Chapitre 18.

 

          Je n'ai pas dormi de la nuit. Les yeux ouverts, dans ma chambre obscure, je n'ai cessé de ruminer mes pensées. Au matin, je passe chez Grace et je lui restitue ses reliques sans lui dire, bien sûr, que j'ai trouvé et gardé par-devers moi une lettre adressée à sa fille dont l'auteur est, selon toute vraisemblance, Laurence Fife. Nous bavardons un petit moment, et elle m'assure encore une fois être persuadée que l'effraction d'hier n'a pas pu être commise par Lyle Abernathy. Je redescends examiner les lieux à la faveur du jour, sans succès. Aucune trace révélatrice permettant de me faire une idée sur l'identité du cambrioleur. Bredouille, je reprends le volant en direction de Santa Teresa, avec une halte à Thousand Oaks, où j'avale un solide breakfast. Il est 10 heures du matin quand j'arrive chez moi. Je m'enroule dans une couverture, me laisse tomber sur le divan et m'endors instantanément.

 

          A 4 heures de l'après-midi, un peu reposée, je prends ma voiture et je vais rendre visite à Nikki dans sa maison en bord de mer. Je l'ai appelée un peu plus tôt pour l'informer de mon retour, et elle m'a invitée à venir prendre un verre.

          La villa, bâtie sur un surplomb rocheux qui domine l'océan, est remarquablement intégrée au paysage. Je me gare sur un petit parking mal nivelé, entouré d'eucalyptus.

          Sur la pelouse vert tendre poussent ici et là des touffes de pâquerettes. Un peu plus loin, ce sont des massifs de géraniums, des lauriers, des buissons. L'ensemble a un petit air sauvage et détendu très étudié. La maison est en bois, d'une belle couleur chaude, avec beaucoup de baies vitrées laissant entrer le soleil. L'atmosphère est humide. Ça sent la mer et le sel.

          Je sonne. Un carillon délicat tinte à l'intérieur, et Nikki apparaît aussitôt, vêtue d'un caftan vert sombre. Ses cheveux sont tirés et retenus au-dessus de sa tête par un ruban de velours vert. Elle a l'air détendu. Ce côté absent qu'elle avait naguère semble avoir disparu. Je la trouve plus dynamique.

          J'ai apporté l'album de photos que Diane m'a donné et je le lui tends pendant qu'elle ferme la porte derrière moi.

          - Qu'est-ce que c'est ? demande-t-elle.

          J'explique, en précisant que c'est pour Colin. Elle me fait un signe de tête.

          - Mais venez donc le voir, dit-elle. Nous sommes en train de faire du pain.

          Je lui emboîte le pas vers l'intérieur de la maison. Tout y a des formes rondes et douces. Aucun angle nulle part. Les pièces ont l'air de s'interpénétrer et communiquent entre elles par des arcs et des demi-voûtes. Les espaces se mêlent harmonieusement les uns aux autres. Une échelle de meunier appuyée au mur du fond conduit à un loft qui surplombe la mer. Nikki dépose l'album sur une table basse en verre fumé, se retourne et me sourit.

          La cuisine est disposée en demi-cercle. Tout est bois et stratifié blanc, avec de grosses plantes vertes débordantes de santé. Colin me tourne le dos. Il est en train de pétrir de la pâte à pain, totalement concentré sur son activité. Ses cheveux ont la même couleur pâle et indéfinissable que ceux de sa mère. Ses bras solides malaxent la pâte avec entrain. Nikki lui touche l'épaule, il se retourne vivement et, aussitôt, me passe en revue. Je suis surprise par sa beauté. Il a des yeux gris-vert, de longs sourcils recourbés, très noirs et très épais. Son visage est fin et prolongé par un menton pointu.

          Son regard est serein, brillant d'intelligence et de perspicacité. J'ai déjà noté ce genre de regard dans les yeux des chats. Un regard à la fois perçant et détaché. Un regard qui fait vite le tour des choses.

          Il observe nos lèvres tandis que je parle avec Nikki. Je vois les siennes bouger légèrement en même temps et, curieusement, je trouve quelque chose d'animal et de sensuel à ce mouvement.

          - Il est adorable, dis-je. Je crois que je viens de tomber amoureuse.

