... celles (ou celle, car on aurait pu croire que c’était toujours la même) qui se tenaient toujours sur les marches des églises des banques ou les rebords des trottoirs tassées dans leurs loques informes et royales, proposant d’une main un paquet d’épingles ou une boîte d’allumettes tandis que l’autre serrait contre elles le nouveau-né agrippé à la lourde mamelle le même fichu de paysanne noué sous le menton, l’enfant repu rejetant sa tête en arrière tragique les paupières mi-closes sur une ligne pâle vitreuse, ses poings minuscules non pas potelés mais fripés fermés tragiques ramenés de chaque côté de son visage, la bouche ouverte découvrant les gencives sans dents encore barbouillées de lait, pouvant voir alors le...
bouche de mort édentée mastiquant la bouillie blanche grumeleuse broyée entre les chicots jaunâtres puis il avalait, sa pomme d’Adam montant et descendant examinant alors avec attention le reste du sandwich avant d’y mordre de nouveau
... mamelon qu’elle faisait saillir entre son index et son majeur écartés en V, rugueux encore gluant de salive et de lait au centre de l’énorme aréole d’un brun foncé chez ces gitanes, la femme représentée sur le billet d’un type toutefois classique Lorraine peut-être (puisqu’on distinguait dans le fond de hautes cheminées fumantes des ponts roulants des grues), le sein jaillissant par l’ouverture délacée d’un de ces caracos que porte Jeanne d’Arc sur ces images où on la voit gardant ses moutons, et derrière elle, debout, une autre femme au même aspect vigoureux tenant une gerbe, un jeune garçon nu tourné vers elle les deux bras levés comme pour l’aider à porter sa charge ou, au contraire, lui demander de s’en débarrasser pour prendre sa place, la vision tout entière...
le type à cheveux gris rassemblait ses cartes son guide les trois jeunes femmes se repoudraient s’examinant dans leurs petites glaces Sans regarder autour de lui le bossu plia son journal glissa à bas de sa chaise pas beaucoup plus haut debout qu’assis passa près de moi raide regardant droit devant lui enfermé dans son orgueilleuse monstruosité semblable à une sorte d’échassier sa tête de héron rejetée en arrière posée ou plutôt engoncée dans ce buste télescopé difforme comme si un ventre proéminent se gonflait immédiatement sous son menton solennel douloureux
... baignant dans une sorte de brume bleutée avec seulement quelques touches d’une teinte orangée soulignant les reliefs des personnages au premier plan comme la jeune mère et celui qu’elle regardait avec une attention grave passionnée : un homme debout devant une enclume, un lourd marteau dans sa main droite levée au-dessus de sa tête, le buste nu, musculeux, son rude visage orné d’une moustache tombante, le crâne rond aux cheveux ras, la taille ceinte d’un tablier de cuir brut dont les bords irréguliers se retournaient par endroits par-dessus la lanière de cuir qui entourait ses hanches, la main gauche tenant au bout d’une pince sur l’enclume la pièce qu’il était en train de forger, sans doute un soc de charrue ou un fer à cheval, le physique tout entier du personnage (son visage dur, un peu triste, son anatomie en quelque sorte douloureuse comme celle non des sportifs, des baigneurs aux membres dorés que l’on peut voir sur les plages, mais des terrassiers ou des manœuvres dont les muscles noueux, utiles, forment des excroissances, des espèces de gibbosités...
