Commençant à les entendre bien avant d’ouvrir les yeux un premier essayant de faibles cris d’abord hésitants espacés puis un second puis se répondant puis s’enhardissant puis bientôt le concert discordant criard assourdissant comme le grincement d’une vieille charrette s’ébranlant, comme si le vieux monde protestant et poussif se remettait en marche dans un concert d’essieux rouillés, et ouvrant les yeux je le vis sur l’angle du toit se détachant en sombre sur le ciel encore incolore les centaines de plumes de petites feuilles ovales de l’acacia grises elles aussi parfaitement immobiles émergeant tout juste de l’obscurité, comme si les dernières couches de nuit les recouvraient encore, comme si on pouvait percevoir l’obscurité s’écouler s’égoutter, et lui sans couleur non plus gris sur gris ses fines pattes obliques le corps oblique en sens inverse renflé tressaillant imperceptiblement chaque fois qu’il lançait son cri avec cette sorte d’obstination d’acharnement monotone absurde déchirant le tympan, cherchant le nom de ce lac repaire d’oiseaux aux serres d’airain au bec d’airain aux plumes d’airain mangeurs de chair humaine Tympanon instrument de musique Stymphale noirs sans doute de plumage ou couleur acier hérissés de pointes les yeux semblables aux cabochons des longues épingles fichées dans leurs toques faits d’une boule de cette pierre charbonneuse étincelante taillée en facettes comme ceux des mouches dévoreuses de cadavres criant me déchirant faisant leur pâture de désastres de deuils me regardant de leurs yeux vides d’oiseaux, navrés, où stagnaient tremblotaient en permanence ces pleurs figés suspendus paisibles, et moi essayant de bouger de me retourner, puis submergé de nouveau sombrant, et alors seulement elle et moi, et la locomotive haletant là-bas au bout du quai, entendant à intervalles réguliers le chuintement des deux jets de vapeur l’un fort l’autre faible alternant régulateur de pression ou quoi respirant et expirant et ses yeux agrandis immenses me fixant mais pas de pleurs lacs seulement immobiles tremblotants nous dûmes nous reculer pour laisser passer le petit train de chariots chargés de bagages le conducteur actionnait sans arrêt le timbre avertisseur assourdissant puis je perçus de nouveau le halètement de la machine égrenant les secondes, sur le cadran de l’horloge l’aiguille sauta brusquement l’intervalle de deux minutes, et elle et moi toujours debout l’un devant l’autre la machine lâchant et retenant sa vapeur comme si mes oreilles se bouchaient et s’ouvraient tour à tour, c’est-à-dire comme si par moments tous les bruits s’effaçaient et rien que nous deux debout dans ce silence, comme si le monde entier était mort, englouti, comme si plus rien n’existait, sauf son visage, et même pas le flanc verdâtre du wagon derrière, même pas le col de son manteau, ses cheveux, ou le front, la bouche : seulement les yeux – et tout à coup, sans transition, cessant de la voir, quoique je n’aie pas tourné la tête, tandis que tout le brouhaha refluait de nouveau, le halètement de la locomotive, les gens, les roues des chariots, et de nouveau rien encore que ce silence, comme si on avait posé un bâillon sur tout, coupé...

Puis rouvrant les yeux et le soleil rasait le sommet des branches colorait le faîte du mur d’une lumière tendre rosâtre ou plutôt cuivrée. L’oiseau n’était plus là. En haut les briques étaient d’un rouge orange et plus bas, là où il n’arrivait pas encore, mauve lilas, le faisceau convergent de leurs rangées parallèles s’enfuyant aspiré par la perspective vers un point imaginaire au-delà du mur en face, du lierre toujours dans l’ombre, bleu foncé. Invisibles ils criaillaient encore mais moins fort. Pépiaient plutôt. J’essayai de bouger gisant sous les décombres écrasé sous mon poids amas de gravats de poutres mangées de vers me dévorant dans la boue marron du sommeil, mais je n’y réussis pas : rien que la vague sensation de choses ou plutôt d’ombres sans consistance, sans existence véritable plates uniformes se déplaçant autour de nous comme si nous étions sous une de ces cloches de verre sous des tonnes d’eau, de silence, de vide, et rien que ses yeux comment s’appelle ce phénomène qui empêche les liquides de...

