Puis je l’entendis de nouveau : me rendant compte que cela n’avait pas plus cessé que le tintement des bracelets, le bruit des couverts entrechoqués, des soucoupes que le garçon ramassait et empilait sur les tables de la terrasse, le fond sonore de conversations entremêlées, de moteurs d’autos dans la rue, de commandes criées, qui tour à tour couvrait et découvrait sa voix sans qu’elle s’arrêtât jamais, même pour mastiquer, s’arrangeant pour enfourner prestement la nourriture dans sa bouche entre deux mots, ou pour ainsi dire par ruse, quand elle était obligée de reprendre sa respiration, comme une nurse attentive et preste profite habilement du moment où l’enfant oublie de serrer les lèvres pour glisser rapidement la cuiller, parlant toujours avec cette espèce de volubilité vorace, de cette voix un peu trop haute, hagarde, comme traquée, comme si le temps lui était mesuré et qu’elle voyait approcher avec épouvante et désespoir le moment où elle allait être bientôt privée de quelque chose dont elle était affamée, disant maintenant : « ... alors voilà que nous sommes pris tous les deux d’un fou rire mais tu sais un de ces fous rires impossibles à arrêter je ne sais plus quelle bêtise il avait dite ou quelque chose de pas bête ou même de drôle peut-être ça n’a aucune importance dans ces moments-là ce n’est pas ce qui est dit ou pas dit drôle ou pas drôle enfin bref et voilà Solange qui se met à nous regarder si tu avais vu sa tête tu penses si j’étais ravie on ne pensait à mal pas plus lui que moi mais la tête qu’elle faisait c’était impayable et à la fin elle n’y tient plus elle se débarrasse comme elle peut du type qui lui tenait la jambe et elle vient vers nous il faut reconnaître qu’elle a une de ces classes moi je lui donne la cinquantaine bien sonnée mais chapeau qu’est-ce qu’elle fait je n’en sais rien si elle passe la moitié de ses journées dans des instituts de beauté ou quoi mais vraiment un corps de jeune fille superbe enfin tu la connais mi-figue mi-raisin essayant de faire bonne figure tu comprends elle dit Mais dites donc il me semble qu’on s’amuse beaucoup dans ce coin Elle m’aurait mangée et pourtant je peux te jurer que pas plus lui que moi enfin bref elle dit Racontez-moi donc ce qu’il y a de si drôle j’ai envie de m’amuser aussi ces gens sont d’un ennui et alors impossible de lui dire mais je te jure avec la meilleure volonté du monde la tête sur le billot j’aurais été incapable de répéter ce que nous et lui non plus alors je lui dis Vous savez ma chère vous ne me croirez pas mais vraiment et je me tourne vers lui on en avait encore les larmes aux yeux aussi est-ce qu’on a l’idée de s’amouracher d’un garçon qui a vingt ans de moins que vous au bas mot et quand je dis vingt Elle avait une robe absolument époustouflante quelque chose rien pas une garniture pas un bijou sauf cette bague qui vaut une fortune et fardée d’une façon absolument invisible la grande classe quoi Moi elle m’en a toujours imposé je me rendais bien compte que d’une façon ou d’une autre ça allait mal tourner mais que faire que dire quand heureusement juste à ce moment un de ces garçons c’était plein de jeunes tu sais un des amis du petit Jean-Pierre entre parenthèses je n’ai pas pu arriver à savoir ce qu’il fait quelque chose comme une licence d’archéologie l’École du Louvre ou je ne sais quoi m’a dit Marie-Hélène en réalité tout ça va vivre aux crochets de papa et maman tu penses ce malheureux Georges qui se crève et part pour l’usine tous les matins à huit heures quand il n’est pas dans un train ou dans un avion enfin ça les regarde lui et Germaine on a les enfants qu’on fait enfin bref... »

Mais raconte-moi encore ça. Si tu n’es pas encore arrivé à décider ce que tu allais faire là-bas essaie au moins de te rappeler non pas comment les choses se sont passées (cela tu ne le sauras jamais – du moins celles que tu as vues : pour les autres tu pourras toujours lire plus tard les livres d’Histoire) mais comment... (maintenant la seconde petite flamme bleue rose et jaune était éteinte elle aussi, le bouillonnement avait cessé : et plus de trépidations, le silence, plus rien que l’imperceptible bruissement du filet d’eau qui continuait à couler dans le bac où refroidissait lentement la deuxième bouilloire, et cette fois il retira ses lunettes frottant ses yeux humides disant Tu peux les ouvrir maintenant si tu veux le soleil a tourné... Dehors les ombres commençaient à s’allonger j’entendis la dernière charrette qui s’engageait dans l’allée le gravier crissant sous ses roues ferrées l’éternel nuage de moucherons tourbillonnant au-dessus des comportes dans la poussière soulevée À travers les lauriers les rayons du soleil se divisaient pénétraient comme des sabres rigides blancs presque horizontaux et légèrement divergents dans le nuage immobile longtemps suspendu après qu’on avait cessé d’entendre les roues cogner et tressauter en franchissant les dalles du portail l’odeur lourde du raisin écrasé suspendue aussi dans l’air tiède se mêlant au parfum opaque des figuiers montant emplissant le soir pénétrant dans le bureau où elle luttait avec celui du vin distillé)... et toi collé aplati contre ou plutôt incrusté dans ce mur et réduit à un état où tu n’étais plus un homme capable je ne dis pas de comprendre mais tout au moins de voir ce qui se passait : seulement quelque chose de fluide, translucide et sans consistance réelle, comme nous le sommes d’ailleurs tous plus ou moins dans le présent, et en dehors des rugosités de ce mur tout ce que tu percevais c’étaient ces claquements répercutés plus ou moins proches dont il t’était impossible de savoir si ça arrivait ou si ça partait, comme chaque fois qu’on tire dans une ville, et ces bruits rapides soyeux d’air froissé qui te faisaient rentrer malgré toi la tête dans les épaules, et cette vague odeur que tu ne savais pas identifier et dont tu te demandais si c’était celle du silex des pierres sur lesquelles elles ricochaient ou quoi, et cet Américain, ce professionnel du tir au pistolet, qui t’observait en rigolant du coin de l’œil, se contentant de se tenir, lui, simplement contre le mur, et qui n’avait même pas jugé utile de sortir son revolver, et toi... Mais j’espère au moins que tu n’avais pas poussé le ridicule jusqu’à en trimballer un toi aussi ?

non

et cet autre type, ce... comment s’appelait-il ?

Karl

ce Karl qui lui, je suppose, en bon Allemand...

