l’une d’elles touchait presque la maison et l’été quand je travaillais tard dans la nuit assis devant la fenêtre ouverte je pouvais la voir ou du moins ses derniers rameaux éclairés par la lampe avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond de ténèbres, les folioles ovales teintées d’un vert cru irréel par la lumière électrique remuant par moments comme des aigrettes comme animées soudain d’un mouvement propre (et derrière on pouvait percevoir se communiquant de proche en proche une mystérieuse et délicate rumeur invisible se propageant dans l’obscur fouillis des branches), comme si l’arbre tout entier se réveillait s’ébrouait se secouait, puis tout s’apaisait et elles reprenaient leur immobilité, les premières que frappaient directement les rayons de l’ampoule se détachant avec précision en avant des rameaux plus lointains de plus en plus faiblement éclairés de moins en moins distincts entrevus puis seulement devinés puis complètement invisibles quoiqu’on pût les sentir nombreux s’entrecroisant se succédant se superposant dans les épaisseurs d’obscurité d’où parvenaient de faibles froissements de faibles cris d’oiseaux endormis tressaillant s’agitant gémissant dans leur sommeil

comme si elles se tenaient toujours là, mystérieuses et geignardes, quelque part dans la vaste maison délabrée, avec ses pièces maintenant à demi vides où flottaient non plus les senteurs des eaux de toilette des vieilles dames en visite mais cette violente odeur de moisi de cave ou plutôt de caveau comme si quelque cadavre de quelque bête morte quelque rat coincé sous une lame de parquet ou derrière une plinthe n’en finissait plus de pourrir exhalant ces âcres relents de plâtre effrité de tristesse et de chair momifiée

comme si ces invisibles frémissements ces invisibles soupirs cette invisible palpitation qui peuplait l’obscurité n’étaient pas simplement les bruits d’ailes, de gorges d’oiseaux, mais les plaintives et véhémentes protestations que persistaient à émettre les débiles fantômes bâillonnés par le temps la mort mais invincibles invaincus continuant de chuchoter, se tenant là, les yeux grands ouverts dans le noir, jacassant autour de grand-mère dans ce seul registre qui leur était maintenant permis, c’est-à-dire au-dessous du silence que quelques éclats quelques faibles rires quelques sursauts d’indignation ou de frayeur crevaient parfois

les imaginant, sombres et lugubres, perchées dans le réseau des branches, comme sur cette caricature orléaniste reproduite dans le manuel d’Histoire et qui représentait l’arbre généalogique de la famille royale dont les membres sautillaient parmi les branches sous la forme d’oiseaux à têtes humaines coiffés de couronnes endiamantées et pourvus de nez (ou plutôt de becs) bourboniens et monstrueux : elles, leurs yeux vides, ronds, perpétuellement larmoyants derrière les voilettes entre les rapides battements de paupières bleuies ou plutôt noircies non par les fards mais par l’âge, semblables à ces membranes plissées glissant sur les pupilles immobiles des reptiles, leurs sombres et luisantes toques de plumes traversées par ces longues aiguilles aux pointes aiguës, déchirantes, comme les becs, les serres des aigles héraldiques, et jusqu’à ces ténébreux bijoux aux ténébreux éclats dont le nom (jais) évoquait phonétiquement celui d’un oiseau, ces rubans, ces colliers de chien dissimulant leurs cous ridés, ces rigides titres de noblesse qui, dans mon esprit d’enfant, semblaient inséparables des vieilles chairs jaunies, des voix dolentes, de même que leurs noms de places fortes, de fleurs, de vieilles murailles, barbares, dérisoires, comme si quelque divinité facétieuse et macabre avait condamné les lointains conquérants wisigoths aux lourdes épées, aux armures de fer, à se survivre sans fin sous les espèces d’ombres séniles et outragées appuyées sur des cannes d’ébène et enveloppées de crêpe Georgette

pouvant entendre dans le silence le pas claudicant de la vieille bonne traversant la maison vide frappant ouvrant la porte du salon avançant sa tête de Méduse lançant d’une voix brusque furieuse et comme outragée elle aussi les noms aux consonances rêches médiévales – Amalrik, Willum, Gouarbia – assortis de titres de générales ou de marquises, puis s’effaçant laissant pénétrer dans leur aura d’éclatantes évocations où chatoyaient les images de barons germaniques de hallebardes de cités italiennes de gardénias l’un ou l’autre de ces informes paquets de fourrures et de chiffons que l’on voit hanter les parcs des stations thermales préoccupés de tisanes de cataplasmes et de troubles de circulation

et elles s’asseyaient, rigides, dans les fauteuils solennels sous les tableaux aux cadres dorés, tragiques, pitoyables et, à nos yeux d’enfants, vaguement redoutables en dépit (ou peut-être en raison) de leur formidable fragilité ou de leurs ridicules comme cette tante de Reixach, cette baronne Cerise qui avait autrefois brillé dans les concours hippiques, gardant de sa jeunesse virile – ou peut-être était-ce simplement le fait de son énorme fortune – une liberté de manières qui contrastait avec celles de grand-mère et de ses amies aux trois quarts ruinées, et dont le nom était pour moi la source de multiples associations, affublée d’un maquillage ridicule dont elle enluminait maladroitement son visage raviné, les vieilles lèvres crevassées peintes d’un rouge évoquant de façon bouffonne la fraîcheur du mot cerise qu’on retrouvait aussi dans les couleurs pimpantes agrestes (casaque verte, manches et toque cerise) portées par les jockeys que grand-mère et maman m’avaient montrés à Pau la première fois où j’avais assisté à une course de chevaux, le mot toque lui-même amenant à mon esprit (s’accordant au maquillage, à la légende d’amazone, au registre aigu et précieux de sa voix et aux coiffures emplumées qu’elle arborait) le qualificatif de toquée qui paradoxalement la nimbait pour moi d’un prestige particulier, le fait de se conduire c’est-à-dire de pouvoir se conduire et parler d’une façon un peu folle constituant en quelque sorte par soi-même un privilège non seulement inhérent à sa situation de fortune mais encore à son âge, parce que si dire toquée d’une femme encore jeune, comme je l’avais parfois entendu faire par oncle Charles, impliquait mépris ou apitoiement, son accouplement avec le mot vieille lui conférait au contraire dans mon esprit une sorte de majesté et de mystère, l’englobant dans cette aura d’obscure puissance qui les entourait toutes : vaguement fantastiques, vaguement incrédibles, retirées dans leur royale solitude, cette roide majesté qui contrastait avec leur fragilité physique, et ce privilège exclusif qu’elles détenaient, puisqu’on disait d’elles qu’elles allaient bientôt mourir, tout – jusqu’à ces maquillages maladroits – concourant à leur conférer l’aspect mythique et fabuleux d’êtres à mi-chemin entre l’humain, l’animal et le surnaturel, siégeant comme ces aréopages de créatures (juges ou divinités souterraines) qui détiennent la clef d’un monde paré du prestige de l’inaccessible

