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New York
Dans la cuisine de son appartement, Ames ajouta un doigt de chardonnay – réserve 1990 – dans la sauteuse en inox chemisé de cuivre qui contenait le homard et la sauce shitaké. L’ustensile venait de France. Il fallait reconnaître aux Français qu’ils s’y connaissaient en cuisine. La sauce était destinée à faire pocher le saumon du Yukon qu’il avait fait venir par avion le matin même. Le poisson était de petite taille, trois livres, et il avait dû être péché illégalement, en dehors de la saison. Quand on faisait le total, c’était du saumon qui allait chercher dans les trois cents dollars la livre, mais peu importait. L’essentiel était destiné aux Japonais, mais être riche avait ses petits avantages. La veille, ce saumon nageait dans les eaux froides de l’Alaska ; ce soir, il serait le dîner d’Ames dans son appartement new-yorkais.
La civilisation était une chose merveilleuse.
Le vin qu’il utilisait pour le déglaçage revenait à quelque quatre-vingts billets la bouteille, également, mais on ne devait pas lésiner sur la qualité. Si vous deviez cuisiner au vin, quel intérêt de tuer le goût avec de la piquette ?
Ames n’était pas un œnologue distingué. Il ne cherchait pas à apprendre tous les termes exacts, le nez, le bouquet, la note finale, et ainsi de suite. Mais il savait reconnaître un bon vin quand il en goûtait un. La première fois qu’il avait bu un des produits de Blackwood Canyon, il avait tout de suite su qu’il était tombé sur un négociant qui connaissait parfaitement son métier. Il avait rempli sa cave en achetant le vin par caisses entières. Il avait également investi de l’argent dans l’affaire – jusqu’à la hauteur autorisée par Michael Taylor Moore.
Il possédait d’autres caves, à présent, mais cette première cave de Michael Moore était située dans un trou perdu au bout d’un chemin gravillonné, quelque part au milieu de nulle part, dans l’État de Washington. Cette première cave était dure à trouver et n’était même pas indiquée sur les guides locaux. Si vous ne saviez pas où elle était, vous ne pouviez tomber dessus que par accident, ou alors en passant des heures à jouer les détectives. Mais cela en valait la peine. À l’époque, le seul endroit où l’on pouvait acheter la production, c’était sur place, ou bien à la bouteille, dans quelques rares restaurants parmi les meilleurs du monde.
Moore élevait ses vins selon la vieille méthode traditionnelle en usage en Europe, dite « sur lies ». Ames ne connaissait pas trop les détails mais il savait que cela exigeait de laisser mûrir les grains plus longtemps qu’il n’était de mise. Il en résultait des blancs d’une richesse sans équivalent en Amérique du Nord.
Ces blancs pouvaient rivaliser avec les rouges de n’importe quel autre éleveur. Quant à ses rouges… eh bien, ils étaient tout bonnement incroyables.
Les produits d’entrée de gamme de Moore étaient meilleurs que les millésimes coûteux des autres éleveurs. Et à l’exception de peut-être deux autres maisons dans le monde, une en Espagne, l’autre en France, personne ne pouvait rivaliser avec ses produits haut de gamme. Il appelait ses millésimes ses enfants, et il ne les laissait sortir de chez lui que lorsqu’ils étaient parvenus à leur pleine maturité, prêts à affronter le monde.
Moore avait quelque chose d’un homme de la Renaissance. Il se considérait comme un alchimiste et vu qu’il transformait l’eau en vin, et en fin de compte, celui-ci plus ou moins en or, la description n’était pas si mauvaise. Il était par ailleurs aussi bon cuisinier que bien des chefs de classe internationale.
Il était également architecte naval, dessinant des catamarans dont certains se repliaient pour le transport et le stockage, et concevait aussi toute une gamme d’engins agricoles mus par l’hydrogène.
Nombre de ses voisins le détestaient parce qu’ils le trouvaient arrogant. C’était à prévoir, cependant. Un homme qui se dressait pour dire et faire ce qu’il croyait recevait toujours des volées de bois vert. Surtout quand il se montrait à la hauteur de ses prétentions.
