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QG de la Net Force,

 Quantico

 

 

 

Alex Michaels leva les yeux et vit Tommy Bender au seuil de sa porte. « Vous ne vous lassez pas, hein ? Vous revenez continuellement à la charge. »

Tommy ne souriait pas, toutefois. « Je pensais qu’il vaudrait mieux que je vous avertisse, Alex. Vous allez recevoir un peu plus tard dans la journée copie des demandes de documents, en rapport avec le procès. » Michaels plissa le front et hocha la tête. « Oh, bien, fit-il. Comme si on avait besoin de ça, mettre un agent sur la brèche et dépenser une partie de notre budget à sortir des fichiers pour qu’on puisse les retourner contre nous. »

Tommy acquiesça. « C’est la règle du jeu, commandant. Et un mot d’avertissement, même si je sais qu’il est parfaitement inutile : il y aura un contrôle judiciaire, avec avis des diverses agences fédérales pour savoir si les éléments requis sont ou non vitaux pour la sécurité nationale. Si quelque chose doit être tenu secret pour ces raisons-là, on procédera à l’effacement des éléments requis. Ne décidez pas par vous-même de ce qu’il faut supprimer de la liste. S’ils vous demandent quelque chose, fournissez-le.

– Évidemment, dit Michaels. Nous n’irions jamais faire quoi que ce soit d’illégal, n’est-ce pas ?

– Exactement ce qu’on est-censé vous entendre dire. Je passerai un peu plus tard dans la journée voir comment les choses avancent.

– Ça risque de prendre des jours, objecta Michaels. Pour ne pas dire des semaines. »

Ce coup-ci, Tommy eut un sourire. « Bien sûr. L’injonction initiale ne stipulera pas de date limite, elle se contentera de spécifier que les documents demandés devront être remis "dans un délai raisonnable". Ils ne s’attendent pas à vous voir suspendre vos opérations pour ça. Mais s’il apparaît que vous traînez délibérément les pieds, le juge ne sera pas ravi. »

Alex acquiesça. « Je comprends, Tommy. Vous pouvez être certain qu’on sourira, qu’on acquiescera et qu’on racontera à tout le monde que l’on fait du plus vite qu’on peut. Et encore merci pour les tuyaux. »

Tommy repartit et Michaels se carra dans son siège. Encore une journée au paradis. Il lorgna le petit tiroir du haut, celui qu’il réservait à ses affaires personnelles. Il y avait à l’intérieur une enveloppe arrivée quelques jours plus tôt qui contenait une offre d’emploi pour diriger le service de sécurité informatique d’une grosse boîte installée dans le Colorado.

Il recevait deux ou trois propositions similaires chaque semaine. Il les lisait toutes mais la plupart finissaient à la corbeille. Celle-ci, il l’avait gardée, même s’il n’était pas trop sûr de savoir pourquoi. Et à présent, dans la foulée de ce que venait de lui dire Tommy Bender, il la trouvait diablement attrayante.

Le Colorado était à coup sûr un endroit superbe et le boulot serait bien moins prenant. Il avait tout pour plaire : bien plus d’argent, bien moins de stress et plus de temps pour sa famille. Pour couronner le tout, le Colorado était l’endroit idéal pour élever un enfant, et il était situé plus près de son ex-femme et de sa fille, ce qui faciliterait ses visites. Ils pourraient apprendre à skier. L’été, faire de la randonnée. Profiter de l’air pur, s’ils pouvaient se retrouver assez loin de Denver.

Peut-être qu’il devrait s’en ouvrir à Toni. Son boulot actuel n’avait rien de facile, et il lui semblait que ça avait encore empiré ces temps derniers. Il y avait des avantages indéniables à bosser dans le privé…

« Monsieur ? » C’était la voix de sa secrétaire à l’interphone.

« Oui ?

– Mlle Skye est ici. »

Michaels soupira. Il avait totalement oublié Cory. Elle avait pourtant bien dit qu’elle passerait.

« Envoyez-la-moi. »

Et laissez également la porte ouverte…

 

John Howard se dirigeait vers son bureau avec Julio, ils discutaient de la dernière révision des formulaires officiels de réquisition, quand il entendit quelque chose. Cela lui parut bizarre, comme un bourdonnement de moteur électrique.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda-t-il.

Julio le regarda. « Quoi donc ?

– Ce bruit, comme un ronronnement sourd.

– Je n’entends rien… attendez. Oh, ça ? C’est un des scooters dont je vous ai parlé. »

Comme pour ponctuer cette remarque, le caporal-chef Franklin Kenny déboucha à l’angle du hall, se dirigeant dans leur direction. Il chevauchait un truc ressemblant à une antique tondeuse à main.

