8
Centre médical de la Net Force
Quantico
John Howard n’avait pas l’habitude de se sentir mal à l’aise où que ce soit sur la base du FBI. Mais il devait bien admettre que ce lieu le rendait décidément nerveux.
Il était assis dans une salle d’examen du service d’ORL de la clinique du FBI/Net Force, pour faire vérifier son acuité auditive. Nadine le tannait depuis des mois à ce sujet. Son oreille droite lui jouait épisodiquement des tours depuis la fusillade à Gakona, en Alaska, près de deux années auparavant. Tirer avec un 357 sans protections auditives était toujours risqué. Parfois, cependant, quand on voulait rester en vie, on agissait d’abord, en se souciant des conséquences seulement ensuite.
Les examens médicaux annuels de la Net Force étaient plutôt superficiels et n’incluaient de test d’audition que sur la demande expresse du patient. Howard n’en avait jamais demandé. Ce n’était pas comme s’il était sourd, après tout. Il pouvait entendre le toubib lui poser ses questions et cela avait suffi aux médecins pour lui donner leur bénédiction chaque année. D’ailleurs, il n’avait pas eu de réels problèmes jusqu’à tout récemment, quand il était apparu que son ouïe n’était plus aussi fine.
« Oui, j’ai du mal à entendre la sonnerie du téléphone sauf si je suis tout près de l’appareil. Et ma femme dit que la moitié de ce qu’elle me dit m’échappe. Parfois, j’entends bien sa voix, mais je ne distingue pas ce qu’elle dit. Nous ne pouvons pas nous parler d’une pièce à l’autre, par exemple. Elle, elle m’entend très bien, mais moi, je ne la comprends pas. Et l’alarme de mon virgil ? Je n’arrive même plus à l’entendre. »
Le docteur acquiesça, consignant une note sur sa tablette-écran à l’aide d’un stylet. « Et dans une pièce pleine de monde, des problèmes ?
– Parfois, j’ai du mal à distinguer une voix en particulier au milieu du bruit de fond. Mais ça c’est normal, non ?
– Hmm. Voyons voir ça. »
Le docteur reposa sa tablette et prit un instrument accroché au mur près de la table d’examen. Il coiffa l’extrémité d’un petit cône jetable en plastique, alluma une lumière et introduisit l’embout dans l’oreille de Howard.
« J’ai toujours voulu savoir, comment s’appelle ce truc ? »
L’otorhino ôta l’appareil du conduit auditif de Howard et le lui montra. « Ça ? C’est un otoscope. »
Howard sourit. « Logique. »
Le toubib, un jeune gars qui semblait avoir tout juste la trentaine, hocha la tête : « Eh oui. Littéralement, ça veut dire "examine-oreilles". »
Sur quoi, il fourra de nouveau l’instrument dans l’oreille de Howard et reprit son examen.
Howard supporta stoïquement les diverses tractions sur le lobe de son oreille. Après quelques instants, le docteur retira l’otoscope. Il ôta l’embout jetable en plastique et le déposa dans la poubelle actionnée par une pédale. Puis, après avoir éteint sa lumière, il raccrocha l’instrument et se retourna vers Howard.
« Le tympan a l’air en bon état. Et je ne pense pas que les osselets derrière aient subi de dommages.
– Maliens, stapes, incus, récita en latin Howard, étalant sa science.
– Oui, le marteau, l’étrier et l’enclume. Je vois avec plaisir que vous avez fait des recherches.
– Alors, qu’est-ce qui se passe ? »
L’oto-rhino s’appuya contre le mur. « Dégâts nerveux. J’aurais tendance à croire que ça se passe sans doute dans l’organe de Corti, les cellules ciliées qui tapissent l’épithélium auditif. C’est assez commun. En fait, sauf à vivre en ermite dans une forêt tranquille et ne jamais écouter de musique ou ne pas avoir de télé, vous êtes amené à perdre une partie de votre audition avec l’âge. C’est une des nombreuses conséquences d’une civilisation mécanisée. La plupart du temps, c’est graduel, et vous ne le remarquez pas avant que ça devienne sérieux. Parfois, cependant, surtout après une très forte déflagration à proximité d’une oreille non protégée, l’effet est soudain et prononcé.
