Et l’autre toujours là, vieux con sur fond de filles à poil, avec son col devenu lui aussi trop grand, bâillant d’au moins deux centimètres, cylindre cartonneux et amidonné d’où sortait un de ces cous de tortues grisâtre sillonné de croisillons se tendant hors d’une carapace à l’intérieur de laquelle son corps ne serait plus qu’un flasque amas de tendons et de peau fripée maintenu debout par les vêtements, ses yeux chassieux n’arrêtant pas de m’espionner, me soupeser avec cette même fourberie craintive, méchante, comme si les yeux et la bouche parlaient pour ainsi dire parallèlement, ou plutôt comme si la bouche parlait séparée du visage, les lèvres sous la moustache dégoûtante de nicotine disant Ce pauvre Charles : avec les femmes il était d’une naïveté !..., puis de nouveau s’immobilisant, attendant, tandis que ses yeux continuaient à m’examiner, sournois, rusés, puis la voix se faisant de nouveau entendre : Cette fille, elle le trompait avec tout le monde, c’était...
et moi : Quelle fille ?
et lui : Comment : quelle... Vous ne... Mais je croyais que...
et moi : Mais bien sûr. Voyons, je sais. Cherchant de nouveau à voir l’heure à l’horloge du carrefour, mais il surprit mon regard, interposa vivement sa tête entre le cadran et moi. Joues de parchemin cartonneux. On dit que leur barbe continue à pousser bien après qu’on les a enterrés. Barbe et ongles. Alors il... J’ai dit : Oui ravissante. Écoutez : il est presque onze heures et il faut que je..., prenant sa main pour la serrer, sentant aussitôt le contact de ses vieux os gluants me retenant, s’accrochant, sa vieille voix gluante me rappelant maintenant comme Corinne était jolie qu’il n’avait jamais vu une jeune fille aussi c’était comment dire, et moi essayant de me dégager disant Non Plus à Toulouse : à Nice Oui elle vit là-bas maintenant, disant Oui c’est une tradition de famille chez nous Je veux dire le veuvage Une de ces maladies de femmes vous savez Congénitale comme on dit Oui Transmissible aux hommes du clan par voie utérine, lui me regardant méfiant perplexe se demandant s’il devait rire ou quoi
et moi : Oncle Charles compris naturellement Dans la mesure où il participait apparemment plutôt du féminin que du masculin
riant franchement maintenant de toutes ses dents pourries, disant : Oui Ah oui Ce pauvre Charles il
et moi : Écoutez je ne vais plus avoir le temps Je dois passer à la banque ce matin et je...
et lui sursautant, et plus rien que l’effroi maintenant, la peur de se retrouver seul, le désarroi, disant : Mais alors allons ! Je devais justement...
et moi : Au revoir. À un de ces jours. Au revoir. À bientôt. Au revoir !, réussissant à arracher ma main, me reculant, puis faisant demi-tour, m’éloignant rapidement, pensant Vieil imbécile vieil imbécile vieil imbécile, et parvenu assez loin me retournant, agitant vaguement ma main : lui toujours là, planté sur le trottoir, solitaire, fripé et misérable, les mouvantes pastilles de lumière jouant à travers les feuilles des platanes sur son chapeau, son costume trop vaste, avec toujours pour toile de fond l’ironique étalage de jeunes chairs couleur de berlingots, son visage figé de nouveau, frustré, indigné et ahuri...
Puis ceci : la porte franchie, passer brusquement de la sueur, du bruit, du soleil, à la fraîcheur, au silence, à l’ombre : une sorte d’univers géométrique, poli et minéral quoiqu’il y eût aussi des plantes vertes, mais fabriquées et fournies, semblait-il, avec le reste – c’est-à-dire pas de l’eau, de l’air, de la lumière assemblés, cette silencieuse et humide rumeur de sang vert, pas quelque chose qu’on met dans de la terre et qui pousse, simplement si on l’arrose, mais acheté avec (ou échangé contre) de l’argent dans un magasin, et pas plus végétal, pas plus comestible que les branches de laurier tressées et les avalanches de fruits représentées en taille douce et en couleurs fades sur les billets de banque et les titres d’obligations parmi les cornes d’abondance, les lyres, les symboles numériques, les Mercures et les déesses mamelues : minéral plutôt, selon toute apparence, ou en tout cas usiné, comme du caoutchouc vulcanisé, et astiqué tous les matins par le torchon mercenaire des femmes d’équipe en même temps que les plinthes de marbre et les plaques de cuivre
et au bout d’un moment on recommençait à percevoir le bruit. Quoique à côté du tapage extérieur de la ville ce ne fût tout d’abord qu’un simple frémissement, presque imperceptible en même temps qu’inexorable, semblable à ces lointains et inquiétants murmures qui parviennent des profondeurs des grottes, des cavernes, mystérieux, glacés, jusqu’à ce qu’on se rendît compte que c’était lui, ou du moins ses équivalents sous forme de papier imprimé, dactylographié ou paraphé qu’ils se passaient d’un comptoir à l’autre, d’un bureau à l’autre, dans un froissement continu, insidieux et obsédant de mastication, de...
pensant à quelque monstre qui serait tapi dans un coin caché au fond des couloirs de marbre (peut-être dans les sous-sols, comme la chaudière du calorifère) : une sorte de ruminant impotent et obèse (mais pas les cornes, le front bouclé, les bras d’égorgeur : plutôt, comme le calorifère, des tubulures, des assises de fonte, des manomètres – pensant que si Thésée faisait irruption ce serait sous l’aspect d’un gringalet gominé et armé d’une mitraillette, et qu’il l’abandonnerait non pas sur une plage mais au bord d’une route, ou à la rigueur dans une chambre d’hôtel meublé, après l’avoir soulagée de sa dot constituée de titres de puits de pétrole et de mines d’étain), obèse, donc, vorace et végétarien, et qu’il faudrait nourrir sans arrêt de pâte à papier, de chèques et de bordereaux comme d’autres de feuilles de salade ou d’épluchures de légumes
percevant comme un menu grignotement : le cliquetis nombreux, métallique et sec des machines comptant enregistrant avec leurs bras leurs antennes leurs articulations leurs milliers de pattes d’insectes minces et noires leurs rouages, et derrière le comptoir la rangée des bustes coupés à la taille, de face, comme des mannequins sans jambes qu’on aurait posés là, hommes et femmes troncs tous les deux ou trois mètres dans la même attitude c’est-à-dire la tête légèrement penchée sur l’épaule gauche, écrivant libellant détachant les reçus les bordereaux, suant dans leurs faux-cols, la sueur continuant toujours à aller et venir au-dehors dans un bruit assourdi d’autos de camions et parfois une de ces charrettes aux roues d’un rose fané terreuse anachronique, se traînant au milieu des carrosseries étincelantes comme des espèces de scories de grumeaux que la ville (c’est-à-dire son organe central : la banque, l’espèce de temple avec ses froides colonnes de marbre veinées de gris, ses grilles de fer forgé et ses plantes vulcanisées) n’aurait pas encore tout à fait réussi à dissoudre, à digérer, ou plutôt à transmuter, c’est-à-dire à leur faire subir cette opération qui consiste à convertir de la matière brute, rugueuse, en quelque chose de poli, imputrescible et lavable (comme les automobiles, le marbre des comptoirs, les plantes de caoutchouc) commode à stocker et à acheter, l’opération suivante consistant à transmuter une seconde fois tout ça en papier filigrané décoré de divinités financières ou mercantiles, de sorte qu’à la fin, sans intervention salissante de quelque marchandise que ce soit, brute ou usinée, et pour ainsi dire par une sorte de sublimation, les banquiers peuvent acheter simplement de l’argent avec de l’argent...