Autrichien

Autrichien... devait être déjà couché par terre en train de gaspiller ses cartouches sans même savoir pourquoi il tirait, c’est-à-dire non pour tuer ou blesser quelqu’un en particulier mais seulement parce que dès qu’il a eu l’âge de se servir d’un fusil on lui a appris comme on a appris à son père comme on a appris à son grand-père comme on a appris à son arrière-grand-père et à son arrière-arrière-grand-père que la seule chose qu’un homme a à faire quand il entend certains bruits c’est s’allonger derrière l’abri le plus proche et tirer sur tout ce qui remue en face de lui, au point que c’est devenu un réflexe aussi naturel que de trousser les jupons ou lamper sa soupe... Comment était-ce ? : il faisait soleil, les feuillages des arbres de l’avenue (c’est-à-dire ce qui avait été une avenue et qui était pour le moment un champ de tir) tamisaient le soleil en pastilles glissant sur les chemises des types qui couraient d’un tronc d’arbre à un autre tronc d’arbre courbés en deux le haut du corps horizontal les mains touchant presque terre dans cette noble position de l’homme au combat qui retrouve instinctivement l’aristocratique et gracieuse démarche du singe quadrupède, et s’accroupissaient. Il y avait cette auto arrêtée : pas comme elles le sont d’ordinaire, c’est-à-dire rangée le long du trottoir, mais presque au milieu de la rue et de travers, comme une voiture dont on a serré précipitamment les freins et dont les occupants ont sauté sans même attendre qu’elle soit complètement immobile, l’arrière chassant dans un bruit aigu de pneus, partant en crabe d’un côté puis de l’autre tandis que les bustes des occupants oscillaient tous ensemble précipités à droite puis à gauche comme des marionnettes de guignol qui...

Il faisait soleil il jaillit en courant de l’immeuble déclamatoire emphatique parlant avec ses mains son ombre télescopée courant à plat devant lui et le silence soudain insolite une fois quelqu’un tira encore puis une voix furieuse ou plutôt fatiguée plus méprisante que furieuse parlant trop vite pour que je comprenne le soleil entre les feuilles étoiles déchirées à mes pieds ils entourèrent la voiture et se mirent à l’examiner j’avais dû me cogner m’érafler quelque part sans doute à ce mur il y avait une série de biffures parallèles blanchâtres sur la peau plus roses par endroits je vis quelques minuscules gouttelettes de sang comme des têtes d’épingle il se mit à rire je haussai les épaules de mauvaise humeur le soleil se cacha de nouveau tout en même temps recommençons premièrement deuxièmement troisièmement impossible :

type galopant pas complètement courbé en deux comme il le disait mais légèrement penché en avant la tête rentrée dans les épaules de sorte que de là où j’étais le voyant de dos on n’apercevait rien au-dessus du col : homme sans tête. Tache blanche éblouissante de sa chemise traversant l’espace découvert puis il atteignit l’ombre des arbres une ou deux secondes les confettis de lumière brouillée filant rapidement sur lui puis je ne le vis plus accroupi sans doute derrière un tronc, effacé

courant dans l’air épais à respirer entrant dans la poitrine comme du coton m’étouffant ressortant en sifflant dans les oreilles comme s’il entrait et sortait aussi par là au rythme de la respiration puis le bruit saccadé que je n’avais encore jamais entendu trois ou quatre fois de suite tac tac tac pas plus l’air les tympans compressés et décompressés puis le silence de nouveau puis un claquement tout seul puis presque aussitôt le bruit saccadé encore je m’aplatis un peu plus contre le

mur ou plutôt soubassement appareil de pierres jaunâtres faisant saillies c’est-à-dire chaque pierre rectangulaire taillée de la façon suivante : une bande lisse et plate d’environ deux centimètres de large sur le pourtour du rectangle entourant une partie centrale approximativement rectangulaire elle aussi et protubérante imitant une roche naturelle à peine dégrossie les coups de ciseau visibles façonnant une surface rugueuse faite de facettes de creux et de pyramides irrégulières que je pouvais sentir dures s’enfonçant dans mes côtes

de nouveau le bruit saccadé je vis de la poussière voler comme de petites éruptions jaunâtres autour d’une fenêtre vide une bande de calicot distendue courait entre les fenêtres du premier étage le vent l’avait retournée et entortillée de sorte que je ne parvins à lire que le premier mot JUVENTUD

la voiture toujours de travers immobilisée l’avant dans la zone d’ombre dentelée le toit et l’arrière au soleil il émanait d’elle on ne savait quoi de bizarre une simple conduite intérieure pourtant d’un modèle courant et désuet (ou m’apparaissant maintenant désuet) peinte en gris avec des phares extérieurs à la carrosserie de petites vitres un pare-brise étroit et bas l’air d’un animal féroce stupide pourvu de petits yeux et d’un cerveau plus petit encore atrophié enfermé dans une carapace une espèce de crustacé déposé sur le sec par une vague ou plutôt rhinocéros le ventre souillé de poussière ocre comme de la boue séchée comme s’il s’était vautré dans la fange d’un marécage et maintenant arrêté immobile entre deux charges aveugles décontenancé marqué comme une bête de troupeau d’initiales d’un sigle barbouillé à la diable en grandes lettres blanches et baveuses sur son flanc la peinture fraîche et trop liquide ayant dégouliné en franges irrégulières de la partie inférieure des lettres U.H.P.

ou hatche pé. Hermanos : frères. Il y en avait un accroupi derrière. Du regard il essayait d’évaluer la distance qui le séparait du couvert des arbres l’espace de chaussée nue à traverser

Comment ? Peur ? Si j’avais... Je ne sais pas. Peut-être est-ce comme cela que ça s’appelle : une sensation de nausée

ou plutôt comme quand on a un étourdissement ou qu’on a trop bu c’est-à-dire quand le monde visible se sépare en quelque sorte de vous perdant ce visage familier et rassurant qu’il a (parce qu’en réalité on ne le regarde pas), prenant soudain un aspect inconnu vaguement effrayant, les objets cessant de s’identifier avec les symboles verbaux par quoi nous les possédons, les faisons nous, pensant Qu’est-ce que c’est ?, pensant Mais qu’est-ce qui m’arrive qu’est-ce qui se passe ? l’aiguille pénétrant dans la veine la voix du docteur bizarre soudain lointaine les parois de la pièce le plafond le lavabo l’armoire aux instruments s’éloignant bizarres la façade de la maison d’en face au-dessus de la partie dépolie des vitres bizarre, existant maintenant dans un ailleurs hautain et vertigineux les coups de feu claquant toujours incohérents, irréels, ailleurs aussi et scandaleux, pensant de nouveau avec indignation et ahurissement Où est-ce que je suis ?, pensant Mais ce n’est qu’une avenue comme une autre des façades des arbres comme partout, je connais, qu’est-ce que..., puis la voix du docteur disant Allons ça va mieux, le mur le plafond reprenant peu à peu leur place accoutumée, et à ce moment on comprend qu’ils ne sont verticaux et horizontaux que parce que l’homme n’est jamais lui-même qu’en position verticale ou horizontale, le docteur disant Restez encore un peu allongé, et moi C’est ridicule, furieux j’essayai de m’asseoir et ils s’éloignèrent de nouveau flottant je restai suspendu dans un temps abstrait au milieu d’un ensemble de pierre et de bitume où reculaient et se rapprochaient, se dissociaient et se recomposaient des rangées entières de fenêtres, d’arbres, le sol du trottoir moucheté de soleil, ensemble qui avait dû être une ville, c’est-à-dire porter le nom connu, familier, de ville, mais qui pour l’instant ne représentait rien, le ciel blanc, le soleil dans les feuillages, la banderole de calicot détendue et aux trois quarts retournée, tout d’une monstrueuse inertie, méconnaissable, simplement méconnaissable. Rien d’autre. Non : la peur je l’ai connue ailleurs, dans une chambre d’hôtel, à écouter des bruits ou plutôt à guetter le silence : c’est autre chose : visqueux, répugnant, c’est comme le corps noir d’un reptile se déroulant lentement, avec des reflets métalliques froids et bleuâtres

