Chapitre 4.
Le lendemain, j'arrive au bureau de bonne heure pour taper mes premières notes sur le dossier Nikki Fife. J'inscris également la nature exacte de la mission que l'on m'a confiée et je précise qu'une avance de cinq mille dollars m'a été versée la veille par chèque. J'appelle ensuite le bureau de Charlie Scorsoni. Sa secrétaire m'apprend qu'il a un peu de temps libre en milieu d'après-midi. Je prends rendez-vous pour 15 h 15 et je passe le reste de la matinée à chercher des renseignements sur son compte. Quand on interroge quelqu'un pour la première fois, il est toujours intéressant d'avoir un minimum d'informations dans ses bagages. Une visite aux archives judiciaires, au bureau de crédit et dans les sous-sols du quotidien local me permettent de brosser un rapide portrait de l'ancien associé de Laurence Fife. Charlie Scorsoni est apparemment célibataire, propriétaire de sa maison, il paie ses factures en temps et en heure, n'a jamais été arrêté ni poursuivi en justice. C'est un homme d'âge moyen, plutôt conservateur, qui ne risque pas son argent au jeu ou sur le marché des valeurs et mène une vie peu aventureuse. Je l'ai entrevu une fois ou deux au procès et je me souviens d'une silhouette plutôt rondouillarde. Le bureau où il exerce à l'heure actuelle n'est pas bien loin du mien, et je m'y rends à pied...
Le bâtiment proprement dit ressemble à un château mauresque : deux niveaux avec des fenêtres profondément encastrées, surmontées de grilles en fer forgé, et une tour d'angle qui a une assez fière allure. Le cabinet Scorsoni et Powers se trouve au premier étage. Je pousse une lourde porte de bois sculpté et je me retrouve dans une petite salle d'attente, foulant une moquette épaisse comme de la mousse et à peu près de la même couleur. Les murs sont blancs, décorés de diverses aquarelles, toutes abstraites. Il y a quelques plantes et deux gros divans de velours vert tilleul, disposés à angle droit sous une rangée de petites fenêtres.
La secrétaire affiche bien soixante-dix ans et, pendant une seconde, je me demande s'ils ne l'ont pas enlevée à une association de gérontologie. Elle a des cheveux coupés court très années vingt et des lunettes aux montures ornées de papillons en strass. Elle porte une jupe de lainage et un chandail mauve pâle qu'elle a dû tricoter elle-même. Une merveille de point natté, côtes torsadées et picot appliqué. Je me mets aussitôt à admirer les points compliqués entrant dans la composition de l'ouvrage en les désignant par leur nom, et il ne nous en faut pas plus pour devenir les meilleures amies du monde. Tout ça grâce à ma bonne vieille tante qui m'a élevée dans le sacro-saint culte du tricot ! La conversation s'engage : ma nouvelle amie s'appelle Ruth. Un petit quelque chose de biblique qui lui va comme un gant.
Ruth est très bavarde, c'est une petite femme pleine d'énergie. J'ai l'impression qu'elle serait parfaite pour Henry Pitts. Comme Charlie Scorsoni me fait languir, je me venge en tirant les vers du nez de Ruth. Elle me raconte qu'elle travaille pour Scorsoni et Powers depuis qu'ils se sont associés, il y a sept ans. Son mari l'avait plaquée pour une jeunette de cinquante-cinq ans. Ruth, qui avait alors soixante-deux ans, pensait ne jamais retrouver de travail.
- J'étais pourtant en pleine forme, précise-t-elle.
Elle était efficace et responsable, mais, bien sûr, se faisait damer le pion par des gamines impertinentes et inexpérimentées qui montraient mieux leurs jambes que leurs compétences.
- Plus grand-chose en devanture, ajoute-t-elle en gloussant. Les seuls rembourrages qui me restent me servent à m'asseoir.
Je ne tarde pas à me rendre compte que Scorsoni et Powers sont de fins renards. En fait, Ruth en pince pour l'un comme pour l'autre. Elle ne tarit pas d'éloges sur eux. Quand, quarante-cinq minutes plus tard, je suis finalement introduite dans le bureau de Charlie Scorsoni, je me retrouve en face d'un homme qui ne correspond guère à ce que j'attendais.
Scorsoni est solidement charpenté mais, contrairement à l'image que j'en avais gardée, il a perdu son embonpoint. Ses cheveux sont blonds et épais, ses tempes dégarnies, et sa mâchoire carrée accentue son aspect viril. Des lunettes à verres non cerclés agrandissent ses yeux bleus. Sa cravate est desserrée, son col ouvert, et ses manches de chemise sont roulées aussi haut que le permettent ses musculeux avant-bras.
- Ruth me dit que vous avez quelques questions à me poser au sujet de Laurence Fife, fait-il, renversé dans son fauteuil, les pieds posés sur le bord de son bureau. Qu'est-ce qui se passe ?
