... je pensais que j’aurais tout de même le temps d’arriver avant la nuit Tant que j’ai suivi la corniche je n’ai pas eu besoin de les allumer puis le soir est tombé brusquement plus vite que je ne l’aurais cru le ciel au-dessus des montagnes encore clair violent vert citron tournant lentement au bistre avec deux longues traînées légèrement obliques comme des écharpes de fumée d’un bout à l’autre Au dernier tournant la mer est revenue un peu en avant de moi sur ma droite un instant je l’ai aperçue tout en bas plate décolorée maintenant s’assombrissant plus vaste encore sans fond impossible à distinguer du ciel là-bas pas encore noir mais simplement sombre lui aussi de ce côté couleur de néant le pinceau du phare apparut s’élança grandit balaya un instant le ciel allumant sur elle des reflets la révélant à la fois immobile liquide mouvante une fraction de seconde puis se rétracta disparut et de nouveau le vide le néant sans haut ni bas ni ouverture, et entre les chênes-lièges dans la descente la nuit m’attendait J’en vis deux venant vers moi ou plutôt immobiles s’élevant lentement dans le crépuscule grisâtre avec leurs yeux couplés citron pâle comme des bêtes nocturnes les premiers d’un jaune plus foncé tremblotant un camion sans doute les deux autres derrière glissant horizontalement sur la droite essayant probablement de doubler puis revenant sur la gauche se rangeant disparaissant derrière sa masse carrée se dessinant maintenant noire auréolée de jaune je croisai le bruit l’odeur d’essence d’huile les deux paires d’yeux successives l’odeur continuant puis tout à coup je pus sentir celle des foins de la terre tiède par la glace ouverte l’air était de nouveau chaud maintenant opaque remplaçant les senteurs marines Pensant à leur peau mouillée En m’arrêtant j’aurais pu entendre les bruits l’aboiement d’un chien un train rouler les cricris dans les fossés le parfum de la sueur de la terre tandis qu’elle s’éloignait de moi à présent salée luisante comme un dos tumultueux d’animal de monstre quand le phare l’effleurait Après le pont du chemin de fer le jour revint Comme si j’avais non pas avancé progressé mais reculé dans le temps me retrouvant un instant plus tôt les bords de la route les vignes visibles de nouveau des lumières brillaient dans la campagne clignotant À la porte d’une ferme une femme souleva le rideau de toile de sac jeta au-dehors le contenu d’une bassine j’aperçus à l’intérieur un homme et une enfant attablés dans l’éclairage jaune foncé puis cela disparut aussi et je dus de nouveau les rallumer dans la ligne droite bordée de platanes Tout au bout une ampoule électrique brillait en haut du clocher carré Un pêcheur m’a dit qu’en mer elle leur sert de repère pour poser leurs filets quand elle est sur la même ligne que la vieille tour de guet sur la montagne se basant de l’autre côté sur le phare et je ne sais plus quoi pouvant entendre le clapotis de l’eau contre les flancs de la barque arrêtée les voir s’affairer en silence dans la lueur huileuse du fanal entendant les risées de vent courir sur l’eau la froissant la ridant à rebrousse-poil pour ainsi dire et de temps en temps dans le noir liquide le bruit frais la lueur phosphorescente d’un peu d’écume arrachée au sommet d’une vague Le matin je rentrais dormir les yeux clignotants les paupières brûlantes dans le soleil mais elle restait avec eux manger les sardines qu’ils faisaient griller sur la plage Après quelquefois elle allait nager Quand elle rentrait elle se glissait près de moi comme un poisson ses cheveux encore mouillés salés odorants Je dis Tu sais bien que nous ne pouvons pas nous perdre tu sais bien Là-bas au bout du quai la machine haletait régulièrement Yeux immenses me regardant humides mais pas de Il s’ébranla dans un bruit d’attelles tiraillées entrechoquées commença à prendre de la vitesse je criai Hélène ! elle rentra la tête Tout de suite à la sortie de la gare les voies commençaient à tourner les flancs lisses métalliques des wagons nus se succédaient pivotaient comme un mur vert foncé puis le dernier wagon avec son soufflet replié les deux tampons décroissant puis les rails nus enchevêtrés et un signal bascula avec un claquement métallique
Dans le village toutes les lumières étaient allumées À l’intérieur du café ils étaient assis des vieux en majorité toutes les têtes tournées vers le même point un instant je vis le petit rectangle bleuâtre argenté des ombres floues bougeant dessus entendant la voix caverneuse énorme puis la voix cessa aussi Sur la place quelques-uns jouaient aux boules dans la lumière qui tombait d’un lampadaire l’un d’eux resta immobile un bras levé en avant à quelques mètres je vis un petit nuage de poussière s’élever du sol et la boule rouler Les dernières maisons passées il faisait de nouveau clair et encore une fois j’eus l’impression bizarre d’avoir reculé d’être tiré en arrière comme quand on est dans un train et qu’un autre plus rapide le dépasse sur une voie parallèle comme si j’étais tiré à hue et à dia dans le temps plongé brusquement dans l’obscurité m’enfonçant dans les ténèbres puis extirpé repoussé en sens inverse retrouvant la lumière projeté alternativement et sans transition une demi-heure plus tard puis une demi-heure plus tôt pouvant distinguer à présent des couples marchant lentement sur les bas-côtés enlacés les robes claires des filles mais peu après la bordure de platanes reprit tout s’assombrit J’eus peur d’en voir un trop tard malgré les robes claires et les allumai définitivement Les branches des arbres se rejoignaient au-dessus de la route formaient une voûte Avec un bruit sec un gros insecte vint s’écraser contre le pare-brise il resta une tache sombre étoilée aux branches irrégulières quelques-unes minces d’autres en doigts de gant renflées s’amincissant puis se renflant de nouveau se terminant en forme d’ovale d’ellipse En face les phares d’une auto apparurent grandirent mille aiguilles dans leur lumière la tache s’éclaira jaune puis l’auto passa et elle fut de nouveau sombre se détachant sur la voûte du tunnel de branches éclairé d’un blanc cru par mes phares venant à ma rencontre s’ouvrant puis il cessa et c’était bien la nuit maintenant même quand on n’était plus sous les arbres plus noire même du fait que le couloir de troncs la voûte avaient disparu et qu’à présent la lumière des phares se perdait se dissolvait bue pour ainsi dire par les ténèbres des insectes des points jaunes surgissaient du noir venant à ma rencontre quelquefois s’écartant leur trajectoire brusquement coudée d’autres fois s’écrasant aussi sur le pare-brise mais pas aussi gros que celui qui avait laissé la tache l’éclaboussure en forme de crachat
pensant que je pourrais continuer ainsi avançant toujours m’enfonçant dans ses entrailles tièdes sans rien voir d’autre que les ténèbres rassurantes Tard dans la nuit il y aurait de temps en temps un village endormi ou une ville illuminée déserte avec ses carrefours ses places ses rails de tramways D’avion on peut les voir comme des assemblages d’étoiles aux branches dessinées en doubles pointillés de réverbères squelettes lumineux d’oursins dérivant lentement à la surface de la terre obscure effrayantes mille vies tournant imperceptiblement comme les rayons d’une roue puis se raréfiant puis disparaissant et de nouveau rien que le noir originel et demain matin il y aurait des montagnes l’air pur de la neige un lac avec des voiles doubles ailes de mouettes entrecroisées tout serait de ce bleu à la fois léger et profond les pics les glaciers se reflétant je me rappelle ce bateau à aubes avec sa cheminée jaune chapeautée de noir inclinée dans le ciel et des banquettes peintes en blanc sur le pont TRAVERSÉE TOUR DU HAUT LAC il y aurait des enfants avec des sacs d’excursion des culottes et des bretelles de cuir les genoux nus de grands bâtons avec des flammes de couleur criaillant se bousculant envahissant l’embarcadère dans le soleil de vieux messieurs coiffés de panamas un groupe jouant de l’harmonica le vent du lac froissant les vaporeuses robes des femmes effarouchées les plaquant de leurs bras contre leurs cuisses des mouettes criardes...