Il était arrêté devant l’hôtel de ville se détachant de profil sur le damier multicolore des affichettes roses vertes jaunes acides des panneaux électoraux certaines mal collées ridées parcourues de plissements de chaînes de montagnes miniatures d’autres grattées et arrachées par lambeaux Il ne les regardait pas conversait avec un interlocuteur ou plutôt comme s’il conversait avec les boutons du veston à hauteur de ses yeux calme la main qui tenait le journal plié pendant au bout du bras le long de sa jambe sans mouvement son visage intelligent avec son nez en forme de bec son front haut bombé indéchiffrable ou plutôt figé immobilisé une fois pour toutes comme s’il parlait de très loin à travers d’invisibles épaisseurs de souffrance et de désespoir je passai tout près de lui j’aurais pu toucher sa bosse me demandant comment son tailleur
... sous une peau trop blanche chlorotique souvent ornée de (ou souillée par) ces tatouages dont les dessins d’un bleu encreux et délavé se mêlent au lacis des veines) de même que les accessoires épars autour de lui (au premier plan une roue de charrette attendant sans doute d’être cerclée appuyée contre une borne, voisinant avec un essieu tandis qu’au-dessus de sa tête et à gauche on distinguait, suspendu à une avancée de poutres sous l’inscription MILLE FRANCS qui s’étalait au centre du billet, un paquet de chaînes comme celles dont on se sert dans les forges pour soulever à l’aide de palans les pièces trop lourdes) indiquant que l’on se trouvait en présence d’un de ces artisans campagnards, maréchal-ferrant ou forgeron, appartenant, comme la femme en train d’allaiter, la porteuse de gerbes et l’enfant nu à cette inépuisable et sereine famille des figures symbolisant travaux et vertus sous les aspects de personnages éternellement géorgiques, sommairement vêtus et optimistes, comme cette
statue intitulée LES TEMPS FUTURS qui s’élevait autrefois dans le jardin public, géant coulé dans un bronze où une patine verte et les fientes des pigeons avaient dessiné de longues traînées qui semblaient ruisseler en permanence sur ses épaules courbées, ses fesses, ses cuisses, comme s’il était condamné à accomplir sous une pluie sans fin de soufre et de déjections, nu, farouche et noir parmi les lumineuses frondaisons, les cris d’enfants et les bruyants envols d’oiseaux, un de ces travaux titanesques et vains, s’acharnant à coups de marteau sur un faisceau d’épées et d’armes qu’il serrait dans son poing gauche, les maintenant du genou contre le rocher utilisé comme enclume et sur lequel les lames martelées et à demi fondues commençaient à prendre la forme d’un soc de charrue, tout son corps tendu et arc-bouté...
se débattant et jurant maintenant, l’instant d’avant absent aurait-on dit uniquement absorbé par la mastication de ce sandwich et tout à coup explosant criant, des parcelles de nourriture mâchée jaillissant entre ses chicots les yeux fous sa main droite agitée de tremblements fébrile essayant maladroitement sans qu’il cessât de crier de fourrer le quignon de pain dans la poche de poitrine son arme dans la main gauche il fendit le groupe les têtes s’écartant bougeant se refermant autour de lui à la façon de ces choses cellules globules ou quoi que l’on peut voir au microscope se pressant se bousculant maladroitement il s’arrêta penché en avant hurlant son visage à quelques centimètres à peine de celui du type à lunettes sa main tenant toujours le quignon de pain puis il fit demi-tour fendit de nouveau le groupe qui cette fois ouvrit devant lui un passage en éventail comme quand on entame un fromage un coin toujours ouvert tandis qu’il revenait à grandes enjambées vers la voiture immobilisée s’arrêtait frappait à coups de pied furieux le pneu éclaté son buste à demi tourné vers les autres la main qui n’avait pas lâché le restant du sandwich tendue vers les fenêtres au-dessus de la banderole puis revenant vers le groupe gesticulant criant toujours puis plus de quignon de pain dans la main serrée maintenant sur la poignée du fusil celui-ci déjà épaulé le canon de l’arme dirigé sur les lunettes puis l’instant d’après oblique pointé vers le ciel je vis le bras du bossu qui le maintenait levé à présent ils criaient tous ensemble de nouveau lui hurlant et se débattant deux autres essayant de le maintenir et de lui arracher son arme vers laquelle se dressait une gerbe de bras tendus ils se bousculaient tous vociférant De nouveau je sentis mon cœur battre plus vite sentant cette espèce de brusque coupure comme si le monde quotidien disparaissait se volatilisait ou plutôt quand son aspect rassurant coutumier s’efface, tout visages bruits mouvements présentant alors cet aspect insolite brutal irréel incohérent qui est celui de la matière réduite à ses dimensions immédiates se mesurant en termes de force de violence de sang (il y a un lavis de Poussin bistre intitulé SCÈNE D’ÉPOUVANTE représentant dans un contre-jour un personnage roi ou grand-prêtre assis bras et jambes gesticulant convulsif sur un trône une chaire les serviteurs s’écartant courant de droite et de gauche en tous sens le soleil d’orage ou plutôt une lumière provenant d’une source incertaine comme un éclair un incendie des torches traversant les longues robes volantes les chlamydes dessinant en transparence les ombres des jambes fuyantes l’un se cachant la face dans un geste d’affliction d’horreur un autre le bras tendu en arrière de lui à demi replié la main verticale comme pour repousser éloigner de lui) Père éloignez de moi éloignez...
