortit les cubes de données de leur étui protecteur et les introduisit dans le terminal informatique qu’il utilisait. Il coiffa de nouveau son équipement de RV et pénétra dans un espace de travail vierge.
C’était censé être l’analogue de sa prochaine brèche de pare-feu, une banque qu’il s’apprêtait à « braquer ».
Il afficha le répertoire, et de grandes lettres rouges se matérialisèrent devant lui. Il les fit défiler jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il désirait.
Intérieurs.
Une infobulle lui expliqua que les coffres et l’intérieur de la banque avaient été inspirés de plusieurs grands établissements urbains situés aux États-Unis et en Europe. Il se pencha et pressa sur les onglets virtuels – ces modèles minuscules étaient légèrement transparents et lui permettaient de voir au travers.
Il y en avait une avec une superbe colonnade néoclassique en façade et de hauts plafonds à l’intérieur. Jay la déposa dans l’espace vide devant lui et l’activa. Le minuscule modèle grandit rapidement, les murs translucides laissant place à des textures réelles, et Jay goûta ce changement de perspective qui lui donnait l’impression que c’était lui qui rapetissait.
Bientôt, il se retrouva dans la banque. Il entendait le bruit de la climatisation, et il régnait distinctement une odeur de propre. Les plafonds étaient hauts – on aurait dit un décor de cinéma – et une longue rangée de guichets s’étendait d’un côté à l’autre de la vaste salle.
Parfait.
Jay parcourut le bâtiment pour rejoindre la salle des coffres. Un escalier débouchant sur une porte blindée y menait.
Non, je veux quelque chose de plus grand.
Jay afficha une liste d’éléments individuels et y chercha les portes de chambres fortes. Il en sélectionna un certain nombre qui paraissaient prometteuses avant de trouver celle qui lui plaisait. C’était un immense cercle, épais peut-être de cinquante centimètres en son centre, doté d’énormes rouages qui devaient être actionnés par un grand volant. La porte elle-même était en acier chromé étincelant : c’était le barrage anti-crime ultramoderne qu’il recherchait.
Il la greffa sur l’ouverture dans la chambre forte et sauvegarda le fichier. Il avait désormais ses éléments de base ; il travaillerait un peu plus tard sur certains des éléments fonctionnels.
Michaels décida de sauter le déjeuner et de se rendre plutôt au gymnase. Il avait un peu trop tendance à grignoter ces derniers temps. Il s’était aperçu qu’il se mettait à manger quand il était tendu et avait décidé qu’il valait encore mieux être malheureux qu’être malheureux et trop gras.
Tout en se changeant pour enfiler un ample short en coton et un T-shirt, il réfléchit à sa matinée. Ce n’était pas comme s’il n’avait que le procès à se mettre sous la dent, mais chaque fois qu’il voyait passer un nouveau chariot rempli de papiers, cela lui rappelait que cette action en justice représentait déjà un gros morceau.
Il ne s’était pas consacré à l’application des lois fédérales pour perdre son temps à jouer au chat et à la souris avec des avocats. C’était un gâchis de temps et d’énergie qu’il trouvait de plus en plus frustrant.
Au temps des premiers agents du FBI, les méchants encaissaient les coups quand ils se faisaient pincer, ils allaient en prison et purgeaient leur peine. Jamais il ne leur serait venu à l’idée de poursuivre les flics qui les avaient surpris en flagrant délit. Pas de doute, les criminels de ce temps-là étaient d’une autre trempe ; c’étaient des gars qui savaient ce qu’ils voulaient.
Il referma la porte du vestiaire, tourna le verrou à combinaison et prit sa serviette. Toni devait venir à midi. Le fils de John Howard gardait Alex à la demi-journée, et cela semblait bien se passer. Gourou était censée revenir bientôt – l’état de son arrière-petit-fils avait empiré, s’était amélioré, puis il avait rechuté, et il était toujours à l’hôpital. Apparemment, les médecins redoutaient une infection secondaire, peut-être due à un virus.
Tout en se dirigeant vers le tapis d’exercice, Michaels se demanda pour la centième fois si le moment n’était pas venu de raccrocher. Il était allé à peu près aussi loin qu’il pouvait, estimait-il – plus loin en tout cas qu’il ne l’avait espéré, pour être honnête. Il avait même, en deux occasions, prodigué ses conseils au président – il se retrouvait certes dans des cercles relativement élevés mais ses chances de promotion dans le système fédéral demeuraient néanmoins assez minces. Le poste de directeur du FBI était un poste politique, tout comme celui de chef de la CIA. La NSA était en général dirigée par un agent en exercice ou par un officier de l’armée, mais il fallait avoir parcouru sa hiérarchie propre pour briguer le poste. Alex Michaels n’avait aucune influence auprès de quiconque, aucune relation susceptible de le pousser à prendre la responsabilité d’une agence d’échelon supérieur. Et à la vérité, il n’avait pas envie de se coltiner les migraines qui accompagnaient ce genre de boulot ; celui-ci était déjà bien assez pénible.