yeux humides scintillants un tremblotement au bord des cils mais pas de
... voletant çà et là poussant leurs cris discordants éraillés sauvages la tour du vieux château se reflétant dans les eaux tranquilles le pont se mettrait à trembler aux pulsations de la machine je pourrais sentir ses lattes frémir sous mes pieds les roues à aubes commençant à tourner battant l’eau avec un bruit de moulin et moi me penchant pour la regarder fuir écumeuse se tordant le long de ses flancs pouvant sentir...
émouvantes rides qui
... la fade et verte odeur de vase remuée s’élevant fraîche des bouillonnements des remous les tourbillons ramenant à la surface le parfum croupi des herbes d’eau il y aurait des sons d’accordéon des voix fraîches d’enfants il y aurait je voudrais...
Puis je pus la deviner sa lueur diffuse stagnant derrière les collines noires sortant du sol aurait-on dit comme le reflet nocturne d’un cratère de matières en fusion les rares lumières dans la campagne se multipliant insensiblement c’est-à-dire qu’on ne sait jamais à quel moment exactement cela cesse d’être la campagne c’est-à-dire à quel moment les lumières cessent d’être éparpillées de loin en loin puis de plus en plus rapprochées mais horizontalement pour au contraire s’étager se superposer et tout à coup on se rend compte qu’à droite et à gauche il y a des rues des avenues quoique ce ne soit pas encore la ville c’est-à-dire ce que l’on peut appeler une ville malgré les alignements de réverbères au néon de part et d’autre des fondrières et les cubes gigantesques blafards apparemment démoulés d’un coup cuisines et formica compris facétieusement déposés au milieu d’étendues marron défoncées ciment armé les mains dans les poches debout agressif et pitoyable coq discutant avec oncle Charles et maintenant son visage prospère bienveillant se répétant collé sur les panneaux électoraux respectable comme ce timbre de quel pays non pas orné d’un profil de roi ou d’empereur de simili-médaille ou camée mais d’un visage à lorgnons vu de trois quarts au-dessus d’un col et d’un complet-veston président philosophe ou libérateur disant que ça au moins c’était moderne pas comme ces
leurs sommets se détachant en sombre glissant devant les dernières lueurs du couchant vaguement insolites dans la nuit électrifiée s’élevant sur le sol nu comme à la surface de quelque planète perdue morte avec leurs cargaisons d’hommes et de femmes mangeant dormant et se reproduisant par rangées superposées un Grec subtil et industrieux calculant combien on peut en entasser au mètre carré la surface minimum sur laquelle on peut empiler suffisamment de sommeil et d’éviers pour se faire faire des chaussures en peau de crocodile et envoyer sa fille dans un collège anglais
malheureusement enrhumé pour le moment
Sous les arbres le long du canal l’air était parfaitement immobile les feuillages des basses branches vert électrique se découpant déchiquetés sur le noir la pendule lumineuse des Nouvelles Galeries marquait un peu plus de neuf heures la marchande de journaux était en train de fermer le kiosque Maintenant on pouvait sentir la chaleur s’exhaler ou plutôt exsuder lentement du sol des murs mais à peine sortie restant en suspension emprisonnée accumulée comme si après ce léger effort (passer des pierres du goudron à l’air) elle s’immobilisait de nouveau épuisée poisseuse l’odeur de vase immobile elle aussi stagnante au-dessus du canal quand je passai le pont Tout d’abord j’ai cru que c’était à cause d’elle je veux dire la chaleur mais ils ne se promenaient pas étaient arrêtés sous les arcades ou appuyés contre les murs la plupart en manches de chemise les femmes vêtues de robes légères flasques certains assis sur les rebords des trottoirs En tournant pour entrer dans la rue j’ai dû m’arrêter attendant que deux ou trois se lèvent ou ramènent leurs jambes et c’est alors que je l’ai entendue monumentale me demandant d’où elle venait j’ai levé la tête et j’ai vu le haut-parleur en tôle installé au coin des arcades puis un de ceux qui s’étaient levés a dit Et alors ? il me regardait je suis reparti cessant de l’entendre continuant à ne pas l’entendre tant que le moteur tournait pendant que je descendais ouvrais le portail et manœuvrais pour rentrer en marche arrière mais dès que j’ai eu coupé le contact je l’ai entendue de nouveau j’ai éteint les phares les quatre murs sont redevenus noirs je suis sorti de la voiture et je me suis tenu immobile là pendant un moment à l’écouter levant la tête regardant en haut de la cour le rectangle de ciel où persistait encore un peu de la lumière du crépuscule avec les premières étoiles allumées silencieuses d’où elle semblait tomber maintenant arrivant par-dessus les toits : pas des mots des phrases articulées mais seulement un bruit quelque chose comme du métal qui parlerait c’est-à-dire incompréhensible cyclopéen dans la nuit immobilisée au-dessus des maisons le son montant descendant remontant se perdant dans un brouhaha indistinct électrique puis retentissant de nouveau puis le brouhaha puis encore la voix puis tout se brouillant encore
Au bout d’un moment j’ai compris que ce n’était pas les haut-parleurs qui marchaient mal mais des applaudissements Comme si voix et applaudissements se répondaient alternant complices la voix suivant une certaine modulation qui par degrés l’élevait jusqu’au point précis d’intensité et de tonalité où automatiquement l’enthousiasme de l’auditoire se déclenchait recouvrant tout roulant un moment par vagues déferlant puis s’apaisant
l’imaginant faisant peut-être un signe de la main s’épongeant le front tandis qu’il reprenait souffle puis levant la main plus impérieusement encore se tenant sur le rebord de la tribune il promena sur l’assistance ses petits yeux clignotants en apparence insensible à l’immense ovation qui se prolongea pendant plusieurs minutes réclamant leur imposant silence et recommençant à parler élevant baissant le ton l’élevant de nouveau la voix vibrant se déchirant puis la houle des applaudissements et des acclamations grésillant dans les haut-parleurs Puis la porte se referma et je cessai de les entendre gravissant maintenant les marches dans l’odeur retrouvée de moisi de mort de fleurs pourries mon ombre à mesure que je montai dépassai la lanterne me dépassant aussi sur le mur s’étirant en avant de moi se distendant Une des piles que j’avais posées à côté de la commode s’était écroulée et elles avaient glissé s’éparpillant sur le carrelage J’ai posé ma veste et le dossier sur le lit et me suis accroupi pour les ramasser
ADEN : Groupe de Busogas
VICHY : Source Lucas
KARLSBAD : Café Kaiserpark
BRIVE (Corrèze) : Lavoirs publics
MARSEILLE : Un coin des Messageries Maritimes
LAMALOU-LES-BAINS : Parc du Casino à l’heure du concert
SAÏGON : Rue de Shangaï (en face du Couvent de la Sainte Enfance)
BARÈGES : Le Haut-Barèges
SAÏGON : Palais du Gouverneur
SUEZ : Ânes en promenade
ARBOIS (Jura) : Vieilles maisons et Château Bontemps
TONKIN. HAÏPHONG : Femmes revenant du marché
BAGNÈRES-DE-BIGORRE : Excursion au Lac Bleu. Le Lac Bleu
CEYLON : Mount Lavinia Hotel & Sea Shore
PORT-SAÏD : L’entrée du Canal et Phare
LE JURA PITTORESQUE : Route de la Faucille dans la forêt
TONKIN. PENONS : Habitation de communistes en forêt
CAIRO : The Four Pyramids
CAIRO : Pyramid of Chephren
PUIGCERDA : Antigua Casa Diumenge de Juan Bertran. Bazar de toda clase de géneros
SINGAPORE : Battery-Road
LES HAUTES-PYRÉNÉES : La Gorge du Coussillet (Cirque de Gavarnie)
COLOMBO : A Fishing Village (Dehiwella), near Colombo
TONKIN. LANGSON : Hôtel de l’administrateur chef de la Province
DIEGO-SUAREZ : Antsirane, vu de Cap-Diégo
WIEN : Stefans-Kirche
MESSAGERIES MARITIMES : L’Armand-Béhec par grosse mer