- Je ne le sais pas encore. J'enquête sur sa mort, et il me semble logique de commencer mes recherches en venant vous voir. Je peux m'asseoir ?
Il m'invite à le faire d'un geste presque désinvolte, mais son expression a changé. Je m'assieds. Scorsoni se redresse sur son siège.
- Il paraît que Nikki est sortie en liberté conditionnelle, reprend-il. Elle aurait du culot de toujours prétendre que ce n'est pas elle qui a tué son mari.
- Je ne vous ai pas dit que je travaillais pour elle.
- Non, mais ça va de soi. Je ne vois pas qui d'autre pourrait payer quelqu'un pour enquêter là-dessus.
- Vous en êtes si sûr ? Mais, dites-moi, Mr. Scorsoni, on dirait que ça vous ennuie de parler de ça.
- Ecoutez-moi bien, il faudrait quand même comprendre une chose : Laurence était mon meilleur ami. J'aurais tout fait pour lui.
Il me regarde bien en face. Mais, sous les apparences, je sens qu'il est rongé par le remords, ou la colère refoulée. Difficile de trancher.
Je lui demande s'il connaissait bien Nikki.
- Disons assez bien...
Il a totalement perdu cette allure de bête sexuelle qu'il avait tout à l'heure quand je suis entrée. Je me demande s'il arrive à mettre son sex-appeal de côté, comme on range ses lunettes. En tout cas, il n'est plus tout aussi à l'aise.
- Comment avez-vous connu Laurence ?
- Nous étions en fac ensemble à Denver, répond Scorsoni. Laurence était un play-boy. On aurait dit que tout lui tombait toujours sur un plateau. Ensuite, il est allé faire son doctorat en droit à Harvard, et moi à l'université d'Etat de l'Arizona. Ses parents avaient de l'argent, pas les miens. Nous nous sommes perdus de vue pendant quelques années, puis j'ai appris qu'il avait ouvert un cabinet juridique ici, et je suis venu le voir. Je lui ai proposé de travailler pour lui. Il était d'accord. Deux ans plus tard, il me demandait de devenir son associé.
- Etait-il déjà marié avec sa première femme à cette époque ?
- Avec Gwen ? Oui. Elle habite toujours ici, d'ailleurs. Elle a un salon de toilettage pour chiens quelque part sur State Street. Elle s'est terriblement aigrie et c'est le genre de personne que j'essaie de ne pas croiser dans la rue.
Il me regarde sans ciller, et tout à coup j'ai le sentiment qu'il sait très précisément ce qu'il va me dire et ce qu'il va me cacher. Je relance :
- Et Sharon Napier ? Elle travaillait pour lui depuis longtemps ?
- Elle était déjà là quand je suis arrivé. Mais elle n'en fichait pas une rame. J'ai fini par embaucher une fille pour mon secrétariat personnel.
- Elle s'entendait bien avec Laurence ?
- Ça avait l'air. Elle est restée dans la région jusqu'à la fin du procès puis elle s'est envolée. Elle m'a arnaqué d'un acompte que je lui avais versé sur son salaire. Si vous la retrouvez, ce serait gentil à vous de me dire ce qu'elle est devenue. Je me ferais un plaisir de lui envoyer un petit mot pour lui rappeler que je n'ai pas oublié le bon vieux temps...
- Le nom de Libby Glass vous dit quelque chose ?
- Qui ça ?
- Libby Glass. Elle travaillait chez Haycraft et McNiece. C'est la comptable qui s'occupait de votre affaire.
Pendant un petit moment, le regard de Scorsoni reste fixe, comme égaré, puis il demande soudainement :
- Qu'est-ce qu'elle a à voir là-dedans ?
- Elle est morte, empoisonnée au laurier-rose, à peu près à la même date que Laurence Fife.
Je guette sa réaction. Apparemment, ça le laisse de marbre. Il imprime simplement à sa lèvre inférieure une petite moue sceptique puis hausse les épaules.
- C'est la première fois que j'entends ce nom, fait-il. Mais je suppose que vous savez de quoi vous parlez.
- Vous l'avez déjà rencontrée ?
- Probable. On se partageait la paperasserie, Laurence et moi. En règle générale, c'était lui qui avait les contacts directs avec l'organisme de gestion. Mais il m'arrivait quand même de le remplacer de temps à autre, il est donc fort possible que j'aie rencontré cette femme.
- Il paraît qu'elle était sa maîtresse...
- Ne comptez pas sur moi pour les diffamations, riposte sèchement Scorsoni.
- Ça n'est pas ce que j'attends de vous, dis-je prudemment. Mais dire qu'il était coureur n'a rien de diffamatoire. Je ne voudrais pas avoir l'air d'insister, mais vous vous rappelez le nombre de femmes qui ont témoigné en ce sens au procès...
Scorsoni sourit en regardant les gribouillis qu'il est en train de dessiner sur son bloc puis il lève les yeux pour me dévisager d'un air rusé.