– Comme avec la détonation d’une arme ?
– Tout juste.
– Alors, on fait quoi ?
– Je vais demander à l’audiologue de vous faire subir un examen de l’audition. Au vu des résultats, nous aviserons. »
Howard acquiesça, remercia le praticien, et fila direct dans le bureau de l’audiologue.
Le technicien s’avéra être une technicienne, une jeune Noire fort séduisante. Elle lui demanda de s’asseoir, le coiffa d’une paire d’écouteurs et lui tendit une télécommande sans fil dotée d’un unique bouton. Un diplôme affiché au mur certifiait qu’une certaine Geneva Zuri avait une licence pour exercer le métier d’audiologue dans l’État de Virginie.
« C’est quoi, comme nom, ça, Zuri ?
– C’est du swahili. » Elle avait une voix grave et rauque. « Ça remonte à pas mal de générations. Mon grand-père est revenu au pays quand il était jeune homme et y a retrouvé un parent lointain. Après cela, il s’est mis à utiliser le nom que portait notre famille avant l’esclavage. »
Howard hocha la tête. Intéressant.
« OK, fit-elle. Je vais émettre une série de signaux avec cet ordinateur. Dès que vous en entendez un, vous pressez le bouton.
– D’accord. »
C’est-ce qu’elle fit avec une oreille, puis avec l’autre. À un moment donné, elle introduisit une espèce de grondement de cascade qu’elle lui fit entendre dans l’oreille gauche tandis qu’elle continuait d’envoyer des signaux dans son oreille défaillante. Intrigué, il l’interrogea à ce sujet.
« L’expérience nous a appris que les gens qui ont une oreille faible tendent à mobiliser leur oreille valide pour les aider à entendre. Ils n’en sont pas conscients, bien sûr. Ce qui se passe, en fait, c’est que le son traverse le crâne par conduction osseuse. Vous pensez entendre un signal dans l’oreille droite alors qu’en fait vous le captez par la gauche – vous compensez sans vous en rendre compte. Alors, pour l’empêcher, on masque cette oreille avec un bruit blanc. » Après qu’il eut pressé le bouton un paquet de fois et qu’elle eut pris des notes sur son ordinateur, elle lui fit passer un autre test pour déterminer à quel niveau acoustique un bruit lui devenait douloureux.
L’examen suivant comportait une voix enregistrée qui énonçait une série de mots, plus ou moins vite, plus ou moins fort. Sa tâche était de répéter les mots entendus. La voix avait un accent sudiste sirupeux, qui avalait une partie des mots et les rendait difficiles à distinguer.
Finalement, l’audiologue reprit le premier test acoustique avant de lui ôter les écouteurs.
« Très bien, monsieur, dit-elle. C’est terminé. Jetez un coup d’œil. »
Elle fit pivoter l’écran plat de son ordinateur pour lui montrer deux graphiques. « Celui-ci correspond à votre oreille gauche, celui-là à la droite. Les lignes rouges représentent la norme. Les bleues indiquent le résultat de vos tests. Comme vous pouvez le constater, pour l’oreille gauche, vous avez une chute dans les hautes fréquences, mais la courbe est à peu près stable dans les fréquences moyennes et basses. En revanche, pour la droite, ce n’est pas aussi bon. Vous avez une chute notable dans les fréquences hautes et moyennes. »
C’était en effet bien visible. « Qu’est-ce que ça signifie ?
– Eh bien, je ne suis pas médecin. C’est à votre oto-rhino d’en discuter avec vous. Je lui transmets de ce pas les résultats.
– Allons, insista Howard. C’est votre métier. Vous savez ce que ça veut dire. »
Elle marqua un temps, puis acquiesça. « D’accord. Je parie que vous avez du mal à entendre les conversations, ou la sonnerie du téléphone, ou à percevoir les notes aiguës sur vos vieux CD de Ray Charles. Ce graphique le démontre et il montre pourquoi. Il est manifeste que votre ouïe est endommagée. »
Howard fronça les sourcils. Il s’y attendait certes, mais, malgré tout, ça ne lui plaisait pas de l’entendre. « Est-ce que ça peut guérir ? demanda-t-il. Est-ce que c’est réversible ? »
Signe de dénégation. « Non, monsieur. Pas tout seul.
