Chapitre 8.

 

          Il est 18 heures pile quand je m'arrête devant K-9 Korners. Gwen est juste en train de fermer boutique. Je baisse ma vitre :

          - On prend ma voiture ?

          - Non, je préfère vous suivre, dit-elle. Vous connaissez le Palm Garden ?

          - Oui.

          - Est-ce que ça vous va ?

          - Parfait.

          Elle s'éloigne vers le parking et en ressort une minute plus tard au volant d'une Saab jaune rutilante. Le restaurant n'est pas très loin et nous nous garons côte à côte dans le parking. Gwen a enlevé sa blouse de travail, mais elle n'arrête pas de brosser sa jupe.

          - Excusez les poils de chien. D'habitude je rentre directement prendre un bain et me changer.

          Le Palm Garden est situé en plein centre de Santa Teresa à l'intérieur d'un centre commercial. Il y a des tables en terrasse et les indispensables palmiers dans de grosses caisses en bois. Nous dénichons une petite table sur le côté. Je commande du vin blanc, et Gwen un Perrier.

          - Vous ne buvez pas ?

          - Peu. J'ai arrêté après mon divorce. Il fallait voir ce que je descendais comme scotch avant. Alors, comment vont vos affaires ?

          - Encore difficile de se prononcer. Et vous, depuis combien de temps êtes-vous dans le toilettage des chiens ?

          - Depuis beaucoup trop longtemps, répond Gwen en se mettant à rire.

          Nous bavardons un moment à bâtons rompus. Je veux m'offrir le temps de l'observer, d'essayer de voir ce qu'elle a en commun avec Nikki. Car il faut bien qu'elles aient quelque chose en commun pour avoir été toutes les deux mariées à Laurence Fife. C'est elle qui nous ramène à nos moutons :

          - Alors, vous avez vu Charlie Scorsoni ?

          - Ça me paraissait un point de départ logique. Il est sur votre liste ?

          - La liste des gens qui auraient pu tuer Laurence ? Non. Je ne pense pas. Et moi, je suis sur la sienne ?

          Je lui fais signe que je n'en sais rien.

          - C'est drôle, continue-t-elle en inclinant légèrement la tête d'un air pensif, il pense que je suis aigrie. Plusieurs personnes me l'ont répété. Santa Teresa est vraiment une petite ville, vous savez.

          - A mon avis, vous auriez de bonnes raisons d'être sinon aigrie, du moins un peu amère.

          - Eh bien, ça n'est pas le cas. A propos, voici les coordonnées de Greg et Diane, si ça vous intéresse.

          Elle sort de son sac un petit carton portant les noms de ses deux enfants, leur adresse et leur numéro de téléphone.

          - Merci, c'est très gentil de votre part.

          - Je sais que votre visite ne risque pas de les perturber. Ils sont solides, maintenant, et plutôt directs. Parfois même un peu trop à mon goût.

          - Je suppose qu'ils n'ont jamais repris contact avec Nikki.

          - Je ne pense pas, dit Gwen. C'est peut-être dommage. Personnellement, je préfère qu'ils oublient les vieilles histoires du passé, mais elle a été très bien avec eux.

          Gwen passe sa main dans son cou, pour dénouer son foulard et secoue la tête pour libérer ses cheveux. Ils tombent sur ses épaules dans une belle cascade dont je ne peux pas imaginer que la couleur ait quelque chose d'artificiel. Superbe contraste de ces cheveux gris clair et de ces yeux bruns. Elle a des pommettes solides, un soupçon de rides, qui marquent agréablement le tour de sa bouche, de belles dents et un hâle qui donne une impression de bonne santé, mais sans aucune sophistication.

          Maintenant qu'elle a abordé le sujet, je me sens libre d'aller un peu plus loin, et je demande :

          - Qu'est-ce que vous pensez de Nikki ?

          - Je ne sais pas trop. A l'époque, bien sûr, je lui en ai voulu à un point que vous ne pourriez pas imaginer. Mais, maintenant, je me dis que, parfois, j'aimerais bien lui parler. Je crois qu'on serait peut-être capables de se comprendre. Mais vous vous demandez sans doute pourquoi j'ai épousé Laurence.