          Nikki sourit. Utilisant l'alphabet des sourds-muets, elle traduit pour Colin avec quelques gestes rapides et précis. Colin me décoche un sourire charmeur, très inattendu de la part d'un gamin de son âge, et je me sens piquer un fard.

          Nikki ouvre une bouteille de vin, et je regarde Colin se remettre à l'ouvrage. Il travaille avec application en laissant échapper ici et là des murmures et des gémissements étranges dont il ne semble pas prendre conscience. Nikki me sert du vin blanc bien frais et décapsule un Perrier pour elle-même.

          - A ma libération ! fait-elle en levant son verre.

          Je trinque en lui disant que je la trouve beaucoup plus détendue.

          - C'est vrai, approuve-t-elle. Ça me fait un bien fou d'avoir Colin avec moi. Je ne le lâche pas d'une semelle. Je le suis absolument partout. J'ai l'impression d'être un petit chien. Ah, ça, il n'a pas la paix !

          Ses mains bougent automatiquement en gestes pleins de grâce, et je me rends compte qu'elle traduit simultanément toutes ses paroles pour son fils. Je me sens presque mal élevée, et en tout cas très gênée, de ne pas pouvoir en faire autant. Nikki appuie ses gestes de mimiques expressives et de grimaces diverses. Son visage, et son corps entier, semblent participer à la conversation. J'ai l'impression qu'ils se racontent des blagues dans mon dos. Parfois, Nikki s'arrête dans sa prestation gestuelle, réfléchit comme quelqu'un qui cherche ses mots, puis reprend ses mouvements de mains. Elle laisse échapper un petit rire, troublée d'avoir eu un trou de mémoire. A chaque interruption, Colin la rassure d'un sourire indulgent, plein d'affection. Je me prends à envier leur connivence, leur mode de communication cryptique, où Colin est le maître et Nikki l'élève. Je ne pourrais pas imaginer Nikki avec un autre enfant que celui-ci.

          Au bout d'un moment, Colin place sa boule de pâte dans une grande jatte ronde, la beurre puis la recouvre soigneusement d'un torchon blanc et propre. Par gestes, Nikki l'invite ensuite à venir avec nous dans la salle de séjour. Là, elle lui montre l'album de photos. Il s'installe à un bout du canapé et se penche en avant, les coudes sur les genoux, pour bien voir l'album ouvert devant lui sur la table basse. Son visage ne trahit aucune émotion, mais je vois que ses yeux scrutent chaque cliché dans le moindre détail.

          Je sors sur le balcon avec Nikki. Il commence à se faire tard, mais il y a encore assez de soleil pour donner un semblant de chaleur. Nous nous appuyons à la rambarde et contemplons la masse mouvante de l'océan.

          - Nikki, est-ce que par hasard vous auriez parlé de mes faits et gestes à quelqu'un ?

          Elle se tourne vers moi, l'air stupéfait.

          - Jamais, répond-elle. Pourquoi cette question ?

          J'hésite à peine, puis je lui relate les derniers événements. La mort de Sharon Napier. Ma visite à Greg et à Diane. La lettre que j'ai trouvée dans les affaires de Libby Glass. Je ne saurais dire pourquoi mais, d'instinct, je lui accorde toute ma confiance.

          - Vous reconnaîtriez l'écriture de Laurence ?

          - Evidemment, affirme-t-elle.

          Je sors la lettre de mon sac et je la déplie. Un coup d'oeil sur les feuillets bleu pâle suffit à Nikki pour déclarer :

          - Pas de doute, c'est son écriture.

          - J'aimerais que vous lisiez le texte, pour voir si ça colle avec votre vision des choses.

          A contrecœur, elle baisse à nouveau les yeux vers la lettre, lit, puis se redresse d'un air presque embarrassé.

          - Je ne l'aurais jamais cru capable d'envisager une liaison avec un tel sérieux, dit-elle. Il traitait toujours ses maîtresses comme quantité négligeable.

          - Charlotte Mercer aussi ?

          - Ah, celle-là... C'était une garce et une alcoolo finie. Un jour, elle m'a téléphoné. Si vous saviez ce qu'elle m'a raconté...

          Je replie la lettre.

          - Quelque chose m'échappe, dis-je. Il y a un monde entre une Charlotte Mercer et une Libby Glass. Il me semblait que Laurence était un homme de goût.

          Nikki hausse vaguement les épaules.

