Chapitre 3.
Quand j'ai un peu de temps à tuer, je vais traîner dans un bar-restaurant du nom de Rosie's. C'est le genre d'établissement où, avant de s'asseoir, on vérifie machinalement si la banquette est réellement propre. Le skaï des sièges est fendillé et, quand on porte des bas nylon, on risque de ne pas repartir avec des jambes impeccables. Des formules de politesse gravées main décorent les tables de Formica. Suspendu sur la gauche, au-dessus du bar, un espadon naturalisé prend la poussière et, quand elle trouve certains de ses clients trop imbibés, Rosie leur donne un pistolet d'enfant et les fait tirer dessus avec des fléchettes à ventouse. Pendant qu'ils se défoulent sur l'horrible animal, il n'y a pas de batailles rangées.
J'aime cet endroit parce qu'il est près de chez moi et qu'il n'attire pas les touristes, ce qui me convient parfaitement quand j'ai besoin de faire des rencontres, discrètes. Et puis, pour la cuisine, Rosie fait preuve d'une imagination créatrice sans pareille. C'est avec elle qu'Henry Pitts troque sa boulange contre des repas à l'œil. Ainsi, je peux déguster, en prime, le pain et les tartes de mon logeur. La bonne soixantaine, Rosie possède un nez qui touche presque sa lèvre supérieure, un front bas et des cheveux teints d'une étonnante couleur rouille qui rappelle celle des meubles à bon marché en séquoia. Rosie exécute aussi avec son crayon à maquiller des trucs insensés qui lui font des yeux minuscules et un regard louche.
Nikki entre, marque un temps d'hésitation puis fait un tour d'horizon. Elle me repère et slalome entre les tables vides pour me rejoindre dans mon box habituel. Elle s'assied face à moi, enlève sa veste. Rosie approche, détaillant Nikki d'un air suspicieux. Elle est persuadée que je passe mon temps à rencontrer des mafiosi ou des gros bonnets de la drogue, et elle doit être en train de se demander dans quelle catégorie ranger Nikki.
- Vous mangez quelque chose, ou quoi ? s'enquiert-elle avec son habituel sens de la diplomatie.
Je regarde Nikki.
- Vous avez dîné ?
Elle me fait signe que non. Les yeux de Rosie pivotent vers moi et me fixent comme si je devais traduire à une sourde-muette un menu en chinois. Je lui demande ce qu'il y a de bon ce soir.
- Du porkolt, une spécialité hongroise. C'est du veau coupé en dés avec beaucoup d'oignons et mijoté dans une sauce tomate au paprika. Vous allez m'en donner des nouvelles. C'est mon ragoût préféré, pour vous dire ! Et, sur un plateau à part, je vous apporte des petits pains préparés par Henry, du fromage blanc et des cornichons aigres-doux.
Même pas la peine de se casser la tête à choisir : elle était déjà en train de noter la commande sur son carnet, tout en continuant à faire l'article.
- Avec ça, ajoute-t-elle, il vous faut un bon petit vin. Je m'en occupe.
Et elle s'éclipse en direction de ses fourneaux. J'en profite pour raconter à Nikki ce que j'ai appris sur le meurtre de Libby Glass, sans rien lui cacher, pas même les coups de fil pour lesquels la police a établi qu'ils provenaient du poste personnel de Laurence.
- Vous la connaissiez ?
- Le nom me dit quelque chose, répond Nikki. Il me semble l'avoir entendu prononcer par mon avocat à un moment du procès, mais je n'arrive même pas à me rappeler à quel sujet.
- Vous n'avez jamais entendu Laurence parler d'elle ? Vous n'avez jamais vu son nom écrit quelque part ?
- Sur des lettres ? C'est ça que vous voulez dire ? Non. Il était très prudent pour ce genre de chose. Il avait été une fois cité comme correspondant dans une affaire de divorce à cause d'une lettre qu'il avait écrite, et ça lui avait servi de leçon : Ne jamais laisser de traces de ce genre.