assemblée non pas à vrai dire de momies, car presque toutes, comme grand-mère, étaient plutôt grasses, replètes, sinon légèrement obèses, mais d’ombres falotes, flasques (étoffes, chairs) attendant la mort, ou peut-être déjà mortes, semblables (avec leurs voix dolentes, leurs visages effondrés sous leurs noires, étincelantes et minérales parures, leurs toques aux scintillantes aigrettes, leurs scintillants colliers, leurs doigts bagués) à ces molles pâtisseries qu’elles engloutissaient, leurs masques toujours empreints de ce même air d’affliction, de permanente désolation et de permanente hébétude, leurs lèvres bleuâtres où restait accroché un peu de ce sucre pâtissier poudreux, et parfois le furtif passage d’une langue entr’aperçue, grisâtre, grumeleuse et, aurait-on dit, adhésive comme celles de ces animaux insectivores, voraces, impassibles et précis, happant mouches et fourmis

sorte d’organe préhensif que je pouvais voir, agenouillé à côté de grand-mère, elle sur son prie-Dieu, les avant-bras appuyés sur l’accoudoir cramoisi, moi sur le tapis, et l’éblouissante chasuble du prêtre brodée de fils de cuivre, de fleurs, les reflets des cierges jouant luisant doucement sur ces végétations mystiques, incandescentes, et près de moi le vieux visage fané, pitoyable, tendu en avant, les yeux clos, la bouche entrouverte laissant dépasser de façon obscène cette langue épaisse aux papilles rugueuses qui, quoiqu’elle ne cessât de tenir ses paupières baissées, se tendait encore pour recevoir comme un bonbon la pastille blanche qu’elle faisait prestement disparaître avec une expression crispée de souffrance et de gourmande béatitude : quand il se retourna, ouvrit les bras, j’essayai de voir ce qu’il y avait écrit par-devant, puis il tourna de nouveau le dos et de nouveau je ne pus voir que les roses. Mais ce n’étaient pas elles qui sentaient tellement. Je cherchai : il y avait aussi de ces fleurs arums ou quoi qui poussent dans l’eau, ces grands cornets enroulés sur eux-mêmes évasés blancs, les moins fraîches frangées de jaune leurs bords se recroquevillant se fendillant...

amoncelées, exubérantes, dardant leur espèce de langue jaune érectile comme de la peluche, pollen couleur de safran qui m’était resté sur les doigts lorsque je les avais touchées, mais ce n’était pas d’elles non plus que venait l’odeur : cela sentait le poivre, on avait aussi rempli de roses les deux vases de la cheminée du salon les deux cornes d’abondance décorées elles-mêmes de fleurs peintes sortant de la queue de cygnes au plumage de porcelaine voguant sur des vagues de porcelaine à l’écume ourlée d’or où je pouvais voir se refléter aussi danser multipliées les flammes des deux cierges, ne pouvant pas voir les cierges eux-mêmes sauf celui de droite parfois quand il s’éloignait du livre ouvert, voyant alors aussi les pages décorées de majuscules dorées parmi les roses peintes, puis il revint et à demi tourné il ouvrit les bras, c’est-à-dire sans cesser de garder les coudes collés au corps, les mains seules et les avant-bras dans leurs manches de dentelle empesées s’écartant, faisant penser à ces hommes-sandwiches que j’avais vus, enfermés entre deux planches sur lesquelles était affichée la réclame d’un restaurant, de sorte que ses bras semblaient lui pousser à hauteur du ventre courts et rigides comme ceux de ces marionnettes de guignol, les roses montant au milieu ou plutôt deux tiges de rosiers grimpants s’entrecroisant s’enlaçant dessinant des huits épineux comme des ronces me rappelant la fois où je m’étais écorché tombant dedans et elle affolée racontant qu’un ami de la famille était mort en trois jours du tétanos pour s’être tout simplement piqué dans son jardin en taillant ses...