Puis assis maintenant sur un fauteuil (et pas un vrai fauteuil non plus : pas du bois, du crin, de l’étoffe, mais quelque chose d’aussi différent d’un fauteuil que les plantes vulcanisées des végétaux naturels, et fait de matières imputrescibles elles aussi, inoxydables incomestibles : de la moleskine, du caoutchouc encore et des tubes chromés), tout à fait à l’intérieur à présent (dans les entrailles pour ainsi dire) des couloirs de marbre, ombreux, secrets, pouvant voir la pancarte de verre suspendue par des chaînettes chromées elles aussi, avec :
SERVICE DES PRÊTS À COURT ET À LONG TERME
écrit dessus en lettres d’un vert phosphorescent, et plus de menus froissements de papier ici, et à peine le crépitement lointain, feutré, des machines (les machines à écrire, les machines à calculer, à enregistrer, à transcrire, à convertir, à totaliser, à récapituler les cours du caoutchouc, du chrome, de la moleskine et du papier monnaie) : juste un murmure de voix, presque inaudible, et
deux pâles ombres chinoises superposées sur la paroi de verre dépoli, l’une dessinant la silhouette d’un buste, à peu près de dos (ou de face, puisque aucune ligne, aucun modelé intérieur ne permet de deviner si le personnage tourne le dos à la paroi, ou le contraire), affectant la forme d’une sorte de sac de pommes de terre aux contours sinueux (correspondant aux plis en accordéon du vêtement), surmonté d’une masse plus petite (une boule ou plutôt un carré aux coins arrondis) encadrée de deux saillies, comme des anses (les oreilles), plus ou moins proéminentes selon les mouvements du personnage, c’est-à-dire selon que son visage est plus ou moins tourné vers la source lumineuse
cette première ombre se trouvant complètement englobée par celle d’une tête de profil, gigantesque (sans doute parce que l’autre occupant du bureau se trouve plus près d’une seconde source lumineuse)
du fait de la superposition des deux ombres, le buste (le sac de pommes de terre) contenu dans la tête géante plus foncé que celle-ci
dont on voit les lèvres remuer en même temps qu’elle bouge, change de position par saccades, son contour dessinant tantôt un profil exact, tantôt un profil perdu, les protubérances (nez, menton) se rétractant tandis que d’autres (l’arcade sourcillière, la pommette) saillent à leur tour, et de temps en temps, une main (c’est-à-dire l’ombre chinoise d’une main qui appartient probablement au personnage assis le plus près d’une des deux sources lumineuses, car elle aussi est énorme, dix fois plus grande que nature, et plus pâle que l’ombre du buste) surgissant à partir du bas de la paroi dépolie, s’élevant, s’ouvrant et se refermant, tandis qu’elle décrit, un peu en avant du profil, quelques vagues mouvements, diminuant tantôt de grandeur ou au contraire se dilatant, grandissant de façon monstrueuse (selon que la main réelle s’éloigne ou se rapproche de la source lumineuse), les doigts débordant parfois tout entiers, tronqués par un des côtés de la paroi dépolie (celui de droite ou le bord supérieur), l’imperceptible murmure des voix se répondant, se superposant (s’élevant alors de quelques degrés, chacune luttant de vigueur, puis l’une des deux cessant, l’autre continuant seule, revenant peu à peu à un volume normal, puis s’arrêtant, et la première reprenant alors), les trois ombres chinoises (le profil, la main mouvante, le buste) soumises à une série de légères déformations et de mouvements dont l’ampleur est en quelque sorte directement proportionnelle aux diverses variations du ton des voix, c’est-à-dire que les va-et-vient de la main, les modifications dans les contours du profil et du buste et leurs oscillations augmentent en fréquence et en amplitude lorsque le volume des voix s’élève, devenant en revanche presque négligeables, les ombres alors presque immobiles, lorsque le ton de la discussion retombe au point de n’être plus de nouveau qu’un murmure, le haussement des voix et l’agitation correspondante des ombres ne dépassant d’ailleurs jamais, pour le premier, celui que provoque un malentendu passager, vite dissipé par une volonté réciproque de courtoisie, et pour la seconde (compte tenu de la forte amplification des mouvements de toute silhouette projetée), celle, extrêmement faible en réalité, des gestes plus ou moins conscients qui accompagnent toute parole
la curieuse disposition des sources lumineuses qui a pour résultat de projeter à l’intérieur du contour de la tête de l’un des interlocuteurs le buste du second, faisant que celui-ci semble occuper le centre même des pensées de l’autre, comme si ce dernier en parlant s’adressait non pas à la personne assise en face de lui mais en quelque sorte à l’image réduite de celui-ci projetée sur sa rétine ou formée dans son cerveau par son système optique, de sorte qu’il semble dialoguer avec un personnage nain introduit par effraction à l’intérieur de lui, ou, inversement, que le visiteur questionne un de ces oracles, une de ces énigmatiques et monumentales divinités au visage aveugle, méditatif, au corps de chien ou de griffon, et à la bouche de bronze
pensant : mais aujourd’hui ce serait simplement de l’argent, pensant qu’il en sortirait non des paroles, quelque sentence ambiguë, à la fois prometteuse et menaçante, mais un simple bruit de papier froissé, comme ces machines où mettez cent francs dans la fente correspondant à votre signe et elle crachera dans un bruit d’engrenages métalliques et de roues dentées le secret de votre avenir, la sentence sous forme de billets imprimés à l’effigie de prélats, de généraux ou de rois, comme si tout le destin des hommes, comme si le fracas des batailles et les râles des agonisants et Reixach tout barbouillé de sang couché dans un fossé...