puis encore l’air secoué, comme si une main géante l’avait pris et agité comme un vêtement qu’on bat, cette trépidation, le bruit violent, saccadé, et le voyant cette fois : agenouillé derrière le tronc d’un arbre et ce tube noir et huileux dont la bouche sortait d’un manchon noir et huileux lui aussi percé de trous, et presque en même temps les autres claquements séparés, comme si la secousse initiale déclenchait toute une série de secousses secondaires, désordonnées, non pas répliquant mais l’accompagnant, et cette fois le bruit de l’air froissé ou plutôt violenté, crissant, si près que je levai la tête

l’appareil de pierres taillées en saillies du soubassement s’arrêtait un peu au-dessus de moi : plus haut le mur était lisse jusqu’à l’avancée d’un balcon Je pouvais voir la balustrade de fer peinte en noir constituée par des fleurs aux pétales de tôle noire, aux longues queues de fer serpentines s’entrelaçant, le même motif (corolles, pétales de tôle épanouis autour d’un pistil de tôle, tiges serpentines) se répétant sur les simples appuis des fenêtres supérieures dépourvues de balcons, et en haut le ciel blanc, le ventre grisâtre d’un nuage immobile, puis je m’aperçus qu’il dérivait lentement ou plutôt que tout en restant immobile il paraissait grossir, déborder de plus en plus le rebord du toit, comme s’il se gonflait par l’intérieur

Sans doute un orage se préparait-il : on ne pouvait pas voir l’endroit où il s’accumulait (apparemment l’auteur de l’aquatinte lui tournait le dos) ; on ne pouvait pas non plus voir les premiers nuages qui arrivaient à ce moment au-dessus de la ville : seulement leurs ombres : deux, deux taches énormes, boursouflées, inquiétantes, qui rampaient, progressaient insensiblement, d’un brun si foncé que l’on aurait dit qu’elles étaient provoquées par d’épais nuages de fumées, ce qui était peut-être le cas pour celle qui, au premier plan, englobait les verrières de la gare, le terrain vague et la portion du parc que l’on apercevait dans le coin inférieur droit du panorama, et sans doute aussi cette caserne...

(Non, dit-il, on ne peut pas la voir : elle se trouve après le parc, en dehors du dessin. Modèle aussi, naturellement, comme les quartiers neufs, la prison, le Colisée, et rebaptisée maintenant, m’as-tu dit, d’un nom encore plus modèle, Cuartel Carlo Marx, pour l’édification et l’instruction des jeunes recrues à l’aide de l’unique fusil du régiment cérémonieusement présenté par le sergent instructeur au peloton rassemblé, puis (après avoir été non moins religieusement enveloppé dans ses langes graisseux et remis contre décharge signée au sergent instructeur de la compagnie suivante) schématiquement dessiné sur le mur à gros traits charbonneux figurant la hausse, le cran de mire, le guidon et l’objectif à atteindre relié à l’œil du tireur (cils, cornée bombée, iris et prunelle de profil) par une droite pointillée au-dessus de laquelle le sergent trace la courbe mathématique que suivent les balles pour frapper l’ennemi avec la mathématique précision des manuels du gradé. Et si j’ai bien compris c’est un peu comme ça qu’on aurait pu dessiner ce qui se passait à ce carrefour : un entrecroisement, un enchevêtrement de lignes pointillées (je veux dire chaque fois que tu entendais ce bruit, ce tac-tac de machine à écrire) qui partaient d’un peu partout vers un peu partout, puisque les ennemis, la classique cinquième colonne, se trouvaient un peu partout, innombrables, invisibles et dangereux, les lignes pointillées invisibles et dangereuses elles aussi, et personne en vue non plus sur toute la longueur de l’avenue, plus rien qui bougeait depuis que cette voiture s’était immobilisée et que la dernière silhouette en bras de chemise s’était tapie derrière son arbre, les seuls indices d’action – de l’Histoire en train de se faire – se réduisant à ces quelques éphémères champignons de poussière jaune qui de temps à autre éclosaient en grappes sur la façade à banderole, et peut-être la chute d’un platras, et peut-être d’un rameau sectionné s’affalant avec ses feuilles sur la chaussée, rebondissant et s’immobilisant, ce qui ne faisait jamais qu’un détritus de plus s’ajoutant aux papiers sales et aux ordures déjà accumulées, comme si la ville avait été précipitamment abandonnée par ses habitants, et le soleil lui-même maintenant l’abandonnant ?...)

... l’ombre faisant ensuite l’ascension des maisons en face du parc, leurs stores à soleil encore baissés maintenant inutiles, puis progressant lentement (à la manière d’une tache d’encre sur un buvard), envahissant les terrasses, avalant un pignon, une cheminée, une balustrade. Mais la seconde ne pouvait être celle de fumées : elle s’étendait un peu plus loin, après un intervalle où les rayons du soleil semblaient frapper les lourdes architectures à frontons et à colonnades, les arcades, les façades livides ou plutôt chauffées à blanc, avec ce poids, cette violence accrue (comme s’il se dépêchait de brûler et d’écraser) dont il se charge entre deux nuages dans cet instant où il est menacé de disparaître la minute qui suit, l’ombre du second nuage (en comptant à partir de l’observatoire où s’était placé l’artiste : le premier au contraire à avoir atteint la ville, c’est-à-dire qu’il avait déjà, un moment plus tôt, assombri puis découvert de nouveau la gare, le parc, l’esplanade) barrant le panorama à peu près en son milieu et sur toute sa longueur, à partir du port (où son extrémité gauche ternissait l’eau trop plate, trop calme, effaçait le reflet d’étain, recouvrait les voiles triangulaires d’une barque en train d’appareiller, surprenait sur une portion des remparts quelques-unes des promeneuses qui s’arrêtaient, se retournaient, abaissaient leurs ombrelles et, relevant la tête, inspectaient le ciel d’un œil soucieux) jusqu’à la cathédrale dont les tours se détachaient en sombre sur le fond lumineux des toits situés au-delà, progressant avec une sournoise et implacable lenteur, recouvrant, digérant peu à peu de nouveaux dômes, de nouveaux pignons, de nouvelles terrasses qu’elle semblait déglutir, assimiler pendant un moment, les confondant sous son uniforme teinte rousse, pour les restituer ensuite, les livrer brutalement en se retirant au soleil incandescent de l’entre-deux nuages, privés de couleurs et aveuglés

