Chapitre 17.
J'ai à peine effleuré la sonnette, que la porte de Mrs. Glass s'ouvre. Aujourd'hui, le séjour a été débarrassé et ressemble davantage à un salon qu'à un atelier de couture. Son ouvrage se résume à une pile de tissus soigneusement pliés sur l'accoudoir du canapé. Pas de Raymond en vue.
- Il a passé une mauvaise journée, m'explique Grace. Lyle a fait le crochet par ici en rentrant du travail et il l'a mis au lit.
Même la télévision est arrêtée. Je me demande ce que Grace peut bien faire de ses soirées.
- Les affaires d'Elizabeth sont à la cave, me dit-elle. Je vais chercher la clef du débarras.
Elle s'éclipse, revient rapidement et me pilote vers le couloir, puis nous descendons à la cave.
La porte est verrouillée. Après l'avoir ouverte, Grace allume la lumière : je sens déjà l'odeur des vieux rideaux et des pots de peinture à moitié vides. Nous entamons la descente par le vieil escalier de bois. Je suis Grace à deux marches de distance. Un peu plus bas, il y a un palier et l'escalier bifurque brusquement sur la droite. Arrivée au palier, je vois au-dessous de moi une portion de sol bétonné et des placards en bois blanc qui montent jusqu'au plafond bas. Il y a quelque chose de bizarre dans l'air, mais je ne parviens pas à définir quoi. Et, brusquement, l'ampoule de la lampe explose, nous constellant de petits éclats de verre. Grace pousse un hurlement aigu. Je l'attrape par le bras et l'entraîne dans une retraite précipitée vers le haut des marches. Comme il fait complètement noir dans le sous-sol, je perds l'équilibre, je tombe, et elle me dégringole dessus. Il doit y avoir une autre sortie, car j'entends des grincements, une porte qui claque et un bruit de pas qui remontent l'escalier extérieur à toute vitesse. J'arrive à me débarrasser de Grace, je la pousse jusqu'au palier et puis je me précipite dans le couloir vers la sortie pour faire le tour de l'immeuble. Pas de chance, dehors quelqu'un a laissé traîner une tondeuse dans le passage. Je ne la vois pas dans le noir, je la heurte et je me retrouve à quatre pattes après un joli vol plané. Un juron m'échappe, je me relève et je cours jusqu'à l'arrière du bâtiment. Mon coeur cogne à tout rompre. Il fait nuit noire, et mes yeux commencent tout juste à s'adapter à l'obscurité. Un véhicule démarre à l'autre bout du pâté de maisons. Je l'entends décoller sur les chapeaux de roue puis passer une vitesse. Je tends l'oreille, adossée au mur de l'immeuble, et le bruit du moteur disparaît dans la nuit. J'ai la bouche sèche, mon corps est trempé de sueur, et j'ai mal aux mains à l'endroit où les graviers ont entamé ma peau. Je m'élance en petites foulées vers ma voiture pour récupérer ma torche électrique et mon pistolet automatique. Je n'ai pas l'impression que j'aurai à m'en servir, mais, cette fois, je décide de prendre mes précautions. Je commence à en avoir assez de me faire avoir par surprise.
Grace est assise sur le pas de sa porte, la tête baissée, pratiquement entre les genoux. Elle tremble des pieds à la tête en pleurant doucement. Je l'aide à se relever et j'ouvre la porte de son appartement.
- C'était Lyle, n'est-ce pas ? dis-je sur un ton brusque que je n'arrive pas à contrôler. Il savait que je devais venir jeter un coup d'oeil dans les affaires d'Elizabeth.
Elle me lance un regard meurtri, implorant.
- Non, gémit-elle. Ce n'est pas lui. Il ne peut pas m'avoir fait ça !
- Votre confiance est touchante, mais qui voulez-vous que ce soit ? Allez vous asseoir chez vous. Je vais voir ce qui s'est passé et je reviens.
Bien évidemment, un seul débarras a été fracturé : celui des Glass. Les caisses marquées "Elizabeth" ont été renversées. Le sol est couvert de papiers, livres, vêtements, jouets.
Soudain, un bruit. Je pivote sur place. Trop tard pour empoigner mon automatique dans la poche à fermeture Eclair de mon coupe-vent. Je brandis ma torche pour frapper. Un homme me regarde, visiblement estomaqué.
- Qu'est-ce qui se passe ici ? Un problème ?
- Hein ? Quoi ? Qui êtes-vous ?
Il a une cinquantaine bien portante, les mains dans les poches, l'air perplexe. Rien à craindre de celui-là, ça tombe sous le sens. Il se présente :
- Frank Isenberg. J'ai entendu du bruit, je suis venu voir. Vous voulez que j'appelle la police ?