taches de sang éparpillées sur la croix brodée parmi les petites feuilles sombres aiguës elles aussi qui s’enroulaient au croisement des bandes formant une sorte de couronne autour du cœur rouge s’étendant ensuite à droite et à gauche sur la branche horizontale comme sur les supports d’une tonnelle comment appelle-t-on celles qui grimpent roses-pompon roses-thé grappes rouges débordant parfois sans doute par une coquetterie une fantaisie du dessinateur sur le fond mauve de la chasuble moiré suivant des yeux les rangées de délicats reflets mouvants ton sur ton zigzaguant minces vergetures dessinant sur l’étoffe une immobile succession de vagues étalées vues d’une falaise en bas la chasuble se terminait par un galon doré au-dessous duquel dépassait un peu du surplis la soutane et plus bas les gros souliers noirs cirés piétinant sur le tapis les guirlandes de roses je vis qu’ils bougeaient tournaient brusquement leurs bouts vers moi mais de nouveau je n’eus pas le temps de lire ce qu’il y avait écrit au centre de la croix par-devant trois ou quatre lettres en caractères épineux eux aussi griffus gothiques et entrelacés INRI sans doute ou ce P et ce X entrecroisés ΧΡΙΣΤΟΣ et quel mot grec encore dieu symbolisé par un poisson dessiné déjà il tournait le dos un instant je vis la petite flamme d’une des bougies inclinée presque à l’horizontale sans doute avait-il remué l’air en pivotant sur lui-même un tourbillon puis elle disparut de nouveau derrière l’immobile ruée des vagues violettes les taches de sang les feuilles un instant j’avais pu voir aussi ou plutôt entrevoir le visage de maman sur les oreillers entre la manche de dentelle et le bord du lit dans un triangle limité par le bras incliné le fronton du pied du lit en bois marqueté et le montant à droite dont le sommet était formé par une sorte de chapeau chinois c’est-à-dire une petite boule d’ébène surmontant un cône d’acajou allant s’évasant vers le bas jusqu’à un anneau d’ébène de nouveau acajou et ébène continuant à alterner le bord inférieur de la main ouverte affleurant la petite boule noire et immédiatement au-dessous se détachant sur la blancheur des oreillers festonnés son visage comme une lame de couteau vue de face le nez aussi comme une lame de couteau avec en haut de chaque côté les deux yeux noirs brillants puis tout revint en place et son visage disparut lui aussi tandis qu’il se dirigeait de nouveau vers le livre les onduleuses stries couleur de lilas fané passant de gauche à droite puis je les eus de nouveau juste en face de moi gouttes de Son Sang disait-il quelle légende tombées sur de pâles fleurs au bord du chemin qui devinrent suivant des yeux leur ascension entrelacée traversant le carrefour la couronne le cœur et plus haut encore jusqu’à cette pastille cette lune grise tondue au milieu de son crâne me demandant tous les combien faut-il qu’ils aillent chez puis je ne la vis plus il avait brusquement baissé la tête comme décapité absorbé à présent dans une mystérieuse occupation que je ne pouvais pas voir (peut-être en train de la tenir sanglante entre ses mains comme cet évêque ce martyr qui la portant parcourut Oh dit-elle que ce soient dix ou cinquante mètres quand on est dans cet état vous savez il n’y a que le premier pas qui coûte) et à la place au-dessus de son épaule gauche je pouvais maintenant le voir lui c’est-à-dire cet énorme agrandissement qu’elle avait fait faire et placer sur le mur parallèle à son lit à droite de sorte qu’elle n’avait qu’à tourner légèrement la tête pour le regarder sa courte barbe sépia ses yeux sépia clair qu’on devinait bleus sous les sourcils touffus et ses cheveux sépia séparés par la raie médiane son air hardi légèrement moqueur insoucieux le buste coupé un peu au-dessous des épaules et entouré d’un halo flou le fond sépia clair allant pâlissant en dégradé jusqu’au blanc de sorte qu’il avait l’air de planer suspendu impondérable et souriant comme une de ces apparitions entourées d’un halo de lumière devant le semis de petits paniers fleuris qui décorait le papier peint semblable à quelque divinité au système pileux bouclé et soyeux avec ce sourire hardi ironique et indéfectiblement optimiste qu’il continuait à conserver par-delà la mort son élégant veston sépia aux minces revers de dandy son élégante barbe châtain clair et son regard de faïence tel qu’il avait dû lui apparaître vingt ans plus tôt et tel qu’elle n’avait sans doute jamais cessé de le voir toujours présent l’inoubliable image flottant immatérielle et auréolée de brouillard tout au long des années qu’avaient duré leurs interminables fiançailles et où il n’existait déjà pour elle que sous cette forme impalpable et aérienne comme si elles (les fiançailles) avaient en quelque sorte constitué une préfiguration de ce qui l’attendait après l’éblouissante et brève période où elle devait le posséder pour de bon c’est-à-dire qu’après comme avant tout ce qu’elle aurait ce serait cette conviction à la fois ardente et sereine qu’Il existait dans un quelque part où elle irait un jour le rejoindre un au-delà paradisiaque et vaguement oriental quelque Eden quelque jardin à l’inimaginable végétation tout bruissant du cliquetis des palmes balancées comme celles qu’elle pouvait voir ornant les timbres de ces cartes postales qu’il lui envoyait ne portant le plus souvent au verso dans la partie réservée à la correspondance qu’une simple signature au-dessous d’un nom de ville et d’une date par exemple :

 

« Colombo 7 / 7 / 08

Henri »

 

et au recto (quand elle – la jeune fille qu’elle avait été – avait lu le nom de la ville la date la signature et qu’elle retournait la carte, elle et grand-mère assises l’une en face de l’autre devant leurs minuscules tasses de ce chocolat à l’espagnole qui leur détraquait le foie, si épais (recommandait-elle aux domestiques) que la petite cuiller d’argent devait rester toute droite sans s’incliner ni tomber sur le bord lorsqu’on la plantait dedans – ou encore, l’été (la carte de Colombo datée d’août avait dû l’atteindre alors que comme chaque année elles étaient déjà parties s’installer à la propriété) dans le jardin étincelant, vêtue d’un de ces flasques et austères peignoirs à collerette boutonnés jusqu’au cou, aux pans traînant par terre et évasés comme une corolle, de sorte qu’avec sa coiffure à coques et chignon imitée des estampes japonaises son visage un peu gras vierge de hâle on aurait dit quelque délicate tête de porcelaine blanche et noire surmontant un pavillon de phonographe posé à l’envers)... au recto donc, un port, le palais d’un gouverneur, la salle à manger d’un paquebot, le lac argenté scintillant d’obscurs palmiers aux troncs couchés sur l’eau une pirogue, avec, comme légende, Fishing by Moonlight on the Colombo Lake

fragments, écailles arrachées à la surface de la vaste terre : lucarnes rectangulaires où s’encadraient tour à tour des tempêtes figées, de luxuriantes végétations, des déserts, des multitudes faméliques, des chameaux, ou des indigènes à peine nubiles aux poitrines nues, déguisées en porteuses d’eau ou en joueuses de tambourin et posant, mornes, moites, avec leurs oripeaux de camelote, leurs regards sauvages et leurs seins tripotés, devant l’objectif de photographes chinois ou cairotes opérant pour le compte de maisons de commerce anglaises « Singhalese Girl, carrying water chatty », le monde bigarré, grouillant et inépuisable pénétrant ou plutôt faisant intrusion, insolite, somptueux, mercantile, brutal, dans cette forteresse inviolée de respectabilité et de décence dont elle...