Après avoir médité là-dessus un instant, je lui demande :
- Et les factures de téléphone ? Est-ce qu'il les laissait traîner ?
- Jamais. Toutes les factures étaient adressées à Los Angeles, au cabinet de gestion.
- Dont Libby Glass était la comptable...
- Apparemment, oui, dit Nikki.
- Alors... il lui téléphonait peut-être pour des raisons professionnelles.
Nikki hausse les épaules. Elle n'est pas aussi distante que ce matin, mais je la sens encore un peu décalée par rapport à la réalité.
- En tout cas, il avait une liaison, affirme-t-elle.
- Comment le savez-vous ?
- Ses horaires. Son comportement général.
Elle marque un silence, apparemment pour mieux se replonger dans le passé, puis enchaîne :
- Il lui arrivait quelquefois de rentrer avec sur lui une odeur de savon, qui n'était pas le nôtre. J'ai fini par le lui faire remarquer : il a fait poser une douche dans ses bureaux et il a acheté la même marque de savon qu'on utilisait à la maison.
- Est-ce qu'il rencontrait des femmes à son bureau ?
- Ça, demandez-le à son associé, répond Nikki d'un ton légèrement mordant. C'est tout à fait possible. Peut-être même qu'il les culbutait sur les canapés de la salle d'attente mais, ça, je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est qu'il y avait souvent de petites choses pour le trahir. C'est... c'est un peu ridicule de raconter ça aujourd'hui, mais, par exemple, il est rentré un jour avec une chaussette à l'envers. C'était l'été et il m'a raconté qu'il était allé jouer au tennis. D'ailleurs, il était en tenue de tennis et en nage. Mais je savais bien que ce n'était pas sur un court qu'il avait transpiré comme ça. Je l'ai vraiment bien coincé, cette fois-là.
- Et que disait-il quand ça arrivait ?
- Il lui arrivait d'avouer. Pourquoi pas, après tout ? Je n'avais aucune preuve et, de toute manière, l'adultère n'est plus un motif de divorce dans cet Etat...
Voilà Rosie qui revient avec le vin et des couverts enveloppés dans des serviettes de papier. Nous nous taisons jusqu'à ce qu'elle reparte puis je demande à Nikki pourquoi elle est restée mariée avec Laurence s'il était vraiment aussi pourri qu'elle le décrit.
- Peut-être par lâcheté, dit-elle. Je pense qu'au bout du compte, j'aurais fini par divorcer, mais j'hésitais parce qu'il y avait d'autres enjeux, qui pesaient lourd dans la balance.
- Votre fils ?
Elle relève légèrement le menton. Fierté ou attitude de défense ? Je ne saurais le dire.
- Oui. Colin, mon fils.
Je poursuis sur le même chapitre :
- A l'époque, les enfants de Laurence vivaient aussi avec vous, je crois.
- Exact. Ils s'appellent Greg et Diane. Ils n'avaient pas terminé leurs études.
- Qu'est-ce qu'ils sont devenus ?
- Aucune idée. L'ex-femme de Laurence habite ici, à Santa Teresa. C'est plutôt à elle que vous devriez poser cette question.
- Ils vous ont jeté la pierre après la mort de leur père ? Elle se penche par-dessus la table, bouillonnante maintenant de violence intérieure.
- Tout le monde m'a jeté la pierre. Tout le monde a jugé que j'étais coupable. Et maintenant, si je comprends bien, Con Dolan me croit aussi coupable du meurtre de cette Libby Glass. C'est bien là que vous voulez en venir, je suppose ?
- Justement, non. L'opinion de Dolan ne regarde que lui. Pour ma part, je ne vous crois pas coupable, et j'accepte d'aller regarder de plus près dans cette affaire. A ce propos, je pense qu'il faudrait d'abord se mettre d'accord sur l'aspect financier des choses. Je prends trente dollars de l'heure, plus les indemnités kilométriques. Il me faudrait aussi une avance d'au moins mille dollars. Je vous enverrai chaque semaine un état détaillé des heures de travail effectuées à votre service. Vous devez aussi comprendre que je n'accorde pas d'exclusivité et qu'il m'arrive de travailler sur plusieurs affaires en même temps.