Et alors j’aurais dû lui dire Oui comme vous savez elle s’est arrangée pour s’en débarrasser Comme de ses prédécesseurs Question de technique d’habitude Elle a commencé à quinze ans avec un garçon coiffeur Alors pensez Et pour lui elle a eu cette chance de la guerre Une solution pratique Parce qu’à part sauter par-dessus des barres de bois passées au blanc d’Espagne ou des murs en carton et se faire tuer à la guerre on ne voit pas très bien à quoi il pouvait être bon Et de toute façon il serait maintenant trop vieux pour servir de charge utile à un cheval Il paraît d’ailleurs qu’il a fait ça de façon très élégante : au calme pas de son bidet sur une route où les Allemands les descendaient comme au tir au pigeon Laissant seule sa petite pigeonne éplorée Si jolie oui Plus que jolie même il faudrait inventer un mot qui Oui le noir lui allait très bien aussi Toujours les habitudes familiales J’ai grandi dans les lamentations les histoires d’hypothèques et l’odeur du crêpe C’est une odeur très caractéristique Comment dire : vous pouvez même la sentir avec vos doigts vous savez Avec cette partie extrêmement sensible au bout Une odeur rêche Rugueuse Ridée Tout autour de son ravissant visage sans rides et sans
Masque de vieillard imbécile rusé cafard m’espionnant. Comme si je ne savais pas que maman les amours malheureuses d’oncle Charles ou Corinne ne servaient que de paravents, retenant à grand-peine les questions qui lui brûlaient les lèvres ou plutôt retenant sa bouche, comme si je pouvais positivement le voir ravaler les mots sur le point de sortir, comme si je pouvais même les voir se former à la façon de ces bulles qui se gonflent entre les lèvres des personnages des bandes dessinées, et lui parvenant au dernier moment à les rattraper les aspirant chien ravalant son vomi les remâchant entre ses vieux chicots jaunis par le tabac les ombres des feuillages jouant toujours derrière lui sur les cuisses les seins les couvertures multicolores, et sans doute venait-il lui aussi à ces soirées Quintette de Franck ou Sonate à Kreutzer se penchant peut-être galamment vers maman assise dans son fauteuil pour lui rappeler leurs souvenirs d’Opéra ou de cloître à colonnettes Votre délicieuse mère réduite à l’état de lame de couteau fardée de rouge géranium et surmontée d’une perruque ondulée au petit fer... Une fois dans le brouhaha j’entendis quelqu’un dire qu’elle était à faire peur pensant faire-part pensant qu’on enverrait ces cartons bordés de noir où ont la douleur de vous faire part de la mort de leur mère fille sœur tante cousine pieusement décédée en sa quarante-cinquième peut-être sixième au maximum année le problème étant combien de temps un organisme vivant peut-il continuer à fonctionner lorsqu’il reste sur les os un simple sac de peau enfermant non plus les organes habituels foie estomac poumons et cætera mais rien d’autre que de la pâte à papier sous forme de vieilles cartes postales et de vieilles lettres nouées en paquets par des faveurs aux teintes suaves fanées, rien qu’un vieux sac postal bosselé et fermé par un cadenas cérémonieusement installé dans une bergère Louis XV sous un insolite et fastueux ruissellement de lumières : comme s’ils étaient tous venus là se réunir pour la regarder mourir, assis maintenant autour d’elle immobiles figés dans des poses méditatives et...
Mais exactement ?
Jonquille ou plutôt citron pâle papier peint à ramages ton sur ton déchiré et soulevé par endroits moisi par l’humidité, grand-mère disant qu’avant qu’ils arrivent il faudrait tout de même essayer de recoller ce morceau près de la vitrine, oncle Charles m’appelant pour l’aider déjà habillé avec ce nœud papillon sombre et ce complet sombre lui aussi le seul convenable que je lui aie jamais vu en dehors de ce vieux costume de velours apparemment inusable et de ces informes vêtements de toile qu’il portait à la campagne, et moi tenant le pot rempli de cette espèce de pâte d’un blanc jaune, lui disant que tant qu’on ne se déciderait pas à refaire d’abord le mur ce serait toujours à recommencer, grand-mère disant qu’alors il faudrait encore tout faire retapisser et que Dieu sait ce que ça coûterait, oncle Charles haussant les épaules se détournant disant Approche donc ce pot, grand-mère se tenant là à regarder avec ce visage empreint de cette expression perpétuellement effarée pleurarde installée à demeure, comme si ses soucis d’argent les histoires de domestiques les décolletés ou la conduite de Corinne n’étaient qu’une seule et même manifestation d’un monde violent malintentionné et redoutable, et un peu plus tard Corinne entrant à son tour déjà habillée ses bras nus dorés sortant de cette robe qu’elle avait retaillée de façon à montrer tout ce qui était possible et même un peu plus, traversant le salon et venant aussi regarder ce que nous faisions, restant à considérer sans rien dire la déchirure de la tapisserie d’un air renfrogné, grand-mère tournant vers elle ses yeux larmoyants alarmés, ouvrant la bouche, la refermant, puis l’ouvrant de nouveau, disant Mais ma chérie tu Mais qu’est-ce qui est arrivé à cette robe qu’est-ce que, et Corinne continuant à regarder la tapisserie, et grand-mère disant Ma chérie tu, et la voix de Corinne parlant sans regarder ni grand-mère ni oncle Charles ni moi, comme si elle s’adressait au mur ou peut-être à l’air ou peut-être à une sorte d’interlocuteur anonyme, d’entité ennemie, indistincte, disant sans hausser le ton avec une sorte de fureur froide calme Qu’est-ce que vous vous figurez faire vous vous imaginez qu’ils ne s’en apercevront pas Ça se voit comme le nez au milieu de la figure, oncle Charles ne répondant ni ne se retournant, continuant à essayer d’enduire le papier soulevé et le mur avec cette colle qui prenait mal sur le plâtre pourri le plâtre s’accrochant en grumeaux au pinceau tombant avec un bruit de sable sur la tranche de la plinthe et le parquet, grand-mère et Corinne en train de se chamailler maintenant dans notre dos d’abord à mi-voix puis le ton montant, grand-mère disant que tout de même en cherchant on aurait sûrement pu trouver quelqu’un d’autre, Corinne disant Qui ? grand-mère disant Tout de même, Corinne disant que peut-être que grand-mère aurait voulu qu’on fasse jouer cette vieille toupie qui raclait du violon comme, grand-mère disant Mais enfin, Corinne disant Mais enfin quoi à quelle époque te crois-tu est-ce que tu penses que le fait d’être le fils d’une coiffeuse empêche de bien jouer du violon Dans toute la ville il n’y a pas un seul, grand-mère disant Tout de même il me semble qu’, Corinne disant Tout de même c’est tout ce que tu sais dire Tout de même un coiffeur Qu’est-ce que tu t’imagines Si tes invités pouvaient voir maintenant