– Pas moyen d’y remédier, par un traitement médical ou chirurgical ? Est-ce envisageable ? »
Nouveau signe de dénégation. « Non, monsieur. Pas dans votre cas. Ce n’est pas une perte si grave, elle est loin de justifier un implant cochléaire. Pour cela, il faudrait que vous soyez quasiment sourd comme un pot. Et nous n’avons pas encore trouvé comment régénérer les nerfs du labyrinthe avec des cellules-souches ou par thérapie génique. Bref, il n’y a pas de traitement médical. C’est un peu comme du tissu cicatriciel, si vous voulez. »
Il voulait lui poser une autre question mais avant qu’il ait pu, elle ajouta : « Mais nous pouvons bel et bien y remédier, malgré tout, et vous entendrez aussi bien qu’auparavant. »
Voilà qui semblait prometteur. « Comment ? demanda-t-il.
– Par une prothèse électronique. »
Howard sentit son estomac se retourner. Un appareil, comme son grand-père. Il secoua la tête. Il n’avait que la quarantaine. Il n’était pas prêt à supporter ce gros machin moche derrière son oreille. Qu’est-ce qui viendrait ensuite ? Une canne ? Un déambulateur ? Il hocha de nouveau la tête pour chasser l’image de son esprit.
Elle devinait bien sûr ce qu’il pensait. Elle devait avoir l’habitude de ce genre de réaction.
Elle ouvrit un tiroir, y fourra la main et en sortit un objet qui ressemblait en tout point à l’appareil qu’il se souvenait avoir vu porter son grand-père. Gros comme le pouce, un truc pâle, couleur chair, muni à une extrémité d’un tube en plastique transparent replié en crochet. On aurait dit une burette d’huile miniature.
Il continua de hocher la tête. S’il portait un machin pareil, autant qu’il s’affuble d’une enseigne au néon autour du cou avec inscrit dessus : Criez ! Je suis sourd !
« C’est-ce que nous utilisions dans le temps, poursuivit l’audiologue. Et nous l’employons toujours pour les patients qui ont subi une perte majeure. »
Elle remit la main dans le tiroir. Toutefois, quand elle la ressortit et l’ouvrit pour la lui montrer, elle avait dans la paume un minuscule bouton couleur chocolat, pas plus gros que le bout de son auriculaire.
« Et voici le dernier cri de la technique, monsieur. Un processeur de signaux multicanaux, cent pour cent numérique et multi programmable. Avec réducteur de bruit numérique, filtre anti-Larsen, processeur de gain, compresseur. Ce petit modèle est doté d’un préampli, d’un convertisseur analogique-numérique sur 24 bits, doté d’une dynamique de 130 décibels. La puce électronique traite cent cinquante millions d’opérations par seconde, avec sortie entièrement numérique vers le transducteur. »
Howard se contentait de regarder, éberlué. Il connaissait une partie des termes, mais pas tous.
« La pile dure environ une semaine et l’appareil peut-être programmé en fonction de votre perte auditive spécifique et accordé sur différents canaux. Ce qui veut dire que quand vous serez dans une salle pleine de monde, vous pourrez entendre votre voisin vous parler. Et si vous voulez écouter de la musique chez-vous, tout seul, vous n’aurez qu’à pousser ce petit bouton, là, pour que l’appareil bascule sur une gamme de fréquences différente qui vous permettra de percevoir les notes aiguës. Regardez. »
Elle se tourna légèrement, fit quelque chose qu’il ne put voir, puis le regarda de nouveau. « J’en ai un dans l’oreille. Vous le voyez ? » Howard regarda. « Non.