          - Ma foi...

          - Le sexe, fait Gwen d'un ton espiègle.

          Elle éclate de rire puis se reprend.

          - Excusez-moi, je... je n'ai pas pu résister. En fait, il était nul au lit. Il faisait l'amour comme une machine. L'idéal pour les femmes qui aiment le sexe dépersonnalisé.

          - Je n'en suis pas vraiment fanatique, dis-je laconiquement.

          - Moi non plus. Mais, bien sûr, je ne l'ai su que plus tard. J'étais vierge quand je me suis mariée avec Laurence.

          - Ah oui ? C'est bien ennuyeux.

          - Comme vous dites. Et ça l'était encore plus à l'époque, mais ça faisait partie de l'éducation que j'avais reçue. Je pensais que j'étais responsable de l'échec de notre relation sur le plan sexuel... Jusqu'à ce que...

          Elle laisse sa phrase en suspens. Une rougeur très discrète, presque imperceptible, lui colore les joues. Je relance :

          - Jusqu'à ce que ?

          - Je ferais peut-être bien de prendre un peu de vin aussi, dit Gwen en faisant signe à la serveuse.

          J'en profite pour commander un autre verre. Gwen se tourne vers moi.

          - J'ai pris un amant quand j'ai fêté mes trente ans.

          - Ça prouve simplement que vous aviez du bon sens.

          - Oui et non. Ça n'a guère duré plus de six semaines. Mais quelles semaines ! Les plus belles de ma vie. Dans un sens, je n'étais pas fâchée quand ça a cessé. C'était quelque chose de fort, de trop fort. Je sentais que ça risquait de bouleverser ma vie. Je n'étais pas prête pour ça.

          Elle marque un silence et, à sa mimique concentrée, je comprends qu'elle est en train de revivre tout ça dans sa tête.

          - Laurence me critiquait en permanence, poursuit-elle. Et je pensais que c'était mérité. C'est alors que j'ai rencontré un homme qui pensait justement que j'avais beaucoup de qualités. Au début, j'ai résisté. Je savais bien ce que j'éprouvais pour lui. Mais ça me paraissait tellement anormal. Et puis j'ai abandonné toute résistance. Pendant quelque temps, je me suis même dit que c'était bon pour ma relation avec Laurence. Je recevais soudain tout ce dont j'avais besoin depuis longtemps, et ça me rendait plus disponible envers mon mari. Mais, au bout d'un certain temps, la double vie est devenue invivable. J'ai laissé Laurence dans l'ignorance aussi longtemps que j'ai pu, mais il a fini par avoir des soupçons. J'en étais arrivée au point que je ne supportais plus qu'il me touche. J'avais trop de tension en moi. Le poids du mensonge devenait insupportable. Laurence s'est rendu compte du changement et il a commencé à faire son enquête, à me questionner. Il voulait savoir où j'allais, ce que je faisais à chaque minute de la journée. Il appelait à des heures bizarres, en plein après-midi et, naturellement, j'étais sortie. Même quand j'étais avec lui, j'étais ailleurs. Il a agité la menace du divorce. J'ai pris peur. J'ai tout avoué. La plus grosse bêtise de ma vie, parce que ça n'a pas empêché Laurence de divorcer.

          - Pour vous punir ?

          - Oui. Une punition comme seul Laurence Fife savait en infliger. Cinglante.

          - Qu'est-ce qu'il est devenu?

          - Qui ça ? Mon amant ? Pourquoi me demandez-vous ça ? Tout à coup, sa voix est devenue inquiète. Je sens qu'elle se cabre. Mais je décide de battre le fer tant qu'il est chaud.

          - Laurence devait bien savoir qui c'était. S'il était, comme vous le dites, tellement avide de vous punir, il avait peut-être envie de le punir, lui aussi.

          - Je ne veux pas que des soupçons puissent peser sur lui, répond Gwen. Ce ne serait vraiment pas propre de ma part. Il n'a rien à voir dans la mort de Laurence, et vous devez le laisser tranquille. Je vous donnerai une garantie écrite.

