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Washington, DC
Toni avait prévu de se rendre au supermarché faire quelques emplettes avant le retour d’Alex du boulot. Il faisait presque nuit et elle voulait être revenue avant lui, aussi se dépêchait-elle – jusqu’au moment où elle ouvrit la porte d’entrée et vit la meute de journalistes dans son allée.
Bon, d’accord, ce n’était pas vraiment une meute. Ils étaient peut-être sept ou huit, mais ils donnaient à coup sûr l’impression d’être plus nombreux. Dès qu’elle ouvrit la porte, ils se mirent à lui crier dessus, dans un brouhaha assourdissant :
« Madame Michaels ! Madame Michaels ! Est-il vrai que vous étiez parmi les agents qui ont tué des ouvriers sur le Bonne Chance ? »
« Madame Michaels, quel effet ça vous fait que votre mari soit responsable de la mort de ces innocents ? » « … vrai que vous êtes une experte en arts martiaux qui a déjà tué plusieurs personnes avec des couteaux ou à main nue… ? »
« … honnête pour les contribuables ? »
Gourou apparut à la porte derrière elle. Elle considéra les hommes et les femmes qui montaient à l’assaut de leur allée. Elle passa devant Toni pour faire face à la charge des reporters. « Le bébé dort, leur dit-elle. Vous devez partir. »
La première femme à venir à sa hauteur, une journaliste de télévision, lui fourra un micro sous le nez. « Qui êtes-vous, madame ? Que savez-vous de cette histoire ? »
Fourrer ainsi le micro sans fil sous le nez de Gourou n’était peut-être pas une si bonne idée.
Gourou attrapa l’objet et l’arracha des mains de la journaliste. Puis, l’octogénaire le cassa en deux et en laissa choir les fragments qui firent un bruit de cliquetis sur le sol de l’allée.
« Taisez-vous, dit-elle. Le bébé dort. »
Apparemment, aucun des reporters n’avait encore vu une vieille grand-mère briser un coûteux microphone en métal et plastique rigide comme si c’était un vulgaire gressin. Tous se turent. On aurait dit un troupeau de chevreuils pris dans les phares d’une voiture.
Toni sourit.
Gourou les chassa d’un geste des deux mains. « Allez, allez. » Elle avança d’un pas.
Quasi-débandade des reporters, qui reculèrent, paniqués.
Gourou fit demi-tour, adressa à Toni un imperceptible sourire et réintégra le logis.
La journaliste se ressaisit : « Je vais vous envoyer la facture, madame ! Vous ne pouvez pas détruire du matériel comme ça ! »
Toni rétorqua, très doucement : « Et à qui allez-vous l’adresser ? » Puis elle tourna les talons et rentra. Plus question d’aller au supermarché, de laisser Gourou et le bébé seuls avec ces chacals dehors.
Quand Michaels rentra, il vit le troupeau de reporters rassemblé devant la maison. Putain. Ce n’était pas correct. S’ils voulaient venir au siège pour l’interroger, pas de problème, mais pas question qu’ils se pointent ainsi devant chez lui 1
Il engagea la voiture de service dans l’allée et pressa sur la télécommande du garage. En temps normal, il laissait la voiture dans la rue afin de laisser le garage vide pour leurs entraînements de silat, mais il n’avait pas envie de traverser cette cohue.
Deux journalistes obliquèrent vers l’allée pour l’intercepter.
Il descendit la vitre, sortit la tête dehors. « Dégagez le passage, je vous prie. »
Les autres vinrent déferler sur la voiture comme des mouches sur un pot de miel.
« Commandant Michaels ! Avez-vous des commentaires à faire sur le procès qui vous est intenté ? »
« … Commandant, était-il vraiment nécessaire de tuer ces hommes ? »
« … Commandant, pourquoi avoir envoyé votre femme sur une mission aussi dangereuse ? »
Il essaya d’avancer au pas, mais la meute restait avec lui, comme des hyènes s’acharnant sur un impala blessé. Ceux devant le capot ne voulaient pas dégager le passage. Il actionna l’avertisseur.
Il sortit à nouveau la tête dehors et fusilla du regard les deux gars postés devant sa voiture. « Écoutez, je vais entrer dans mon garage. Ce serait une bonne idée de dégager le passage. Je ne voudrais pas que quelqu’un soit blessé. » Il sourit, d’un sourire aussi faux qu’un billet de trois dollars.
Les deux hommes – deux cadreurs avec leur caméra – ne bougèrent pas d’un pouce.
Oh, et puis merde, tant pis pour vous. Son sourire s’effaça, il rentra la tête à l’intérieur, ôta le pied du frein et laissa la voiture avancer doucement.
Ils ne bougèrent pas jusqu’à ce que le pare-chocs les effleure presque mais, finalement, ils cédèrent.
Michaels entra dans le garage et pressa sur la télécommande pour refermer la porte. Aucun reporter ne le suivit à l’intérieur, ce qui valait mieux, parce qu’il aurait eu du mal à ne pas les flanquer dehors manu militari.
Une fois la porte du garage refermée, il descendit de voiture. Tommy lui avait dit qu’il verrait des reporters et qu’il ne devait surtout pas les laisser le provoquer. Rester poli, ne rien dire excepté : « pas de commentaire », sourire, acquiescer, adresser un signe de la main et leur échapper. Ils étaient comme des moustiques, avait dit Tommy. Ils vous mordaient et vous suçaient le sang, et si vous en écrasiez un, un autre s’empressait de prendre sa place. Mieux valait leur abandonner le terrain que de perdre son temps à les aplatir.
Toni le retrouva à la porte.
« Je suis désolé pour tout ça, dit-il en indiquant la porte du garage.