ADEN : Somali-Herdsmen
VICHY : Palais des Sources Mesdames
CHAUVIGNY (Vienne) : Chevet de l’église Saint-Pierre (XIe et XIIe siècles)
POMPEI : Casa di Panza
par la fenêtre ouverte je pouvais de nouveau les entendre alternant à des intervalles à peu près réguliers la voix puis les applaudissements la voix les applaudissement mais lointains Entre le moment où ils cessaient et avant que la voix ne s’élève de nouveau il y avait un court temps mort pendant lequel je pouvais percevoir le silence de la nuit pensant aux bêtes aux poulpes sous les pesantes épaisseurs d’eau noire au bruit infatigable du ressac contre les rochers au noir sous les chênes-lièges pensant que maintenant l’homme et l’enfant devaient avoir fini de manger et qu’elle devait desservir ou faire la vaisselle mettant de côté les restes pour les poules le pain Quand le pinceau du phare passait au-dessus elle apparaissait un instant comme un crêpe vernie mouvante pensant qu’elle n’arrêtait jamais Je ramassai les dernières
TOLEDO : Casa de Cervantes
COCHINCHINE : Enterrement chinois à Saïgon
LE BOIS DE BOULOGNE : Le Racing Club « notre promenade de chaque jour quand viendrez-vous à Paris il nous tarde de vous voir » écrit dans le ciel à l’encre violette en caractères épineux pointus au-dessus des bâtiments
MILANO : Piazza del Duomo
LA RÉUNION : Laves et scories du Volcan (Piton de la « Fournaise »)
ADEN : A Soudanese Beauty
NÎMES : Jardin de la Fontaine. Le Nymphéum
CEYLON : Tamil Woman, Showing Ear Jewels
BINH THAN : Musique de Moïs
TOUL : Pont de Dommartin
CEYLON : Kandy by Moonlight
Quand ce fut fini j’allai me laver les mains et passer un peu d’eau fraîche sur mon visage évitant de me regarder dans la glace les oiseaux étaient couchés se taisaient je pouvais aussi entendre le silence de la maison Ce qui m’a frappé quand je suis de nouveau arrivé sur la place ç’a aussi été le silence les gens qui étaient à l’intérieur de la mairie seuls à applaudir ceux qui étaient dehors restant immobiles dans l’air suant tiède sous les bras nus des femmes aux aisselles il y avait des demi-cercles humides les chemises des hommes faisaient des taches claires agglutinées par grappes Sans doute y en avait-il de favorables et je suppose qu’ils auraient applaudi s’ils s’étaient trouvés dans la salle Je suppose aussi qu’un assez grand nombre des autres je veux dire ceux qui n’étaient pas a priori favorablement disposés auraient applaudi aussi gagnés par l’ambiance de sorte que leur immobilité leur absence de réaction n’avait rien d’hostile Dans l’ensemble ils devaient surtout être venus là et y rester par curiosité et aussi parce qu’il faisait chaud parce que c’était l’heure où on fait un tour avant d’aller se coucher Je suppose que s’il avait plu ou s’il avait fait froid la place aurait été déserte Je me suis arrêté Pendant un moment je l’ai écouté expliquer qu’il était le seul à pouvoir empêcher les communistes d’être élus Il ne les appelait d’ailleurs jamais communistes mais kominformistes le mot Kominform revenant fréquemment accouplé à terreur ou à dictature Il y avait aussi des gens sur les balcons penchés en avant accoudés des femmes assises sur des chaises qu’elles y avaient tirées Dans la vitrine illuminée du magasin de sport le mannequin restait immobile une jambe gracieusement tendue devant elle à demi pliée comme si elle marchait le buste un peu penché en arrière ses jambes nues étaient d’une couleur beige caoutchouteuse elle portait un court peignoir en tissu éponge sans manches qui s’entrouvrait pour laisser voir son slip et son soutien-gorge le sol de la vitrine était couvert de gravier on y avait posé un parasol ouvert à quartiers alternativement rouges bleus et jaunes criard Dans la vitrine de droite il y avait des raquettes des slips de bain pour hommes un ballon de rugby des chaussures à crampons un maillot rouge à empiècement vert molletonné comme celui J’entendis qu’il racontait que dans les villages où il avait tenu des réunions ces jours derniers des gens émus aux larmes étaient venus le féliciter lui embrasser les mains en lui disant que depuis des années c’était la première fois chez eux qu’un non-kominformiste pouvait faire entendre sa voix Au bout de la rue on pouvait voir les terrasses des cafés illuminés sur la place de la Mairie pleines de monde J’ai marché en tournant le dos à la lumière au bruit Dans les petites rues désertes il décroissait peu à peu Puis je cessai de l’entendre Les applaudissements seulement parfois C’est-à-dire parce que je savais que c’étaient des applaudissements : un bruit sporadique bizarre surgissant brusquement du silence du néant s’enflant décroissant s’affaiblissant et y retournant
trois soldats étaient attablés à l’un des guéridons de marbre Dans le fond sur la banquette une fille en corsage rouge était à moitié couchée contre un garçon aux cheveux bouclés qui avait passé un bras par-dessus ses épaules Les murs étaient peints d’une couleur beige ripolinés brillants les tubes de néon répandaient une lumière verdâtre J’ai demandé si je pouvais avoir un sandwich Il rinçait des verres et des soucoupes dans le bac derrière le zinc il a dit À quoi j’ai dit Je ne sais pas qu’est-ce que vous avez Il a dit Pâté saucisson jambon Il s’essuyait les mains à un torchon et me regardait J’ai dit Pâté Assis derrière le comptoir le patron lisait le journal un poste de radio grésillait des chansons mais pas trop fort J’ai bu deux gorgées de bière puis j’ai attendu qu’il ait fini de préparer le sandwich Deux d’entre eux étaient tête nue le troisième avait gardé son béret rouge ou plutôt cramoisi posé en avant sur le front au ras des sourcils deux petits rubans pendant sur sa nuque l’un avait une petite moustache blonde effilée... Champenois dit-il Alors j’y ai dit oui quoi Champenois
alors i me dit on est pays
comment que je lui dis
ben Champenois qu’i me dit moi je suis de Reims on est pays la Champagne quoi
Champenois que je lui dis c’est mon nom
ton nom comment qu’i me dit
mon nom quoi t’as un nom toi aussi non
ah i dit j’avais cru qu’on te disait comme ça Champenois parce que t’étais
c’était le journal de ce matin Il était sale et froissé Il le déploya tourna la première page la replia puis plia le journal en deux et reprit sa lecture Je cherchai si je parvenais à lire à l’envers

mais ce n’était pas tout à fait de jeu puisque je connaissais déjà
si que je dis Champenois c’est moi mon nom c’est Champenois quoi comme y en a qui s’appellent Bourguignon ou Lenormand mais mes parents ils étaient de l’Aube
maintenant je comprends qu’i me dit je croyais qu’on te disait Champenois y en a qu’on leur dit bien comme ça Parigot ou Cht’imi
non j’ai dit j’habite Saint-Mandé c’est à côté de Paris
un des deux autres rit Tous les trois portaient la même tenue de toile bariolée de taches brunes vertes ocre rouille leurs manches étaient roulées jusqu’au-dessus des coudes À la dérobée celui à la petite moustache jetait de rapides coups d’œil vers le couple d’amoureux Sur le rabat de la tente dehors je pouvais distinguer en transparence les lettres

symétriquement encadrées d’une chope moussue au-dessus de laquelle était écrit en demi-cercle BIÈRE LA LORRAINE Comme si par une sorte d’humour facétieux il fallait que ces endroits soient obligatoirement baptisés d’enseignes aux résonances à la fois fastueuses galantes légères Rialto Trianon Tivoli ou cette guinguette comment s’appelait-elle Frascati un peu en dehors de la ville sur la route de Nancy pendant longtemps rien qu’un nom un mot vaguement fabuleux légendaire dans les vantardises des anciens du régiment racontant devant les bleus leurs beuveries et leurs conquêtes mot pour ainsi dire feuillu...