à la terrasse du petit café les deux consommateurs s’étaient levés regardaient prêts sans doute à se jeter par terre une auto s’approchait découverte celle-là une torpédo son sigle (les lettres initiales barbouillées sur ses flancs) n’était pas le même que celui peint sur la conduite intérieure immobilisée il ne correspondait pas non plus à l’inscription sur la banderole de l’immeuble elle ralentit roulant à la vitesse d’un homme au pas les visages de ses quatre occupants regardant tous dans la même direction sur le côté tournés vers le groupe tumultueux ralentissant encore au point de ne plus avancer qu’imperceptiblement l’un des occupants portait un casque on pouvait voir les canons verticaux de leurs armes qu’ils tenaient sans doute entre leurs genoux la crosse appuyée sur le plancher Maintenant on avait réussi à le maîtriser et peu à peu le calme revint de nouveau la voix du bossu...
le chauffeur donna un brusque coup d’accélérateur les quatre bustes et les canons des fusils rejetés tout ensemble en arrière comme des mannequins cognant les dossiers des banquettes l’auto s’éloigna celui qui était placé au fond et à gauche se pencha le cou tordu vers l’arrière continuant à regarder puis elle tourna au carrefour suivant
... dominant violente autoritaire avec des résonances caverneuses comme si elle sortait non de sa gorge mais de son estomac ou plutôt des profondeurs d’un de ces amplificateurs qui à travers les complications mystérieuses des relais et des bobines lui auraient donné ce timbre métallique ces résonances d’écho comme en avaient sans doute celles des devins ou des oracles sa tête plate pivotant lentement à droite et à gauche sur les épaules difformes promenant son regard sur chacun à tour de rôle les dévisageant avec une inflexible et hautaine condescendance comme si le désespoir la souffrance endurée du fait de son infirmité en même temps que son aspect monstrueux inhumain vaguement fabuleux lui conféraient (à la façon de ces redoutables et hideux gnomes des légendes) on ne savait quel pouvoir on ne savait quelle autorité d’essence surnaturelle Tandis qu’il parlait le grand escogriffe se dégagea il n’avait plus son fusil Sans se retourner il marcha vers la conduite intérieure ouvrit la portière s’y engouffra et s’assit sur la banquette arrière après quoi il resta là immobile morose outragé Aussi brusquement la voix du bossu cessa Lui aussi tourna les talons fendit le groupe et se dirigea vers la voiture les deux autres le suivant l’un d’eux portait deux fusils le bossu fit le tour de la voiture s’assit à la place à côté du chauffeur regardant fixement devant lui le chauffeur s’assit à son tour le bossu lui dit quelque chose de bref et l’auto se mit en marche À chaque tour de roue le pneu crevé faisait un bruit flasque Roulant lentement ils passèrent tout près du groupe resté debout au milieu de la chaussée autour du type à lunettes les suivant des yeux, eux regardant droit devant eux accompagnés par le flac flac régulier du pneu raides impassibles on aurait dit un clan une famille le père et les frères repartant outragés après s’être vu refuser une demande en mariage ou encore une vaine réparation pour une sœur séduite la tête du bossu dépassait à peine le bord de la portière aucun ne se retourna Au carrefour suivant l’auto obliqua dans la même direction qu’avait prise l’autre voiture et on cessa de les voir À la terrasse du petit café les deux consommateurs étaient assis de nouveau le garçon se tenait debout à côté d’eux regardant dans la direction où l’auto avait disparu son plateau horizontal sur son bras