papa à genoux sur le plancher en train de recoller cette tapisserie qu’est-ce que tu crois qu’ils Quoi qu’est-ce qu’il y a maintenant avec ma robe ? le cristal des coupes à champagne s’entrechoquant vibrant sur le plateau qu’apportait la bonne, Corinne et grand-mère se taisant brusquement, la bonne posant le plateau sur le guéridon s’éloignant la porte se refermant et aussitôt elles recommençant : Tu n’as tout de même pas l’intention de la mettre ce soir ? Pourquoi ? Mais tu Mais voyons ma chérie elle est beaucoup trop Trop quoi ? Mais ma chérie ce n’est Je, se tournant vers oncle Charles pour chercher de l’aide, son visage gras boursouflé comme de la cire fondue grisâtre comme ces amas de larmes grumeleuses accumulées à la base des cierges, le silence sans doute faisant se retourner oncle Charles, toujours accroupi, le pinceau suspendu, relevant la tête, regardant un moment Corinne, le décolleté, de ce même œil neutre, las, puis se détournant et reprenant son travail, la peau sur le visage de grand-mère s’affaissant encore un peu plus tandis qu’elle se tournait de nouveau vers Corinne Mais qui te l’a retaillée ? Retaillé quoi je croyais que nous parlions du coiffeur Je croyais que ça te dérangeait qu’... Là Elle n’était pas ouverte aussi bas Qui... Personne Elle a toujours été comme ça qu’est-ce qui te prend maintenant on dirait que c’est la première fois que tu la vois Toutes les robes sont comme ça cette année Liliane en a une encore plus ouv... Mais tout de même, élevant sa main ridée, cireuse aussi, les extrémités des doigts décolorées exsangues Il me semble que si tu remontais un peu l’épaulette Thérèse pourrait te faire une pince là ce serait... Oh écoute enfin !, s’écartant inclinant le buste, la vieille main retombant sans avoir pu la toucher, grand-mère continuant à regarder ce corsage de ce même air de désespoir et de désastre, et Corinne Alors un coiffeur n’a pas le droit de jouer du violon ? la porte s’ouvrant de nouveau, Paulou entrant, grand-mère sursautant comme si elle se réveillait Mais je n’ai jamais dit que... Si Tu as dit Un coiffeur, la voix de Paulou s’élevant, disant Je le connais je l’ai vu à travers la vitrine il Oh toi Paulou la ferme on t’a déjà dit que les enfants ne parlent que quand on les interroge on n’a pas besoin de tes commentaires ça va Pourquoi parles-tu comme ça à ton frère il n’a rien fait de mal il... Bon alors faites la conversation tous les deux Dis donc Paulou si tu racontais à grand-mère où tu traînais l’autre soir quand je t’ai rencontré tu pourrais peut-être... Espèce de cafarde ! Allons mes petits voyons Si tu voulais je suis sûre que Thérèse pourrait te le faire avant ce soir il ne faut pas plus de cinq min... Figure-toi que c’est une soirée de musique Si ça les choque de se trouver dans le même salon qu’un coiffeur comme tu dis tu essaieras d’expliquer ça à tes amies à toutes ces vieilles peaux qui, et cette fois oncle Charles se décidant tout de même, disant toujours sans se retourner essayant de maintenir le triangle déchiré contre le mur Ça suffit Corinne, et elle Qu’est-ce qui suffit Qu’est-ce que j’ai fait encore À la fin est-ce que je ne, et lui Je t’ai dit d’arrêter, et elle Mais, et lui Excuse-toi demande pardon à ta grand-mère, ses doigts glissant le papier mouillé glissant se déchirant et alors lui se relevant brusquement Excuse-toi tout de suite ! et grand-mère disant très vite Ce n’est rien Charles il n’y a pas de quoi elle, et lui Tu m’entends ? et Corinne Mais enfin, et lui Est-ce que tu m’as entendu ? et elle Oh bon très bien Je te demande pardon grand-mère excuse-moi, et grand-mère Mais bien sûr voyons il n’y a pas, et Corinne Oh c’est très drôle Paulou absolument marrant tords-toi bien de rire profites-en Je te conseille de venir de nouveau me demander de l’argent pour ce que je ne veux pas dire Ça te fait moins rire hein ? et Paulou Cafarde, et grand-mère Allons voyons mes petits, et oncle Charles Ça suffit maintenant va dans ta chambre et fais-moi le plaisir de mettre une autre robe, et elle Une autre robe mais papa je n’ai, et lui J’ai dit une autre robe c’est tout est-ce que je dois encore le répéter
veuf mot boiteux tronqué restant pour ainsi dire en suspens coupé contre nature comme l’anglais half moitié sectionné cut off coupé de quelque chose qui manque soudain dans la bouche les lèvres prononçant VF continuant à faire fff comme un bruit d’air froissé déchiré par le passage rapide étincelant et meurtrier d’une lame
Plus tard pendant la soirée je regardai l’endroit recollé mais il y avait seulement une tache un peu plus sombre, si on avait poussé un peu la vitrine on aurait pu la cacher mais grand-mère dit qu’elle avait toujours été là et que c’était sa place, à certains accords du piano la vitre d’un des vantaux vibrait, sur sa surface bombée les reflets des musiciens des lumières du violoncelle s’étiraient en lamelles verticales noir citron acajou, les bobèches des fausses bougies du piano aux abat-jour roses vibraient aussi avec un grésillement ténu la musique se ruant les notes du piano se précipitant les violons se ruant se poursuivant véhéments plaintifs : quelque chose de démesuré et d’incongru, paroxysmique indécent barbare, en accord avec l’insolite débauche de lumière ruisselant sur l’assemblée immobile, les vibrations des cordes sous les archets déchirant le silence à travers lequel on croyait pourtant entendre cet imperceptible grignotement de termites de vers comme si la gesticulation passionnée des musiciens continuait seule, dans une sorte de vide, tandis que sous la surface des choses, derrière les portraits dans leurs cadres, par-dessous les charbonneux corsages brodés de perles des vieilles dames, les visages effondrés, la chair éclatante des jeunes filles quelque chose de vorace, grouillant, s’activait qui ne laisserait plus à la fin des assistants, des meubles, du salon tout entier qu’une mince pellicule extérieure, une croûte prête à s’effriter, aussi mince, aussi dépourvue de chair ou d’épaisseur que les maigres pupitres aux pattes d’insectes qui soutenaient les partitions, la couche de peinture des tableaux ou les fruits et les feuilles à demi effacés sur le tapis parmi les volutes décoratives avec leurs somptueuses couleurs aux teintes fanées expirantes vert pâle jaune rouge pâle saumon parmi lesquelles s’éparpilleraient au pied de la bergère, tombées du coussin de soie (semblables à ces éboulis de schistes, aux châteaux de cartes écroulés) les vues artistiques et timbrées d’effigies de rois de Walkyries ou de Semeuses : Colombo, Bagnères-de-Bigorre, vue de Nüremberg, Caïro Arabian Girl, Bords de la Creuse, Botanical Garden, Le Perche Pittoresque, Gavarnie la Grande Cascade, Singapore, Aden...