(elle pareille – avec son corps caché sous les rigides baleines des corsets, les rigides et bruissantes jupes, son visage serein enduit de décentes crèmes et de décents voiles de poudre – à l’un de ces hauts murs nus bordant une rue, impénétrables, hautains, secrets, dont seuls dépassent les sommets de touffes de lauriers ou de camélias aux inviolables fleurs immobiles dans les sombres et rigides verdures et derrière lesquels on entend (on croit entendre) comme des bruits de jets d’eau, des chants d’oiseaux)

... semblait être non pas la prisonnière ou l’habitante mais, en quelque sorte, à la fois le donjon, les remparts et les fossés, c’est-à-dire non pas retenue par, enfermée dans, mais comme les pierres elles-mêmes, les murailles, défendue par rien d’autre (pas de couleuvrines aux meurtrières, pas de garnison, pas d’archers, pas de père noble, pas de frère sourcilleux) que par une formidable inamovibilité, une formidable capacité d’attente, inaptitude à l’impatience, qui lui faisaient (avaient fait) accueillir l’amour ou plutôt l’embrasser, l’absorber, l’intégrer comme et sur le même plan que ces autres choses qui étaient siennes depuis toujours (ses sentiments pour sa mère, son frère ou ses cousins) ou qu’elle avait faites siennes dans le courant de son existence (les amitiés qu’elle avait nouées), attendant (et conservant, les rangeant indistinctement dans le même tiroir de son secrétaire ou de sa commode) les cartes venues d’Asie ou d’Afrique de la même façon et avec la même apparente tranquillité que celles envoyées par des parents ou des amies au cours de leurs voyages ou encore les bonnes nouvellement engagées, de sorte que les images de femmes laotiennes revenant du marché et celles des villages lacustres se mêlaient avec les vues de la mer de Glace ou de la cathédrale de Bourges pêle-mêle dans le tiroir entassées sans ordre, les années se confondant s’intervertissant, la laconique signature calligraphiée avec un soin de comptable au revers de paysages tropicaux, de photographies de prostituées travesties en documents ethnographiques alternant avec les écritures pointues, prétentieuses ou emphatiques des estivants des excursionnistes et des visiteurs de musées « Bons souvenirs de Milan » ou « Madame au moment ou j’aller vous écrire le facteur ma aporter votre lettre, mais je me disais que j’avais le temps Donc c’est bien entendu je rentrerai au service de madame le 1er Octobre je partirai de Sahurre à 9 h 45 pour arrivé à 19 moins 10 j’espère bien que madame fera venir quelqu’un à la gare parce que je ne connais pas la ville en attendant de se revoir recevez madame mes sincères salutations Angèle Lloveras (Les Hautes-Pyrénées. SAHURRE) », la carte représentant la rue d’un village montant en escalier entre des murs de pierres sèches une femme se tenant sur le seuil d’une maison la partie gauche du corps cachée par le montant vertical de la porte, regardant le photographe un poing sur la hanche un seau à ses pieds comme si elle venait juste de le poser et de se relever un chat blanc pelotonné contre la pierre du seuil une petite fille debout un peu plus bas au milieu de la rue vêtue d’un sarrau d’écolière qui lui tombe jusqu’au-dessous des genoux les deux mains jointes sur son bas-ventre les bras en corbeille penchant un peu la tête sur le côté et clignant légèrement des yeux dans le soleil, et immédiatement derrière les toits le flanc abrupt de la montagne s’élevant presque vertical sauvage rocheux et on peut entendre le silence le murmure continu de l’eau glacée qui coule descend le long du caniveau au milieu de la rue en se bousculant, il y a des bûches empilées sous un auvent contre le mur de droite on peut aussi sentir l’odeur du bois l’odeur jaune des bûches coupées montrant leurs tranches leur chair étoilée striée de veines concentriques jaune foncé jaune pâle alternées un peu de neige salie finissant de fondre au pied du tas de bois névé en miniature dessinant une série de pics irréguliers en dents de scie léchant les bûches exhalant l’odeur de violette le parfum glacé coupant de la neige, le timbre d’un gris mauve représentant une sorte de pendule de dessus de cheminée où deux personnages à demi nus la femme tenant un rameau feuillu l’homme un caducée où s’enroulent deux serpents sont appuyés symétriquement de part et d’autre du chiffre 10 masquant en partie le globe terrestre avec ses continents compliqués ses mers ses océans par-dessus lesquels leurs mains libres se joignent s’étreignent