... tendu et arc-bouté (le marteau non pas levé au-dessus de sa tête comme celui du géorgique forgeron dont les coups tombaient réguliers et paisibles sur l’acier tintant, mais un peu en arrière de son corps et sur le côté, entraîné, semblait-il, dans un tourbillon désordonné par le bras frappant non de haut en bas mais sous tous les angles dans une avalanche une frénésie de coups furieux), exhalant on ne savait quoi de dantesque, de passionné et de pitoyable dans le tranquille et verdoyant décor où les bonnes jacassantes poussaient paresseusement les landaus vernis, jusqu’à ce qu’un jour, pendant la guerre, il disparût, lui, sa tonne de muscles et de bronze, son rocher de bronze, son marteau de bronze, sa sueur de bronze et sa charrue qu’il ne finirait jamais de forger, réquisitionné au titre de métal non ferreux, son socle demeurant seul, vide, avec son inscription énigmatique et optimiste que l’on pouvait toujours lire, idyllique, dérisoire, au centre de la corbeille de pensées, de soucis et de renoncules ponctuellement renouvelée au fur et à mesure des saisons, comme une sorte de couronne funèbre aux teintes mélancoliques pieusement entretenue
me rappelant cette affiche que l’on pouvait voir sur les murs un peu partout là-bas portant en grandes lettres le mot
V E N C E R E M O S
au-dessus du fusil brandi à bout de bras par un homme le buste nu coloré d’une teinte rouge brique et dessiné dans un style moderne schématique le nez en quart de brie les muscles découpant des plans géométriques maigre efflanqué les côtes saillantes le ventre creux le poignet de la main qui tenait le fusil encore entouré d’un bracelet de fer auquel était attachée l’extrémité d’une chaîne brisée fouettant l’air se convulsant
et encore cette figure allégorique qui dans les années vingt ornait les timbres de Memel sur lesquels s’étirait dans le sens de la diagonale du rectangle un buste d’homme nu semblable à un personnage de Michel-Ange ressuscitant au jour du Jugement dernier les deux bras levés celui-là vers un soleil qui semblait par sa chaleur avoir fait fondre le maillon central de la chaîne dont les deux tronçons séparés se tortillaient comme des serpents à partir de chacun des poignets
nom (Memel) qui faisait penser à Mamelle avec dans son aspect je ne sais quoi (les deux e blancs peut-être) de glacé ville noire couronnée de neige auprès d’une mer gelée livide habitée par les femmes slaves aux cheveux de lin aux seins lourds (les deux l de mamelle suggérant la vision de formes jumeLLes se balançant) et neigeux pouvant voir les pierres tombales se soulever repoussées basculer dans un poudroiement de cristaux et les corps sixtiniens mâles et femelles merveilleusement beaux pâles et nus jaillir et s’élancer les deux bras tendus vers ce soleil ténébreux apocalyptique
timbre échangé avec Lambert contre deux ou trois des innombrables timbres coloniaux (le Sphinx, l’Annamite noire au dragon vert, l’empereur chauve des Settlements, l’allégorique République corail qui régnait sur l’Indochine armée d’un glaive et d’un rameau d’olivier...) que je possédais et qu’il n’acceptait qu’après de longs marchandages sous prétexte qu’ils ne pouvaient être exactement considérés comme de véritables timbres, n’étant pas émis par de vraies nations mais par les puissances occupantes de pays colonisés asservis, un peu comme des timbres de provinces en quelque sorte et même moins, me faisant au contraire remarquer la valeur exceptionnelle de ceux en sa possession comme celui de Memel par exemple du fait du statut éphémère de ces pays baltes arrachés par violence (la honteuse intervention des troupes alliées) à la Révolution qu’ils ne tarderaient d’ailleurs pas à rejoindre
échanges et marchandages dont je sortais chaque fois avec la confuse sensation de m’être fait rouler en dépit des précautions que j’avais pu prendre les longues vérifications sur les catalogues des valeurs respectives de chaque timbre résolu à ne pas me laisser faire, sachant aussi parfaitement, sans que pourtant cela m’aidât en rien à me débarrasser de son emprise, qu’il (Lambert) agissait ainsi à dessein s’arrangeant toujours pour me faire comprendre (par des petits riens un mouvement un sourire satisfait vite réprimé une subite et trop grande cordialité après la conclusion du marché) qu’il m’avait roulé, cultivant avec soin ce prestige que lui donnait à nos yeux le fait de redoubler et d’être de deux ans plus âgé que la moyenne de la classe, sachant tout (de même qu’il lui était disait-il inutile de travailler puisqu’il connaissait déjà le programme), blasé, averti