Ames connaissait bien tout cela. Il s’était lui-même laissé porter par ses propres démons pour exceller dans toutes ses entreprises. Premier de sa promotion en médecine, premier de sa promotion en fac de droit, et athlète de haut niveau. Mais ce n’était pas assez. Ce n’était jamais assez.
C’est justement ce qui lui avait plu chez CyberNation. Ces gens appréciaient le talent et le métier, ils les encourageaient, et ils étaient prêts à payer pour. Ils recherchaient toujours l’excellence.
Ames sourit. On ne risquait pas de l’accuser de ne pas savoir se mettre en valeur.
Il remua la sauce, baissa la flamme du brûleur avant de sa cuisinière Thermador et ajouta quelques pincées de thym frais et de sauge. Il faudrait que la sauce réduise encore une heure avant qu’il puisse y faire pocher le poisson. Il avait tout son temps.
Pour le dîner avec Corinna Skye, il avait opté pour un riesling 1988 Blackwood Canyon. Pour les hors-d’œuvre, il avait sélectionné un cabernet-sauvignon 1989 réserves du domaine qui devait avoir atteint sa pleine maturité. Un « vendanges tardives Vin Santo Penumbra »conviendrait parfaitement avec le dessert.
Quand il avait acheté ces vins, ils étaient relativement bon marché – quarante billets pour celui du dessert, entre cent cinquante et deux cents pour les autres. Aujourd’hui, ils coûtaient le double – quand on arrivait à en avoir… Depuis longtemps, Moore vendait ses récoltes sur option, et ses crus n’avaient pas de date de livraison ferme : il pouvait s’écouler un an ou dix ans avant qu’il estime que le vin était prêt à être mis en bouteille et expédié, et si ça ne vous plaisait pas, vous pouviez toujours aller voir ailleurs.
Ames sourit à nouveau. Un homme capable d’élever des vins comme ceux-ci forçait l’admiration. Et le respect. Et Ames serait toujours ravi de les acheter, quel que soit le prix.
Il se pencha pour vérifier le feu sous la sauteuse. C’était toujours mieux : regarder la flamme, pas la position du bouton. Rassuré – la sauce ne risquait pas d’attacher -, il alla s’occuper de la salade. Il allait mêler la laitue, les endives et les autres ingrédients laissés au frais, mais bien sûr il n’incorporerait la sauce qu’au tout dernier moment. Il allait bientôt être à court d’huile d’olive. Il ne lui restait qu’une bouteille de Raggia di San Vito, la meilleure huile d’olive vierge de première pression disponible hors d’Italie – elle valait le prix d’une bonne bouteille de Champagne français – et il nota de demander à Bryce de lui en recommander.
Tant de choses à faire, et tant de projets qui devaient être terminés en même temps.
Tout en sortant les feuilles de pissenlit du bac à humidité contrôlée, Ames regarda sa montre. Ce soir, Junior était en train de régler une histoire mineure avec un jeune sénateur du Midwest et il devrait d’ici peu lui donner de ses nouvelles.
CyberNation avait lancé un assaut frontal généralisé en attaquant le Net et la Toile pour attirer des clients. Ça n’avait pas marché. Ils avaient essayé aussi bien la corruption que les voies légales, tout comme la publicité, mais de l’avis d’Ames, ils n’avaient pas poussé assez loin dans ces diverses directions.
Et c’était là qu’il intervenait. Son boulot était de tirer profit de la loi. Ce qui incluait notamment d’acheter les législateurs ou de les effrayer, et si la corruption ne suffisait pas, parfois un bon procès ferait l’affaire. Tous les moyens se valaient. Pour faire aboutir les lois qu’ils voulaient voir passer. Leur obtenir la reconnaissance officielle qu’ils convoitaient.
Personnellement, il jugeait l’idée stupide. Un pays virtuel ? Billevesées. Il aimait le monde réel, matériel, avec ses saumons pochés, ses rieslings secs et autres à-côtés, merci bien. Mais après tout, si c’était ce qu’ils voulaient et si c’était possible, Mitchell Ames le leur obtiendrait. Il en avait pris l’engagement. Il le tiendrait.