lacs de larmes

me dévorant courant sur moi charogne déjà rongée noires myriades grouillant, puis peu à peu je les sentis abandonner mon bras refluer en mordillant, mille piqûres, réussissant enfin à le remuer, me rendant compte alors qu’il était déjà haut (comme dans ces vieux films usés, coupés et raccordés au petit bonheur et dont des tronçons entiers ont été perdus, de sorte que d’une image à l’autre et sans qu’on sache comment le bandit qui triomphait l’instant d’avant gît sur le sol, mort ou captif, ou encore l’intraitable, l’altière héroïne se trouve soumise et pâmée dans les bras du séducteur – usure ciseaux et colle se substituant à la fastidieuse narration du metteur en scène pour restituer à l’action sa foudroyante discontinuité), les centaines de petites feuilles ovales clignotaient gaiement dans le soleil alternativement citron et bleutées, les plus hautes branches oscillant sous les poussées du vent, le mur tout entier au soleil maintenant, la lumière jouant dans un réseau mouvant de taches et d’ombres entrecroisées se faisant se défaisant sans trêve sur les rangées de briques convergentes aspirées là-bas par-delà le mur d’angle, par-delà les autres maisons, les faubourgs, les collines, se précipitant immobiles et vertigineuses vers le même point invisible inexistant et imaginaire

et pendant un moment rien que cela : le cruel et joyeux papillonnement de confetti, l’inexorable pan de ciel bleu, le jeu indifférent des triangles des trapèzes et des carrés se combinant, se divisant, s’écornant et recommençant, la lumière criblée à travers les feuilles réfléchie et projetée à l’intérieur de la chambre en lunules s’allumant et s’éteignant, pâles, se distendant, s’accouplant, se scindant, ovales, rondes, poussant des tentacules, écartelées, cornues, disparaissant

Puis debout, titubant sous le poids du jour, pensant comment était-ce déjà cette prière Me voici devant vous ô Seigneur, le murmure des voix courant de banc en banc marmonnant, l’abbé frappant deux fois de son claquoir et tous s’agenouillant dans un bruyant remue-ménage de souliers de bancs heurtés Parce nos Domine. Sur le vitrail je pouvais voir l’éternelle charge des zouaves pontificaux le drapeau brandi claquant au vent les fulgurants éclats des bombes les nuages de fumée sertis de plomb inscrits dans une rosace et dans la rosace à côté (et entre chacune les entrelacs de fleurs et de feuilles aux couleurs violentes rubis saphir émeraude topaze) Du Guesclin agonisant sous son arbre Moïse enveloppé dans un péplum violet faisant jaillir du rocher frappé de son bâton l’eau d’argent et saint Louis rendant la justice laissez venir à moi les petits oiseaux ou je ne sais quoi, les colonnes entre les fenêtres entièrement peintes damier mauve et ocre avec alternativement un poisson et une colombe dans chacun des losanges ocre et le signe cabalistique toujours le même de lettres entrecroisées dans chaque losange violet, l’abbé avec sa tête d’épervier son menton fuyant assis dans sa cathèdre de bois gothique promenant sur nous son regard furieux, la prière devant vous dans mon indignité courant de banc en banc les flammes des cierges clignotant scintillant le son argentin de la sonnette De nouveau il actionna son claquoir dit tout haut le nom de la page et commença aussitôt à chanter de sa voix puissante sans cesser de nous regarder du même air furieux leurs voix s’élevant à sa suite cristal ceux de sixième ou de cinquième petits bizuths ça pue tout en chantant il me surveillait engoncé dans ou plutôt comme englouti au fond de sa cathèdre la barrette bien droite sur son crâne chauve ses petits yeux de rat fixés sur moi J’ouvrai et fermai la bouche en même temps que les autres mais sans émettre le moindre son À côté de moi Lambert gueulait à tue-tête n’en ratant pas une Bite y est dans le caleçon au lieu de Kyrie Eleisson ou encore Bonne Biroute à Toto pour Cum spiritu Tuo il en avait comme ça pour presque tous les répons chaque fois à peu près de cette force En trou si beau adultère est béni au lieu de Introïbo ad altare Dei se vantant d’en dévider le chapelet complet chaque fois qu’il servait la messe au surveillant des études à moitié sourd il se vantait aussi de...