À la terrasse le garçon actionna la manivelle qui relevait la tente, la voix semblant ressurgir avec la lumière, montant s’élevant par degrés au fur et à mesure que celle-ci se répandait, ce qui n’était que sons sans plus de présence que le tintement des bracelets devenant de nouveau des mots puis des phrases peut-être simplement alignés bout à bout dans l’unique raison de faire du bruit, comme le bras faisait sonner l’argent entrechoqué, mais qui, d’une manière ou d’une autre, devaient avoir une signification : « ... enfin mieux vaut tard que jamais ce qu’il peut faire sombre est-ce qu’il va enfin pleuvoir un peu ce serait trop beau nous n’aurons pas encore cette chance aujourd’hui le Midi c’est bien joli mais je dois dire que cette chaleur sans jamais un brin de pluie me fatigue un enfin ça vaut tout de même mieux que de regarder tomber des cordes toute la journée cette pauvre Germaine qui passe tous ses étés en Normandie uniquement à cause de cette malheureuse propriété qu’ils gardent par une espèce d’attachement que moi pour ma part enfin bref elle m’écrit que ça n’arrête pas c’est bien simple elle vit en imperméable c’est tout juste si elle l’enlève pour se mettre au lit et encore en supposant qu’il n’y ait pas de gouttières au-dessus parce que dans la chambre d’amis je peux en parler j’y ai été passer un week-end il y a deux ans littéralement ça suintait c’est très joli un château historique mais tu sais combien de mètres carrés de toiture il y a je ne dirais pas un chiffre pour ne pas dire une bêtise mais c’est effarant non de nos jours vraiment à moins d’être très très très riche et encore je trouve que se ruiner pour entretenir des toitures ou plutôt pour ne pas arriver à les entretenir parce que c’est un gouffre un véritable gouffre enfin ça les regarde où en étais-je Ah oui : providentiel littéralement providentiel voilà donc qu’à ce moment ce garçon se jette tout habillé dans la piscine en réalité ils appellent ça pompeusement la piscine mais ce n’en est pas une c’est un simple bassin un réservoir que le grand-père avait fait construire pour l’arrosage à une époque où on ne savait pas ce qu’était une piscine ça n’en a que plus de charme d’ailleurs mais enfin baptiser ça piscine et alors Mademoiselle s’il vous plaît il y a une heure que nous avons demandé l’addition s’il était possible... Parfait charmant elle est partie Non je t’en prie reste là ça ne servirait à rien elle a une vraie tête de chipie cette fille comment peut-on penser à se décolorer les cheveux quand on a un nez et une bouche pareils penser que la pauvre doit se regarder dans la glace tous les matins en se demandant si ce serait mieux en roux ou en argenté ou en je ne sais quoi moi à sa place je commencerais par me faire enlever ces varices quelle horreur tu as vu est-ce que je t’ai dit que Mathilde qui était martyrisée mais alors martyrisée sans compter que c’est affreux eh bien excuse-moi de te raconter ça à table mais c’est tellement curieux il paraît qu’ils font une incision et qu’ils vous retirent ça comme des nouilles comme si Mais dis-moi on dirait que ça se couvre de plus en plus pourrait-on avoir l’espoir de »

Le soleil disparaissant tout à coup une sorte de silence s’étendant semblait-il en même temps que l’ombre, comme quand on met une couverture sur une cage d’oiseaux : pas du silence exactement mais comme si les bruits étaient isolés séparés maintenant la fusillade ralentissant d’ailleurs continuant sporadique sans conviction Sous le renforcement du porche il y en avait un en combinaison bleue dépoitraillé les cartouchières de travers chaussé d’espadrilles il sursauta tourna vivement la tête j’avais du mal à retrouver ma respiration puis son œil cessa pour ainsi dire de nous voir avant même qu’il détourne la tête pour se remettre à guetter De la main gauche il s’appuyait au montant du porche il tenait son fusil dans sa main droite un peu au-dessus du pontet la main à hauteur de la hanche tout à coup sans que rien n’ait annoncé son geste il épaula très vite et tira puis se renfonça dans l’abri derrière moi j’entendis la voix avec l’accent américain disant Sur qui tires-tu ? il était en train de manœuvrer la culasse la douille tomba sur le trottoir avec un tintement de cuivre roula décrivit un demi-cercle et s’immobilisa Sans se retourner il se contenta de hocher la tête désignant du menton la façade de l’autre côté disant entre ses dents quelque chose comme cochons ou fils de putains introduisant une nouvelle balle dans le canon refermant la culasse et se remettant à guetter Privée de soleil l’avenue avait un air plus abandonné plus vide encore dangereuse Il y avait un petit café de l’autre côté du carrefour sa terrasse vide aussi désolée des magasins avec leurs rideaux de fer baissés Chose qui avait été autrefois simplement une avenue avec des passants des bonnes poussant des landaus sous les ombrages des voitures se croisant avec un bruit frais de pneus sur la chaussée arrosée et maintenant rien que deux falaises de pierre jaunâtres plates mornes se faisant vis-à-vis et dans le fond desséché du canyon cette voiture pareille à un rhinocéros foudroyé en pleine charge Il y eut encore un coup de feu puis en face quelqu’un se mit à crier une voix s’éraillant furieuse indignée disant des mots dans cette langue elle-même furieuse rauque éraillée comme si elle avait été conçue et imaginée uniquement pour maudire ou gémir coupée par des sons comme des rots De nouveau quelqu’un tira Celui qui était accroupi à l’abri de la voiture ou était-ce un autre derrière un arbre tourna légèrement la tête du côté où était parti le coup en même temps qu’il élevait légèrement la main gauche et l’abaissait deux fois comme on fait signe à un chien de se coucher puis toujours accroupi il cria lui aussi les mots se succédant très vite se bousculant le débit haché véhément puis brusquement freiné traînant le son s’infléchissant s’étirant puis coupé net et ensuite les deux voix celle qui sortait de derrière la façade et la sienne alternant toutes deux indignées furieuses plaintives se superposant par moments se mélangeant dans le silence entre les deux falaises de façades mortes et à ce moment le soleil revint l’ombre se retirant très vite sans bruit comme un prestidigitateur retire rapidement un voile la lumière remontant à toute vitesse les cinq étages de la façade sculptant les balcons les avancées des fenêtres Il y avait une ombre sous la banderole entortillée je vis scintiller un reflet sur un des phares de la voiture Le type n’avait pas changé de place mais il se tenait debout maintenant la tête levée son fusil horizontal au bout du bras qui pendait le long du corps puis j’en vis un à une fenêtre au-dessous de la banderole dans l’angle puis presque aussitôt un autre se tenant un moment dans l’ombre de la porte sur le côté puis s’avançant pénétrant dans le soleil criant les épaules relevées les deux coudes collés au corps les avant-bras horizontaux écartés agités de soubresauts les mains ouvertes les doigts ouverts parlant très vite le soleil brilla sur ses lunettes une longue mèche de cheveux noirs huileux pendait d’un côté de son front il portait un complet avachi grisâtre la veste fermée très bas par un seul bouton un des côtés du col de sa chemise déboutonnée caché sous le revers de la veste l’autre débordant il continua à s’avancer filiforme poussant devant lui cette voix qui semblait sortir non de son gosier mais de son estomac les coudes toujours collés au corps les mains agitées de secousses à chaque parole l’autre s’avançant aussi vers lui maintenant criant aussi son bras gauche tendu horizontal montrant un point en arrière de l’auto immobilisée Quelque chose me toucha le bras je tournai la tête Il tenait le paquet de cigarettes ouvert dans sa main il ne me regardait pas observait les deux silhouettes claires gesticulant dans le soleil minuscules dans l’avenue vide J’en pris une fouillant dans ma poche pour chercher des allumettes sentant alors la brûlure regardant mon bras éraflé l’entendant rire disant Il y aura au moins eu un blessé Je frottai l’allumette l’élevai la fumée sortit par ses narines il rit de nouveau disant Mais tu saignes, tu... Et moi Oh ça va ! il y avait maintenant des grappes de curieux aux fenêtres Sans nous regarder le type à côté de nous marmonna de nouveau quelque chose passa la bretelle de son fusil sur son épaule et sortit de sous le porche À la terrasse du café un garçon remettait sur pied quelques chaises renversées Le second nuage n’arriva pas aussi brusquement hésitant pour ainsi dire à s’installer l’ombre de la banderole sur la façade pâlissant insensiblement semblant se dissoudre ses contours s’estompant puis se dessinant de nouveau comme si les particules d’ombre et de lumière se mélangeaient puis refluaient se dissociaient couraient reprendre chacune leur place Un instant elles (l’ombre et la lumière) parurent irrémédiablement séparées cloisonnées l’ombre très noire opaque la lumière aveuglante décolorée dans un ultime paroxysme de violence puis cela décrut ombres et lumières ne se différenciant que par une légère nuance de valeur pâlissant de plus en plus à mesure que le second nuage (celui qui était un peu plus tôt sur la gare, le parc) épaississait se chargeait puis tout fut gris uniforme morne