Oh oui, le Segway, songea Howard. Il en avait déjà vu à l’extérieur et Julio avait effectivement mentionné qu’ils testaient de nouveaux modèles.

Le caporal-chef Kenny passa devant eux à bonne allure.

Julio fronça les sourcils et dit : « Vous savez, mon général, je n’avais pas entendu ce scooter avant que vous en parliez. Peut-être que je devrais envisager d’adopter une de ces petites oreillettes, comme la vôtre. »

Howard sourit. Il n’avait parlé de son nouveau jouet à personne. Il ne l’avait certainement pas signalé à Julio. D’un autre côté, il n’avait fait non plus aucun effort pour le dissimuler. Il avait juste attendu voir qui dirait – ou remarquerait – quelque chose et qui ne remarquerait rien. Que Julio l’ait noté n’était pas une surprise. La surprise aurait été au contraire qu’il n’ait rien remarqué.

« C’est juste histoire de vous faire savoir que je garde l’œil ouvert, reprit Julio.

– Même une pendule arrêtée marque deux fois par jour l’heure exacte, nota Howard. Alors si tu as des blagues sur les sourds, c’est le moment.

– Oh non, mon général, je ne ferais pas une chose pareille. Maintenant, si vous me demandez si j’ai des blagues sur les sourds particulièrement idiotes, alors là, c’est une autre paire de manches. Celles-là, j’en ai des centaines. Des milliers.

– C’est que vous devenez un rigolo sur le tard, lieutenant.

– Affirmatif, mon général. Je le confesse. Je suis surpris que vous ne vous soyez pas occupé plus tôt de cette histoire d’oreille. De ce côté, ça fait bien deux ans que vous êtes sourd comme un pot.

– Pourquoi ne pas l’avoir mentionné plus tôt ? »

Sourire de Julio. « Hé, je l’ai fait, mon général. Mais vous ne m’avez pas entendu.

– Est-ce que ta femme sait que t’es drôle, Julio ?

– Elle pense que je suis à pisser de rire. C’est pour ça qu’elle m’a épousé. Enfin, ça et ma belle gueule, ma courtoisie et mes bonnes manières, bien entendu. »

Howard éclata de rire.

« J’ai vu la Mitraille au parcours d’obstacles, aujourd’hui, reprit Julio.

– La Mitraille ? Notre Mitraille est vraiment allé sur le parcours d’obstacles ?

– Je crois qu’il tenait une des barrières en s’appuyant dessus. Je ne l’ai pas vu vraiment courir. Quoi qu’il en soit, il a laissé entendre que Tyrone s’était pointé aux séances d’entraînement au pistolet.

– Ça a l’air en effet de bien lui plaire, concéda Howard.

– La Mitraille dit que ça lui donne envie de chialer de voir à quel point ce gamin est doué. Il dit que s’il peut l’avoir encore trois mois, vous pouvez-vous mettre à fabriquer une vitrine pour exposer ses médailles. Il a toutes les qualités d’un tireur de classe internationale. N’importe quelle arme voudrait le récupérer pour le mettre dans son peloton de tir. Lui payer ses études avec une bourse militaire. Est-ce qu’il a déjà envisagé les troupes de la Net Force ? La Mitraille dit que si ça ne tenait qu’à lui, il pourrait à plein temps, sans jamais avoir à se salir les bottes.

– Sa mère préférerait le voir embrasser une carrière médicale, nota Howard. Je crois que son opinion concernant la carrière éventuelle de son fils sous l’uniforme pourrait commencer par la formule : "Il faudra me passer sur le corps. "

– Marrant, Joanna dit la même chose pour notre petit Hoo.

– Et c’est un officier et une femme d’honneur », remarqua Howard.

Julio hocha la tête. « Ah, les femmes. »

 

Los Angeles, Californie

 

L’appareil entama sa descente finale et Junior reposa son magazine pour regarder par le hublot. L’avion était à moitié plein et, bien qu’en classe touriste, il avait trois fauteuils pour lui.

Junior n’aimait pas trop prendre l’avion, mais pour se rendre de la côte Est à la côte Ouest, on était bien obligé. La seule autre solution était de passer près d’une semaine au volant ou à bord d’un train. La voiture, c’était mortel, mais le voyage en train n’était pas un mauvais choix. On avait l’occasion de voir des trucs intéressants, on demeurait injoignable tant qu’on laissait son téléphone coupé, et le mouvement de balancement vous aidait à dormir. Vous pouviez-vous installer devant la grande vitre panoramique de la voiture-club et regarder défiler le paysage en dégustant une bière. Et on n’avait pas à craindre qu’un type vienne détourner le convoi sur Cuba ou l’expédie dans un immeuble.

