Chapitre 14.
Le lendemain, je me sens de nouveau d'attaque. Un solide breakfast pris en face du motel achève de me remettre sur pied. Quand on vient de quitter Las Vegas, la route à travers le désert est un authentique plaisir. Rien de tel que cette sérénité aride pour vous réconcilier avec la vie.
Je trouve Greg Fife installé dans un petit camping-car gris à la sortie de Durmid, sur la rive est de la Salton Sea. Après un accueil franchement hostile, il se détend lorsque j'accepte de faire un brin de jogging avec lui. Puis il me laisse utiliser la douche que ses voisins mettent à sa disposition et m'offre une bière.
Je lui demande ce qu'il se rappelle de l'époque qui a immédiatement précédé la mort de son père.
- Pourquoi ?
- Ça peut m'être très utile, dis-je. Je voudrais reconstituer ce qui s'est passé juste avant. Mettons pendant les six derniers mois de sa vie. Vous comprenez, il avait peut-être une grosse affaire en cours devant les tribunaux. Ou une plainte déposée à titre personnel. Ou encore un litige avec un voisin sur les limites d'une propriété. N'importe quoi.
- Je serais incapable de vous donner ce genre de détails, affirme Greg. Tout ce dont je peux vous parler, ce sont des événements familiaux. Pour le reste, je ne sais pas.
- O.K., parlons de ce que vous savez.
- Nous étions venus à Salton Sea, cet automne-là. C'est pour ça, d'ailleurs que je suis revenu m'y installer.
- Toute la famille était là ?
- Il manquait seulement Diane. Elle était malade et elle était restée avec Mom. C'était le week-end du Labor Day[6]. On a d'abord passé une journée à Palm Spring, et ensuite, on est venus ici.
- Quel genre de relation avez-vous avec Colin ?
- Assez bonne je crois. Mais, à l'époque, je ne voyais pas pourquoi toute la vie de la famille devait tourner autour de lui. D'accord, il avait un handicap et c'était vraiment regrettable, mais je ne voulais pas que ma vie personnelle soit gouvernée par son infirmité. Vous comprenez ce que je veux dire ? Par moments, j'avais presque envie d'être atteint d'un mal incurable simplement pour rivaliser avec lui. Mais, bon, j'étais comme ça quand j'avais dix-sept ans. Aujourd'hui, je suis un peu plus souple, un peu plus compréhensif. Mais quand j'étais plus jeune, j'étais intraitable là-dessus. Nous n'avons jamais été de grands copains, Dad et moi, mais j'avais besoin qu'il m'accorde du temps, à moi aussi. J'aurais voulu lui parler de moi à coeur ouvert, et qu'il m'écoute vraiment. Au lieu de ça, toujours du blabla, rien que des banalités. Et voilà ! Six semaines plus tard, il était mort.
Il hoche la tête et me regarde avec un petit sourire étrange.
- Avec tout ça, Shakespeare aurait pu faire une tragédie, ajoute-t-il. Et, moi, j'aurais pu écrire la grande tirade du milieu.
Je regarde ma montre. Il est 15 h 15. Le soleil cogne, et Greg se lève pour baisser les rideaux du camping-car. Ses cheveux bruns sont encore mouillés de la douche qu'il vient de prendre. Il décapsule deux autres bières et m'en tend une.
- Je vais essayer d'arriver à Claremont avant la nuit, lui dis-je. Avez-vous un message pour votre sœur ?
- Oh, elle sait où je suis, répond Greg. On se passe un coup de fil de temps en temps pour ne pas se perdre de vue.
Il se rassied dans le pliant de toile et pose les pieds sur la banquette, à côté de moi.
- Encore quelque chose à me demander ?
- Ma foi, oui...
- O.K. Feu à volonté.
- Est-ce que vous avez des souvenirs concernant les allergies de votre père ?
- Les poils de chien... de chat... Quelquefois, il avait le rhume des foins. Mais, honnêtement, je ne sais pas bien en quoi ça consistait.
- Il n'était pas allergique à des produits alimentaires, par exemple ? Aux oeufs, à la farine ?
- Pas que je sache dit Greg en hochant la tête. Non, seulement aux trucs qui se baladent dans l'air. Le pollen, ce genre de chose.
- Et ses médicaments ? Est-ce qu'il les avait apportés quand vous êtes venus ici pour le long week-end de Labor Day ?
- Ça, je ne me rappelle pas, dit le jeune homme. Je dirais que non, sans en être complètement sûr. Il savait qu'on allait rester en plein désert. L'air y est généralement sain, même en fin d'été début d'automne. On n'avait pas emmené le chien. On l'avait laissé à la maison. Je pense que Dad n'avait pas dû les prendre parce qu'il n'en aurait pas besoin.
- Mais, dis-je, je croyais que le chien était mort. Si je me souviens bien, Nikki m'a dit qu'il avait été renversé par une voiture.
- C'est vrai, confirme Greg. Justement, c'est arrivé pendant qu'on était ici.
Ce détail me fait sursauter. Là, il y a quelque chose qui cloche.
- Mais comment l'avez-vous su ?
- En rentrant à la maison, dit Greg, apparemment sans y attacher grande importance. Mom avait emmené Diane là-bas pour prendre quelque chose qu'elle avait oublié. Je crois que c'était le dimanche matin, et qu'on n'est rentrés que le lundi dans la nuit. Enfin, c'est comme ça qu'elles ont retrouvé Bruno sur le bord de la route. En assez mauvais état, je crois. Mom, je me rappelle, n'a même pas voulu que Diane approche pour le voir de près. Elle a appelé la fourrière, qui est venue pour l'emporter, mais il y avait déjà un bon moment qu'il était mort. On a tous été très secoués. C'était une bête formidable.
- Bon chien de garde ?
- Excellent, dit Greg Fife.
- Et Mrs. Voss, la femme de ménage, vous vous souvenez d'elle ?
- Un peu, oui. C'était une brave femme. Elle avait l'air de s'entendre avec tout le monde. Je voudrais bien vous en dire plus à son sujet mais, malheureusement, c'est à peu près tout ce que je me rappelle.
Je termine ma bière et je me lève pour lui serrer la main.
- Merci, Greg, dis-je. Il se pourrait que j'aie besoin de venir de nouveau vous déranger dans votre retraite. Si vous êtes d'accord, bien évidemment.
Il me gratifie d'un baise-main en se donnant l'air de jouer les clowns, mais j'ai l'impression que ça cache autre chose.
- Dieu vous garde, murmure-t-il avec beaucoup de douceur.
Ça me fait sourire, et j'en éprouve un plaisir inattendu.
- Vous avez vu Young Bess, avec Jean Simmons et Stewart Granger ? C'est exactement ce qu'il lui dit. Et elle va mourir. Ou lui, peut-être. Je ne me rappelle plus très bien. Pourtant, Dieu sait si ce film m'a fait de l'effet. Il repasse de temps en temps à la télé; je vous le conseille. Ça me mettait le coeur en lambeaux, quand j'étais gamine.
- Vous avez à peine cinq ou six ans de plus que moi, observe-t-il.
- Sept ans.
- C'est du pareil au même.
- Au revoir, Greg, si j'obtiens des résultats, je vous tiendrai au courant.
- Bonne chance !
En m'éloignant, au volant de ma voiture, je regarde dans mon rétro. Greg est debout devant sa porte et, pendant un instant, sa silhouette, copie conforme de celle de son père, me donne l'impression que je vois le fantôme de Laurence Fife.