de tout, m’expliquant par exemple avec condescendance que s’il était dans une institution religieuse c’était par une concession que son père « libre penseur » et lui-même faisaient à sa « pauvre femme » de mère perdue de bigoterie, étalant des opinions assurées et péremptoires sur des questions (comme la Révolution russe) qui m’étaient alors parfaitement inconnues ou comme lorsqu’il me dit un jour d’un air à la fois sévère et méprisant à propos du dix centimes bistre de Madagascar encadré de rose où était représenté un personnage coiffé d’un casque colonial véhiculé en filanzane sur les épaules de quatre nègres : « Alors c’est comme ça que ton père se faisait porter ? », profitant aussitôt de mon désarroi et de ma confusion pour me refiler contre ce honteux symbole de l’esclavagisme et de la fainéantise auquel je dus encore ajouter un timbre des Seychelles ce timbre de l’Ukraine qu’il m’avait plusieurs fois exhibé comme une pièce rarissime dont il ne voudrait pour rien au monde se séparer conscient de la fascination qu’exerçaient sur moi les inscriptions en caractères cyrilliques qu’il affectait de savoir lire
Les affiches aux couleurs suaves le long du mur de l’école aussi sur les panneaux de bois UNION POUR LE PROG le même visage genre commis voyageur ou docteur ou les deux en même temps un peu gras à la fois bonasse et décidé répété comme une image votive en rangées parallèles comme si le regard impérieux multiplié multipliait aussi l’injonction UNION UNION l’œil conservant son expression autoritaire et affable indifférent aux outrages intact entre deux languettes de papier arraché s’étirant en dents de peigne irrégulières rouge sombre (la couleur de l’affiche sous-jacente) comme des blessures en travers du masque consulaire l’une partant du col traversant en oblique le maxillaire la joue le nez se terminant en pointe à la base du front l’autre partant de sous l’oreille et s’étendant jusqu’aux cheveux de plus petites léchant comme des flammes la bouche et l’autre joue jusqu’à...
arrivé sur le palier j’ouvris la porte oncle Charles allait sortir de la pièce il tenait un livre à la main Je te présente mon ami Lambert, Bernard Lambert
je suis très content de vous connaître Il se tourna vers moi Ta grand-mère vous a préparé un goûter tu
merci dit Lambert Je ne mange jamais de sucreries Mais je vous remercie tout de même c’est très gentil à vous Il me montra du doigt : Je parie qu’il adore les gâteaux
je me mis à bégayer
ce n’est pas un crime mon vieux Il regardait autour de lui d’un air important Depuis que nous avions franchi la porte cochère et pénétré dans la cour il avait pris un ton agressif venimeux Il leva la tête vers le plafond la rabaissa aussitôt parcourut de nouveau la pièce d’un œil traqué et sévère Dites donc on voit que c’est vieux on pourrait faire deux étages dans un on pourrait Il avisa une grande tache d’humidité sur le mur la montra du doigt se tournant vers oncle Charles souriant tout à coup cordial protecteur Le papier aussi est d’époque ?
oncle Charles sourit Non je suppose qu’il ne date que du siècle dernier il est encore plus vieux que moi c’est pour ça qu’il est fatigué il
du siècle d... Mais alors la maison elle Vous voulez dire que... Puis il se reprit disant C’est incroyable qu’il existe encore de ces vieilles bicoques Comme dit mon père on se demande qu’est-ce qu’on attend pour démolir tout ça et construire enfin des villes modernes quelque chose qui soit au moins rationnel qui corresponde aux besoins de
j’espère que vous verrez cela dit oncle Charles Vous êtes jeune vous verrez sûrement cela Allons je vous laisse Passez un bon après-midi
Lambert se tourna vers moi Est-ce que ta chambre est aussi du genre hall de gare ?
pas tout à fait dit oncle Charles Il souriait Mais il y a tout de même assez de place pour que vous puissiez jouer
jouer ? dit Lambert
eh bien ma foi... Oncle Charles me regarda
nous n’avons pas quatre ans dis-je
bien sûr Je voulais dire... Allons bon après-midi tout de même
si tu m’as invité pour jouer au Meccano dit Lambert
enfin tout de même oncle Charles !