– Ce n’est pas ta faute », dit-elle. Elle se haussa sur la pointe des pieds pour l’embrasser. « Sinon, à part ça, comment s’est passée ta journée ? »
Il sourit.
Le sourire ne dura pas, toutefois. Installée dans le séjour, Gourou regardait le journal du soir. Il lui adressa un signe et elle lui indiqua la télé.
Michaels regarda et se vit sur l’écran. Il s’immobilisa.
La vue était prise par une des caméras qui avaient bloqué l’allée, et un gros plan serré sur son visage révélait un éclair de colère, suivi d’un sourire qui ressemblait plutôt à un rictus.
On l’entendit dire « Dégagez le passage », tandis qu’il rentrait la tête à l’intérieur de l’habitacle et redémarrait.
Ils avaient tronqué sa phrase, « Ce serait une bonne idée » et coupé « Je ne voudrais pas que quelqu’un soit blessé ». Vue sous un angle différent, la prise d’une autre caméra, mise en insert, montrait la voiture fonçant vers les deux cadreurs postés devant le capot. Ça donnait l’impression qu’il essayait de les écraser.
Son virgil pépia. C’était Tommy Bender.
« Qu’est-ce que vous faites, Alex ? Je suis en train de vous regarder au journal télévisé, en train d’essayer d’écraser les cadreurs de Channel Nine et Channel Four. Pourquoi ça ?
– Tommy, les apparences sont trompeuses.
– Non, jamais. Et souvenez-vous que je vous l’ai déjà dit. »
New York
Corinna Skye s’appuya au dossier et sourit. « C’est peut-être bien le meilleur repas que j’aie jamais dégusté », confia-t-elle.
Elle portait un corsage de soie bleue avec autour du cou un nœud assorti, les deux en harmonie avec ses yeux bleus, et une jupe de soie plissée bordeaux qui s’arrêtait au ras du genou. Il estima qu’elle devait être chaussée de Gucci, le cuir mettant en valeur le reste de sa tenue. Très classe.
Ames lui sourit. « Merci. Je peux faire mieux. Dans l’idéal, j’aurais dû préparer la sauce avant-hier pour la laisser se bonifier convenablement. Là, c’eût été vraiment bon.
– J’ai du mal à croire que ça aurait pu être meilleur.
– La prochaine fois, nous essaierons quelque chose de différent. Vous aimez l’élan ?
– L’élan ?
– L’orignal, si vous voulez. L’animal aux grands bois.
– Vous feriez cuire Bullwinkle ? »
Il rit. « Ah, vous vous souvenez de cette vieille série télévisée ? C’était une de mes préférées.
– Hé, Rocky, regarde-moi donc sortir un lapin de mon chapeau ! » lança-t-elle, imitant à merveille le personnage de dessin animé.
Et lui de répondre : « Encore ? Ce truc ne marche jamais ! » Dans une imitation à peu près potable de Rocky, l’écureuil volant. Tous deux éclatèrent de rire. « Voulez-vous que nous passions au séjour pour déguster un verre ? »
Elle le suivit. Il lui servit un verre du vin qu’il avait choisi, la laissa le goûter, puis se remplit un verre à son tour. Il l’invita à s’asseoir dans l’ergosiège tandis qu’il s’installait dans le canapé de cuir.
Le siège bourdonna et s’adapta à ses contours exquis. Elle sourit. « Ah ! Je n’en avais encore jamais essayé. Très confortable. »
Il haussa les épaules. « S’il ne l’était pas, quel intérêt ? »
Ils restèrent un moment à savourer leur vin en silence. Puis il reprit : « Eh bien, même si je n’ai pas envie de parler affaires, je ne voudrais pas vous inciter à croire que je vous ai invitée ici sous un faux prétexte. – Grands dieux, non 1
– Alors, comment se déroule la guerre contre la bureaucratie retranchée ? »
Elle reposa son verre. « Mieux que je ne l’escomptais. Nous avons eu deux sénateurs non prévus qui se sont ralliés à notre cause et croyez-moi, je n’y suis pour rien. Le bruit court en outre, officieusement, que la Cour suprême va statuer la semaine prochaine dans l’affaire TransMetro Assurances contre l’État du Nouveau-Mexique, et la rumeur veut que ce soit en faveur de TransMetro. »
Il était au courant, bien entendu. La décision concernait un litige mineur pour savoir si oui ou non les services réglementaires du Nouveau-Mexique pouvaient contraindre la compagnie d’assurances helvétique qui vendait des contrats exclusivement par Internet à se conformer à certaines lois complexes de l’État. En droit strict, bien sûr, cela aurait dû être le cas, mais certains points un peu farfelus de la législation d’Internet étaient susceptibles de l’empêcher. Si oui, cela créerait un précédent qui, bien que sans rapport apparent pour la plupart des observateurs, pourrait au bout du compte bénéficier à CyberNation. Ames voyait cela comme une partie d’un mur de sous-sol : invisible, mais indispensable aux fondations de l’édifice qu’ils devaient mettre en place.
« Bien, fit-il. Un peu plus de vin ?
– Un doigt, oui. »
Il sourit. Tout se déroulait à merveille. Il s’abstiendrait de lui faire des avances ce soir. Pas plus que la prochaine fois qu’ils se verraient, ni même non plus peut-être à leur troisième rendez-vous. Comme une sauce délicate, certaines choses ne devaient pas être précipitées, pas si on voulait les apprécier à leur juste valeur.
Et il comptait bien apprécier Corinna Skye à sa juste valeur. Mais, comme tout ce qu’il avait désiré jusqu’ici, il s’agissait moins de savoir « si » que « quand ».