Du reste, Alex ne s’était jamais trop préoccupé de promotion. Il n’avait pas pris ce boulot comme un tremplin ; il l’avait accepté parce que Steve Day le lui avait demandé, et parce qu’il estimait pouvoir faire une différence.
Mais aujourd’hui, lorsqu’il voyait passer les chariots remplis de papier, lorsqu’il sentait l’influence de Mitchell Ames, il avait surtout l’impression de marquer le pas.
Il commença ses étirements, par les jambes, tout en se regardant dans la glace. Il y avait une poignée de personnes autour de lui qui faisaient de la gymnastique au lieu de manger, même si la plupart avaient déjà l’air en pleine forme.
Avait-il même envie de rester à Washington ? Oui, c’était un boulot important, même s’il n’avait pas toujours l’air de lui plaire, et il fallait bien que quelqu’un le fasse. Et puis, il devait bien l’admettre, il travaillait plutôt bien, même s’il y avait nombre d’aspects de son travail qui ne lui plaisaient pas. La politique. Les marchandages pour les crédits. Des trucs comme ce procès, qui remettait en question presque tout ce qu’il avait pu faire durant sa période à la direction du service.
Qui avait besoin de ça ? Cela ne faisait que le stresser. Quand il vivait seul, il arrivait à peu près à assumer. Mais il était marié à présent, avec un enfant en bas âge, et il y avait dans la vie des choses qui semblaient plus importantes que veiller la nuit à se tracasser pour un procès qui ne le méritait pas.
Il hocha la tête. Il n’arrivait toujours pas à comprendre comment cette action en justice avait pu aller aussi loin. Comment, au nom du ciel, pouvait-on s’apitoyer sur le sort d’un brigand meurtrier qui avait tiré sur ses hommes ? Comment le fait qu’il se soit fait descendre pouvait-il justifier un procès, justifier toutes ces dépenses et tout ce déballage ?
Sans doute qu’un jury accorderait à sa femme dix millions de dollars. Où était la justice là-dedans ?
Alex pouvait se trouver un autre boulot. Il le savait. Il s’était fait proposer des emplois intéressants, qui rapportaient plus pour moins d’efforts, et dans des endroits tranquilles où vous pouviez-vous entendre penser. Est-ce que ce ne serait pas chouette d’avoir une maison quelque part à la campagne, avec des arbres et de l’air pur, un toit pour que son fils grandisse au milieu de gens normaux ? Est-ce que ce ne serait pas super de ne plus être à la merci des caprices du Congrès, de ne pas avoir à passer devant une commission pendant qu’un rigolo avec 2 de QI, venu d’un trou perdu de l’Ohio, lui posait des questions auxquelles aurait pu répondre un élève de CM1 ?
Ouais, ça avait l’air prometteur. Un peu comme un rêve.
Bien sûr, il devait tenir compte de Toni, de ce qu’elle désirait. Était-elle prête à renoncer à son boulot, à aller s’enterrer au fin fond de la cambrousse, pour rester assise à la maison, faire de la pâtisserie ou passer son temps à des réunions de parents d’élèves ? Elle pourrait continuer à travailler, elle aussi, bien sûr, le Net offrait une grande liberté de nos jours. Si elle en avait envie, elle pourrait même bosser à peu près pour n’importe quelle entreprise qui l’embaucherait.
Mais il faudrait qu’il en discute avec elle avant de se décider lui-même à franchir le pas, qu’il sache ce qu’elle voulait vraiment.
Toni lui avait dit, au temps où les choses allaient mal et où il s’était mis à se plaindre de son travail, qu’elle irait où il voudrait. Tout ce qu’il avait à faire, c’était indiquer un endroit et elle se mettrait en quête d’une maison. Mais cela avait suffi à évacuer son stress, et elle ne lui avait dit que ce qu’il voulait entendre sur le moment. Éprouverait-elle la même chose si cela se produisait réellement ?
Il se releva en position assise, étira les jambes devant lui et se pencha pour saisir le bout de ses pieds, faisant travailler les jarrets et les chevilles. Peut-être que le temps était venu de déménager. Il fallait absolument qu’il y réfléchisse.