voyons Je n’ai jamais eu l’intention... Il me montra à Lambert Vous savez les parents ne peuvent pas s’habituer à voir les enfants grandir Il me frictionna la tête Je fis un pas de côté et me dégageai J’avais le visage en feu Quand on les a connus tout petits on a toujours tendance à
mon père parle avec moi comme avec n’importe lequel de ses amis dit Lambert Il n’y a que ma pauvre mère qui s’obstine à
les mamans voient toujours leurs fils comme des bébés dit oncle Charles Il souriait toujours Quelquefois ma mère me parle encore comme si j’avais dix ans alors vous voyez
je vois dit Lambert Il affectait de ne pas regarder oncle Charles examinait toujours les murs les meubles les rideaux de ce même air traqué et glacial Tout à coup il s’avisa qu’il était resté les bras ballants il fourra précipitamment les mains dans ses poches puis il resta là planté comme un piquet avec son air d’asperge son pâle visage flétri fripé hargneux ses yeux cernés
eh bien je vous laisse dit oncle Charles
vous ne nous gênez pas dit Lambert Il affectait toujours de ne pas le regarder Sauf qu’il avait les deux mains dans les poches sortait le ventre et se balançait d’avant en arrière sur ses talons il avait toujours le même air malheureux et méchant
c’est construit en quoi ? dit-il
comment ?
cette bicoque les murs ont l’air tout moisis
ah presque tout entier en briques je crois dit oncle Charles Tout ce qu’on construisait autrefois dans le pays était en briques ou en galets Vous vous intéressez à l’architecture ? Il alla à une fenêtre écarta le rideau Regardez venez voir le mur au fond du jardin on peut voir l’appareil
sans bouger de sa place Lambert jeta un bref coup d’œil Pourquoi est-ce que vous ne le faites pas recrépir ?
ces murs-là n’étaient jamais crépis Vous voyez il y a une rangée de briques et une rangée de galets alternés Regardez les galets sont inclinés une fois dans un sens une fois dans l’autre c’est ce qu’on appelle l’appareil en arêtes de poiss
le matériau de l’avenir c’est le ciment armé dit Lambert C’est un matériau qui a des possibilités infinies rationnelles
bien sûr dit oncle Charles Il laissa retomber le rideau Mais vous prenez tout de même quelque chose à cinq heures Si je savais ce que vous aimez je
puisqu’il y a des gâteaux on bouffera des gâteaux dit Lambert
mais si vous avez l’habitude de prendre autre ch
ce sera très bien comme ça dit Lambert merci
viens dis-je Allons dans ma
vous n’aimez pas le ciment msieur ? dit Lambert
le ci
armé dit Lambert Le ciment armé
c’est-à-dire Ça dépend pour quoi dit oncle Charles Il me semble que
que quoi ? dit Lambert C’est économique pratique rationnel
certainement...
c’était l’hiver les branches nues du grand acacia oscillaient avec raideur s’entrecroisant s’entrechoquant dans le soleil rasant jaune foncé Le feuillage du lierre reflétait le ciel bleu froid vide parcouru par le vent Par moments toute la surface feuillue se rebroussait était parcourue d’un long frisson bruyant En cette saison il ne restait plus que les moineaux on pouvait voir de petites boules brunes hérissées cramponnées aux branches Les oiseaux criards à joues blanches émigrent ne reviennent qu’au printemps À cette époque il y avait aussi un palmier un de ceux au tronc filasse aux palmes en éventail que les rafales de vent courbaient toutes dans le même sens les secouant sauvagement Par moments on l’entendait gémir et hurler en passant sous les portes
... le ciment permet...
armé dit Lambert
oui il est sûr que le ciment armé...
vous n’avez pas le chauffage central ? dit Lambert
non dit oncle Charles Vous savez c’est une grande vieille maison bien incommode mais...
je vois Lambert sourit avec satisfaction Mais après tout ce n’est pas sans charme Il sourit aimablement
... nous l’aimons beaucoup dit oncle Charles
bien sûr dit Lambert Il souriait toujours C’est compréhensible Vieilles gens vieilles choses
eh oui dit oncle Charles Alors bon après-midi
merci monsieur
ne laisse pas éteindre ton feu dit oncle Charles Joseph a monté du bois dans ta chambre Allez bon après-midi Au revoir
il sortit
Joseph c’est l’esclave ? dit Lambert
l’esc... Oh dis-je C’est le mari de la concierge il
qui c’était ce vieux con ?