– Très bien. Et pourtant, vous le cherchez. Personne ne saura que vous êtes appareillé tant que vous ne vous pencherez pas pour le montrer. Et le mieux, monsieur, c’est que ça restituera presque intégralement vos capacités auditives d’origine. Pas à la perfection, mais presque. -Waouh. »
Elle sourit. « Oui, monsieur. On introduit un peu de cire dans votre conduit auditif, on la laisse prendre, puis on prend une empreinte de manière à adapter l’appareil. Vous n’aurez qu’à le mettre tous les matins – si vous choisissez de l’ôter pour dormir. Ce n’est pas obligatoire. Tout le reste est automatique. Il est toutefois conseillé de l’ôter pour prendre une douche. Ces petits appareils ne sont pas totalement étanches, mais si vous êtes pris sous une averse, pas de problème. »
Elle retira celui qu’elle avait dans l’oreille. « Tenez. Voilà comment on l’éteint. On ouvre la trappe de la pile, comme ça. Quand vous avez besoin de la changer, il suffit de l’éjecter, de cette manière. D’en remettre une neuve, de refermer la trappe, et hop, c’est parti. »
Il dut reconnaître qu’il était fort impressionné. « Et est-ce que je dois vendre ma maison pour bénéficier de ce bijou technologique ?
– Ça coûte entre deux mille huit cents et deux mille neuf cents, mais avec l’assurance de la Net Force, vous ne réglez que dix pour cent de la somme : en gros, deux cent quatre-vingts dollars. Si vous achetez les piles chez Costco ou sur Internet, elles vous reviendront à cinquante cents pièces. Et l’appareil est fourni avec un contrat d’entretien gratuit de deux ans qui couvre les pannes et la perte, cinquante dollars par an ensuite. »
Il acquiesça. « Et ça suffira ?
– Oui, monsieur. Je le crois.
– Eh bien, dites donc.
– Oui, monsieur. Et personne ne vous criera dessus comme vous croyiez devoir le faire avec votre grand-père parce que personne ne remarquera la présence de l’appareil. »
Il sourit. « On lit à ce point dans mes pensées ?
– Nous sommes dans une culture du jeunisme, général. Personne ne veut s’imaginer vieux et décrépit. Quand la génération des baby-boomers a atteint les cinquante-soixante ans, il y a quelques années, avec des troubles d’audition après toutes ces années de rock and roll, la demande pour ces petits appareils est montée en flèche. Ils sont en train de bosser sur un modèle doté d’un condensateur qui se rechargera par les mouvements naturels. Un boîtier complètement scellé. On met le truc et on l’oublie. Il n’y a qu’à l’enlever de temps en temps pour se nettoyer l’oreille, et on le remet aussitôt. En attendant, toutefois, il faut se contenter de celui-ci. Bienvenue dans le futur, monsieur ! »
Il sourit de nouveau. Enfin. Ça aurait pu être pire. Et porter un petit gadget électronique valait toujours mieux que mettre la main en coupe autour de son oreille en disant : « Hein ? » comme un vieux sourdingue, pas vrai ?
Une prothèse auditive. Il avait encore du mal à le croire, malgré tout. Et le truc avait beau être merveilleux ou hi-tech, il n’était sûrement pas ravi d’avoir à le porter.
Washington, DC
Assis à son bureau, Jay regardait son écran plat, en se demandant comment s’introduire dans une banque.
Ils avaient failli ne pas acheter ce bureau. Déménager dans ce nouvel appartement entamait leurs économies un peu plus que prévu. Leurs plans d’achat de mobilier avaient été remis à une date ultérieure jusqu’à ce qu’un des oncles de Saji leur suggère une « danse payante » lors du banquet de mariage.
Selon la tradition, les jeunes mariés acceptaient les danses des divers invités de la noce, en échange à chaque fois d’une contribution en argent. Ce qui rendait la chose amusante, c’est que les billets n’étaient pas donnés directement au couple mais qu’on les leur plaquait dessus. À la fin du bal, Saji et lui ressemblaient à deux épouvantails garnis de billets verts. Ils avaient recueilli assez pour acheter l’essentiel du mobilier de leur nouvel appartement – y compris ce vaste bureau.