(lui quelque part au milieu non pas d’arbres de forêts mais de quelque chose d’innommable une mousse géante une indistincte prolifération de tiges et de feuilles entremêlées et non pas verte mais grisâtre suintant tout suintant les feuilles les troncs la peau visqueuse la sueur coulant le long des membres des branches pleurant chargées de liens ligotées par la sueur les lianes tissant entremêlant leurs rets pendant au-dessus des lagunes de vase immobiles dans les immobiles nuages de moustiques, la légende de la carte disant River Scene ou Un coin d’arroyo ou Village lacustre le ciel lui-même suant se délayant informe mou)

puis : « Nous avons passé l’après-midi d’hier à la mer où les cabines des baigneurs se font de plus en plus rares malgré le beau temps Nouvelle joie des enfants qui ont trempé leurs pieds dans l’eau sauf Corinne un peu fatiguée de nouveau mais j’espère que cette fatigue cédera à une dose de calomel appliquée ce matin Elle est très contente et s’amuse en ce moment dehors dans le jardin avec les enfants des Rivière J’ai reçu pour elle une merveilleuse broderie de Madame de Carrère Bons baisers Maman »

la vaste terre le monde fabuleux fastueux bigarré inépuisable où des Anglais à moustaches jaunes lisaient placidement leur journal sous les pales des ventilateurs de leur club de marbre pétersbourgeois construit à la place des marécages, où les long-courriers les solitaires paquebots immobiles sur les immenses océans traînaient sans avancer dans l’air étouffant leur immobile panache de fumée, où les nuages de moustiques continuaient à tournoyer sur l’eau saumâtre des arroyos, où la saison des bains sur les plages du Midi touchait à sa fin, les derniers enfants pataugeant dans les molles vagues à quelques mètres du bord vêtus de ces maillots de bain trop grands trempés sur leurs corps graciles pendant en plis entre leurs jambes et grand-mère chapeautée chaussée de bottines montantes ramenant autour d’elles les plis de sa robe, assise en retrait sur la plage s’abritant sous cette ombrelle puce à petits pois noirs écrivant que Corinne n’avait pas le droit de se baigner un peu malade de son petit ventre boudant sans doute les autres riant s’éclaboussant et presque plus d’estivants sur la plage désertée les derniers bains et peut-être insolites bizarres dans la lumière éblouissante une ou deux des vieilles dames venues d’une villa ou d’une propriété voisine assister elles aussi au bain de leurs petits-enfants et assises là dans leurs fauteuils pliants aussi sévères aussi rigides que dans le solennel décor du salon, aussi irréelles, avec leurs sombres robes, leurs écharpes claquant dans le vent, tout (le tardif soleil de septembre, le sable blanc, le bruit frais des vagues, les cris des enfants, les éclaboussures) irréel aussi, leurs voix dolentes, irréelles chuchotant toujours, me parvenant, comme si elles n’avaient jamais arrêté, n’arrêteraient jamais, continuant à chuchoter et à gémir entre les murs au papier maintenant moisi, à demi décollé, taché de rectangles, d’ovales pâlis, à la place des tableaux décrochés, des mélancoliques paysages, des portraits d’ancêtres morts eux aussi depuis longtemps, poursuivant (les voix) cette espèce de lamento que je pouvais entendre, enfant, à travers la porte avant de la pousser, s’interrompant, cessant à mon entrée, le dernier lambeau de phrase laissé en suspens continuant semblait-il à flotter dans l’air immobile parmi les fades relents des vieilles chairs et d’encaustique tandis que je m’avançais pénétrais dans cet univers d’ombres immobiles, le cercle des vieilles reines rigides et geignardes, l’assemblée des formes noires et embijoutées posées sur des fauteuils de satin jonquille, allant maintenant de l’une à l’autre, voyant scintiller en même temps qu’elles tournaient leurs têtes vers moi les noires facettes des lourds cabochons au bout des épingles plantées dans les chapeaux, les verres des lunettes ou une dent d’or entre les lèvres écartées pour me sourire, posant mes propres lèvres sur les joues flasques, regardant défiler par-delà les vieilles mèches grisâtres et les pendants d’oreilles les cadres dorés des tableaux, les portraits d’ancêtres, les crépuscules alternativement masqués et démasqués par un front jauni, une tempe marbrée de veines, chacun des visages usés, fragiles et majestueux, avec leur même expression de désolation, de despotisme et de solitude venant à ma rencontre, se rapprochant, grossissant, obstruant l’espace tout entier, puis, après que mes lèvres l’avaient touché, glissant, s’effaçant, dévoilant, découvrant l’un ou l’autre des tableaux qui, dans leurs lourdes dorures semblaient participer par leur immobilité, leur permanence, de cette funèbre et mélancolique solennité