Il considéra le plan de travail en marbre avec sa planche à découper incorporée. Où avait-il mis la centrifugeuse ? Ah oui, derrière le mixeur.
Junior avait le numéro d’un des douze téléphones jetables que Bryce avait achetés – en liquide – la veille, dans une boutique d’électronique de Baltimore. Environ une fois par semaine, Bryce se rendait dans une ville en dehors de l’État pour y chercher une caisse de téléphones mobiles numériques jetables. Ceux qui n’avaient pas été utilisés à la fin de la semaine étaient détruits et jetés, et jamais à proximité d’une des résidences d’Ames.
Tous les appels clandestins qu’il passait ou recevait l’étaient sur un jetable à durée de deux heures. Comme à partir de ces appareils, il était impossible de remonter jusqu’à lui, il n’y avait pas vraiment à s’inquiéter du cryptage. Par précaution, toutefois – et Ames était toujours d’une prudence extrême -, ils dialoguaient en utilisant une forme de code, même sur ces jetables. Junior appelait et disait quelque chose du genre : « Votre commande est prête » ou « Nous avons dû recommander cet article », et cela suffisait.
S’ils devaient tenir une conversation plus longue ou parler d’une chose impossible à dire en code, ils le faisaient en face à face. Ames n’avait pas qu’une seule planque, et chacune était dotée de suffisamment de dispositifs électroniques anti-écoutes pour que, si jamais Junior avait soudain eu l’idée d’utiliser un micro émetteur discret, Ames le sache avant même que le premier mot ne fût prononcé.
Il avait fait la connaissance de Junior au stand de tir et l’avait soigneusement contrôlé, étudié et entretenu avant de… l’activer. C’était un instrument sommaire, mais l’homme était assez goulu pour lui être utile. S’il s’écartait de la ligne, Ames l’éliminerait et se trouverait une autre dupe.
Et quand bien même Junior déciderait de le faire chanter – ou plus probablement, s’il se faisait prendre et tentait de se servir d’Ames pour marchander -, il n’aurait rien de concret à balancer. Comme le chef d’une bande de pickpockets bien organisée, Ames ne conservait jamais un portefeuille plus que le temps nécessaire à le transmettre à un complice. Toutes ses opérations avec cet homme se déroulaient en liquide, et jamais personne en dehors de Bryce – qui serait prêt à passer dix ans en prison avant de dire un mot contre Ames, sachant qu’il pourrait prendre sa retraite, fortune faite, à la sortie -, jamais personne n’avait vu Junior et Ames ensemble.
Bref, Ames assurait au maximum ses arrières. Ce qui valait mieux car Junior était important pour son plan. Pas irremplaçable mais important.
Ames n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi habile avec une arme de poing en situation d’urgence, avec des revolvers à canon court, qui plus est, et lui-même pratiquait le tir depuis une quarantaine d’années. Un homme qui savait tirer et qui tirerait sur qui vous lui indiquiez était un instrument d’une valeur inestimable. Il convenait juste de ne pas se couper en l’utilisant.
Il lava les feuilles de salade, les mit dans la centrifugeuse électrique et pressa le bouton pour les essorer. Le ronronnement de la machine s’amplifia et l’odeur des feuilles légèrement froissées envahit ses narines. Ah !
Bon. Assez pensé à Junior. Corinna Skye était un sujet plus intéressant sur lequel se pencher. Après un verre pour discuter de la poursuite de ses efforts de lobbying pour le compte de CyberNation, il savait qu’il devrait lui consacrer encore un peu de temps et d’énergie.
Il sourit à cette allusion à double détente et alla chercher quelques petites carottes nouvelles. Peu importait la saison à New York, c’était toujours le temps de la récolte quelque part dans le monde…
Halethorpe, Maryland
Junior se trouvait dans un drugstore situé non loin du campus de l’université de Baltimore, juste à côté de l’autoroute 95, et il se sentait un brin nerveux.