S’avançant alors dans la glace, vacillant, le fantôme inglorieux du genre humain en pyjama fripé, traînant les pieds, et du nombril duquel pend le ruban de coton tressé, flasque et blanchâtre, qui retient son pantalon comme s’il conservait encore, exsangue, mal sectionné et déchiqueté en franges quelque lien viscéral, décoloré par les ténèbres, arraché au ventre blême de la nuit. Devant vous ô Seigneur chaque jour chaque matin... Appelait ça la Putrificacation quotidienne. Arsenal de calembours et de contrepèteries censé l’affranchir par la magie du verbe des croyances maternelles et des leçons du catéchisme. Donc je suppose quelque chose comme Introïbo in lavabo, rocher de Moïse maintenant en porcelaine émaillée et le bâton miraculeux remplacé par une couronne de baronet en cuivre jaunâtre et terni, et alors l’eau jaillissant furieusement, m’éclaboussant, m’inondant tandis que je le refermai précipitamment, puis rien d’autre qu’une unique goutte se gonflant, s’étirant en poire, se distendant, se détachant, allant s’écraser exactement sur la coulée calcaire laissée par les dix mille fois dix mille gouttes semblables tombées au même endroit, ma main le tournant alors un peu et, pour la seconde fois, sans préavis, l’eau se précipitant avec un bruit d’éternuement, se ruant, sauvage, drue, ma main s’affolant, tournant frénétiquement le robinet, le haut du corps entièrement trempé maintenant par les éclaboussures, le jet augmentant encore de puissance jusqu’à ce que je tourne de nouveau dans le bon sens, et alors s’interrompant net, et moi restant là, un instant immobile, puis, avec précaution cette fois, rouvrant le robinet d’où sort alors une mince tresse d’eau, soumise, docile et chantonnant gaiement que j’ai observée pendant un moment, baissant enfin la tête, contemplant le devant de mon pyjama, entreprenant enfin de le déboutonner sans toutefois cesser de surveiller le robinet, et après mains en coupe recueillant l’eau tarifée au mètre cube du Jourdain au joyeux murmure qui court dans des tubes de plomb Asperges te Amen visqueuse et tiède ne parvenant même pas à rafraîchir mais quelles nymphes quels matins nacrées s’éclaboussant riant les bois les grottes humides cascades forêts retentissant de leurs. Ouais.

la regardant s’échapper entre les doigts mal joints et à la fin plus rien que quelques minuscules gouttelettes accrochées à la peau comme sur les plumes rosâtres d’un canard. Coupe enchantée se vidant au fur et à mesure qu’on l’emplit. Ou plutôt cupule. Culpa mia. Pardonnez-moi mon indignité ainsi soit...

yeux fermés, projetant encore sur mon visage baissé deux ou trois inutiles poignées d’eau puis les yeux toujours clos le buste incliné le bras tâtonnant tendu agité de haut en bas et de droite à gauche doigts écartés et raides jusqu’à ce qu’ils rencontrent le tissu pelucheux, le saisissant, épongeant alors mon front mes joues, rouvrant les yeux sur la vision (d’abord brouillée par les gouttes d’eau accrochées aux cils, puis se précisant peu à peu) de la frise de palmettes vert Nil courant sur le mur d’un vert plus clair ripoliné entre le haut du lavabo et la tranche horizontale, glauque, de la tablette de verre, découvrant au fur et à mesure le décor pour ainsi dire aquatique que la glace multiplie par deux et au centre duquel se tient mon double encore vacillant au sortir des ténèbres maternelles, fragile, souillé protestant et misérable parmi le verre l’émail la porcelaine et le métal chromé multipliant l’image filiforme ou ballonnée d’un de ces grotesques rois de carnaval battant douloureusement des paupières Père éloignez de moi ce calice le hanap carolingien or barbare incrusté de pierreries tenu entre le petit doigt et l’annulaire de chaque main, les deux pouces et les deux index qui rompront tout à l’heure le corps de leur Seigneur réunis en deux pinces opposées et moi versant dessus un peu du vin jaunâtre contenu dans les burettes In nomine latrine et pipii est-ce pire as-tu senti et cætera et cætera et cætera Dites Bénissez-moi mon Père parce que j’ai beaucoup péché mais pas Pénis et moi compère garce que j’ai beaucoup léchée... en sortant comme ça indéfiniment comme il sortait de ses poches pour nous épater cet inépuisable assortiment de billes de timbres en double de porte-mines de stylos de briquets et en général de toutes ces sortes de camelotes dernier cri à échanger ou à revendre aux pensionnaires pendant les récréations, et plus tard les journaux cochons, et plus tard encore ces déclarations sentencieuses débitées d’un air supérieur méprisant et sévère sur la constitution bio-chimique du cerveau ou les lois économiques des passions humaines, tout toujours dernier cri naturellement, toujours le premier à posséder, à faire ou à dire quelque chose dont aucun de nous ne connaissait encore l’existence, le premier à s’être amené un jour avec des pantalons longs, le premier à fumer ou à prétendre qu’il avait besoin de se raser et alors non pas le profil chauve impérial sous l’impériale couronne de diamants suspendue entre les palmiers sur les timbres des Seychelles ou de l’île Maurice, mais au-dessus du faux-col cassé et sous la double ondulation des cheveux coiffés en coques le fatidique visage répandu à des milliards d’exemplaires sur la surface du monde, divinité matinale fixant chaque jour de son regard conquérant impérieux et pensif un milliard de Lazares arrachés à leurs suaires nocturnes raclant sur un milliard de pommes d’Adam angoissées leur peau de poulet et celui Basileus qui préférait se la faire brûler plutôt que de tendre sa gorge à un barbier comme dans cette version que...