C’était marrant, Jay se savait un goût prononcé pour les objets futuristes. Ses goûts le portaient vers l’ultramoderne, généralement synonyme de cuir et de chrome. Ce bureau était différent. Déjà, il était énorme, et en cerisier massif. C’était en outre une antiquité, absolument pas prévue pour y planquer des périphériques d’ordinateur avec tout leur câblage.
Mais Jay s’en fichait. Il était tombé sous le charme dès qu’il l’avait vu. Et Saji avait tenu à le lui acheter. Peu importait qu’il prenne la moitié de la place dans son coin bureau. Peu importait qu’il n’entre pas dans la troisième chambre, de sorte que le jour où ils décideraient de fonder une famille, le bébé se retrouverait dans la plus petite chambre de la maison. Peu importait que la surface au grain antique soit aussi loin que possible des canons de beauté gridleyesques.
Il adorait ce bureau, adorait sentir sa veine créative bouillonner dès qu’il s’installait derrière.
Sauf que ce coup-ci, ça ne marchait pas. Il n’arrivait pas à trouver par quel biais il pourrait s’introduire dans cette banque.
Il était resté à travailler tard au siège de la Net Force à tenter de faire tourner son tout dernier scénario de réalité virtuelle. Le numéro de compte récupéré lors qu’il avait retracé les paiements émis par CyberNation l’avait conduit à une petite succursale de la Virginia National Bank, perdue en banlieue, mais pas plus loin.
Cette succursale avait hélas suivi à la lettre les consignes des bulletins de sécurité émis à intervalles réguliers par la Net Force à l’intention des entreprises recourant intensivement à l’informatique. Leur pare-feu était impressionnant.
Il avait passé des heures à jouer les guides suisses tentant l’ascension du Cervin, l’équivalent virtuel d’une attaque contre le pare-feu de la banque. Il avait trouvé que c’était comme de vouloir grimper une pente abrupte garnie de Teflon. Il n’avançait pas.
Jay était capable en un rien de temps de se frayer un passage au sein de la plupart des réseaux internationaux. Se faire blackbouler par une petite banque locale de rien du tout était on ne peut plus frustrant. Plus que ça, c’était gênant.
Il savait qu’il pouvait s’introduire en passant par le service juridique. Il y avait matière à obtenir un mandat de perquisition, mais une telle approche soulevait des problèmes. Pour commencer, un tel mandat risquait de mettre la puce à l’oreille de l’individu qu’ils recherchaient. Ça pouvait leur donner le temps de se préparer, de planquer l’argent ou de le transférer sur le compte d’un destinataire légitime.
Par ailleurs, si Jay parvenait à obtenir le nom du titulaire de ce compte, la Net Force serait en mesure de trouver d’autres renseignements à partir de celui-ci. Ils pourraient alors tendre un piège et passer à l’action dès qu’eux seraient prêts. Ce qu’il voulait surtout éviter, c’est que CyberNation s’en tire ce coup-ci, et pour cela, il ne fallait pas qu’il dévoile son jeu trop tôt. Une fois leur cible identifiée, alors seulement il pourrait requérir un mandat et constituer un enchaînement de preuves. Mettre la cible sous surveillance dans de telles conditions rapporterait sans aucun doute bien plus d’informations.
Restait à savoir comment procéder.
Il avait essayé la force brute, même s’il supposait qu’un des superordinateurs de la NSA aurait eu plus de ressources pour le faire que celui équipant la Net Force. Certes, il pouvait toujours s’interfacer avec eux et les ajouter au mélange, peut-être alors que…
« Allô ? La Terre appelle Jay ? »
Il réalisa avec un sursaut qu’il n’avait pas entendu – ou vu – Saji entrer. Elle s’était perchée à un angle de son bureau et il la regarda en souriant. Le simple fait de la voir contribuait à lui donner le sourire.
« On pratique la méditation, mon chéri ? » demanda-t-elle.
Il sourit, secoua la tête. Encore pris sur le fait à ramener du boulot à la maison. Encore une fois.
« Je ne pensais pas. »
Elle passa derrière lui et se mit à lui masser les épaules.