Il en sourit, se moquant de lui-même. Le Grand Méchant Boudreaux.
Il hocha la tête. Un brin nerveux ? Il était quasiment en nage, et il n’arrêtait pas d’essuyer ses mains sur son jean. Il serait vraiment stupide de mourir juste parce que la trouille l’empêchait d’empoigner son arme.
Le flic n’avait pas à se faire de souci. Il ne saurait même pas qu’il avait des problèmes avant qu’il ne soit trop tard pour se choper une suée.
La voiture arrivait à présent, avec un seul policier à bord, comme les deux soirées précédentes. Le parking du drugstore était sombre, une minuterie avait coupé toutes les lampes extérieures à dix heures du soir. Quant à l’éclairage intérieur, il était passé en veilleuse. Économies d’énergie obligent, les villes étaient devenues bien plus sombres que naguère. Ce soir, Junior ne s’en plaignait pas.
La voiture de patrouille traversa le parking du restaurant ouvert toute la nuit, de l’autre côté de la chaussée. On aurait dit un Denny’s mais son enseigne indiquait Chez Pablo – sans doute un établissement destiné aux ex-Cubains récemment installés dans le quartier. Junior n’avait rien contre ces gens-là. Quand il était ado, il s’achetait sa gnôle dans un magasin appelé Cuban Liquors, là-bas en Louisiane, et ils s’étaient toujours montrés fort aimables avec lui.
Le flic ressortit avec sa voiture du parking et traversa la chaussée. Il y avait un taxiphone devant le drugstore, une simple demi-cabine ouverte fixée au flanc du bâtiment, mais il n’y avait pas vraiment d’éclairage. Junior avait fait sauter la lampe un peu plus tôt. Il restait malgré tout suffisamment de lumière venant de la boutique pour qu’on voie si quelqu’un se trouvait là, même s’il n’était pas question de reconnaître de qui il s’agissait.
La voiture de police traversa la chaussée comme un chat en quête de sa proie, et pénétra dans le parking du drugstore. Le bâtiment était édifié sur une parcelle légèrement en contrebas des routes, au sud-est de celles-ci, et la cabine était située derrière l’angle, de sorte que les phares du véhicule ne pouvaient éclairer le téléphone quand le flic s’engagea. La seule façon d’éclairer directement Junior aurait été de décrire un large virage en s’engageant pour revenir vers l’entrée. Le flic n’avait pas effectué une telle manœuvre les deux soirées précédentes, sauf au moment de repartir.
Junior s’essuya de nouveau les mains. Il n’était pas trop tard pour renoncer. Il pouvait encore décrocher le combiné et faire mine de parler, comme un type qui devait donner un coup de fil tard le soir. Peut-être que le téléphone de chez lui était en dérangement ou peut-être qu’il n’avait pas payé à temps sa quittance et qu’on lui avait coupé la ligne. Il n’y avait aucune loi qui l’empêchait d’être ici au téléphone. Le flic remarquerait sa présence mais passerait sans doute sans s’arrêter.
Mais non. S’il ne le faisait pas maintenant, il ne le ferait jamais. Il le savait. Il s’était fait arrêter deux fois pour agression, et il avait écopé de cinq ans pour attaque à main armée. Il s’était même fait épingler pour meurtre mais il s’en était tiré – normal, puisqu’il n’y était pour rien -, cependant il n’avait jamais dit à personne que ce n’était pas lui, même à son avocat, aussi les gens croyaient-ils simplement qu’il était passé au travers, s’imaginant qu’un avocat retors avait réussi à faire porter le chapeau à un autre. Cela avait assis sa réputation et ça lui avait en fin de compte pas mal rapporté. Quand des clients sérieux cherchaient un garde du corps, ils voulaient un gars qui n’ait pas peur de faire feu quand les armes parlaient, et ils se disaient qu’il l’avait déjà fait. Il en parlait depuis si longtemps qu’il avait fini par abuser tout le monde. On le prenait pour un tueur mais il ne pouvait pas s’abuser lui-même plus longtemps.