L’affiche apposée sur le mur, représentant en trompe l’œil un coffre-fort ouvert à l’intérieur duquel on peut voir quelques piles de pièces de monnaie de différentes hauteurs, tours fragiles, branlantes, l’une d’elles abattue répandue sur la tablette, présentant cet aspect de saucisson coupé en tranches comme les rouleaux défaits et comptés par un caissier, certaines ayant roulé çà et là sur des billets éparpillés reproduits eux aussi en trompe l’œil et où on pouvait reconnaître le cardinal à la barbiche en pointe, au regard froid, rusé, flasque, à la calotte rouge se détachant sur un ciel saumon devant des bâtiments alignant leurs toits d’ardoise en forme de triangles, de trapèzes et de pyramides tronquées, le dernier billet dépassant du tiers de sa longueur environ le rebord de la tablette d’acier, la partie en porte-à-faux légèrement pendante, affaissée, le visage acéré du prince de l’Église encore aminci effilé déformé comme ces peintures qu’il faut regarder dans un miroir pour rétablir leurs vraies dimensions et découvrir ce qu’elles représentent, l’homme rouge, le cardinal, et ce roi qui en fabriquait de la fausse rognant un peu chaque écu, et ce banquier qui possédait un bateau tellement rapide qu’il connaissait le premier les nouvelles de victoires ou de défaites, la théorie, le défilé, la frise grisâtre des empereurs, des conquistadors et des financiers dévisageant les visiteurs de leur même regard à la fois morne et pénétrant dans leurs identiques visages creusés d’identiques sillons : comme si le même modèle au masque pensif, impitoyable et désabusé posant pour le même peintre avait revêtu chez un costumier de théâtre leurs défroques successives, réincarnations, réapparitions sporadiques d’un unique personnage répété à travers les siècles dans la même attitude tranquille, perfide et lasse devant d’allégoriques fonds de glaives, de trophées, de galions, d’épis et de balances et sur lequel la mémoire identifiant armures, hermines, perruques ou cravates victoriennes pose un de ces noms interchangeables aux creuses et poussiéreuses sonorités de plâtre César, Verrius, Charles, Laurent, Philippe, Law, Rothschild, le Bref, le Chauve, le Bel, le Magnifique, rangés sur les étagères des classes de dessin pêle-mêle avec les têtes de déesses, les écorchés et les moulages de pieds comme cette
main coupée suspendue au mur à l’arrière-plan de ce portrait peint en grisaille accroché entre la vitrine et le piano de sorte que je pouvais pour ainsi dire le voir deux fois : une première en chair et en os (dans ce complet qui, quoique il fût seulement sombre et non pas noir, était pour moi – peut-être en raison de son aspect cérémonieux contrastant avec l’habituel laisser-aller de ses vêtements – la tenue, l’uniforme même du veuvage), assis sur ce canapé reculé où il avait l’habitude de se tenir, dans le fond du salon, en arrière des ténébreuses vieilles reines, et une seconde fois sous la forme de cet arrière-grand-père représenté debout devant un chevalet, tenant un porte-fusain dans sa main droite un peu en avant de lui, à hauteur de sa taille, l’autre appuyée sur la hanche, écartant un pan de la romantique redingote grise qui laissait voir un gilet brodé et un pantalon mastic, fixant l’artiste en train de le peindre (peut-être lui-même dans une glace) d’un regard sévère, pensif, sous la coiffure romantique qui retombait jusque sur son col, tandis que derrière lui (sur la portion de mur entre son corps et le montant incliné du chevalet) on pouvait voir une de ces têtes en plâtre aux yeux bombés et sans prunelles, pâmés, au menton gras, voisinant avec la main sectionnée au poignet et dont l’aspect de pièce anatomique, avec ses veines de plâtre, ses tendons de plâtre, ses ongles de plâtre, conférait au personnage portraituré un caractère ambigu, comme s’il tenait au bout de son bras à demi replié non pas un inoffensif porte-fusain mais quelque instrument scientifique et froidement cruel du genre bistouri ou scalpel
image que pendant de longues années je substituais à la sienne dès qu’il n’était plus là, comme si chaque fois qu’il regagnait Paris à la fin des vacances l’être que je connaissais subissait comme une métamorphose, se réincarnait en quelque sorte sous un aspect extérieur empreint d’une gravité distante un peu hautaine en accord avec ces lieux sans autre réalité pour moi que ce que j’en avais pu voir par quelques cartes postales montrant des places, des ponts, des monuments, des colonnades, des palais aux proportions démesurées, solennelles, et où je savais vaguement qu’il se livrait à des activités elles aussi dépourvues pour moi de réalité comme écrire et fréquenter des artistes semblables à cet ami à lui qu’un soir d’été nous avions vu arriver avec stupeur à la propriété, monté sur une bicyclette, poussiéreux, barbu et possédant pour tout bagage un sac tyrolien, espèce, ou confrérie, ou aristocratie dont les emblèmes héraldiques n’étaient plus les tours, les aigles ou les glaives dérisoires des vieilles marquises ou des vieilles baronnes wisigothes aux voix geignardes de chaisières mais, comme la main coupée, l’équerre ou le fusain-scalpel, les symboles à la fois sévères et fascinants d’un monde prestigieux, vaguement irréel
cela, et l’insolite débauche des lumières, les pendeloques de cristal étincelantes s’entrechoquant lançant leurs feux, et les vieilles reines semblables à des sortes de crustacés, de sombres homards bleu-noir vidés de leurs intérieurs et dont subsistaient seules les carapaces, les perruques grises, les visages jaunes, les corselets brodés, posés un peu de guingois dans les fauteuils dorés, avec cet imperceptible inclinaison qui distingue une carcasse morte ou un mur en ruines d’un organisme (chair ou pierre) vivant, et cet assourdissant et funèbre vacarme, les cinq instruments galopant toujours, cette tumultueuse poursuite d’animaux sauvages d’étalons continuant à se ruer entre les murs illuminés, leurs éclatants pelages acajou, bruns, noirs, pourpre, bronze, feu, se poursuivant, s’emmêlant, s’éparpillant, les violons tissant un invisible réseau de cordes tendues à se rompre, s’entrecroisant, se rapprochant, se confondant, s’écartant, divergeant de nouveau à la façon dont, du train lancé à toute vitesse, on voit les rails de chemin de fer aux aiguillages...