          - Comment pouvez-vous en être si sûre ? Les gens se sont trompés sur un tas de choses à l'époque, et ça a coûté très cher à Nikki.

          - Hé ! coupe Gwen d'un ton sec, Nikki a été défendue par le meilleur avocat de l'Etat. Elle n'a peut-être pas toujours eu de chance, mais ce n'est pas une raison pour attirer des ennuis à quelqu'un qui était totalement en dehors de tout ça.

          - Je n'essaie pas d'attirer d'ennuis à qui que ce soit. Tout ce que je tente de faire, c'est de trouver un fil conducteur dans cette histoire. Je ne peux pas vous forcer à me donner son nom... Revenons-en à Laurence et à ses infidélités.

          Gwen boit une petite gorgée de vin et secoue la tête.

          - Excusez-moi, je me suis emportée, mais vous m'avez prise au dépourvu.

          Elle laisse échapper un petit rire honteux.

          - Oui, je comprends. Ça m'arrive souvent aussi.

          - Laurence..., reprend Gwen, je pense qu'il était misogyne. Les femmes étaient, par nature, des traîtresses à ses yeux. Il s'attendait toujours plus ou moins à ce qu'elles le possèdent. Alors, il trahissait le premier, pour prendre les devants. Enfin, c'est comme ça que je vois les choses, en tout cas. La relation avec une femme était nécessairement un rapport de force dans lequel il devait avoir le dessus.

          - Mais qui pouvait le haïr au point de le faire disparaître ?

          Gwen semble maintenant avoir retrouvé toute sa contenance. Elle fait un mouvement d'épaules désabusé.

          - J'y ai réfléchi tout l'après-midi et, justement, ce qui est bizarre, c'est que je n'arrive pas à trouver de réponse définitive. Trop de gens avaient de bonnes raisons de lui en vouloir à mort. Les avocats qui font dans le divorce sont rarement populaires. Mais la plupart d'entre eux s'en sortent sans se faire assassiner.

          - Mais, dis-je, ça n'avait peut-être rien à voir avec son travail. Pourquoi s'arrêter à l'idée d'un mari rendu furieux parle montant d'une pension alimentaire. Il peut s'agir de tout autre chose. Une femme délaissée, par exemple.

          - Bien sûr. Il y en a eu beaucoup. Mais je pense qu'il était suffisamment adroit pour rompre proprement. Ou bien ses maîtresses, après les premiers feux de la passion, étaient assez conscientes pour saisir les limites de ce genre de liaison et accepter de partir. Par contre, il a eu une aventure ahurissante avec la femme d'un juge de la région. Elle s'appelle Charlotte Mercer. Celle-là, elle lui aurait couru après dans la rue. C'est ce que j'ai entendu dire, tout au moins. Ce n'était pas du tout le genre à se laisser plaquer sans faire de l'esclandre.

          - Comment savez-vous tout ça ?

          - Elle m'a téléphoné quand Laurence l'a laissée tomber.

          - Avant votre divorce ou après ?

          - Après. Je me rappelle avoir regretté qu'elle n'ait pas appelé plus tôt. J'aurais eu du solide à présenter à la justice.

          - Je ne comprends pas, dis-je. A quoi cela vous aurait-il servi ? Même à cette époque-là, vous n'auriez rien pu faire contre lui avec des preuves d'adultère.

          - Non, mais, psychologiquement, ça aurait beaucoup compté. Je me sentais tellement coupable de l'avoir trompé que je ne me suis pratiquement pas défendue, sauf sur la question de la garde des enfants. Ce qui n'a pas empêché Laurence de l'obtenir. Si Charlotte Mercer avait apporté son témoignage, elle aurait pu me donner un sacré coup de main. Il avait quand même une réputation à préserver. Vous devriez aller la voir. Elle aura certainement des choses intéressantes à vous révéler.

          - Je n'y manquerai pas. Et je lui dirai qu'elle est mon suspect n°1.

          - N'hésitez pas à donner mon nom si elle veut savoir qui vous envoie, s'esclaffe Gwen. C'est bien le moins que je puisse faire.