et rien que ces soupirs contenus, furtifs, réprimés, des froissements, les feuilles du grand acacia frissonnant, s’animant tout à coup, comme si l’arbre s’éveillait de lui-même, se débattait, les myriades de folioles visibles et invisibles palpitant de proche en proche comme des plumes, puis retombant, et elles là quelque part dans les ténèbres continuant à converser tout bas entre elles tandis que je répondais machinalement à leurs questions sur mon âge, mes jeux ou mon travail et qu’elles échangeaient ces regards, ces brèves allusions, leurs visages effondrés empreints de cette identique expression de perpétuelle désolation et de perpétuelle majesté apprises dans de longues suites de désastres, réels ou imaginaires, comme si là aussi tout le tumulte du monde venait mourir, se perdre, insignifiant, tout également confondu dans une même plainte incohérente, monotone, à travers laquelle les événements heureux, malheureux ou neutres, la maladie de maman, les mauvaises récoltes, les fiançailles des petites-filles, les voyages, les soupçons sur les régisseurs, les naissances, les morts, les mésalliances, les incartades de leurs enfants, les ruines, étaient indifféremment réduits à ces bribes de phrases navrées, ces commentaires suspendus dans l’air immobile comme ces vibrations qui persistent longtemps après que les cloches se sont tues, tournant en rond, se répétant, comme si les ors ternis, les pendeloques des bobèches et les guirlandes des trumeaux se les renvoyaient en un inaudible et lancinant écho, continuant à se répéter entre les murs nus, les plafonds écaillés, dans la grande maison vide, noire, sonore : les monotones et éternelles lamentations et les mêmes images, les mêmes lacis de rides entrecroisées « ... pauvre Marthe quel calvaire – calvaire calvaire – vous gravissez – gravissez gravissez... », les mêmes végétations clairsemées grisâtres sur les mêmes tempes grisâtres « ... toutes – toutes toutes – tout près de vous vous savez que... » parcourues des mêmes réseaux de veines gonflées noueuses fleuves méandreux « ... cueilli les fleurs du jardin pour le reposoir des sœurs de la Miséricorde – Miséricorde Miséricorde... » et leurs affluents bleu sombre ou couleur de pointes d’asperges mauves verts « ... essayé de les aider à les arranger autour de l’autel mais je suis tout de suite fatiguée je suis trop vieille – trop vieille trop vieille... » et l’étang morne peint à l’huile ses eaux métalliques semées de touffes de joncs frissonnant entre lesquelles se reflétaient le ciel les lents nuages au-dessus des arbres déhanchés lugubres bordant la rive, les mêmes vieux cous les mêmes fanons « ... emportée si jeune si brutalement et maintenant – emportée emportée – ces deux enfants que vous allez devoir parce que bien sûr pour tant qu’il fasse un homme seul – homme seul homme seul – ce sera au moins une consolation – consolation consolation – maintenant tous vos petits-enfants ici près de... » mal dissimulés par les mêmes ténébreux rubans ou les mêmes rangées de « ... hortensias géants bleu ciel de chaque côté de l’autel le jardinier m’a aidée mais... » pierres aux scintillements charbonneux fermés par les mêmes camées ou les mêmes miniatures ovales cerclées d’or, les mêmes paupières fripées de tortues, et ce petit tableau soi-disant de l’école hollandaise où l’on ne distinguait guère dans une obscurité bitumeuse qu’une lanterne jaunâtre tenue par un personnage à demi invisible dont le visage éclairé par en dessous peint en touches grasses ocre vermillon semblait suspendu dans l’obscurité au-dessus et à droite d’une vague forme une bête (un bœuf ?) couchée, et la même larme immobile et tremblotante suspendue « ... cette manie de monter en course Je lui ai dit Laisse ça aux jockeys Ton père n’a jamais monté que dans les concours hippiques Tu ferais mieux de... » autour de la même saillie rouge au coin de l’œil comme une espèce de minuscule diamant « ... toute petite Mon Dieu blonde le jour de Mon Dieu vous n’aviez pas voulu l’habiller en noir comme vous avez eu raison – raison raison – une enfant à quoi bon et maintenant elle va... » comme sécrété et oublié là depuis tellement de temps « ... vous trouver peut-être bientôt arrière-grand-mère Mon Dieu arrière... » comme le résidu permanent et solidifié de quelque affliction sans limite, permanente, et pour ainsi dire apprivoisée, s’extériorisant en formules passives et bienséantes comme celles tracées au verso des paysages radieux, touristiques ou consacrés

« Chère amie quel fâcheux contretemps que cette maladie qui vous empêche d’être parmi nous tous réunis Je veux espérer que cela ne sera pas grave La vue de ce beau lac vous déciderait-elle lorsque vous le pourrez à venir jusqu’ici ? », un petit garçon un peu trop bouclé un peu trop joufflu présentant dans l’une de ses mains une pomme percée d’une flèche tenant dans l’autre la corde d’une arbalète posée debout plus grande que lui la silhouette mutine et médiévale collée deux fois sur l’eau bleu turquoise d’un lac au milieu duquel se voit une petite île où des peupliers entourent une construction à terrasses et balustrades aux volets vert clair les montagnes fermant le lac s’élevant d’un brun mauve d’abord et ensuite étincelantes de neige et de glace au-devant d’un ciel virant au vert à mesure que le regard monte vers le firmament

et (un an, deux ans plus tard ? la date du cachet de la poste impossible à déchiffrer) : « Nous sommes ici depuis trois jours à la Grotte Nous avons prié pour vous la bonne Marie » souriante et miséricordieuse, une couronne de ces lampes électriques comme celles qui pendent en guirlandes dans les bals populaires entourant sa tête couverte d’une sorte de péplum le corps tout entier drapé dans ce voile de vestale d’un blanc et d’un bleu plâtreux les deux bras tombant légèrement écartés du corps les mains miséricordieuses ouvertes disant je suis l’Immaculée Conception, la vénérable Bernadette Soubirous en religion Sœur Marie Bernard représentée deux fois : en haut dans un médaillon le buste couvert d’un fichu croisé les cheveux cachés par un de ces foulards rayés pyrénéens comme on en voit sur les gravures aux contrebandiers et en bas dans sa robe de nonne agenouillée les mains jointes devant la réplique en plâtre de celle qui lui était apparue dans une anfractuosité du rocher suintant les pieds parmi les roses coupées et flottant dans l’air l’odeur cireuse cadavérique des milliers de petites flammes jaunes des cierges clignotant

la main au bout de la manche de dentelle s’avançant vers le visage jaunâtre posé sur l’oreiller traçant du pouce une croix huileuse sur son front et elle les yeux clos, peut-être revenue, retournée ou plutôt retranchée dans cet état d’extase, impénétrable, de nouveau comme ces hauts murs enfermant des jardins secrets, réfugiée dans son inaltérable vie aux puériles distractions, entourée de l’élégante et respectueuse bande des jeunes cousins et des amis des jeunes cousins et des cousins des amis organisant inlassablement promenades en voiture soirées et les chastes déguisements les chastes séances de tableaux vivants puis, les derniers rires éteints les derniers éclats de voix sur les perrons les dernières mains des blanches jeunes filles serrées (ou peut-être baisées à la dérobée), se glissant (les jeunes gens) avec leurs moustaches d’adolescents leurs cannes leurs vestons étriqués leurs boutonnières fleuries leurs étroites bottines dans les rues obscures de la ville vers les bordels où de faméliques et tristes Murciennes s’étendaient ouvraient pour eux leurs cuisses dociles tandis qu’elle (peut-être la nuit trop chaude, ou peut-être seulement l’excitation des jeux des rires, peut-être seulement le ciel étoilé le silence de la nuit un refrain de valse dans la tête), ses noirs cheveux maintenant dénoués, en peignoir sans doute dans la jaune lumière de la lampe à pétrole posée sur la coiffeuse (l’abat-jour la coiffeuse elle-même entourés de draperies compliquées décorés de nœuds) relisait peut-être les laconiques missives arrivées de pays aux noms de fièvre Majunga Haïphong Mandalay contemplant de cet œil paisible velouté vide vaguement rêveur les pyramides les équatoriales villes victoriennes et les forêts impénétrables, semblable avec sa chevelure dénouée répandue en éventail sur ses épaules et son dos son long peignoir traînant sur le tapis aux guirlandes de roses à l’une de ces héroïnes de théâtre ou plutôt d’opéra druidesses ou fiancées de paladins, un peu forte comme ces cantatrices imposantes et virginales semblables elles-mêmes aux réclames pour baumes capillaires ou secrets orientaux que l’on pouvait voir à cette époque sur les empaquetages bleus d’épingles à cheveux ou dans les journaux de mode féminins, et s’asseyant peut-être (dans une de ces poses de demi-abandon elle aussi un peu théâtrale comme elle a pu voir que faisaient les actrices ou encore sur un de ces tableaux du Salon intitulé La Lettre ou le Billet que reproduisent les revues) prenant dans son classeur une de ces autres cartes postales dont elle semblait elle-même avoir une inépuisable réserve, représentant des sites pittoresques des Pyrénées un vieux berger en costume local ou des statues dans un jardin public, et traçant à l’encre mauve de son écriture haute épineuse rigide la réponse (mais quelle formule banale décente calmement passionnée ?) qui parviendra trois semaines ou un mois plus tard dans quel désert quel marécage ou quel palace au luxe oriental et puritain, puis