Maintenant ils étaient tous autour de la voiture parlant tous à la fois d’autres étaient sortis de l’immeuble s’agglutinaient On aurait dit deux tribus voisines sur un terrain de chasse contesté en train de se disputer le dépeçage d’une grosse bête abattue palabrant sans se comprendre dans leurs idiomes gutturaux violents eux à la fois misérables et terribles avec leurs dents cariées leur air malingre leurs arcs leurs flèches leurs visages non pas tellement furieux menaçants qu’ancestralement outragés offensés et moi pensant comment ça devait être là-bas au même moment à Sorrente ou à Capri c’est-à-dire comment ça devait être tandis qu’elle lisait cette lettre que j’espérais bien que quelqu’un... C’est-à-dire pensant à ce qu’elle devait en voir : sans doute rien que ce qu’elle connaissait déjà avant d’y aller par les affiches des gares ou les prospectus illustrés des agences de voyages ce qu’elle s’attendait à trouver quelque chose avec des grappes mauves de bougainvillées pendant d’une pergola devant une mer de cobalt et dans le bas des maisons blanches dominées par un clocher en pâtisseries roses oncle Charles disant qu’elle avait des goûts de concierge et elle lisant et apprenant où j’étais et...

elle me regarda de cette même manière à la fois perplexe exaspérée comme ce jour où j’avais amené Lambert à la maison À la fin elle prit le parti de hausser les épaules Je voudrais bien savoir quand est-ce que tu t’arrêteras de faire l’imbécile Avec ces bandits et ces assassins... Est-ce que tu te crois intelligent ?

il feuilletait une revue ou je ne sais quoi militaire peut-être ou genre Country Life je me demandais s’il connaissait quelque chose d’autre s’il s’était jamais intéressé à quelque chose d’autre qu’à des paturons ou aux diverses inflammations des tendons s’il était capable de s’intéresser à autre chose qu’à des jambes de chevaux sauf bien sûr à celles des femmes qu’il...

l’observant du coin de l’œil Naturellement il était trop poli pour dire s’il pensait lui aussi que c’étaient de vulgaires assassins Je m’attendais du moins à ce qu’il se manifeste par un de ces silences glacés méprisants Il continua simplement à lire sa revue sans paraître entendre Plus tard quand elle fut sortie de la pièce il me demanda comment ils étaient armés et s’ils avaient réussi à former un encadrement suffisant Je guettais une intonation ironique condescendante mais c’était comme s’il m’avait demandé comment allait grand-mère ou le temps qu’il avait fait pendant qu’ils n’étaient pas là...

Souvent, par la suite, j’ai cherché à l’imaginer, écrivant à son tour sa page d’Histoire – quoiqu’il fût trop bien élevé évidemment pour se laisser aller à ces sortes de pompeux commentaires, à n’importe quelle espèce de commentaire sans doute. Mais cela : cette route bordée de débris fumants, et lui avec tout ce qui lui restait de son escadron, c’est-à-dire un unique sous-lieutenant, un cavalier et son ordonnance, ce jockey à tête de casse-noisette qu’il avait pris à sa vieille folle de tante, lui faisant troquer la fameuse toque cerise pour ces couleurs, casaque rose, toque noire, dont on aurait dit qu’elles avaient été choisies sur mesure pour Corinne d’après une réclame pour dessous féminins dans les magazines spécialisés, et les blessés couchés dans les fossés lui criant de ne pas continuer, qu’il allait se faire tuer, et lui les ignorant, se contentant de dire à l’autre officier (parlant de cette voix de tête un peu haute qu’il tenait sans doute de ses ancêtres arabes, c’est-à-dire de l’ancêtre arabe qui avait dû engrosser une des arrière-arrière-grand-mères des barons de Reixach avant que Charles Martel ait eu le temps d’arriver, de sorte qu’il était lui aussi, comme ses chevaux, un croisement d’Arabe) avec seulement un soupçon d’agacement, d’ennui : « ... pour quelques salopards embusqués derrière les haies avec une malheureuse pétoire... », et n’achevant même pas, continuant, hautain, tout au plus légèrement contrarié, offusqué, au pas régulier et calme de sa jument au milieu de ce paysage printanier tout à coup dangereux (comme le banal et inquiétant décor de l’avenue aux monotones façades ocre, aux trottoirs vides, à la chaussée vide, aux magasins fermés) : les prés fleuris de pâquerettes, les lisières des bois, les haies, les vergers dangereux : comme si la nature tout entière complice des assassins se retenait de respirer dans l’attente du meurtre, s’était soudain muée en quelque chose d’à la fois indifférent et perfide, verte, étincelante dans le soleil, bizarrement silencieuse, bizarrement immobile, déserte, cachant quels invisibles regards, quelle invisible mort... Et lui continuant à chevaucher entre ces deux moraines puantes de détritus, de camions brûlés, de cadavres, aussi naturellement (c’est-à-dire trouvant ces choses aussi naturelles) qu’au manège ou à la promenade, nonchalamment assis sur sa selle ou plutôt avec une nonchalante rigidité, comme s’il avait été habitué dès l’enfance à porter une sorte de corset dans lequel ses os, ses muscles et son esprit auraient fini sans même s’en apercevoir par se tenir, raides, inflexibles et cérémonieux, de sorte qu’il n’avait plus à s’en soucier, pouvait se laisser aller négligemment ou plutôt insolemment abandonné à l’intérieur de son imperturbable et hautaine carapace de réflexes et d’orgueil, conversant avec son sous-lieutenant, tandis que ce parachutiste caché derrière les tendres feuilles printanières les regardait peu à peu s’approcher, grandir, lui dans ce moment où il allait mourir, où il avait peut-être décidé qu’il ne lui restait plus qu’à mourir, pensant quoi, ressentant quoi...