Je n'ai pas fini de parler que Nikki ouvre son sac d'où elle tire un chéquier et un stylo. En lisant à l'envers, je vois qu'elle m'établit un chèque de cinq mille dollars. Je ne peux m'empêcher d'admirer la désinvolture avec laquelle elle le signe et le glisse vers moi. Même pas besoin de vérifier l'approvisionnement de son compte. Je prends le chèque et je le mets dans mon sac en essayant d'avoir l'air aussi détachée qu'elle.
Troisième apparition de Rosie. Avec notre dîner, cette fois. Elle nous sert puis reste plantée près de la table jusqu'à ce que nous ayons commencé à manger. Je sais ce qu'elle attend et je ne tarde pas à commenter :
- Hummm... C'est un régal, Rosie !
Elle se trémousse sur place mais ne bat toujours pas en retraite.
- Mais si, bien sûr, s'empresse d'ajouter Nikki. Sensationnel ! Vraiment.
Je l'appuie avec ferveur :
- Vous voyez bien, Rosie... Elle adore.
Lentement, le regard de Rosie pivote vers Nikki, mais il lui faut encore un petit moment pour se convaincre que Nikki se régale autant que moi.
Nous commençons à manger en laissant la conversation se dérouler d'elle-même. Le bon repas et le vin aidant, Nikki semble abaisser progressivement sa garde. On dirait qu'elle exorcise une malédiction qui l'a paralysée pendant des années.
Je lui demande :
- A votre avis, par où dois-je commencer ?
- Je ne sais pas, quoique... J'ai toujours été intriguée par la secrétaire qu'il avait à l'époque. Une certaine Sharon Napier. Elle travaillait déjà pour lui quand j'ai connu Laurence. Il y avait quelque chose qui ne collait pas... Quelque chose dans l'attitude de cette fille...
- Vous pensez qu'ils se fréquentaient ?
- Non. Je n'arrive pas à savoir ce qu'il pouvait y avoir entre eux, mais je suis bien persuadée qu'il n'y avait pas de liaison. Pourtant, il s'était passé quelque chose. Elle avait avec lui des comportements sarcastiques qu'il n'aurait jamais tolérés de la part d'une autre. La première fois que je l'ai entendue faire une réflexion à Laurence, j'ai cru qu'il allait la couper en rondelles, mais il n'a pas bronché. Elle refusait d'emporter du travail à la maison, de rester tard le soir, de venir travailler le week-end quand il avait une affaire importante. Et lui se laissait faire. Quand il était débordé, il prenait une intérimaire, et voilà tout. Ça ne lui ressemblait vraiment pas. J'ai fini par le lui dire. Il m'a répondu que j'étais folle, que je cherchais sans cesse la petite bête. C'était aussi une très belle femme, rien à voir avec les petites nanas passe-partout qu'on rencontre habituellement dans les bureaux.
- Et vous savez où on peut la trouver ?
Nikki fait signe que non.
- Elle habitait Rivera, mais elle n'y est plus. Enfin, je veux dire qu'elle n'est plus dans l'annuaire.
Je note la dernière adresse connue de Sharon Napier.
- Je suppose que vous n'étiez pas vraiment intimes...
Nikki accueille ma remarque avec un haussement d'épaules.
- Les rapports de routine quand je téléphonais au cabinet, rien de plus.
- Une idée sur ses amis ? Les endroits qu'elle fréquentait ?
- Pas vraiment. J'ai simplement l'impression qu'elle vivait très au-dessus de ses moyens. Dès qu'elle avait l'occasion de s'offrir un voyage, elle le faisait. Elle mettait beaucoup plus cher que moi dans ses vêtements.
- Elle est venue témoigner à votre procès, si je me souviens bien.
