Chapitre 16.

 

          - Dis donc, observe Arlette, ton Charlie Scorsoni ne t'a pas laissée tomber, c'est le moins qu'on puisse dire. Il a appelé trois fois. Une fois de Denver, une fois de Tucson et une fois de Santa Teresa, hier soir. Charmant.

          Elle me tend un papier, ajoutant :

          - Tiens, un autre message.

          - Merci, dis-je. Je vais dans ma chambre.

          - Très bien. Si tu veux répondre à ces coups de fil, pas de problème. Tu m'appelles ici, et je te passe la ligne. Ah oui, au fait, j'ai aussi donné ton numéro de Las Vegas à deux personnes qui ne voulaient pas laisser de message. C'est bien ce que tu m'avais dit de faire, hein ?

          Hélas, oui. Si j'avais su. Je tique mais ne le montre pas.

          - Tu as très bien fait, dis-je. Tu ne sais pas du tout qui ça pouvait être ? Voix d'homme ? Voix de femme ?

          - Une de chaque. Un homme, une femme, dabadabada, fait Arlette, toujours subtile.

          A peine arrivée dans ma chambre, j'envoie mes chaussures valser et j'appelle le bureau de Charlie Scorsoni. Je tombe sur Ruth.

          - Il devait rentrer hier soir, m'apprend-elle. Mais il n'avait pas prévu de venir au cabinet aujourd'hui. Essayez d'appeler chez lui.

          - D'accord. Si je n'arrive pas à le joindre, pourrez-vous lui dire que je suis de retour à Los Angeles ? Il sait où m'appeler ici.

          - Ce sera fait, assure Ruth.

          L'autre message se trouve être une bonne nouvelle. Garry Steinberg, le comptable de chez Haycraft et McNiece est rentré de New York et me propose un rendez-vous pour vendredi après-midi, c'est-à-dire aujourd'hui. Je confirme que je serai chez lui dans une heure. J'appelle ensuite Mrs. Glass et je lui dis que je passerai la voir après le dîner. Il ne me reste plus qu'un coup de fil à passer. Le plus difficile. Je reste un petit moment assise au bord du lit à contempler l'appareil, et puis je me jette à l'eau et je compose le numéro de mon ami à Las Vegas.

          - Bon Dieu, Kinsey, siffle-t-il entre ses dents. Qu'est-ce qui te prend de me faire un coup pareil ? Tu me demandes des renseignements sur Sharon Napier, je te les fournis et, le lendemain, on la retrouve morte chez elle.

          Je lui fais un topo succinct de la situation, ce qui n'a pas l'air de beaucoup apaiser ses angoisses. Ni les miennes, d'ailleurs.

          - Mais tout est possible, dis-je. Rien ne prouve que c'est à cause de moi qu'elle a été descendue.

          - N'empêche. J'ai intérêt à me faire tout petit. J'ai couru toute la ville à demander des renseignements sur cette dame, et on la retrouve avec une balle dans le cou. Imagine que quelqu'un fasse le rapprochement. Tu vois le tableau ?

          Je vois très bien. Je m'excuse donc platement et abondamment en lui demandant de m'appeler pour le cas où il aurait du nouveau. Mais, en raccrochant, quelque chose me dit que je ne suis pas près d'avoir de ses nouvelles.

          Ensuite, je me change. Je mets une jupe droite, stricte et noire sur un chemisier blanc en soie, des bas et des escarpins, et je me rends à l'Avco Embassy building, où je prends l'ascenseur jusqu'au dixième étage, celui du cabinet Haycraft et McNiece.

          Garry Steinberg se révèle être un homme charmant. La petite trentaine, des cheveux bruns bouclés, des yeux noirs et de belles dents séparées par un espace.

          - Eh bien, que voulez-vous savoir au sujet de Libby Glass ? s'enquiert-il.

          Je lui explique rapidement ce que je fais et comment je me suis retrouvée à enquêter sur la mort de Libby. Il m'écoute avec une patience d'ange en posant même une question ici et là. Quand j'ai terminé, il commente :

          - Très bien. Quels secrets dois-je vous révéler ?

          - Depuis combien de temps gérait-elle les affaires de Laurence Fife ?

          - Justement, je l'ai vérifié en prévision de votre venue. Je n'aurai pas travaillé pour rien. Nous gérions ses affaires personnelles depuis environ un an et celle du cabinet juridique Fife et Scorsoni depuis tout juste six mois. Un tout petit peu moins que ça, même. Libby s'occupait de mettre les dossiers en ordre et de préparer les données nécessaires pour notre système informatique. C'était une très bonne comptable, si vous voulez tout savoir. Compétente, consciencieuse et intelligente.

          - Vous étiez très liés ?

          - Je l'aimais beaucoup, dit Steinberg. Attention, pas de conclusion sauvage : nous étions comme frère et soeur. Nous ne sortions pas le soir, mais nous avions pris l'habitude de déjeuner ensemble une fois par semaine, environ. Il nous arrivait aussi d'aller prendre un verre après le travail.

          - Elle était responsable de combien de dossiers-clients ?

          - Au total, je dirais vingt-cinq ou trente. C'était une fille très ambitieuse. On peut dire qu'elle se défonçait au boulot ; quand on voit ce que ça lui a rapporté...

          - Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?

          Garry Steinberg se lève et va fermer la porte de son bureau en tendant un doigt vers le mur pour m'indiquer qu'il a des oreilles.