Parce que la peur, qu’il l’éprouvât ou non, il devait en être d’elle comme du reste : sanglée, baleinée à l’intérieur du corset au point qu’elle pouvait bien être là, hurlant et suppliant, sans qu’il eût plus à se préoccuper de la maîtriser ni même d’y penser qu’à la façon dont il tenait les rênes de son cheval et lui pressait machinalement les flancs. Mais le dégoût, la répulsion, la simple répugnance ? : cette pouillerie de la guerre : l’herbe souillée des fossés, ces relents de caoutchouc brûlé, ces morts, ces détritus... Et cela : que d’un instant à l’autre il allait lui arriver cette chose sale, brutale : d’être jeté à bas de son cheval par une balle, un éclat d’acier qui le précipiterait par terre comme s’il recevait une formidable gifle (lui dont l’orgueil n’aurait pas supporté le plus léger affront), vacillant une fraction de seconde sous le choc (puisque avant tout la réalité physique de tout combat, de tout meurtre, que ce soit à l’arme blanche, au pistolet ou au canon, c’est celle, immémoriale, rudimentaire et inglorieuse du pugilat des primitifs ou des voyous : des coups assenés) et s’abattant. Et alors la chute, le sang, la poussière où il roulerait, lui et son austère élégance, son insolent maintien, sa hauteur, son impassible visage, transformé tout à coup en cette chose indécente et impudique : une ordure simplement, comme il pouvait en voir dans les fossés à droite et à gauche de la route, et sur laquelle les mouches se précipiteraient, s’agglutineraient, le sang bientôt non plus rouge mais simplement d’un brun noirâtre, croûteux, son élégant uniforme déchiré, souillé de cette déjection, comme un enfant se barbouille de ses excréments ; sans compter le laisser-aller, le grotesque des cadavres par mort violente : le casque de travers, la bouche ouverte dans une naïve expression de surprise, de protestation, comme une ultime et perfide revanche du corps pendant la fraction de seconde où l’esprit, la volonté, cessent de le contrôler et où il s’empresse de prendre cet aspect répugnant qui l’incorpore à l’univers des charognes, des clochards et des décharges publiques

quelque chose comme un rebut. Avec ce même aspect, obscène, dérisoire, que prennent les maisons éventrées montrant leurs intérieurs, leurs conduits souillés, leurs papiers peints fanés, désuets. De sorte qu’il avait fait le même chemin qu’eux, qu’à présent il les avait rejoints : eux et lui confondus, désuets aussi, absurdes, momifiés – lui sur son fantôme de cheval désuet et momifié, eux dans leurs désuètes autos pétaradantes et peinturlurées qu’ils semblaient avoir raflées non dans les garages où leurs propriétaires les remisaient mais dans un cimetière de voitures, comme s’ils étaient déjà morts (occupants et voitures) avant d’avoir été tués, de même que la ville intacte, où aucune maison n’avait encore été éventrée par les bombes, et qui n’était cependant déjà plus qu’un cadavre de ville : tous (ou tout) ensemble, très loin là-bas maintenant, minuscules, inutiles, dérisoires, lui barbouillé de sang noir, malpropre, puant bientôt, et l’espèce de lèpre, de boursouflure, de cancer de pierre et de brique, pustuleux, entre la mer métallique et les collines, puant dans le soleil d’orage, et les désuètes élégantes de la gravure le long du port (pas les majas, les cigarières d’opérette aux traditionnels yeux de braise, mais les respectables épouses, les respectables filles à marier des opulentes maisons de commerce, gourmées, raides, dans leurs robes victoriennes prune ou olive sévèrement boutonnées, avec leurs manches à gigot, leurs jupes à tournures, leurs mentons lourds, leurs yeux à fleur de tête, leurs ombrelles et leurs capotes victoriennes), et eux nus et suants dans leurs combinaisons de mécanos, donquichottesques, criards, efflanqués, avec ce quelque chose que la mort avait déjà commencé à leur faire alors qu’ils étaient encore vivants (de même que (par les fondations, les égouts ?) elle (la mort) attaquait, minait la ville d’où s’exhalait cette macabre odeur de cadavre, de pourri – de melon pourri, de poisson pourri, d’huile rance), comme si elle (la mort) avait aussi commencé à les dévorer de l’intérieur par ce qu’ils avaient de plus vulnérable, de sorte qu’il ne subsistait déjà plus d’eux que les parties non comestibles (de même aussi qu’à mesure qu’elles s’éloignaient sur le rempart, majestueuses et microscopiques dans leurs atours enrubannés, elles semblaient peu à peu rongées, réduites bientôt à de simples silhouettes d’insectes verticaux et cambrés, figurées (corselet, taille de guêpe et abdomen) par quelques traits de plume comme de simples mannequins transparents faits d’osier ou de fil de fer) : non plus de la peau mais une sorte de carton, de cuir ridé, et dessous non pas de la chair, mais seulement des tendons, des os, pouvant voir le

devant de sa combinaison tabac veuve de boutons bâillant jusqu’à la ceinture une végétation de poils noirs montait jusqu’à la base du cou s’étalant en éventail Il fit passer son arme au creux du bras gauche la tenant comme un nouveau-né sa main droite libérée fouillant au fond d’une de ses poches en sortit un sandwich déjà à demi entamé dans lequel il se mit à mordre déchiquetant arrachant chaque bouchée en penchant la tête sur le côté comme un chien plutôt qu’il ne la coupait avec les dents après quoi la tête reprenait une position verticale légèrement déjetée en arrière tandis qu’il mastiquait avec une sorte de méthodique et patient acharnement ouvrant et fermant la bouche avec bruit sa pomme d’Adam pointue montant et descendant sous la peau de poulet son œil rond et vide d’oiseau fixé apparemment sur rien le regard perdu au-dessus des têtes des autres ne revenant à la réalité que pour examiner avec attention le sandwich avant d’y mordre de nouveau rejeter de nouveau la tête en arrière et reprendre sa méthodique mastication comme s’il s’était trouvé seul entre ciel et terre au milieu d’un champ d’un désert farouche lointain et sourd indifférent aux palabres