Jay appuya la tête contre elle et soupira. Elle avait commencé à faire ça pendant leur lune de miel. Au début, ils avaient prévu d’aller à Bali mais ils avaient changé d’avis à la dernière minute et s’étaient finalement rendus en Espagne. Ils avaient passé l’essentiel de leurs quinze jours de voyage à Formentera, une île au large d’Ibiza. Leur point de chute était ce qui s’appelle un trou perdu : pas d’électricité, pas de téléphone, pas même de connexion Internet. Il avait ressenti au début une certaine claustrophobie – il avait passé un temps fou avec son virgil à récupérer de vieux jeux oubliés dès lors qu’il avait eu la réalité virtuelle. C’est à ce moment-là que Saji avait commencé ses massages pour l’aider à se détendre.
Au bout d’un moment, le charme de l’île – le soleil torride, les superbes eaux limpides, et le temps passé seul avec Saji – l’avait détendu bien plus qu’il ne l’avait été depuis des années. Elle ne lui avait plus massé le dos depuis leur retour. Jusqu’à maintenant.
Il aurait voulu se retrouver sur cette île, pouvoir oublier la Net Force et CyberNation.
Hmm. Peut-être qu’il pourrait tenter d’introduire un ver au cours d’un transfert, intercepter des combinaisons de touches…
Il sentit le souffle de Saji tout contre son oreille.
« Waouh !
– Oh, tu es donc toujours là. Bien. Tu te souviens de moi ? Tu sais, on s’est mariés, il y a quelque temps… »
Il rit. « Pardon. Je suis là ! Je suis là !
– Très bien, dans ce cas, Monsieur Je-suis-là, qu’est-ce que je viens de dire, il y a un instant ?
– Euh…
– C’est bien ce que je pensais. » Elle se pencha pour voir son écran. « Alors comme ça, qu’y a-t-il de si important pour que tu réussisses à entrer en virtuel sans tout ton barda ? Au fait, chapeau, la concentration. Je suis impressionnée. On croirait presque que tu as étudié avec un bouddhiste brillant.
– Mais c’est le cas, remarqua Jay, sauf qu’il était bien plus vieux et plus moche que toi. »
Cette fois, ce fut à son tour de sourire, mais en même temps, elle hocha la tête. « Hon-hon. Tu ne t’en tireras pas si facilement, Gridley. À présent, accouche. »
Et Jay lui parla de la banque, qu’il ne parvenait pas à forcer.
Saji écouta. Il apparut à Jay, et pas pour la première fois, qu’il était un des hommes les plus heureux au monde à l’avoir trouvée. Quelqu’un qui l’écoutait, qui s’intéressait à ses problèmes. Et il avait failli reculer et tout faire rater.
Quand il eut achevé son explication, Saji resta quelques secondes sans mot dire, les mains immobiles sur ses épaules. Puis elle dit : « OK, pas de problème. »
Jay inclina la tête en arrière pour la regarder. OK ? Pas de problème ? Est-ce qu’elle parlait sérieusement ?
« Quoi ?
– Eh bien, je pourrais te le dire, mais as-tu réellement envie que je te facilite la tâche ? Tu ne préférerais pas le mériter plutôt ? Je sais combien tu détestes les soluces des jeux et tout ça…
– Saji ! » Et il leva les mains pour lui saisir les épaules.
Elle rit. « Tu connais la vieille histoire de l’arbre qui cache la forêt ? »
Jay acquiesça. Où voulait-elle en venir ?
« C’est toi et cette banque. Tu ne regardes pas la forêt. Tu restes bloqué sur un seul arbre. »
Il hocha la tête. Il ne voyait vraiment pas de quoi elle voulait parler.
Elle se remit à rire, puis lui mordilla doucement le lobe de l’oreille. « Tu y arriveras, Jay, reprit-elle, quand tu cesseras de t’obstiner à chercher. »
Il l’espérait. Frustré, il la relâcha et reporta son attention sur l’ordinateur.
Quelque part, il y avait une voie d’accès. Il le savait. Il y en avait toujours une. Il lui suffisait de continuer à chercher.