redressant le buste tenant peut-être un instant la carte de sa main gauche, légèrement inclinée à quarante-cinq degrés par rapport à la surface de la coiffeuse, la relisant après quoi la laissant retomber à plat et restant là l’œil fixe vague

ou peut-être pas, peut-être sans changer de pose prenant aussitôt une autre carte et se remettant à écrire répondant confirmant sa prochaine arrivée à cette amie espagnole dont elle classait aussi les cartes parmi les autres, timbrées celles-ci à l’effigie rose langouste (dans un cadre rond sur le pourtour duquel courait la mention SELLO POSTAL) d’un roi-enfant au visage poupin de lycéen aux roses cheveux bouclés le cou serré dans le col officier d’une tunique rose sombre ses grands yeux regardant vers la droite et collé sur des vues de marchés aux fleurs de monastères ou de villages pierreux comme si, baignant tout entier dans cette teinte suave, sanglé dans son lugubre uniforme de cadet, il régnait omniprésent puéril joufflu vermeil sur un monde odorant et gris de reposoirs de moines de bouquetières en caraco d’hommes sombres et d’arides paysages minéraux

amie donc qui lui écrivait ces autres missives empreintes ou plutôt parfumées de la lourde sensualité qui semble émaner de cette langue des noms des mots eux-mêmes avec leurs consonances lascives et brutales leur senteur poivrée d’œillet et d’encens mêlés les exhalaisons langoureuses et un peu moites des chairs virginales des blancheurs des virginales sauvages noires et secrètes toisons ainsi :

« Acabo de ver a Rosa S. que me ha dicho que nos esperaba a las dos el sabado que viene. Irémos todas juntas al teatro y no le molestará en absoluto de darte un cuarto para dormir ; pero vendrás a mi casa si prefieres llegar por la tarde. Si no quieres viajar con tu corpiño blanco, puedes ponerlo en un papelito y aqui podrás metertelo.

Te abrazo y te espero el sabado por la tarde. Tu amiga Niñita »

débarquant du train – ou peut-être d’une de ces voitures à chevaux de ces poussiéreuses pataches peintes en jaune qui desservaient encore les villes à l’écart des voies ferrées – retrouvant Rosa Niñita Conchita Carmela les baisant, rires, fleur entre les seins épinglée au corsage blanc déballé du papier et le soir (accompagnées chaperonnées par quelque vieille dame aux noirs bijoux) montant et descendant le paseo sous les ombrages étouffants des platanes et le dimanche assises ensemble dans une loge des arènes assistant à l’un de ces spectacles violents poussiéreux et clinquants dont elle était friande au même titre que de l’épais chocolat (et sans doute aussi de cette lugubre rigide et fastueuse dévotion dans laquelle elle devait plus tard trouver un désolant réconfort) et dont elle rapportait en souvenir ces photographies maladroitement prises pâles jaunâtres où de minuscules silhouettes de belluaires costumés et d’animaux s’affrontaient dérisoires dans le dévorant soleil d’interminables après-midi, semblables à des jouets de plomb (les chevaux éventrés les mules à pompons les petits hommes chatoyants et bellâtres) que la lumière corrodait peu à peu, de plus en plus diaphanes, leurs fastueux et suaves déguisements de plus en plus fanés, et pisseux à la fin, comme ces défroques de cadavres exhumés, figés au-dessus de leurs ombres noires dans leurs théâtrales et précieuses postures d’éternelle cruauté d’éternelle comédie liliputiens futiles morbides, et peut-être (dans son sac ou une poche de ses vêtements ou encore qui sait ? dans son pudique corsage sur sa chair nue) la ou les dernières des cartes reçues les derniers de ces messages insistants et en quelque sorte brutaux par leur tranquillité même leur régularité leur patient laconisme, jalons dans ce qui n’était pour elle qu’immuable immobilité un temps toujours identique toujours recommencé heures jours semaines non pas se succédant mais simplement se remplaçant dans la sérénité de son immuable univers, et pour lui espace parcouru conquis vaincu à travers lequel il s’éloignait ou se rapprochait d’elle

de nouveau :

 

« Colombo 13 / 8 / 08

Henri »

puis :

« Aden 3 / 9 / 08

Henri »

ADEN – Camel Market

« Aden 4 / 9 / 08

Henri »

ADEN – Water Tanks

« Aden 5 / 9 / 08

Henri »