- Permettez-moi une précision. Premièrement, Laurence n'a jamais mis personne de force dans son lit. Deuxièmement, je ne pense pas qu'il se serait lancé dans une aventure avec une relation d'affaires. Ce n'était pas son style.
- Et ses clientes ? Vous n'allez pas prétendre qu'il n'a jamais eu d'aventure avec une cliente ?
- Vous me permettrez de garder le silence là-dessus.
- Et vous ? Est-ce que vous auriez ce que vous appelez si joliment "une aventure" avec l'une de vos clientes ?
Il sourit :
- Pas envisageable. La plus jeune a quatre-vingts ans. Laurence s'occupait des divorces, moi des questions d'immobilier.
Il jette un coup d'œil à sa montre et recule son fauteuil.
- Excusez-moi, je suis obligé d'écourter cette entrevue. Il est 16 h 15 et j'ai un dossier à préparer.
- Désolée. Je ne voulais pas abuser de votre temps. Je vous remercie de m'avoir reçue aussi rapidement.
Scorsoni me raccompagne. Je sens la chaleur que dégage son corps massif. Il me tient la porte, le bras gauche appuyé sur le chambranle. De nouveau, c'est la bête masculine qui réapparaît derrière son regard provocateur.
- Bonne chance, me souhaite-t-il. J'ai l'impression que vous allez en avoir besoin.
Je passe rechercher les photos que j'ai faites pour la California Fidelity. La plaignante, une certaine Marcia Threadgill, réclame une indemnité prétendant qu'elle a fait une chute en trébuchant sur la saillie provoquée par l'action combinée de racines d'arbres et d'un affaissement du sol. Une portion de trottoir fait partie d'un passage commercial, et Miss Threadgill attaque le propriétaire d'une boutique d'artisanat auquel elle appartient. La facture de frais médicaux plus l'indemnité pour le temps durant lequel Miss Threadgill a été dans l'incapacité de travailler s'élève à environ cinq mille dollars. Ce n'est pas une grosse affaire mais, par mesure de routine, la compagnie d'assurances m'a demandé de faire une enquête rapide pour m'assurer que la plainte n'était pas une arnaque.
L'appartement de Marcia Threadgill se situe dans un immeuble construit sur le flanc d'une colline qui domine la mer. C'est à quelques pas de chez moi. Je gare ma voiture en contrebas et je sors mes jumelles de la boîte à gants. En m'allongeant sur le dos, j'arrive juste à prendre le patio en ligne de mire. Le grossissement est assez net pour me permettre de noter que l'occupante des lieux n'arrose pas ses fougères comme elle le devrait. Je ne connais pas grand-chose à la culture des plantes d'appartement mais, quand tout ce qui devrait être vert devient brun, la question ne se pose pas. Parmi les fougères de Miss Threadgill, j'aperçois cette vilaine variété croissant en produisant des espèces de petites pattes grises et velues qui, à la longue, finissent par ramper à l'extérieur du pot. Quiconque est assez pervers pour posséder une de ces monstrueuses plantes doit avoir une tendance innée à la fraude. Déjà, j'imagine Marcia Threadgill en train de soulever gaillardement des sacs de quinze kilos de terreau pour ses fougères alors qu'elle est sensée avoir la colonne vertébrale en capilotade. Je surveille son patio pendant une heure et demie, mais elle ne se montre pas. Un de mes vieux confrères disait toujours que, pour ce genre de travail de planque, les hommes ont un gros avantage sur nous : ils peuvent soulager leur vessie discrètement dans une boîte à balles de tennis sans quitter leur voiture. J'en viens à perdre mon intérêt pour le cas de Marcia Threadgill, et pour tout dire je connais une envie qui commence à devenir urgente. Je tiens encore le coup quelques minutes, puis je range mes jumelles et je repars vers le centre-ville. En route, je fais une halte salutaire dans la première station-service.
Puis je passe par le bureau de crédit où mon vieux copain me laisse mettre mon nez dans des dossiers auxquels, d'ordinaire, le public n'a pas accès. Je lui demande aussi de voir s'il trouve quelque chose au sujet de Sharon Napier, et il me promet de faire signe dès qu'il a quelque chose. Je fais une ou deux petites courses personnelles et je regagne mes pénates. Journée pas très satisfaisante. Mais tel est mon lot quasi quotidien : recherches, vérifications, recoupements, remplissage des parties laissées en pointillé. Les qualités de base d'un bon enquêteur sont la patience et l'esprit de continuité. Il se trouve qu'incidemment la société a, pendant des siècles et des siècles, éduqué les femmes à ces deux vertus. Je m'assieds à mon bureau et je donne un rôle à Charlie Scorsoni dans plusieurs de mes fiches. L'entrevue a été déroutante, et j'ai dans l'idée que je n'en ai pas terminé avec ce monsieur.