Mais consacrer deux semaines à un aller-retour n’était pas dans son agenda ce coup-ci. Il devait se rendre sur place, faire ses affaires et revenir, et il avait exactement deux jours pour ça, donc c’était l’avion ou rien.

L’avion était une corvée avec toutes ces queues et ces contrôles de sécurité, mais on n’avait pas le choix. Il portait toujours son arsenal chez FedEx dans une grosse boîte marquée « Équipement d’analyse », en assurant le colis pour dix mille dollars et en inscrivant qu’il contenait du matériel électronique. Quand un colis était assuré pour une telle somme, la FedEx ne le perdait pas. Il choisissait l’expédition le jour même, pour récupérer le tout au bureau FedEx le plus proche de l’aéroport, et ses flingues l’attendaient ainsi où qu’il aille puisqu’ils n’avaient pas à être placés dans un camion de livraison.

Certains tireurs se contentaient d’emballer leurs armes dans leurs bagages déclarés. Certains avaient trouvé le moyen de contourner les mesures de sécurité et les emportaient même à bord de l’avion. Junior ne faisait pas ça. Ayant été déjà condamné, il ne pouvait pas se permettre une nouvelle arrestation, et comme les compagnies aériennes procédaient de temps en temps à des contrôles aléatoires des bagages embarqués, il ne voulait pas prendre de risques, si minimes soient-ils.

Il n’aimait pas trop être sans revolvers à bord d’un avion – on ne savait jamais si on n’allait pas tomber sur un cinglé désireux de rééditer un 11 Septembre – mais il n’était pas non plus totalement désarmé. Il avait une paire de couteaux à lame courte qu’il transportait toujours planqués dans ses chaussettes. Fabriqués en plastique rigide – on les appelait des coupe-papier de la CLA. -, ils restaient invisibles des détecteurs de métaux. Il pouvait ainsi franchir sans problème les portiques de sécurité.

Il avait également envisagé de se doter d’un de ces pistolets de poche à canon double de fabrication israélienne. Composés pour l’essentiel de fines couches de fibres de carbone collées à la Superglu, avec des chemises de canon en scandium, des ressorts et des percuteurs en titane, ils tiraient des projectiles faits d’un mélange de bore et de résine époxy. Le canon tenait lieu essentiellement de carcasse, comme dans les antiques armes à poudre noire.

Comme les couteaux, les détecteurs de métaux ne les remarquaient pas, mais il fallait les démonter pour les recharger. Ils n’étaient pas rayés mais à canon lisse, de sorte qu’ils n’étaient précis que de près. Et ces petits joujoux coûtaient la peau des fesses, en plus. Il fallait compter trois mille pièces, si on arrivait à en trouver, ce qui n’était pas non plus évident.

Malgré tout, n’importe quel flingue valait mieux que pas de flingue du tout quand ça commençait à tirer. Il aurait bien besoin de ça, voir son avion détourné par un type qui se croirait chargé d’une mission divine. Si jamais ça se produisait et que le gars n’avait pas d’arme à feu, Junior comptait bien le découper en tranches, cet idiot, comme une vulgaire pastèque.

Un bon truc qu’on pouvait apprendre en prison, c’était à faire du vilain avec un surin, même en plastique. Quand il était à Angola, le pénitencier d’État de Louisiane, il avait rencontré des Sud-Africains qui étaient capables de faire à peu près n’importe quoi avec un couteau, et, à moins que le terroriste fasse partie du lot, il allait se retrouver mort vite fait, si jamais il prenait le même avion que Junior.

Junior savait qu’il pourrait éventrer le bonhomme et devenir malgré tout un héros. Si on le questionnait sur l’origine du couteau en plastique, il répondrait qu’il l’avait trouvé aux toilettes – le terroriste avait pu le faire tomber alors qu’il était en train de se motiver pour accomplir sa mission suicide. Il pourrait planquer le second sur le cadavre pour renforcer ses dires. Comme il voyait les choses, si un gars sauvait un avion rempli de passagers, personne n’allait trop l’embêter à lui demander comment il avait procédé.

Ils atterrirent et Junior récupéra son bagage à main. Vite fait, bien fait, ni vu ni connu, telle était la méthode. Il allait louer une voiture, récupérer ses flingues, puis il passerait voir un membre du Congrès qui commençait à se prendre la grosse tête. Il lui donnerait quelques conseils que le bonhomme aurait du mal à refuser, compte tenu des photos qu’avait Junior de lui en compagnie d’une femme autre que son épouse légitime, prises dans un motel du Maryland.

Encore un jour, encore un dollar.

Il sourit. Je me demande ce que font les pauvres, un jour comme aujourd’hui.