Mais exactement, exactement ?
archet incliné couleur acajou descendant lentement de la gauche vers la droite, barrant, puis (à mesure qu’il descend) découvrant la robe claire (Corinne assise à côté de la pianiste, le visage rosi par le reflet des petits abat-jour, le buste légèrement penché en avant, ses prunelles glissant imperceptiblement de droite à gauche, lentement, puis revenant rapidement à droite, puis de nouveau lentement de droite à gauche suivant les lignes de la partition les lèvres entrouvertes sa poitrine bougeant doucement son bras nu jaillissant tout à coup doré lisse horizontal tandis qu’elle se penche un peu plus tourne vivement la page et reprend sa position première) l’archet du second violon (lui de profil, rigide, avec sa tête d’hidalgo, ses joues plates, grises, feignant de ne pas la voir, et elle feignant aussi de ne pas le voir) remontant à ce moment de la droite vers la gauche, un peu moins oblique toutefois, la biffant de nouveau, l’autre archet en face (c’est-à-dire par-delà et au-dessus de l’arabesque sombre découpée par le bord du violon, la main tordue, retournée, les doigts en marteau pressant les cordes, vibrant, la crosse en colimaçon) repartant en sens contraire (du fait que les deux musiciens se faisaient face) les deux archets (celui du violon au premier plan devant moi et celui du violoncelle plus loin) se mouvant avec cette lenteur particulière, ces brusques secousses, ce brusque sursaut lorsque arrivés au bout de leur course ils repartent en sens inverse sans qu’il y ait pour ainsi dire de temps d’arrêt, passant lentement sur les cordes avec de lentes ondulations, de lentes modulations, de légers changements de leurs inclinaisons, les sons tumultueux, passionnés, se poursuivant, s’entrelaçant, continuant à tisser ce véhément tapage, comme une furieuse et indécente protestation, qui s’élèverait non des instruments, des cordes gémissantes, mais des personnages immobiles, du cadavre fardé, des vieilles dames effondrées, les archets continuant à aller et venir de gauche à droite, de droite à gauche, descendant, remontant, se croisant, l’invisible armée des termites poursuivant son invisible travail, s’attaquant maintenant aux derniers restes, aux carapaces, aux étoffes, tout s’écaillant, s’émiettant, s’effritant, jusqu’à ce que le salon tout entier, les invités, les musiciens, les tableaux, les lumières, s’estompent, disparaissent
Pensant : ne pas se dissoudre, s’en aller en morceaux
Où, comment ? Récapitulation : sièges tubes d’acier nickelé, moleskine, paroi de marbre dans mon dos, sol recouvert de linoléum caoutchouc imitation marbre, plantes chlorophylle façon caoutchouc, devant moi paroi de verre dépoli coupant dans sens de la longueur couloir parallélépipède allongé lignes de fuite sur la droite se rencontrant à l’infini en un point situé très au-delà du mur terminal sur la ligne d’horizon à hauteur d’œil, ombres, chuchotement confidentiel confessionnal où le solliciteur entretient un sphinx en complet-veston de ses faiblesses maladie honteuse et malodorants besoins nommés naturels d’argent, l’oracle méditant son verdict, à ma droite petite table tubes d’acier idem comme chez le dentiste, revues pour prendre patience comme chez le dentiste, Terre et Progrès, couverture illustrée représentant tracteur en action dans champ labouré, mottes de terre encore hérissées de chaumes comme fragments de torchis adhérant coincées entre les saillies disposées en chevrons des énormes pneus, boue assimilée elle aussi transmutée en papier glacé, imputrescible et non salissante dans la pénombre climatisée et marmoréenne, tout : poussière, sueur et boue dégluti digéré et restitué sous forme de têtes de cardinaux et d’empereurs, et – de l’autre côté de la table, attendant eux aussi – deux de cette espèce argileuse, pour ainsi dire, et mal cuits, posés (plutôt qu’assis) eux aussi sur trucs d’acier chromé et moleskine aseptisée, moitié citadins moitié terriens, c’est-à-dire pas encore tout à fait digérés, gros type à lunettes d’écaille, double menton, cheveux noirs gras, complet bleu, stylomine agrafé à la petite poche extérieure du veston, souliers marron-rouge, et autre type plus âgé, grisâtre, casquette, nez tavelé, lunettes à montures de fer, chemise mauve à carreaux au col boutonné sans cravate, pas de stylomine mais carnet à couverture verte aux coins écornés rebroussés sortant de la petite poche avec crayon à l’intérieur entre deux pages, genre régisseur ou contremaître, gros type tapant de son index replié (boudiné, ongle malpropre) bruit martelant sur manchette du journal froissé plié en deux qu’il tient dans l’autre main voix rogue, rancunière, irritée depuis un moment déjà, disant :
... ont tout de même fini par le faire ils ont fini par signer alors vous ne croyez pas qu’on aurait... – homme grisâtre disant Cette politique ! – gros type disant Quand on pense à tout l’argent Est-ce que vous vous rendez compte de tout l’argent Et qui paie voulez-vous me le dire qui – homme grisâtre disant Excusez-moi – gros homme disant vous avez trouvé moyen de vous enrhumer par cette chaleur ce sont les plus mauvais rhumes qu’on – homme grisâtre repliant mouchoir grisâtre avec soin mains brunes craquelées, disant C’est-à-dire que je fais toujours un peu de sinusite je fais ça depuis – gros homme disant Sales histoires faut pas s’amuser à traîner ça, ça finit par...