parce que question champagne j’y ai dit peut-être que j’en connais un peu plus que toi
plus que moi qu’i me dit par exemple !
un peu que j’y ai dit
par exemple i me dit Je suis de Reims
rince-toi la dalle j’y ai dit Cordon Rouge tu connais ?
bruissant frondaisons cascades fontaines comme dans ces tableaux ces gravures de jardins de ruines aux environs de Rome et en même temps indissociable des retours dans la chambrée des permissionnaires de minuit ivres vomissants l’odeur vineuse écœurante d’un gris rouge frasques dans Frascati pas tellement différent de fiasque et Chianti un son...
je parie que t’en as seulement jamais vu la couleur Un truc que rien qu’une bouteille tu paies peut-être ça cinq ou six mille balles
tout de même ! dit celui à moustaches
comme je te dis Champagne Bordeaux Bourgogne je sais de quoi je parle je peux dire que j’ai bu tout ce qu’y a de meilleur mon oncle il est concierge à l’Alexandra à Paris alors tu sais hein dans ces endroits les clients i finissent même pas la bouteille Mouton-Rothschild Veuve-Clicquot Vosne-Romanée qu’est-ce qu’i nous ramenait pas quelquefois des bouteilles qu’étaient encore presque aux trois quarts pleines alors tu penses si
Fiaschanti
tenant ce nom du lieu-dit la colline au pied de laquelle elle (la guinguette) se trouvait, là où la route commençait à monter vers le monument élevé au sommet sorte d’obélisque en souvenir des combats qui s’y étaient déroulés pendant la guerre
fracas aussi dans Frascati Et alors sans doute à cause de la consonance italienne du mot l’image stéréotypée non de soldats en uniformes de la dernière guerre mais les silhouettes serties de plomb d’officiers sabre au clair et de turcos chargeant à la baïonnette au milieu des éclatements rouge et jaune des boulets de la fumée dont l’odeur se confondait pour moi avec celle de l’encens pantalons écarlates des zouaves pontificaux que je pouvais voir dans une des rosaces quadrilobées de ce vitrail de la chapelle Lambert chantant à tue-tête Qui riez et les frissons ou J’ai z’eu ta bite si gloire il y a au lieu de Kyrie Eleisson ou de Jésu tibi sit gloria Nous épatait à treize ans en nous affirmant qu’il ne serait jamais assez bête pour être soldat et effectivement il réussit à se faire réformer ou du moins le prétendit comme il avait réussi à se faire exempter de gymnastique en présentant un certificat médical qu’il prétendait aussi être de complaisance mais une fois pendant la récréation simplement en courant il eut comme une syncope tombant devenant tout blanc le visage exsangue on avait dû le porter à l’infirmerie après quoi il ne joua plus jamais à la balle au chasseur disant que c’était un jeu pour petits cons et plus tard lorsqu’on forma l’équipe de rugby il affectait le vendredi de me traiter avec une sorte de commisération une expression de condescendance sur le visage la même que j’y vis des années après cette fois où je tombai dessus au retour d’une permission J’avais appris qu’il avait abandonné son droit et ne faisait déjà plus que de la politique secrétaire dans les Jeunesses je crois ou quelque chose comme ça Tous les deux sur ce quai de gare moi dans mon uniforme raide mes gros souliers mes houseaux et lui qui pendant des années nous avait éblouis avec ses costumes dernier cri dans une espèce d’uniforme aussi maintenant c’est-à-dire vêtu avec un mépris manifestement agressif de toute recherche d’élégance ou plutôt avec cette recherche d’un négligé ou plutôt d’une inélégance soigneusement étudiée à la limite du débraillé le linge douteux l’air déjà important et sévère il descendit à Nîmes après m’avoir interrogé pendant...

... tout le trajet du même air imperturbablement sévère important sur l’état d’esprit des soldats dans les garnisons de l’Est me quittant en me serrant fortement la main sans chaleur impérieusement plutôt tandis qu’il me regardait dans les yeux avec cette même expression sévère l’écho des clameurs des applaudissements presque imperceptible maintenant à l’intérieur du bar ne parvenant plus que comme de lointains et bizarres échappements de vapeur fusant sporadiquement par quelque trop-plein une soupape de sûreté s’ouvrant libérant l’excès de pression puis se refermant tandis qu’un invisible chauffeur se remettrait à enfourner de plus belle les pelletées de charbon dans la gueule du foyer le seul moment où il se départit de sa distante sévérité fut pour renifler d’un air mi-amusé mi-dégoûté me toisant de haut en bas demandant comment on pouvait faire pour vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans cette odeur de crottin mais nous avions fini par ne plus la sentir là comme ailleurs âcre et violente mélangée à celle de la sueur et des parfums des filles et il n’y avait ni fontaines ni cascades : une de ces maisons sans époque définie et sans caractère défini non plus placée au bord de la route peu après la sortie des villes c’est-à-dire mi-citadine mi-campagnarde transformée en guinguette par une tonnelle aux cornières rouillées sous laquelle se rouillent quelques tables et quelques chaises de fer autrefois peintes en vert des caisses de fusains ou de troènes alignées devant la façade de part et d’autre de la porte ouvrant sur une vaste salle froide nue aux murs ripolinés d’une violente couleur orange et ornés de longues glaces sans cadres sur les bords desquelles étaient peintes à la main dans une pâte épaisse et maladroite de naïves guirlandes de roses Je ne me rappelle plus s’il y avait des chaises ou simplement des...