          - Il succombait facilement. Pour lui, une femme séduite était un titre de gloire. Et, dans un certain genre, Charlotte Mercer n'est pas mal...

          - Ils se sont connus pour une affaire de divorce ?

          Nikki secoue la tête.

          - Pas du tout. A une époque, le juge Mercer était en quelque sorte le maître à penser de Laurence. Nous avons noué des relations avec eux. Nous les recevions, ils nous recevaient. Je suis persuadée qu'il n'a jamais eu vent de cette liaison, ça l'aurait tué. C'est sans doute le seul juge respectable que nous ayons. Vous connaissez les autres...

          - Je ne pense pas que ce soit elle, de toute façon. C'est forcément quelqu'un qui savait où je me trouvais. Qui aurait pu la renseigner ? Je pense qu'on m'a suivie jusqu'à Las Vegas. Le meurtre de Sharon était trop bien minuté, il ne peut pas s'agir d'une coïncidence.

          A cet instant, Colin sort nous rejoindre et place l'album de photos sur la rambarde du balcon. Posant le doigt sur une photo, il émet une étrange suite de sons vocaliques. C'est la première fois que je l'entends parler. Je ne comprends strictement rien. Il a une voix étonnamment grave pour un garçon de douze ans.

          - C'est la photo de classe de Diane quand elle était en terminale, répond Nikki.

          Colin la regarde puis, plaçant l'index devant sa bouche, le remue rapidement de bas en haut. Nikki fronce les sourcils.

          - Comment, mon chéri ? Qui ça ?

          Colin montre une autre photo. Nikki répond en articulant très clairement de manière qu'il puisse lire sur ses lèvres. Elle utilise en même temps l'alphabet des signes pour compléter ce qu'elle dit.

          - Ici, tu reconnais Diane. Et, ici, Terri, une de ses amies. Et, là, c'est la maman de Diane.

          Le jeune garçon semble stupéfait. Ecartant les mains, il place un pouce sur son front puis sur son menton. Cette fois, c'est Nikki qui a l'air étonné. Elle feuillette l'album en arrière, montre une autre photo et dit :

          - Mais non, pas du tout. Mamie, la voilà.

          Elle revient à la photo que lui montrait Colin.

          - Ici, c'est la maman de Diane, pas celle de Daddy. La maman de Greg et de Diane. Tu ne te souviens plus de Mamie ?

          Elle se tourne vers moi, ajoutant :

          - C'est vrai, comment pourrait-il s'en souvenir ? Elle est morte quand il avait un an.

          Elle se tourne à nouveau vers Colin, qui est en train de grommeler quelque chose d'un air fâché. Pas commode. Je me demande quel genre de caractère il va attraper quand la puberté arrivera. Encore une fois, il porte le pouce au front puis au menton. Désemparée, Nikki me prend de nouveau à témoin.

          - Il croit que Gwen est la mère de Laurence. Comment lui faire comprendre que c'était son ex-femme ?

          Avec force gestes, elle se relance dans une longue explication. Colin se met à agiter la tête, soudain moins sûr de ce qu'il affirme. Il guette sa mère, comme s'il attendait une autre explication. Puis il prend l'album et recule, les yeux toujours fixés sur le visage de Nikki. Il lui adresse quelques signes, rougit, l'air mal à l'aise. Visiblement, il ne veut pas passer pour un idiot devant moi.

          - Oui, oui, dit Nikki par signes en traduisant à haute voix pour moi. On va regarder les autres ensemble tout à l'heure.

          Colin fait demi-tour, rentre dans le séjour et repousse la porte vitrée coulissante derrière lui.

          - Désolée de l'interruption, dit Nikki.

          - Pas de mal. De toute façon, il va falloir que je me sauve.

          - Vous ne voulez pas rester dîner ? J'ai préparé une grande cocotte de bœuf bourguignon. Avec le pain de Colin, ce sera un régal.

          - Merci de l'attention. Mais j'ai des tas de choses à faire.

          Nikki me raccompagne à la porte. Tandis que nous bavardons, je m'aperçois qu'elle continue à traduire en signes tout ce qu'elle dit, sans même s'en rendre compte.

          Je la quitte et je regagne ma petite voiture, étonnée de la confusion de Colin au sujet de Gwen. Déroutant.

          Tout à fait déroutant...