          - Eh bien, en fait, Haycraft était le parfait prototype du sale vieux macho rétrograde. Libby pensait qu'en travaillant dur, elle finirait par obtenir de l'avancement et une augmentation, mais elle n'en a jamais vu la couleur. Les nouveaux patrons ne valent pas mieux, d'ailleurs. Vous savez comment je fais pour avoir une augmentation ? Il faut que je les menace d'aller travailler ailleurs. Libby, elle, n'aurait jamais osé faire cela.

          - Combien gagnait-elle ?

          - Ah ça..., fait Steinberg, je n'en ai aucune idée. Je peux le savoir en cherchant un peu. En tout cas, ce qui est sûr, c'est qu'elle estimait n'être pas bien payée. Le cabinet Fife et Scorsoni était un gros client. Pas le plus gros, sans doute, mais quand même très important. Elle jugeait qu'elle n'était vraiment pas rémunérée à sa juste valeur.

          - La charge du dossier Fife et Scorsoni représentait beaucoup de travail supplémentaire, j'imagine.

          - Au début seulement, précise Garry Steinberg. Ensuite, ça s'est tassé. Le plus gros travail a été de retrouver la trace de toutes les opérations immobilières. D'après ce qu'elle me disait, ça représentait une grosse part de leur chiffre d'affaires. Celui qui est mort, Fife, s'occupait surtout des cas de divorce. Ça rapportait beaucoup en honoraires, mais ça n'était pas très compliqué à entrer en comptabilité. Nous nous occupions aussi du règlement de leurs factures, des bénéfices enregistrés par leur cabinet, nous leur donnions des conseils pour leurs placements. En fait, nous ne faisions pas encore beaucoup de conseil en placement avec eux, car ils n'étaient pas nos clients depuis assez longtemps mais, à terme, ça faisait aussi partie de nos objectifs. Enfin, je ne vois pas l'intérêt de vous abreuver de détails là-dessus. Il vaudrait sans doute mieux que j'essaie de répondre aux questions d'ordre général que vous avez à me poser.

          J'approuve et je continue mon interrogatoire :

          - Les biens immobiliers de Laurence Fife ont été vendus pour la plupart. Savez-vous ce qu'est devenu l'argent ?

          - Tout à fait. Il a été réparti en parts égales entre les enfants. Je n'ai pas vu le testament, mais je me rappelle avoir participé à la liquidation après son homologation.

          - Dites-moi, vous gérez toujours les affaires de Scorsoni ?

          - Non. Je l'ai rencontré une ou deux fois après la mort de Fife, c'est tout. Il me fait l'effet d'un brave homme.

          - Je pourrais jeter un coup d'oeil sur les vieux livres de comptes ?

          - Impossible. Secret professionnel. Je pourrais à la rigueur le faire moyennant une autorisation écrite de M. Scorsoni. De toute manière, ça ne vous apprendrait rien, à moins d'avoir vous-même des notions de comptabilité.

          J'approuve d'un mouvement de tête.

          - A propos, reprend Steinberg, vous voulez peut-être un café. Excusez-moi, j'aurais pu vous le proposer plus tôt.

          - Merci, dis-je, ça va bien. En ce qui concerne l'aspect plus... personnel de la vie de Libby, à votre avis, vous paraît-il possible qu'elle ait eu une liaison avec Laurence Fife ?

          Steinberg se met à rire.

          - Alors là, vous m'en demandez un peu beaucoup. Je sais qu'elle fréquentait un drôle de zèbre depuis le collège et qu'elle avait récemment rompu avec lui. Sur mon conseil, pourrais-je ajouter.

          - Comment se fait-il ?

          - Il était venu se présenter ici pour un travail. C'est moi qui étais chargé de choisir les candidats. Il s'agissait d'un simple poste de coursier mais, même pour ce travail facile, il ne m'avait pas semblé présenter les qualités requises. Il s'est montré très agressif et, si vous voulez mon avis, il se droguait.

          - Vous avez toujours son dossier de candidature ?

          Garry me regarde d'un air suspicieux.

          - Bien entendu, nous n'avons jamais parlé de tout ça, n'est-ce pas ?

          - Cela va de soi.

          - Je vais voir ce que je peux trouver, me promet-il alors. Les documents ne sont pas ici, mais dans nos archives. Nous stockons tous les vieux papiers dans des entrepôts. Les comptables sont vraiment des amoureux de la paperasse. Nous mettons toujours tout par écrit et nous ne jetons jamais rien...

          - Merci, Garry, dis-je. Vous ne pouvez pas savoir à quel point je vous suis reconnaissante de vous donner ce mal là pour moi.

          Il sourit, l'air heureux.

          - Tant qu'à aller mettre mon nez dans les papiers pleins de poussière, j'en profiterai pour jeter un coup d'œil sur les vieux dossiers Fife, ajoute-t-il. Pour répondre à votre question en ce qui concerne Libby, je dirais plutôt : non, je ne pense pas qu'elle avait une liaison avec Laurence Fife.

          Il jette un coup d'oeil à sa montre.

          - Oh, fait-il, j'ai une réunion.

          Il est 15 h 30 quand je regagne ma chambre à l'Hacienda. Je place un coussin sur la chaise de plastique, j'installe ma machine à écrire sur la table branlante et je passe environ une heure à taper mes fiches. Il y a longtemps que je ne l'ai pas fait et il faut que je rattrape mon retard. Ensuite, je mets un survêtement, des espadrilles et je vais faire un peu de jogging au milieu des gaz d'échappement. Dîner rapide dans un McDonald et, à 18 h 45, je vais faire le plein d'essence avant de prendre la direction de Sherman Oaks.