alors j’ai dit Champenois voilà c’est simplement mon nom malgré que je sois pas Champenois parce que si mes parents ils étaient de l’Aube près de Troyes moi j’habite Saint-Mandé à côté de Paris mais pour ce qui est de s’y connaître en champagnes tu repasseras
alors i me dit Troyes c’est en Champagne
mince ça va pas mieux Troyes en Champagne c’est le chef-lieu de l’Aube
alors i me dit je parle pas des départements
alors j’y ai dit si tu parles pas des départements de quoi tu causes
alors i me dit les départements ça veut rien dire tu prétends que tu t’y connais en champagnes et tu sais même pas qu’y a des maisons de champagne fameuses à Troyes aussi bien qu’à Reims Si tu causes départements alors aussi bien Reims c’est la Marne y a aucun département qui s’appelle la Champagne si tes parents ils étaient de Troyes alors t’es bien Champenois y a pas
mince alors qu’est-ce que t’as là-dedans que j’y dis ça fait une demi-heure que je t’explique que Champenois c’est mon nom tu peux pas comprendre que
... bancs autour de simples tables de bois recouvertes d’une affreuse peinture marron qui entouraient l’espace laissé libre non pas une piste de danse cirée brillante mais un plancher de bois raboté lavé et relavé à l’eau de Javel balayé à la sciure de bois et arrosé comme les chambrées des casernes des mêmes huit baveux sombres et humides sur lesquels tournoyaient les lourds godillots des artilleurs leurs éperons massifs leurs houseaux noirs apparaissant et disparaissant parmi les mollets rebondis des boniches en corsages blancs roses bleu pâle avec leurs jupes de soie brillante leurs permanentes crêpelées laineuses leurs nuques blanches et grasses perlées de sueur sous les cheveux non pas blonds mais plutôt couleur d’étoupe jaunâtres quelque chose d’à la fois violent morne obscène l’un de nous disant que somme toute après six mois passés à entendre les sous-offs nous hurler dans les oreilles au point qu’il nous restait tout juste assez de forces pour nous coucher et plus du tout pour seulement imaginer une fille un tonneau avec sa bonde ouverte nous aurait fait l’effet d’une aphrodisiaque apparition pensant à cette vieille chanson qui parle de con barbu pouvant croyant en quelque sorte les voir sous les jupes virevoltantes crépus bouche bête verticale béante moite dans les poils mouillés en boucs faunesques entre les grasses cuisses livides et au lieu des nymphes des cascades des hamadryades seulement les boniches soyeuses et leurs rêches toisons tournoyant sans fin sur le plancher grisâtre dans un sillage de violette et de relents d’écurie enlacées aux uniformes bleu ciel des artilleurs leurs cols aux écussons rouge clair comme du sang délayé sur lequel se détachaient en noir les numéros de leurs régiments apparaissant et disparaissant au rythme de la musique sirupeuse sur le fond orange des murs sorte de... de...
Ses deux mains rougeaudes aux ongles cassés se plaquant s’agrippant au rebord du zinc Champenois son buste penché en avant par-dessus projeté Hé où c’est qu’on pisse ici ? Sans s’arrêter d’essuyer le verre qu’il tenait le garçon désigna de la tête le fond de la salle Il lâcha le comptoir et s’éloigna titubant un peu tanguant cogna une table dit Pardon msieux dames en direction de la fille au corsage rouge toujours couchée sur son amoureux et disparut main fourrageant déjà dans le devant de son pantalon marchant les jambes arquées comme un cavalier derrière la porte rouge acajou
... pariade
rime avec hamadryade
mais pas oiseaux quoique vaguement animaux ou plutôt entre l’animal et l’humain ou plutôt sortes d’entités : eux numérotés dans leurs raides tenues de drap couleur de ciel leurs cuirs raides noirs se mouvant dans l’accompagnement des violents effluves de crottin et de violette et le tintement des éperons comme des sortes de crustacés comme s’ils se confondaient avec cette carapace dont sortaient seules leurs têtes rougeaudes leurs mains rougeaudes et sans doute au moment de l’accouplement un membre énorme rougeaud gonflé pour les saillir les clouer (derrière la tonnelle, dans un recoin de murs) – elles les joues en feu molles blanches et humides sous leurs jupes luisantes les corsages aux suaves teintes de fleurs haletantes Pensant à ces
ragots sur elle et ce jockey au nom espagnol qui montait pour Reixach pensant pourquoi pas après tout quand on a commencé par un garçon coiffeur violoniste charmeur comme disait Paulo passant en somme d’un deuxième violon à une première monte Oh je t’en prie Pourquoi pas tout le monde ne peut pas racler des cordes... Espèce de grossier personnage Très bien je me tais Grossier personnage Grossier personnage Se faire baiser ou plutôt cette fois se faire monter par Imaginant quelque chose de faunesque quelque chose avec de l’herbe des feuillages (peut-être à cause des champs de courses des haies) et pas un homme mais une sorte de créature hybride aussi moitié étalon moitié homme s’avançant en sautillant maladroitement à la façon d’un caniche debout sur ses pattes de derrière ses bottes semblables à ces prothèses d’infirmes faites de bois de fer et de cuir comme on peut en voir dans les vitrines des orthopédistes ou suspendues parmi les béquilles aux flancs noircis par les cierges suintants de la grotte miraculeuse autour de la blanche et virginale statue de plâtre comme s’il était monté sur des sortes de jambes artificielles terminées par des sabots avec tendu en avant de lui un long membre de chien ou de singe rouge vif dans le verdoiement des buissons terminé par une boule un rognon bleuâtre l’enfonçant roide enflammé colonne de porphyre ou quel est ce marbre veiné pourpre quand je le retirai d’elle barbouillé de sang couvert d’un lacis d’un réseau entrelacs rouge amarante enserrant des îles pâles sang des colombes son corps blanc étendu derrière les buissons la forêt descendant le flanc de la colline sa lisière atteignant le verger qui s’étendait derrière la guinguette elle pas plus émue ni troublée que si elle n’avait fait que ça depuis sa naissance l’ogive de son ventre étroit dénudé impudique se relevant entreprenant de me l’essuyer maladroitement avec son mouchoir l’âne d’Apulée copuler moi vaguement écœuré déflorée parmi les fleurs sylvestres découvrant après sous ma veste que j’avais étendue pour qu’elle se couche dessus l’herbe aplatie par le poids de nos corps les brins entrecroisés se soulevant alors légèrement d’un demi-centimètre environ comme une lente et végétale respiration sur notre droite très haut dans un arbre un oiseau chantait à intervalles réguliers un autre lui répondait très loin quelque part comme un écho quelques nuages passaient glissaient derrière le lacis compliqué des branches Il semblait qu’on pouvait entendre les bruits minuscules les menus froissements que les brins d’herbe faisaient entendre en se décollant se désemmêlant puis ils s’immobilisèrent très obliques presque horizontaux et parmi eux quelques petites fleurs froissées flétries de celles blanches à quatre pétales graciles en forme de cœur que l’on trouve dans les sous-bois parsemant l’odorant et vert matelas puis un ou deux brins d’herbe se redressèrent tout à fait d’une brusque détente mais pas les fleurs écrasées Aux endroits où elle avait appuyé plus fort il y avait comme un sang vert sur le drap bleu ciel de ma vareuse et aussi aux genoux de ma culotte agenouillé devant elle entre ses cuisses comme pour faire ma prière tendant vers elle ce porphyresque quel est donc aussi ce saint