les lustres les lumières les archets soie jonquille bijoux noirs vibrations des bobèches. Un instant, essayant de tout retenir maintenir : de gauche à droite la cheminée la rangée des fauteuils de dos les chignons gris de dos au-dessus paysage à l’étang en bas pêches pommes feuillages volutes Aubusson rose jaune vert pâle franges du châle mauve laine des Pyrénées entourant ses jambes baronne wisigothe de face reflet sur les lunettes oncle Charles avec redingote chevalet porte-fusain équerre main de plâtre premier violon Corinne si jolie penchée en avant alto petite étable hollandaise bitumeuse le piano abat-jour cerise béquille du violoncelle plantée sur petite plaquette de bois parmi les roses les guirlandes fanées Aubusson deuxième violon-coiffeur hidalgo joues grises
... pas traîner ça Ça finit par Devriez voir un médecin Devriez aller Mais pas un de ces incapables d’ici Il y en a un...
violente obscène indomptable s’élançant se ruant un instant seulement puis tout (les dorures les vieilles reines l’épouvantail fardé les peintures le portrait) se dissociant se désagrégeant se dissolvant à toute vitesse s’estompant s’effaçant absorbé bu comme par la trame de l’écran vide grisâtre
... je ne vous dirai pas le nom le salaud qui a soigné ma femme pendant trois ans pour C’est tous des salauds Allez voir un professeur Moi maintenant quand j’ai quelque chose je n’hésite pas je prends la voiture et hop – homme grisâtre disant Je crois que c’est ce que je vais faire Depuis le temps que – gros type disant Un professeur Croyez-moi pas un de ces incapables d’ici Il n’y a que dans une ville de faculté qu’on peut se faire soigner convena – homme grisâtre disant C’est ce que je vais faire Dès que j’aurai un jour de – gros type tapant de nouveau violemment à coups d’index replié sur le journal Est-ce que vous ne croyez pas qu’ils auraient pu le faire plus tôt Est-ce que vous ne croyez pas qu’il n’aurait pas mieux valu puisque c’était pour en venir là à la fin – homme grisâtre disant Cette politique – gros homme disant Politique je vous en fous le fric oui, cessant de taper sur le journal avançant violemment la main frottant son pouce contre son index dans le geste de compter de l’argent – homme grisâtre disant Moi je vais vous dire On nous a raconté des histoires Il y en a qui se sont entendus pour monter la tête des gens de ce côté comme de l’autre Il y en a que ça arrangerait autant d’un côté que de l’autre S’il n’y avait pas cette politique – gros type disant Le fric oui cherchez pas plus loin Vous cassez pas la tête Cherchez à qui ça rapporte...
si jolie penchée en avant le bord de sa robe d’été bâillant leurs bouts rose pâle comme une enflure comme l’auréole d’un abcès se soulevant et s’abaissant respirant le bouquet de lierre au parfum de cadavre poivré terreux dans l’air surchauffé Disant Ça suffit maintenant il n’y a qu’à les laisser sous le robinet tu les surveilleras Sa main cessant d’agiter l’eau du bac les reflets cessèrent de se mélanger se regroupèrent d’un côté le ciel de l’autre la touffe de lierre renversée noire son bord dentelé festonné divisant le bac à peu près en deux parties Dans l’une je pouvais voir les nuages éblouissants glisser et dans l’autre (celle où se reflétait la masse obscure du lierre) les petits rectangles tachetés sépia couleur de feuilles mortes comme de minces pellicules de temps de l’été mort auquel nos images (certaines floues et bougées comme si nous étions passés devant l’appareil clignant des yeux dans le soleil à une vitesse terrifiante et vertigineuse) restaient accrochées Elle régla le robinet de façon à ne laisser couler qu’un mince filet De fines rides argentées concentriques prenaient naissance à l’endroit où il rencontrait la surface de l’eau allaient s’élargissant Au-dessous le tapis des photos roussies agglutinées ondulait légèrement Elle se releva regarda l’heure à son poignet Il faut que je file j’ai juste le temps d’attraper le tram de quatre heures
... à qui ça rapporte et n’allez pas vous casser la tête à vous poser des questions qui n’ont – homme grisâtre disant Bien sûr mais c’est cette politique qui pourrit tout Vous comprenez il y en a ça arrange trop bien leurs affaires alors avec la politique – gros type disant Voulez-vous que je vous dise eh bien la vérité il n’y en a qu’une Toujours la même : ça ! (faisant de nouveau le geste avec son pouce et son index disant) Il n’y avait qu’à leur donner tout de suite ce qu’ils demandaient Vous le voulez tenez voilà prenez faites-vous-en des torche-cul si vous voulez Et après ils seraient venus nous manger dans la main Dans la main vous m’entendez bien gentiment et trop contents vous parlez Alors ne venez pas me raconter d’histoires – homme grisâtre disant On a tout embrouillé avec cette politique on – gros type disant Embrouillé laissez-moi rire laissez-les donc faire Dans la main je vous dis moi dans la main Il n’y a pas trente-six règles qui gouvernent le monde il n’y en a qu’une et elle ne date pas d’aujourd’hui Il n’y a qu’à
Mais exactement ?
l’opulente masse de lierre retombant par-dessus la murette
le robinet de cuivre terni sa bouche filetée d’un jaune plus clair où on vissait le tuyau d’arrosage
le jet maintenant non plus torsadé mais comme une mince stalactite immobile en apparence sauf la grappe de petites bulles bouillonnant à sa base s’enfonçant remontant s’agglutinant gouttes de mercure dans le reflet noir du lierre la canalisation chuintant Nous l’entendîmes ouvrir les volets invisible derrière le treillage à moustiques de la fenêtre, dans un au-delà mystérieux, comme si le personnage du portrait s’était tenu là avec sa coiffure romantique sa redingote son regard triste sévère dans les lourdes émanations d’alcool de sucre la lueur de cette éternelle petite lampe deux fois reflétée sur les cylindres cuivrés de l’alambic, la voix invisible nous parvenant même pas irritée seulement lasse disant Est-ce que vous ne pourriez pas fermer ce robinet ou l’ouvrir tout à fait Est-ce que vous n’entendez pas le bruit que fait cette eau dans les tuyaux Est-ce que vous êtes sourds tous les deux... la voix cessant ne terminant même pas puis sans attendre la réponse il referma les volets luttant un instant contre celui qui frottait les grains de sable crissant entre le bois et la pierre d’appui Corinne cessa de regarder la fenêtre se tourna vers moi T’as entendu ouvre-le donc un peu plus crétin Je le tournai Un moment il chanta aigu puis il n’y eut plus que le bruit frais du jet dans le bac l’odorant bourdonnement qui s’élevait du buisson de lierre avec ses petites fleurs jaunes en forme de couronne de baron les rayons étoilés terminés chacun par une minuscule boule Tu pars ?