Mon cahier de brouillon à la main, pouvant avant même d’entrer sentir l’odeur : douceâtre, entêtante, avec ce quelque chose de cadavérique qui s’exhale des matières en décomposition : comme une odeur de tombeau, comme si ce n’était pas seulement celle du moût distillé mêlée aux relents de la petite lampe à alcool dont la flamme léchait la bouilloire de cuivre mais l’odeur même de l’éternelle pénombre qui régnait dans le bureau où l’ampoule couverte de chiures de mouches était allumée à toute heure, les volets tirés aussi en permanence ne laissant voir qu’une raie de l’éblouissante lumière extérieure, et moi me tenant là bafouillant essayant de faire croire que ce que je lisais était autre chose que des mots cherchés à la diable dans le dictionnaire et mis tant bien que mal bout à bout, oncle Charles enlevant à la fin ses lunettes, posant le livre de textes sur son bureau, disant sans élever la voix Est-ce que tu ne crois pas que tu pourrais au moins faire semblant de la préparer avant de venir me dire que tu n’y comprends rien ? puis se taisant, m’écoutant protester et bredouiller, jusqu’à ce que ma voix s’arrête d’elle-même, lui toujours immobile, ou se penchant pour regarder où en était le niveau dans le col de l’éprouvette, puis se redressant : Mais je me suis peut-être mal exprimé ; disons : pendant combien de temps as-tu fait semblant de faire semblant ?, l’éblouissante lumière d’octobre bouillonnant pour ainsi dire entre la fente des volets, à la façon d’un acide, s’immisçant de force, mordant, rongeant les bords presque joints dont on ne recommençait à distinguer nettement la ligne que le soir, lorsqu’elle s’apaisait un peu, et même à ce moment il ne les ouvrait pas encore, ne se décidant, comme à regret, qu’au crépuscule, presque à la nuit tombante, les repliant dans ce crissement des grains de poussière accumulés par le vent et qui, coincés entre le bas du vantail et la dalle d’appui, avaient fini par la rayer d’une multitude de cercles concentriques et blancs gravés dans la pierre grise, l’ampoule toujours allumée, la seule différence étant que pendant un moment, celui qui séparait le crépuscule de la nuit, on pouvait distinguer sans être ébloui son filament incandescent et jaunâtre, après quoi elle se remettait à briller, c’est-à-dire que pendant un étroit et équivoque laps de temps les deux lumières, la naturelle et l’artificielle, semblaient autorisées à s’affronter, l’une – celle du jour – impétueuse encore, mais éphémère, mourant presque aussitôt, comme si sa brusque irruption, sa brusque introduction dans ce monde défendu et sa brutale victoire avaient, d’un seul coup, épuisé toute sa substance, l’autre, constante, indifférente, reprenant peu à peu possession de son domaine et, après cette demi-heure qui était semblait-il comme une concession faite à ce principe ou à cette coutume qui veut que dans une période de vingt-quatre heures il y ait un temps consacré au jour et un temps consacré aux ténèbres, éclairant de nouveau seule, de sa lueur égale, intemporelle et jaune, l’étroite pièce tapissée d’un papier verdâtre et presque tout entière occupée par un de ces bureaux sans style, non pas d’ébène mais de simple bois peint en noir et surmonté d’un classeur où s’empilaient ou plutôt d’où se déversaient sur lui, formant une sorte de plan incliné, hérissé et confus, un fouillis de vieilles factures, de feuilles de paie, de lettres de négociants, de tables correctives pour alcoomètres ou mustimètres, lettres, factures ou colonnes de chiffres uniformément maculées de cercles ou de demi-cercles baveux couleur lilas laissés par les socles des éprouvettes qu’il posait un peu partout, à demi pleines de résidus distillés, l’odeur d’alcool, de sucre et de moût chauffé persistant bien après la fin des vendanges, et moi me demandant par quel miracle il n’avait jamais mis le feu, avec cet alambic à même le bureau au milieu des papiers en désordre et sous lequel brûlait aussi à toute heure, comme ces veilleuses, ces pieux lumignons allumés dans les églises au pied des statues ou des images saintes, la petite lampe avec sa mèche lovée dans l’alcool jaunâtre et dont la flamme oscillait paresseusement au déplacement de l’air quand on pénétrait dans la pièce, pénétrant en même temps semblait-il (au sortir de l’éclatante, étourdissante et même cacophonique lumière du dehors) dans un univers fixe où le temps ne s’écoulait pas à la même vitesse si tant est qu’il s’écoulât, puisque rien ou presque rien n’y distinguait le jour de la nuit, et où l’air jamais renouvelé conservait comme un parfum fondamental les subtiles et lourdes émanations de la décomposition en simples produits chimiques de ce que l’été avait lentement accompli, dissocié de nouveau en principes élémentaires dans l’appareil compliqué et poussiéreux, avec ses serpentins couverts de tartre, ses cuves, ses vis de cuivre piquées de taches vert-de-gris...