à la terrasse du petit café le garçon avait fini de relever les chaises se tenait debout à côté de deux hommes auxquels il montrait alternativement du bras l’auto arrêtée les fenêtres de l’immeuble au-dessus de la banderole et de nouveau l’auto toujours là grisâtre barbouillée et sale avec cet air stupide décontenancé Je vis qu’elle penchait un peu en avant et sur le côté comme un buffle agenouillé blessé

celui qui portait des lunettes parlant seul à présent au milieu d’une petite foule Au début les deux groupes étaient restés distincts tous jacassant à la fois s’injuriant séparés par un vide comme si une ligne invisible tracée sur la chaussée délimitait la frontière entre les camps respectifs Insensiblement ils se rapprochèrent formant à la fin un seul attroupement à peu près circulaire l’entourant attentifs soit qu’il fût le seul à porter un vêtement qui en dépit des manches effilochées et de son aspect fripé ressemblait à un costume civil soit qu’il fût le seul aussi à ne pas avoir d’arme du moins apparente soit encore que ses lunettes lui conférassent aux yeux des autres une autorité vaguement professorale que son élocution sa diction renforçaient encore, parlant d’une voix monotone monocorde comme quand on explique quelque chose à des enfants ne comptant pas tellement pour les convaincre sur la justesse des arguments dont il était cependant lui-même manifestement persuadé que sur la répétition patiente la lassitude qu’elle peut engendrer avec cette capacité particulière qu’ont les orateurs ou certains bavards de parler indéfiniment sans s’interrompre suscitant eux-mêmes les objections pour en entreprendre aussitôt la réfutation pondéré réfléchi et infatigable comme s’il s’était trouvé derrière la chaire d’un cours du soir ou devant quelques auditeurs réunis dans l’arrière-salle d’un café et non pas frêle et les mains vides au milieu d’une dizaine d’escogriffes harnachés comme des panoplies et le doigt sur la détente d’armes même pas encore refroidies À un moment un de ceux qui se tenaient derrière lui voulut parler Sans détourner la tête il éleva seulement un peu la main droite élevant en même temps la voix d’un degré le type se tut la voix reprit son débit monotone

il y avait maintenant quelques passants sur les trottoirs même une femme avec un enfant comme s’ils avaient surgi de l’asphalte des murs du néant comme parfois au cinéma quand d’une image à l’autre par quelque artifice de truquage un décor vide se trouve soudain peuplé de personnages déjà en train de marcher À la terrasse du café les deux hommes s’étaient assis le garçon avait disparu Une voiture passa au carrefour plus loin puis un camion

puis je vis le bossu Un de ceux de l’auto le chef apparemment Pas lui d’abord caché par les autres mais sa main son bras qui s’élevaient et retombaient ponctuant les éclats de sa voix

celui à lunettes s’était tu le regardait au-dessous de lui l’écoutant patiemment À la fin il approuva de la tête dit Sí Tambien et de nouveau la voix monocorde recommença Le nain fit un geste du bras gauche excédé et las Je pouvais seulement voir ses cheveux huileux remuant à hauteur des poitrines il fit mine de tourner le dos de s’en aller les poitrines s’écartèrent Sa tête semblait se mouvoir comme une espèce de poisson noir luisant au dos bombé nageant un peu au-dessous de la surface entre des falaises sous-marines Malgré la chaleur il portait un pantalon noir et une chemise de cotonnade à raies gris sur gris soigneusement boutonnée jusqu’au col pour cacher sa double gibbosité contrastant avec le débraillé des autres Il n’avait pas lâché sa mitraillette qu’il tenait de la main droite par le pontet le canon pointé vers le sol légèrement incliné contre sa cuisse il fit deux pas et s’immobilisa de nouveau à demi tourné vers celui à lunettes son visage ridé était rougi aux pommettes comme si on l’avait frappé ou maquillé

Bossu dans un coin de la salle du restaurant Saint Jean-Baptiste décapité sa tête sans cou tout juste au niveau de la table présentée comme sur un plateau sur le plastron de sa chemise projeté en avant de lui presque horizontal le nez projeté en avant lui aussi son visage au front trop grand tout entier tiré en avant se tenant là comme un de ces oiseaux recroquevillés engoncés sur un perchoir terrible inaccessible et sans âge comme s’il était venu au monde tel quel avec son douloureux visage d’adulte son air à la fois insolent martyrisé et absent ses mains de poupée son difforme costume sur mesure Il ne leva pas les yeux quand elle passa devant lui pour sortir elle et son sillage volubile le volubile tintement des bracelets cette aura volubile et inquiète d’histoires de petits-fours d’autos et de mondanités qu’elle semblait secréter à la façon d’une sorte de cocon protecteur de ces brouillards inconsistants et encreux que projettent pour s’y cacher ces animaux aux chairs molles Il avait fini de manger ouvrit le journal sa tête disparut derrière je pouvais voir les petits carrés où étaient dessinées les images brutales féeriques avec leurs personnages musculeux ou suaves immobilisés inoffensifs dans des postures de violence de traîtrise l’hercule la dangereuse femme noire les paroles foudroyantes sortant du téléphone pouvant lire en haut de la page qu’il tenait pliée SE JETTE DU QUATRIÈME ÉTA et plus bas ONIQUE VITICOLE Devant lui était posée une coupe de fruits à la peau luisante jaunes roses ou d’un vert aquatique qu’il n’avait pas touchés il déplia le journal tourna la page le replia s’installa de nouveau son visage caché maintenant À une table près de la fenêtre était un homme aux cheveux grisonnants accompagné de trois femmes la plus âgée portait un turban à pois et un tricot violet une avait une blouse bleu ciel la plus jeune ne devait pas avoir beaucoup plus de seize ou dix-sept ans elle était coiffée avec une frange elle portait un cardigan moutarde l’homme repoussa son assiette déploya une carte routière d’Espagne mit le doigt sur un point toutes trois se penchèrent pour regarder

sa main de poupée sortit de derrière le journal elle semblait douée d’une vie propre elle atteignit la coupe tâtonna reconnut la grappe de raisin détacha un grain disparut Au-dessus du journal je pouvais voir ses cheveux noirs soigneusement calamistrés

Le soleil revint dessina sous sa pommette une ombre dure qui s’allongea en pointe et se rétracta un instant je pus voir briller la salive la pâte mastiquée dans sa bouche ouverte édentée il n’avait que deux chicots sur le devant sans doute était-ce pour cela qu’il mordait de côté dans le sandwich le déchiquetait comme un chien en tirant Les cheveux du jeune homme à lunettes étaient noirs et luisants aussi rejetés en arrière et aplatis débordant sur les oreilles deux mèches graisseuses retombaient de chaque côté de son visage l’encadrant Il parlait toujours le bossu était de nouveau tourné vers lui et l’écoutait une fraction de seconde le soleil étincela sur les verres des lunettes puis disparut