hagios ermite au nom grec Porphyre Polycarpe Polyphile ou quoi lui aussi agenouillé en prière au sommet d’une colonne dans le désert restant je ne sais combien de jours stylite sur le chapiteau de marbre dans le ciel parmi les décombres les fûts renversés d’un temple abandonné et cette courtisane Babylone la grande prostituée les porcs idolâtres les pèlerinages de foules émerveillées cheminant leur cortège s’étirant sur les dunes populations accourues de loin pour voir populer je veux dire copuler je veux dire copulation pour peupler mais j’eus assez de force pour me retirer le jaillissement la voie lactée répandue sur son ventre étroit où clignotaient les pastilles de soleil tombant de la voûte des arbres comme du lait caillé légèrement teinté de rose son mouchoir en était plein mais elle me dit qu’il y avait un ruisseau pas loin se foutait de tout d’ailleurs s’était laissée (ou plutôt m’avait aidé à la) mettre complètement nue elle avait pris la précaution en prévision d’emporter un manteau malgré la chaleur prête à l’enfiler en vitesse s’il était passé quelqu’un ne gardant que ses socquettes blanches et ses chaussures
seulement vêtue de cette espèce de veste comme une veste d’homme grisâtre aux manches trop longues d’où dépassaient ses doigts de poupée et rien dessous se tenant debout sur le plancher poussiéreux constellé de taches de peinture de pastilles indigo cinabre vert Nil émeraude carmin parme géranium Dans la bille de chocolat la trace de ses dents était comme deux entailles lisses légèrement concaves et striées séparées par une mince crête et quand elle parlait il pouvait voir l’intervalle entre les deux incisives apparaître sous la courte lèvre supérieure un peu avançante ses yeux noirs curieux pas effrontés curieux simplement précautionneux expectatifs comme ceux d’un chat le dévisageant et lui les évitant entendant sa voix prononcer des mots sans arriver à savoir ce qu’il disait et sa voix à elle pareil Par le vitrage de l’atelier on pouvait voir les toits de zinc azur estompé le dôme les murs craie estompée gris fumée la fenêtre où pendaient les couvertures et le traversin cassé en deux parfois il la faisait poser en
fausse odalisque affublée d’un pantalon bouffant rouge déguisée ou bien comme sur cette esquisse dont le Hollandais lui avait fait cadeau tranquillement impudique coulée d’un blanc crémeux gras d’une seule traînée du pinceau chargé de pâte écrasée tache bleu de Prusse en forme de triangle au bas du ventre son corps comme une couche épaisse de lumière entre les pans corail ouverts d’un de ces kimonos japonais et ensuite lui au bord de cette tombe ouverte écoutant le piétinement des souliers sur le gravier des allées l’imperceptible bruit de la pluie sur le gravier les tombes regardant la corde mouillée qu’ils déhalaient peu à peu le cercueil descendant par à-coups la corde frottant sur le rebord du trou malgré le madrier creusant une encoche un cône d’éboulis s’accumulant au-dessous s’élevant puis toute une motte se détacha tomba au fond avec un bruit mat je voudrais...
os brindilles symétriques et parallèles enchâssées dans la terre on retrouverait le crâne rempli de terre regardant avec ses orbites remplies de terre et fêlé comme ces fragments de poteries de bols funéraires ébréchés étiquetés et rangés sur les étagères des musées pêle-mêle avec les peignes les bijoux de bronze grumeleux et verts les agrafes les boucles heureux celui qui dénouera ta
COIFFURE écrit en oblique sur les volets fermant la boutique en face montant de la gauche vers la droite les hampes ou les jambages des lettres verticaux mais les barres des F et des E inclinées à quarante-cinq degrés environ les parties arrondies le haut et le bas du C et de l’O déformées dans le même sens ascendant l’intérieur du bar violemment éclairé se reflétant dans la glace qui le sépare de la rue de sorte que sur les deux premières lettres de l’inscription se superposaient en transparence les trois bustes (un de profil, celui qui était revenu se rasseoir à demi masqué par le troisième de dos) dans leur tenue bariolée le mot SALON au-dessus de la tête coiffée du béret grenat la tache rouge du corsage immédiatement au-dessous de l’I et de l’F, le second F et le U barrant le visage du personnage accoudé au zinc, de face (moi ?), le mot MESSIEURS peint horizontalement en caractères plus petits sur le côté droit de la devanture symétriquement au mot DAMES, à gauche, au-dessus du bar, le visage du patron de profil assis derrière la caisse et toujours penché sur son journal complètement dans l’ombre, l’image du garçon inoccupé maintenant, en train de tracasser les boutons du poste de radio placé sur le rayon au milieu des bouteilles, se dessinant plus nettement sur le fond sombre de la porte cochère qui faisait suite à la boutique de coiffure peinte en bleu azur de sorte que sur ce fond-là, trop clair, seules les parties des personnages violemment colorées ou éclairées (le bariolage heurté des tenues militaires, le béret cramoisi, le corsage de la fille, le front et le nez du personnage debout près du bar, la tache blanche de son col) étaient nettement visibles se détachant sur l’écran de la nuit comme s’ils flottaient, impondérables, dans l’air, en fragments éparpillés sur une lamelle, une pellicule vernie de ténèbres, et sans plus de réalité ni d’épaisseur que des fantômes, sans regards, sauf deux cavernes marron à la place des yeux et sans contours bien arrêtés, certains détails ou certaines parties des personnages translucides n’apparaissant ou plutôt n’attirant le regard que lorsqu’un mouvement les déplaçait ou les amenait plus directement dans la lumière Un reflet brilla sur le verre quand je le reposai sur le comptoir puis derrière moi j’entendis sonner deux coups Sans me retourner je pouvais voir le cadran réfléchi lune blafarde suspendue au-dessus de l’L de SALON sa grande aiguille pointée au milieu vers le bas la petite aiguille à droite et en haut marquant une heure et demie donc en renversant de droite à gauche dix heures et demie Un couple passa sur le trottoir en face longeant la devanture fermée du coiffeur traversant successivement le garçon le patron mon image le corsage rouge les trois bustes bariolés Je me rendis compte que depuis un moment le bruit lointain des applaudissements avait cessé Sur le même trottoir deux hommes apparurent traversèrent la rue et s’assirent à la terrasse l’un se tourna et frappa au carreau le reflet du garçon bougea passa derrière le mien puis disparut tandis qu’il apparaissait en chair et en os à la terrasse debout près des nouveaux venus comme s’il était sorti d’un monde irréel inexistant pour se matérialiser tout à coup cachant maintenant une partie des caractères de l’enseigne puis il se détourna rentrant dans le café disparaissant et réapparaissant de nouveau immatérialisé translucide s’affairant derrière le zinc Je pouvais voir remuer le bas ombreux de mon visage Dans ma main la partie de mie du sandwich où j’avais mordu faisait une tache claire semblait flotter aussi spongieuse et blanche