c’est mon on... Non mais dis donc tu ne crois pas que tu y vas un peu fort Pour qui est-ce que tu te
oh là là Les parents c’est pas le Saint Sacrement
non sans blague tu
calme-toi j’ai pas voulu te vexer je disais ça pour
moi je t’emmerde dis-je
bon t’as fait preuve d’énergie T’es un bon petit gars tu
je t’emmerde Tu as compris ? Je t’emmerde
oh là là... Sa voix se fit gémissante Écoute quand même on peut bien... Moi je suis le premier à dire que ma mère c’est qu’une pauvre conne... Écoute on ne va pas se Écoute : je l’ai apporté
apporté quoi ?
le truc
quel truc
le truc que je t’ai dit Seulement
seulement quoi
si t’as peur à ce point de ton oncle
je n’ai pas peur de lui où as-tu vu que j’avais peur de lui
qu’est-ce qu’il fait ?
qu’est-ce qu’il fait ?
oui Quel boulot Quel job quoi Il passe sa journée à se tourner les pouces ?
non
alors qu’est-ce qu’il fait ?
il... c’est-à-dire... il écrit
il écrit ? Il écrit quoi ?
des poèmes
des poèmes
tu les as lus ?
non
et ça lui rapporte ?
je
enfin bon s’il te fait tes versions de latin c’est toujours ça
il ne me les fait pas il m’aide quand
moi l’année prochaine je laisse tomber le latin Y en a marre Pap... Mon père a dit que de toute façon ça servait à rien que c’était un truc bon pour les curés alors tu penses bien que je
elle ouvrit la porte elle portait cette grande serviette à musique pour les partitions ses joues étaient rosies par le froid C’était l’année où elle avait commencé à mettre des bas Elle s’arrêta et nous regarda
je te présente mon ami Lambert dis-je Bernard Lambert
il s’inclina cérémonieusement Mademoiselle Enchanté
bonjour dit-elle Elle se remit en marche pour traverser la pièce
je vois que vous faites de la musique dit-il
comment ?
elle s’arrêta
ce truc-là dit-il De quoi jouez-vous ?
elle le dévisagea Du piano dit-elle Elle me jeta un coup d’œil et en même temps fit un pas Il s’avança de manière à lui couper le chemin faisant mine de tendre la main vers le cartable On peut voir ?
de nouveau elle s’arrêta Comment ?
encore une fois elle me jeta un coup d’œil puis elle se remit en marche ouvrit la porte du petit salon et disparut
mince dit-il Tu parles d’une sauterelle Qui est-ce ?
ma cous
tu la sautes ?
quoi ?
je dis : Tu sautes la sauterelle Ah ah ah Tu sautes la sauterelle Ah ah ah elle est bonne celle-là tu trouves pas Tu sautes la
viens dis-je On va aller dans ma chambre On va
son visage se rembrunit Tu parles d’une pimbêche ! dit-il Pour qui elle se prend ?
viens dis-je C’est par là
elle a tout de la petite garce Nom de Dieu j’aurais une cousine comme ça moi je la dresserais je
chchch... Gueule pas comme ça
t’as la trouille qu’elle entende ? Elle aussi te fait peur ? Mais dis donc tu as la tr
non je n’ai pas la trouille
alors pourquoi Est-ce qu’on ne peut même pas par
ma maman est malade dis-je
il faisait presque noir dans la maison à présent l’ombre du toit était déjà à mi-hauteur du mur qu’éclairait le couchant la partie encore ensoleillée d’une couleur orange foncé sur quoi les ombres entremêlées des branches de l’acacia dessinaient des marbrures bleuâtres des triangles des trapèzes se défaisant et se reformant le ciel commençait à foncer entièrement vide sauf un petit nuage effiloché rebroussé qui filait à toute vitesse les ténèbres envahissaient la vieille maison commençant par le bas s’élevant comme une marée noire glaciale le vent hurlait par moments sous les portes il y avait toujours quelque part un volet mal fixé qui grinçait sur ses charnières cognait contre le mur et se rabattait grinçait de nouveau après un moment de silence le son était différent selon qu’il s’écartait du mur ou s’en rapprochait quelquefois les deux grincements semblaient lutter alternant parfois il se passait un moment pendant lequel on n’entendait rien puis il semblait pousser un gémissement aigu bref et frappait violemment le mur