Je dois faire preuve de beaucoup de conviction pour le dissuader d'appeler les flics. J'explique que cette cave est la seule à avoir été fracturée, qu'il ne manque rien, malgré le désordre. Sans doute une bande de gosses un peu excités. Il remonte chez lui sans poser d'autres questions.
Pour du désordre, c'est du désordre. Une chatte n'y retrouverait pas ses petits. Comment savoir si Lyle, en admettant que ce soit lui, a pu emporter ce qu'il venait chercher ? Mais, pour moi, voilà une raison de plus de faire l'inventaire de tous ces objets. Des indices s'y cachent peut-être. Pourquoi a-t-il attendu le soir où je devais venir pour fracturer la cave ? Peut-être parce qu'il a été pris de court. Grace lui a sûrement appris mon retour tout à l'heure, quand il est passé coucher Raymond.
Grace vient me rejoindre à la cave, encore tout émue. Je lui demande si elle accepte que j'emporte ce fatras à mon motel. Impossible de trier tout ça sur place. Les petites choses qu'on accumule au cours d'une vie finissent par former un grand tas d'ordures. Grace est d'accord. Elle me donne même un coup de main pour transporter les boîtes dans ma voiture.
- Je viens vous rapporter ça demain matin à la première heure, dis-je en la quittant.
Je sais que la nuit va être longue.
J'ai tout passé en revue. Il est 4 heures du matin, et j'ai plusieurs litres de café dans le corps. Rien. S'il y avait une pièce à conviction là-dedans, elle a bel et bien disparu. Je me donnerais des claques. C'est la deuxième fois depuis le début de cette enquête que je rate un renseignement capital parce que j'arrive après la bataille.
Je commence à remballer dans les boites en triant les articles : vêtements, cahiers, livres d'école, de lecture, etc. Machinalement, je fais une seconde vérification et, soudain, je découvre, soigneusement pliée entre les pages d'un gros livre, une lettre qui avait échappé à ma première investigation. Pour un peu, j'allais la fourrer dans la caisse avec les bouquins. Pas d'enveloppe, donc pas de cachet de la poste. Je prends la feuille de papier et je la déplie. C'est rédigé recto verso, à l'encre bleu-noir, dans une petite écriture cursive serrée et légèrement hachée. Je sens mon coeur se mettre à palpiter dès que je lis les premiers mots.
Elizabeth chérie.
Je t'écris cette lettre pour que tu la trouves à ton retour. Je sais que ces séparations sont difficiles pour toi et je voudrais faire quelque chose pour te les rendre plus supportables. Tu es tellement plus honnête que moi, tellement plus ouverte que je n'ose l'être ! mais je t'aime, je t'aime vraiment et je ne veux pas que tu en doutes un instant. Tu as raison quand tu dis que je suis conservateur. Je plaide coupable Votre Honneur. Mais ce n'est pas pour cela que je ne souffre pas. On m'accuse souvent d'être égoïste. Peut-être... Pourtant, je ne suis pas aussi indifférent à autrui que tu pourrais le penser. J'aimerais prendre tout le temps nécessaire pour réfléchir à nous, pouvoir être sûr de ce que nous voulons tous les deux. Ce qui existe à présent entre nous compte beaucoup pour moi et, je te supplie de me croire, il est même possible que je change un jour ma vie pour toi s'il le faut. Mais, pour cela, je voudrais être certain que nous serons capables de surmonter les absurdités quotidiennes de la vie commune. Actuellement, la force de notre relation nous grise. Il peut sembler tellement simple de tout plaquer et refaire notre vie. Mais que connaissons-nous l'un de l'autre ? Notre bonheur est si neuf. Je ne peux pas me permettre de tout risquer, foyer, enfants, carrière, dans le feu de l'instant. Et, pourtant, Dieu m'est témoin que, souvent, la tentation est grande ! Je t'en prie, n'allons pas trop vite, ne forçons pas les choses. Je t'aime, beaucoup plus que je ne saurais le dire. Et je ne veux pas te perdre, ce qui, en soi, est effectivement une belle preuve d'égoïsme. Bien sûr, je ne peux pas te donner tort de me pousser à aller vite mais, je t'en prie encore une fois, ne perdons pas de vue les enjeux, pour moi comme pour toi. Essaie de comprendre ma prudence et pardonne-la si tu le peux.
Je t'aime.
Laurence.
Il faut que je la relise pour être sûre que je ne suis pas victime d'une hallucination. Brutalement, la réalité me saute aux yeux. Ce n'est pas simplement que je ne croyais pas à une liaison entre Libby Glass et Laurence Fife, c'est que je refusais d'y croire. Maintenant, la preuve est là. Et, pourtant, je ne sais pas pourquoi, je n'arrive toujours pas à m'y faire.