quignon qu’il avait jeté pour prendre son fusil resté là piétiné au milieu de la chaussée à l’endroit où ils s’étaient bousculés pour le désarmer l’avenue déserte vide sale parsemée de papiers de détritus il y avait de nouveau des promeneurs sous les arbres des trottoirs et une dizaine de personnes à présent à la terrasse du petit café au carrefour Le type à lunettes et les siens étaient rentrés dans l’immeuble au balcon duquel pendaient les banderoles de calicot De temps en temps il passait un camion ou une voiture lancée à toute vitesse avec leurs inévitables cargaisons de types harnachés de cartouchières de baudriers et de bandes de mitrailleuses hérissés de fusils et des initiales barbouillées en lettres blanches chaotiques et baveuses sur leurs flancs leurs roues soulevant parfois quelque détritus quelque vieux bout de journal qui s’élevait voletait maladroitement au-dessus de son ombre comme un oiseau infirme puis retombait s’affalait puis l’ombre disparut sembla se dissoudre se fondre le ciel se couvrait et se découvrait à de lents intervalles les épaisses taches projetées par les nuages se traînant avec une majestueuse et terrible solennité sur les toits les pignons les terrasses les arcades les clochers gothiques les superstructures boursouflées des immeubles rococo la ville tout entière jaune sale poussiéreuse immobile inanimée tachée de plaques aveuglantes livides là où le soleil perçait comme ces peaux malsaines privées d’air
comme si celui-ci ne s’y renouvelait jamais (même la nuit : elle se refermait simplement sur elle, emprisonnant la puanteur, la sueur, semblable à une sorte de matrice où les clochers les toits les dômes en pâtisserie auraient été imprimés en creux dans une matière noire, luisante, quelque chose comme de l’ébonite, et qui descendait avec cette implacable lenteur des emboutisseuses, s’emboîtant exactement, remplissant de ses saillies les rues, les places, la plus petite venelle, jusqu’à l’adhérence complète, et alors s’immobilisant, serrée, verrouillée, compacte) comme si rien ne pouvait plus s’y renouveler comme si elle était condamnée pour toujours à cet état d’abandon de désolation des fêtes finies une salle de bal aux décorations aux guirlandes défraîchies lugubres
quelque temps encore après la fin du jour ils continuaient sur leur lancée sillonnant les rues dans leurs autos folles palabrant aux terrasses des cafés ou s’entassant dans les meetings toujours bardés d’armes jacassants farouches déclamatoires puis peu à peu la ville se faisait de plus en plus déserte noire Il en restait encore quelques-uns comme ces derniers couples de danseurs s’acharnant à tournoyer s’étourdir jusqu’à ce qu’ils s’aperçoivent soudain que les musiciens de l’orchestre sont partis depuis déjà longtemps les instruments couverts de housses appuyés aux chaises vides devant les pupitres vides et eux s’arrêtant à la fin se regardant interdits déconcertés vaguement inquiets sur le plancher souillé parmi les serpentins les guirlandes piétinées et se décidant enfin à s’en aller et alors plus rien que la chaleur visqueuse noire perfide immobile et çà et là les sentinelles somnolentes se balançant d’avant en arrière le fusil entre les jambes dans des fauteuils devant les portes illuminées des anciens hôtels pour milliardaires et dans leurs halls illuminés sous les lustres à pendeloques des appartements illuminés des types aux costumes fatigués ternes aux visages ternes exténués l’air de prêtres défroqués ou d’employés de l’enregistrement marchant de long en large ou assis dans les fausses cathèdres gothiques des anciens conseils d’administration taciturnes les yeux bordés de rouge parlant ou dictant des choses d’une voix exténuée enrouée à peine audible et le crépitement d’une machine à écrire posée sur une table de cuisine parmi les lambris les boiseries Trianon des suites pour banquiers anglais et de rares bruits des portières de voitures ou de camions qui claquent un moteur lancé et le silence de nouveau le noir et à la fin la matrice remontera peu à peu imperceptiblement d’abord toujours avec la même implacable et inexorable lenteur laissant le jour filtrer gris suant opaque réveillant les oiseaux dans les magnolias les ténébreuses touffes de lierre dessinant les formes étendues dans les terrains vagues la proche campagne paisibles trop immobiles barbouillées de sang qui commence à sécher De mon lit je pourrai le voir blafard se reflétant sur les feuilles vernies se colorant peu à peu les oiseaux criards fous déchirants quel lac je voudrais glissant sur le reflet renversé immobile des montagnes enneigées ses roues à aubes battant l’eau rapetissant emportant les sons d’harmonicas les voix d’enfants je voudrais...
Pas vu l’éponge main passant rapidement raflant d’un même mouvement le verre l’assiette du sandwich et le billet, l’énigmatique et bilieuse tête de cardinal disparaissant escamotée pour laisser place à la surface nue argentée du zinc striée maintenant de traînées parallèles faites d’infinitésimales gouttelettes argent sur argent Les trois soldats étaient partis il ne restait plus que les deux amoureux dans le fond À présent ils s’étaient décollés le garçon avait sorti de sa poche un peigne et une petite glace il avait appuyé la petite glace contre son verre vide et se repeignait captivé par son image tapotant de la paume pour faire bouffer ses cheveux en coque En heurtant le zinc la soucoupe rendit un son creux inconsistant elle était en matière plastique rougeâtre dedans il y avait un billet la tête carrée et barbue du bon grand-père maintenant avec son regard navré ses poches sous les yeux son décor bleu et jaune moins coté apparemment à la Bourse des valeurs qu’un cardinal Très bien Lui qui aimait tant les pauvres Et quelques pièces Mon image transparente bougea s’avança au-devant de moi disparut À leur table dehors les deux types discutaient avec animation je me rappelai les deux autres à la banque le couloir les marbres le Sphinx Peut-être les mêmes Tandis que je traversais la rue les lumières de la terrasse projetaient trois ombres divergeant à partir de mes pieds les jambes mordant les unes sur les autres les têtes indiquant midi ou minuit moins dix minuit moins cinq minuit juste puis à mesure que diminuaient les éclats de voix l’angle qu’elles faisaient se fermait en même temps qu’elles pâlissaient s’effaçaient et peu après je n’ai plus entendu que le bruit de mes pas répercuté par les façades le meeting semblait fini pour de bon maintenant J’ai fait le tour en longeant le canal pensant qu’il serait de nouveau là le lendemain de nouveau au rendez-vous avec sa promenade de onze heures lui sa canne sa moustache dégoûtante de nicotine cadavre ambulant à peau flasque parcheminée flottant dans son costume flasque comme si deux enveloppes superposées trop grandes l’une faite de peau l’autre d’étoffe étaient accrochées sur son squelette alors au moins ses os doivent se trouver à l’aise quoique un peu brinquebalants peut-être s’entrechoquant Très bien Ce pauvre Charles Très bien Vulgairement amouraché c’est comme ça qu’on dit d’un modèle qui couchait avec tout le monde et lui... Très bien Si charmante Je sais Comment un homme qui avait la chance d’avoir une femme si charmante a-t-il pu... Voilà. Question. Marque laissée par ses dents dans la tablette de chocolat et lui allongé ou plutôt gisant tout éveillé dans le noir à côté d’une femme si charmante c’est-à-dire la femme qui avait été c’est-à-dire qui n’était plus maintenant que
Dans le centre il y avait encore cette espèce d’animation d’après les fêtes qui cherche à se prolonger, d’excitation s’attardant ne se décidant pas ou ne se résignant pas à s’éteindre, insolite, les lumières...
gisant tous les deux dans le noir
... scintillant le brouhaha les terrasses des grands cafés encore pleines de gens ce quelque chose de factice de moite une rumeur confuse...