Les ombres sur la vitre dépolie s’agitant cette fois d’une façon différente, le volume des voix à l’intérieur du bureau augmentant en même temps mais maintenant (quoiqu’il fût toujours impossible de saisir les paroles) se détendant pour ainsi dire, les deux interlocuteurs échangeant sans doute à présent de ces banales formules qui terminent un entretien et les voix en profitant pour en quelque sorte se dégourdir un peu, s’ébrouer, s’ébattre, la tête monumentale basculant en avant dans un crissement caoutchouté de chaise repoussée, puis s’élevant brusquement, disparaissant au-delà du bord supérieur de la cloison dépolie et remplacée par une ombre massive contenue entre deux lignes légèrement onduleuses à peu près parallèles et verticales (le tronc du personnage) à l’intérieur desquelles le petit buste se tint encore un instant, puis, s’inclinant en avant et se levant à son tour, il se mit à grossir (à mesure sans doute que le personnage se rapprochait de la première source lumineuse), devenant lui aussi à la fin une simple bande verticale interférant sur l’autre, de sorte que pendant un court instant où de nouveau l’ensemble fut à peu près immobile tandis que les voix semblaient maintenant onduler, virevolter pour ainsi dire, négligemment, il n’y eut plus sur le dépoli que trois bandes parallèles, une claire, une foncée, puis une claire de nouveau ou, si l’on préfère, une large bande verticale claire, occupée en son centre (là où les deux ombres se superposaient) par une bande plus foncée, celle-ci augmentant de largeur lorsque les deux bandes claires rétrécissaient et inversement, puis tout d’un coup l’ensemble se mit à rapetisser, les deux têtes réapparaissant, les ombres distinctes maintenant des deux bustes complets (têtes, troncs, bras) se rétractant tout en bougeant jusqu’à retrouver des dimensions réelles, et à ce moment la porte s’ouvrant enfin, le bruit des voix comme soudain libéré, débâillonné, et alors un homme assez maigre, en costume marron, porteur d’une serviette en cuir usagé, apparaissant, encore de dos, continuant à parler avec animation, tourné vers l’intérieur du bureau, puis pivotant, se présentant de flanc, la serviette rectangulaire pendant contre sa cuisse au bout de son bras vertical, puis franchissant la porte, marchant moitié à reculons moitié sur le côté, puis le personnage se retournant franchement, jetant un coup d’œil inexpressif sur les trois en train d’attendre et s’éloignant à grands pas sur la gauche en se coiffant de son chapeau, celui auquel il parlait encore l’instant d’avant maintenant debout dans l’embrasure de la porte ouverte, en train de contempler lui aussi les trois assis sur les fauteuils métalliques, puis, avant même que l’un ou l’autre ait esquissé un mouvement, disant « Un instant », refermant la porte, la petite ampoule rouge au-dessus du chambranle restant allumée, l’ombre se mettant à croître de nouveau sur le dépoli, le remplissant à un moment tout entier, puis disparaissant, glissant de droite à gauche rapidement, comme un rideau tiré, tandis qu’on pouvait entendre le bruit d’une autre porte (sans doute de l’autre côté du bureau) s’ouvrant et se refermant, puis plus rien, dans la froide pénombre de marbre où, à travers le silence, parvint de nouveau (en réalité n’avait jamais cessé de parvenir) le lointain et diligent cliquetis des petites machines toujours occupées à calculer, transcrire et comptabiliser, comme un patient grignotement d’insectes, une multiple, sèche et crépitante rumeur de mandibules, comme si avec leurs minces pattes noires, leurs articulations huileuses, leurs brusques détentes, leur impitoyable et monotone application, elles continuaient sans trêve à broyer, mastiquer et déglutir moissons, récoltes, troupeaux, bétail, cargaisons de navires et jusqu’aux pierres elles-mêmes arrachées du ventre paisible de la terre pour être réduites, tout aussi bien ou tout aussi mal que les montagnes de sacs de blé ou les forêts abattues, à de simples additions de chiffres et d’intérêts composés
tu pars ?
oui fais attention qu’elles ne filent pas tiens regarde ! Elle se baissa entreprit de ramasser celles qui étaient passées par-dessus le bord de la cuve avec l’eau molles aplaties maintenant dans la boue L’une après l’autre elle les rinça sous le robinet disant Fais un peu attention tout de même De nouveau le devant de sa robe bâillait Elle se releva
où vas-tu ?
reste là fais attention qu’elles ne filent pas reste encore une demi
où vas-tu ?
en ville
chez le coiffeur ?
comment ?
tu vas chez le coiffeur ?
un instant elle me regarda les yeux brillants furieux puis brusquement elle tourna le dos s’éloigna et disparut dans la maison
je relevai la tête mais il était toujours invisible Il n’y avait que ce rectangle de grillage avec ses traînées de rouille brune Au-dessous poussait un jeune grenadier dont les branches n’atteignaient pas encore le bas de la fenêtre En traversant le salon elle dut sans doute s’arrêter Debout devant le piano ouvert frappant quelques accords puis elle commença quelques mesures du second mouvement Le bruit onduleux des notes sortait par la fenêtre se mêlait au léger chuintement du vent dans les feuilles des eucalyptus Il n’agitait que les cimes de ceux qui dépassaient la hauteur du toit Puis elle accrocha une note reprit deux mesures plus haut accrocha de nouveau s’arrêta J’entendis claquer le couvercle rabattu avec colère Certains hivers les cimes gelaient mais tout ce qui était à l’abri de la maison était protégé