- Oui, répond Nikki. Malheureusement, elle avait assisté à plusieurs méchantes disputes que j'avais eues avec Laurence. De bons éléments à charge.
- Ça mérite qu'on y regarde de plus près. Je vais voir si je trouve quelques tuyaux sur son compte. Et, au sujet de votre mari, vous ne voyez rien à ajouter ? Est-ce qu'il avait des ennuis personnels au moment de sa mort ? Pas de soucis particuliers, pas de grosse affaire en justice ?
- Je ne vois pas, fait Nikki. En réalité, il avait toujours une grosse affaire en cours.
Le mieux serait donc de rendre visite à Charlie Scorsoni, voir ce qu'il a à raconter. Ça fera peut-être un point de départ.
Comme je connais les tarifs de Rosie, je laisse le prix des repas sur la table, et nous sortons. La voiture de Nikki est garée tout près. C'est une grosse Oldsmobile vert sombre. Le dernier cri d'il y a une dizaine d'années. J'attends qu'elle parte, puis je fais demi-tour et je rentre à pied chez moi, à deux pas d'ici.
Je me sers un verre de chablis bien frais et je m'assieds pour organiser les quelques renseignements dont je dispose. J'ai un système de travail consistant à noter les données sur des fiches alphabétiques. La plus grande partie de mes notes a trait aux témoins : leur identité, leurs interventions dans l'enquête, les dates des entrevues et le suivi de l'affaire. Certaines fiches contiennent des informations de fond qu'il me faut vérifier, d'autres des considérations techniques à caractère juridique. Je les épingle souvent sur un grand panneau d'affichage au-dessus de mon bureau et je les observe en me racontant l'histoire telle que je la sens. Parfois, d'étonnantes contradictions me sautent aux yeux. Je m'aperçois ainsi des lacunes de l'enquête et je découvre des éléments que j'avais laissés passer sans les remarquer.
Aujourd'hui, pourtant, je ne me sens pas d'humeur à faire le point sur l'affaire Nikki Fife. Je n'ai pas suffisamment de fiches et je ne voudrais pas formuler des hypothèses trop précoces, qui risqueraient de fausser la suite de mon enquête. Je me contente donc de faire un bilan rapide ; il est clair, tout d'abord, que, dans le cas de ce meurtre, l'alibi ne joue aucun rôle. Quand on s'est donné la peine de remplacer le contenu d'une gélule d'antihistaminique par du poison, tout ce qu'on a à faire ensuite, c'est d'attendre patiemment la suite des événements. A moins d'accepter le risque de tuer plusieurs membres de la maisonnée, il convient également de vous assurer que la personne visée est la seule à prendre le médicament en question. Ce procédé a l'avantage indiscutable de ne pas nécessiter votre présence au moment du crime. Pas de poignard, de hache, de matraque ou d'étranglement. Même quand le désir de tuer est violent, il y a toujours quelque chose d'extrêmement désagréable à voir sa victime expirer, et à rester là pendant qu'elle rend son dernier soupir dans un sinistre gargouillis. En outre, l'intervention directe comporte toujours le risque d'un retournement de situation, auquel cas, c'est vous qui vous retrouvez à la morgue dans un caisson réfrigéré.
A première vue, la méthode du laurier-rose peut paraître artisanale mais, tout bien réfléchi, elle est très astucieuse. Ces petits arbustes poussent comme du chiendent à Santa Teresa. On en trouve partout, couverts de fleurs roses ou blanches. Alors, à quoi bon attirer l'attention sur soi en achetant de la mort-aux-rats dans une ville où tout le monde sait qu'il n'y a pas de rats. Ou en s'affublant d'une fausse moustache pour aller à la droguerie du coin demander un pesticide puissant qui ne laisse pas d'arrière-goût amer ? Au fond, le système utilisé pour supprimer Laurence Fife, et, apparemment, Libby Glass, est pratique, gratuit et facile à mettre en oeuvre. Je note encore une ou deux questions que j'aimerais tirer au clair, puis j'éteins la lumière.
Il est minuit passé quand je m'endors.