l’immense ovation qui se prolongea pendant plusieurs minutes Quand elle se répète pour la deuxième fois plus rien qu’une farce Et la combienième maintenant Alors
... suspendue flottant dans l’air tiède les tintements des verres entrechoqués Au premier étage de l’hôtel de ville les fenêtres de la salle où s’était tenue la réunion étaient encore illuminées J’espérais bien que celui-là serait encore ouvert je pénétrai dans l’odeur de tabac sortis de ma poche le bon grand-père et le posai sur le comptoir lui à qui l’amour des pauvres avait rapporté tellement d’argent Type qui m’expliquait ça un jour dans un train me racontant qu’il était dans la fourrure mais qu’il avait abandonné le vison pour le lapin m’expliquant le marché des pauvres m’expliquant qu’en vendant des choses dix fois moins chères aux gens on gagnait dix fois plus d’argent parce que pour un riche il y a mille pauvres alors faites vous-même le calcul Mais je dus le lui demander deux fois avant qu’elle se décide c’est-à-dire que sans cesser de regarder vers l’hôtel de ville elle étendit le bras en prit deux mécaniquement sur un des rayons derrière elle et les posa devant moi saisissant le billet entre le majeur et l’index puis restant là la main légèrement soulevée sans me rendre la monnaie ses yeux brillants d’excitation toujours fixés sur le même point disant tout à coup Le voilà C’est lui Le type en train de recharger un briquet à l’autre bout du comptoir releva la tête je me retournai et regardai : un groupe qui sortait lentement de l’hôtel de ville des hommes presque tous en manches de chemise la veste sur le bras se répandant lentement on aurait dit la sortie de la messe ou d’une salle de cinéma ou encore d’un stade après un match peu à peu ils finirent par remplir toute la largeur de la rue entre les terrasses des cafés s’avançant paisiblement de front je le vis tout de suite marchant au premier rang au centre peut-être parce qu’il était le seul à avoir gardé sa veste et non seulement sa veste mais malgré la chaleur un cache-nez beige roulé autour du cou un pan rejeté par-dessus son épaule à la façon des chanteurs d’opéra en tournée qui craignent pour leur gorge le visage un peu empâté maintenant prospère rajeuni mais reconnaissable tout de même tel qu’il était sur les affiches quelques types crièrent Vive Lambert il agitait une main à la façon des athlètes vainqueurs on aurait dit une de ces réclames pour crème à raser ou lotion aftershave une de ces vedettes masculines ténorinos ou champions de quelque chose attendu par la foule à la sortie des artistes fatigué par sa performance mais souriant agitant toujours la main dans un geste à la fois sportif et ecclésiastique levant la tête à droite et à gauche vers les balcons traversant quelquefois la rue pour aller serrer une main affable condescendant les types qui l’entouraient souriant aussi lui donnant de légères tapes sur les épaules tournant la tête en même temps que lui vers les balcons les terrasses devisant entre eux de cet air entendu supérieur et assuré de ceux qui ont misé sur le bon cheval Ils passèrent lentement puis disparurent le cheval emmitouflé les soigneurs les entraîneurs les parieurs Les yeux toujours brillants elle regardait maintenant vers l’endroit par où ils s’éloignaient Je dis S’il vous plaît Elle sortit de son rêve me regarda l’œil froid tout à coup atone regarda le billet resté fiché entre son médius et son index puis la tête renversée du bon grand-père des pauvres disparut escamotée
pouvant toujours voir la trace des deux incisives en creux là où elle avait mordu courte lèvre supérieure ombrée d’un duvet le bas de son ventre que ne cachait pas la veste d’homme ombré aussi par cette végétation rêche poussant comme postiche sauvage violente sur la chair enfantine puis...
vulgairement amouraché
... cette nuit où couché à côté de celle qui déjà n’était
Il n’y avait plus personne sous les arcades et les gens avaient retiré les chaises des balcons Les vitrines du magasin de sport étaient éteintes tout était noir À la lueur du réverbère on distinguait le mannequin toujours immobilisé dans sa pose gracieuse le ballon le parasol sur la fausse plage de graviers Reflet du phare passant rapidement sur la mer la révélant mouvante crêpée vernie un instant puis elle disparut de nouveau pourtant on pouvait la sentir vaguement inquiétante dans le noir remuant contenant les poissons les bêtes Je suis resté un moment sans allumer appuyé au balcon la cigarette à la main sans l’allumer non plus respirant l’obscurité une ou deux fois j’ai entendu un oiseau bouger dans le lierre rêvant peut-être ou peurs menus cris Quand on est dans les rues les réverbères empêchent de voir les étoiles c’est seulement dans la campagne ou comme ici au-dessus des toits des cheminées le ciel en était plein l’y et le i de myriades scintillant et au bout d’un moment j’ai pu distinguer mes mains la cigarette les lignes dessinées par les rangées de briques en perspective fuyante sur le mur à droite plus sombres que les joints de mortier comme on peut voir la nuit c’est-à-dire sans les couleurs simplement clair et sombre et alors lui et elle gisants étendus raides ou plutôt roides sur ce lit et sans doute la même lueur laiteuse répandue sur le drap les deux corps nus peut-être puisque c’était l’été laiteux de la même matière froide inanimée et polie que les plis du drap repoussé ou peut-être elle ayant ramené le drap par un réflexe non de pudeur mais de désespoir couvrant cachant ou plutôt ensevelissant déjà ce corps devenu maintenant pour elle une charge comme s’il était tout entier un organe malade le drap ramené froissé se soulevant à peine en faibles renflements comme si son inutilité même sa répudiation pour ainsi dire lui avait restitué une sorte de puérile chasteté le rabotant l’insexuant ou peut-être elle ne s’en souciant même plus indifférente déjà au-delà de ces choses restant peut-être découverte ou seulement à moitié couverte sans même songer à protéger sa poitrine les deux seins avec leurs veines marbrées diaphanes plus devinables que visibles dans cette vague lueur décolorée qui se répandait sur sa peau sous laquelle semblait circuler non pas du sang mais une pâle sève bleuâtre glacée et même glauque presque figée déjà (et peut-être sa main ramenée sur le buste pas pour les cacher mais posée un peu au-dessous d’eux simplement posée et sa voix aussi comme décolorée blanche neutre calme trop calme comme de la pierre aussi comme si les paroles étaient faites d’une matière sans transparence ni écho ni prolongement simplement opaques le son qui sortait de sa gorge sans aucune de ces modulations de ces inflexions qui portent tantôt la voix au-dessus tantôt au-dessous du sens des mots qu’elle prononce de même que le son tiré par l’archet de la corde d’un violon n’est jamais d’une fréquence fixe mais une hésitation autour de cette notion abstraite et sans réalité qu’est la note exacte
et lui : Quoi ?
et elle toujours sans bouger gisant (mais était-ce ainsi : il ne voulait ou n’osait bouger tourner la tête ne pouvant donc que l’imaginer d’après cette voix la façon dont lui parvenait cette voix c’est-à-dire parallèlement donc sans doute :) la tête très droite renversée en arrière les yeux grands ouverts sur l’obscurité la vague lueur du plafond : Je t’aime
et lui véhément les mots se pressant se précipitant se bousculant avec cette espèce d’intolérable maladresse des infirmes comme si leur accumulation leur afflux pouvait suppléer à l’absence de gestes l’immobilité forcée du corps disant ou essayant de dire et plus que dire persuader mais comment peut-on : Mais moi aussi moi aussi moi aussi tu le sais moi aussi est-ce que tu ne le sais pas moi aussi moi aussi...