Junior n’avait jamais tué personne. Jamais tiré sur personne. Jamais pour de vrai. Certes, il en avait tabassé pas mal, et il avait brandi ses flingues pour intimider les gens, mais le fait est qu’il n’avait jamais tué personne.
Et ça le rongeait. Ça lui procurait comme un sentiment… de vide. Il savait qu’il pouvait presser la détente s’il fallait en arriver là. Il le savait. Mais il ne l’avait jamais fait.
Il est temps de sauter le pas, Junior, ou sinon de la fermer pour de bon.
Il était terrorisé, ça c’était sûr. Mais il était prêt. Ça aussi, il le savait.
Le flic entra au ralenti dans le parking. La voiture était une grosse Crown Victoria, la version sur roues du requin des Dents de la mer.
Il vit le flic le repérer. Il aperçut son visage éclairé par le reflet de l’écran d’ordinateur sous le tableau de bord.
Junior aurait pu décrocher le téléphone, il était encore temps, mais il n’en fit rien. Il resta simplement immobile à regarder.
Les flics avaient l’habitude de voir les gens les mater, mais il y avait le regard du citoyen moyen et puis il y avait le regard « Va te faire mettre ». C’était celui que lui adressait Junior. Pas un flic ne pouvait laisser passer ça, pas au milieu de la nuit, pas un seul, à moins d’être une mauviette.
Le flic dans la Crown Victoria n’était pas une mauviette.
Il vint s’immobiliser dans l’allée à huit ou dix mètres de lui. La portière s’ouvrit et le policier, la trentaine, descendit. Il tenait sa grosse lampe torche en alu dans une main, mais il ne la braqua pas sur Junior. Pas tout de suite.
« Bonsoir, dit le flic. Un problème avec le téléphone ? »
Junior prit une profonde inspiration. Il avait lesté les poches latérales de son petit gilet en nylon avec deux demi-boîtes de balles, pour lui permettre de les écarter d’un léger mouvement de hanches et d’ainsi dégainer sans encombre. Les deux Ruger étaient sous le gilet, glissés dans leur étui, prêts comme jamais.
Lâche-toi ou tire-toi, Junior.
« Négatif, pas de problème », répondit Junior. Sa voix paraissait calme. Il avait eu peur de trahir une hésitation, mais non. « De toute façon, je ne m’en servais pas. »
Junior vit le flic redoubler soudain de vigilance. Sa main droite recula imperceptiblement vers l’étui de son pistolet. Junior savait que c’était un Glock, sans doute un 22C tirant des 40 S&W, dix balles dans le chargeur plus une dans le canon, et une détente sensible. Plus de puissance de feu que celui de Junior, et de loin. Ce flingue vous abattait un bonhomme dans plus de quatre-vingt-quinze pour cent des cas lorsqu’il faisait mouche.
Mais ça n’avait pas d’importance, si Junior était le meilleur.
« Hé, laissez-moi vous poser une question. » Et Junior avança de deux pas vers le flic. Huit mètres, sept mètres.
« Ne bouge pas, mon gars », dit le flic, toujours pas vraiment inquiet, mais la main désormais sur la crosse en plastique du Glock.
Bon, on y était. Au pied du mur. Le flic était aux aguets, la main sur le flingue, et le regardait droit dans les yeux. Correct.
Junior s’immobilisa. Il tenait les mains abaissées, à hauteur des hanches, les paumes vers l’avant, pour montrer qu’elles étaient vides. La position d’attente pour laquelle il s’était entraîné à dégainer un millier de fois.
Junior reprit : « Comment va ta sœur ? »
Le flic fronça les sourcils et pendant qu’il réfléchissait à la question, Junior écarta les pans de son gilet et saisit ses revolvers.
Le temps s’écoula au ralenti.
Les crosses de caoutchouc dur semblèrent s’animer dans ses mains quand il dégaina les deux flingues à canon court et les brandit devant lui.
Le flic réagit. Il dégaina son Glock dès le brusque mouvement de Junior, mais ce dernier avait été plus rapide d’une demi-seconde. Il avait levé les deux revolvers et les avait braqués sur sa cible avant même que le flic ait fini de dégainer.