ADEN – The Crescent Steamer Point

 

puis un timbre de la Semeuse cinq centimes vert collé à cheval sur la tranche supérieure de la carte de sorte que la jupe aux plis claquants flottant vers la droite et les deux pieds nus semblaient ceux d’une divinité messagère passant comme une figure volante dans le firmament pervenche et rose tendu au-dessus de deux pyramides ocre le sol complètement rose au premier plan dans les taches de lumière déchiquetée sous une rangée d’arbres dont les troncs et les feuillages se détachaient en sombre sur le ciel les pyramides et le jaune pâle du désert et à l’abri desquels point terminus sans doute on pouvait voir une motrice de tramway et sa balladeuse arrêtées distinguer en ombre chinoise encadrés dans la vitre d’une des fenêtres le buste et la tête d’un voyageur

et au même moment peut-être : « Je viens de manger tout un perdreau Je fume une bonne pipe à votre santé car ces plaisirs tout intellectuels ne m’empêchent pas de penser à vous Baisers mouillés de larmes », l’écriture allongée, fantasque, nonchalamment débraillée pour ainsi dire, très penchée sur la droite, toute différente de celle qui calligraphiait posément, ou même économiquement, les noms des ports et des escales d’Extrême-Orient, entourant dans la marge une vue des Grands Boulevards aux bords dégradés en flou artistique, avec une colonne Morris surmontée de son dôme miniature, décoré d’un œil-de-bœuf et recouvert de fausses tuiles en zinc semblables à des écailles de poisson, peintes en vert sans doute, une horloge marquant dix heures vingt-cinq, et les morts qui étaient passés là ce jour-là à cette heure-là très exactement : deux chapeautés de hauts-de-forme gris clair vêtus de redingotes les mains croisées derrière le dos, en train de regarder les affiches de la colonne : JOB en très grandes lettres blanches LANGUES ÉTRANGÈRES en oblique de gauche à droite, et une autre représentant le buste opulent d’une femme coiffée en coques, aux épaules et à la gorge entourées d’une écharpe aux inflexions d’iris, deux fiacres et une charrette à bras rangés le long du trottoir, un encaisseur en bicorne sur le refuge au milieu de la chaussée, une main dans la poche de son pantalon, l’autre bras arrondi autour de sa sacoche, et un omnibus traîné par des chevaux blancs passant devant un immeuble sur lequel on peut lire, courant au-dessus des fenêtres du premier étage, les lettres OURS de DANSE COURS de D, le d et le e minuscules commençant à pâlir, le dernier D diaphane, à peine visible dans le bord extrême du dégradé artistique de la photo, tandis qu’entre chaque fenêtre les noms des pas enseignés sont inscrits, superposés par groupes de trois :

ceux de la ligne supérieure et ceux de la ligne inférieure disposés en arcs de cercle, comme des parenthèses couchées, encadrant ceux du milieu, horizontaux, de sorte que les lettres elles-mêmes ont l’air de composer joyeusement une sorte de figure de danse

puis le long navire plat et bas aux cheminées vomissant d’épais panaches de fumée charbonneuse, c’est-à-dire que des deux hauts tubes jumeaux noirs et luisants s’échappent (l’un très droit l’autre légèrement incliné comme chancelant sous son propre poids) deux nuages d’abord étroits ensuite boursouflés crépus faits de volutes tourbillonnantes s’accumulant s’étageant se poussant s’enroulant rapidement sur elles-mêmes comme des bobines se bousculant s’élevant en s’étalant, les sommets des deux panaches s’arrondissant, faîte d’un arbre dont ils imitent le dessin touffu et grumeleux, la fumée enfin se déchirant se séparant en deux masses, une partie continuant à s’élever transparente dans l’air calme l’autre retombant s’affalant se diluant en écharpes cuivrées sur la surface miroitante et plate de la mer où elle étend comme une ombre de deuil, les deux obscurs champignons se reflétant dans l’eau finement crêpée semblable à de l’étain terni : il fait gris – ou peut-être est-ce le petit matin des appareillages –, la mer d’une de ces teintes indéfinissables aux reflets roses amande saumon comme une plaque faiblement luisante sur laquelle non pas flottent mais sont posés de minces bâtons l’armada des petites barques agglutinées contre le flanc du paquebot, et tout à coup un plumet blanc apparaît devant la première cheminée bouillonnant quelques secondes puis cessant, le bas la racine du plumet se dissolvant brusquement s’évanouissant puis plus rien et alors seulement le son (le mugissement plaintif lugubre) parvenant, le grand bateau s’ébrouant insensiblement, dans cette première phase de l’appareillage qui est entre l’immobilité et le mouvement (c’est-à-dire qu’on le croit encore immobile alors qu’il a déjà commencé à bouger, et lorsque, le sachant, on cherche à suivre son mouvement il paraît de nouveau immobile), commençant à pivoter lentement sur lui-même, la flottille des petits bâtons brindilles s’écartant s’égaillant sur les suaves reflets de l’aube, une palpitation d’ailes de mouchoirs agités gagnant de proche en proche s’étendant le long des ponts le navire tournant toujours avec cette terrifiante lenteur cette terrifiante majesté le sombre reflet de la fumée moirant l’eau les petits bateaux complètement éparpillés à présent, cap sur le port, se hâtant se rapprochant au point que l’on peut distinguer leurs équipages, et quand on regarde de nouveau dans la direction du navire c’est comme s’il s’était soudain réduit, quoique toujours immobile, se présentant de poupe maintenant déjà lointain étroit et haut sous l’énorme champignon cuivré de fumée chavirant au-dessus de lui et on comprend alors qu’il a pris de la vitesse s’éloigne sans rémission solitaire pathétique vers cette ligne irréelle et décevante qui là-bas sépare le ciel de la mer, un sphinx bistre et gras aux yeux allongés de fard fixant d’un regard vide d’invisibles dunes de sable au-delà de la pyramide dessinée en traits pâles à l’arrière-plan au-dessus de la mention POSTES ÉGYPTIENNES

 

« Port-Saïd 1 / 9 / 10

 

Je m’embarque demain sur l’Armand-Béhec. Henri »