Éclat bref doré un instant à son doigt quand elle sortit le petit bloc glissé sous la bavette triangulaire de son tablier maintenue au corsage par une épingle de nourrice sa pointe s’opposant exactement à la pointe du décolleté Machinalement elle humecta la mine se pencha sur un coin de la table les doigts recroquevillés sur le bout de crayon s’interrompant pour repousser derrière l’oreille une mèche d’étoupe jaune tandis que des yeux elle reparcourait l’addition fronçant les sourcils remuant silencieusement les lèvres puis elle entreprit de pointer de nouveau chacun des chiffres je vis qu’elle portait une alliance

cerclant la peau rougie et gonflée alors mariée sans doute ring the bells belles en robes à cloches comme sur cette photo où elle jouait au tennis en corsage blanc à jabot le col fermé par un camée coiffée d’un canotier la jupe en forme de tulipe renversée balayant le sol double mixte leurs silhouettes claires et bienséantes entourées d’un léger halo se détachant sur le fond sombre des arbres et cette autre photo avec lui cette fois devant le filet et elle tenant niaisement horizontale devant sa poitrine cette raquette en forme de figue allongée aplatie, rieuse déjà fiancée sans doute lui entre deux voyages elle peut-être rentrée exprès des fêtes de la Merced, puisqu’il y en a une timbrée à l’image du roi couleur crevette maintenant adolescent et tourné vers la droite avec son menton démesuré caractéristique sa lèvre inférieure avançante dans un cartouche non pas entouré de palmes, comme le profil de médaille chauve et barbu dont l’empire s’étendait au-delà des océans sur les settlements les comptoirs les établissements les détroits les déserts les palmiers les jungles, mais au centre d’un collier de lourds anneaux alternant avec des étoiles et au bas duquel pend un mouton mort, la carte représentant une fontaine aux groupes de bronze luisant sous les aigrettes entrecroisées des gerbes d’eau Querida qué desgracia que te marchastes tan pronto Adelaida ha llegado ayer de Madrid sintió mucho de no encontrarte en la corrida del Domingo y tenía el guapo subido Muchas felicidades Un abrazo Tu amiga Niñita, le A final de BARCELONA inscrit dans la couronne du cachet de la poste incliné vers la droite les bases de ses jambages touchant le front et le nez du jeune roi tandis que la date 25 SEP 10 cache les dorures roses qui surchargent le col de la tunique

et n’ayant sans doute pas reçu la dernière carte qu’il a postée à Suez sans réfléchir qu’elle ne pouvait venir que par le bateau sur lequel il voyageait lui-même (à moins qu’il n’ait été obligé pour une raison quelconque d’y faire escale quelques jours) datée du 4 / 9 / 10 ajoutant cette fois :

À bientôt

 

avant de tracer l’immuable petite signature :

 

Henri

 

au-dessus du nom des éditeurs imprimé en caractères sépia non plus cette fois l’industrieux couple germano-japonais Lichtenstern et Harari mais une entreprise familiale grecque et sans doute non moins industrieuse Ephtimios Frères qui avaient photographié un jeune Arabe juché sur son méhari devant la soie turquoise et rose d’un lac où se reflètent hachés horizontalement par les rides tranquilles les troncs des dattiers, et lui-même peut-être là au soir d’une excursion finissant d’écrire le nom et l’adresse collant dans le ciel saumon le timbre où l’éternel Sphinx vert Nil aux yeux allongés de khôl monte sa garde au pied de la pyramide vert Nil et après quoi s’attardant (peut-être vient-on là simplement avec ce même tramway ferraillant qui s’arrête presque au pied des Pyramides sous l’ombre des poivriers et qui figure sur une autre des cartes postales ?) et le désert le silence dans lequel de loin en loin s’enchâssent quelques bruits isolés des cris d’enfants peut-être l’aboiement d’un chien dans le village arabe de boue séchée de l’autre côté du lac le grincement d’une noria le frais clapotis de l’eau les éclaboussures sous les sabots du méhari le soleil déclinant lentement sur le point de se coucher ses rayons presque horizontaux maintenant puisqu’il projette sur le mur du village l’ombre canéphore de la femme rentrant du puits la fontaine de Jacob les deux silhouettes noires (la femme est empaquetée dans des voiles sombres) marchant de conserve l’ombre presque aussi haute que la femme mais déformée distendue en diagonale du fait que le plan du mur se situe sans doute obliquement par rapport au couchant de sorte qu’elle semble un double funèbre et caricatural le sommet du dos et le ventre saillants étirés en sens inverse bossue

canon de sa mitraillette contre sa cuisse pointé vers ses petits pieds de poupée Il était le seul à porter des chaussures de cuir celui à lunettes était chaussé d’espadrilles à cordons noirs sur lesquelles retombait le bas effiloché de son pantalon Maintenant que le soleil avait de nouveau disparu je pouvais voir ses yeux réfléchis passionnés marron

méhari se mouvant une patte après l’autre avec une raideur d’arthritique son cavalier oscillant lentement À chaque fois les sabots soulevaient un petit nuage de vase marron qui stagnait dans l’eau transparente

odeur fétide venant du village suint ou graisse de mouton brûlée peut-être traînant dans le soir calme le wattman changeant la direction du trolley faisant le tour de la motrice suspendu à la corde maladroit manquant plusieurs fois les fils crépitement d’étincelles soudain bleues dans le crépuscule corne ou timbre peut-être pour annoncer le départ proche

des canards sur l’eau là-bas colorés aussi en bleu turquoise près de l’autre rive où se tient un groupe biblique palabrant en longues robes blanches jaunâtres bistre deux semble-t-il les pieds dans l’eau enturbannés de linges clairs trop loin pour qu’on puisse entendre les voix leurs modulations coupées hachées de ces raclements gutturaux sortant de l’arrière-gorge des Espagnols ou des Arabes

chiffres arabes avec leurs turbans lovés boucles s’enroulant se détendant se convulsant serpentins elle s’était trompée avait refait le huit par-dessus un sept humectant une nouvelle fois la mine du crayon appuyant fort repassant plusieurs fois sur les deux boucles de sorte que la pointe avait creusé un profond sillon d’un gris plombé dans le papier grossier où je pouvais voir briller les paillettes jaunes de la pâte de bois

le type à cheveux gris repliait la carte d’Espagne il se retourna sur sa chaise l’appelant

ils restèrent dans la soucoupe comme je les avais posés recouvrant l’addition Il y en avait un des nouveaux avec la tête de Voltaire assis dans un fauteuil Louis XV une plume d’oie à la main écrivant dans un décor d’arbres de feuillages s’ouvrant d’un côté sur la Seine et le palais du Louvre et à l’envers sur une maison de campagne entourée d’une clôture blanche un peuplier poussant dans la cour le tout dans des tons rougeâtres lilas les feuillages gris-vert le visage d’une face à l’autre (c’est-à-dire entre Paris et le décor campagnard) vieilli (quoique le dessin soit exactement le même lorsqu’on regarde le billet en transparence les deux figures se superposant trait pour trait) par une habile utilisation des couleurs de base les lignes donnant comme sur le visage du Sphinx l’impression du relief par leur tracé onduleux épousant saillies et creux alternativement déliées et pleines suivant les zones de lumière et d’ombre les chairs dans la version parisienne colorées en rose tandis qu’à l’envers le masque se teinte d’un jaune bilieux avec des reflets verts dans les ombres – l’autre était un ancien pas encore retiré de la circulation comme ceux représentés en trompe l’œil pendant sur le rebord de la tablette intérieure du coffre-fort sur l’affiche à la banque avec l’obsédante tête méphistophélique à barbiche pointue coiffée de la petite calotte rouge de cardinal me contemplant toujours de son regard flasque impitoyable et blasé Autrefois ils étaient plus grands dans des tons bleuâtres ornés de figures allégoriques une femme allaitant assise comme celles...