Tout se passa comme dans une transe : en dehors du policier, tout s’évanouit, bruits, lumières, tout… et le flic avançait à présent si… lentement…
Junior tira deux fois, l’arme de droite un poil plus rapide que celle de gauche, et il aurait juré qu’il avait vu les balles quitter le canon, malgré les langues de flamme orangée qui aveuglèrent sa vision nocturne, et malgré les jets de fumée grasse ; qu’il les avait vues voler à près de trois cents mètres secondes sur les six mètres de distance, ce qui était impossible ; et qu’il avait vu les minuscules projectiles de plomb toucher le flic, celui de droite juste au-dessus de l’œil gauche, l’autre sur l’arête du nez, whap ! whap !
Le policier s’effondra, toujours au ralenti, son pistolet pointé vers le sol en béton du parking, aucun risque de toucher Junior, même s’il avait tiré, ce qu’il ne fit pas.
Il heurta le sol comme un séquoia qu’on abat à la tronçonneuse, mort ou tout comme. Le Glock tomba, rebondit. Junior entendit le cliquetis de l’arme sur le béton. Il n’avait pas souvenance d’avoir entendu les coups de feu, mais il entendit le Glock atterrir. Bizarre.
Son cœur battait la chamade, comme sous amphétamines, comme après une injection de méthédrine, et après ce qui lui parut des années, il se souvint finalement de respirer. Non sans mal, d’ailleurs, tant son souffle était court.
Sacré nom de Dieu ! J’ai buté le mec !
Il se mit à régner soudain un grand silence.
Un regard alentour. Personne en vue, mais même le petit 22 faisait du potin à cette heure tardive. Quelqu’un avait dû entendre. Les gens allaient se mettre à fouiner. Les voitures de flics étaient comme des aimants : elles attiraient les regards.
Temps de dégager, Junior.
Il avait l’impression d’avoir la cervelle en bouillie. Il était vidé, vanné, mais d’une manière agréable. Quel pied !
Pas besoin d’inspecter la victime. Le bonhomme était bon pour les asticots, aucun doute là-dessus.
Il rengaina les Ruger, tourna les talons et partit vers le nord. D’un pas vif, mais sans courir. Sa voiture était garée dans la rue suivante, une artère résidentielle. Il avait piqué le jeu de plaques d’un petit pick-up garé devant un garage à trois kilomètres de là et les avait fixées sur sa voiture. Si quelqu’un l’avait repérée – et c’était improbable dans ce quartier -, quand bien même il aurait relevé le numéro, il serait impossible de remonter jusqu’à lui.
Si le flic avait eu un rien de jugeote, il aurait signalé la présence de Junior avant de descendre de voiture. Devant son absence de message radio, quelqu’un allait venir aux nouvelles. D’ici là, toutefois, Junior serait à des kilomètres, à bord d’une voiture que personne n’avait vue. Et une heure après, il écluserait une bière dans sa cuisine en se rejouant mentalement la scène.
Ils ne tireraient sans doute pas grand-chose des balles. Ces petits projectiles en plomb non chemisé étaient nuls pour l’expertise balistique. Mais au cas où, Junior comptait changer les canons des deux revolvers, sitôt rentré. Il en avait encore trois jeux pour chacun. Quand bien même quelqu’un le retrouverait plus tard et testerait ses armes, ce qui ne risquait pas d’arriver, mais enfin, on ne sait jamais, eh bien, les rayures des canons neufs ne correspondraient pas. Il avait beau les aimer, pas question qu’il continue à se trimbaler avec des flingues susceptibles de l’identifier comme un tueur de flic.
Il filait, mais derrière son volant, son état d’excitation n’avait toujours pas décru. Jamais il ne s’était senti aussi vivant ! Il avait affronté un flic armé, un tireur entraîné, et il avait abattu le mec, de sang-froid. L’avait tué avant de tourner les talons. Jamais il n’avait ressenti quoi que ce soit de comparable ! Il était comme un dieu.
Comme un dieu !