« Lui qui avait horreur de la campagne, lui qui avant arrivait de Paris tout juste pour les vendanges... », la voix me parvenant comme à travers une plaque de verre, les paroles semblant arriver de très loin, peut-être parce que le personnage ne paraissait pas tout à fait réel : immatériel et anachronique, extrait aurait-on dit d’une de ces cartes aux personnages désuets (peut-être cette vue des Grands Boulevards, peut-être celui qui s’étendait complaisamment sur le perdreau qu’il venait de manger et la pipe qu’il était en train de fumer) et surgi là maintenant en plein jour, devant le kiosque à journaux, me soufflant son haleine de cadavre, disant « Alors de nouveau parmi nous ? On m’a dit... », et moi bredouillant ces paroles que l’on ne s’entend pas prononcer, essayant de retirer ma main qu’il continuait à secouer puis oubliait de secouer mais gardait toujours dans la sienne avec cet inflexible et lâche despotisme des vieillards, me barrant le passage entre le tronc du platane et la balustrade du quai, me regardant de ses yeux larmoyants avec une feinte affection, disant « J’ai appris... » puis se taisant, se retenant, continuant à me dévisager de ses faux yeux de bon chien débordant de sympathie et surtout de la peur que je file et de se retrouver seul ou avec un de ses semblables près duquel il marchera comme chaque jour sous les platanes le long du canal regardant sans les voir les éclatantes taches des lauriers roses l’éphémère et suave floraison blanche incarnat pourpre, sa main qui tenait le pommeau de la canne tâtonnant fébrilement pour fourrer le journal dans sa poche, toujours sans me lâcher, me poussant m’entraînant disant « Vous ferez bien quelques pas avec un vieil homme... » usant sans vergogne du dernier privilège qu’il possède encore avec cette autoritaire impudeur qui leur est propre, et moi cherchant à me rappeler de laquelle des vieilles reines il pouvait être le mari : un de ces personnages falots et interchangeables, quelque chose comme des domestiques, qui les accompagnaient parfois, avec leurs mêmes cols raides, leurs mêmes mains tavelées de bridgeurs, leurs mêmes moustaches, et qu’on pouvait voir à longueur de journée sur le balcon du cercle occupés à mâchonner un cigare et à regarder passer les gens pendant qu’elles se lamentaient à mi-voix, dolentes et majestueuses, tout en se poudrant les lèvres avec le sucre farineux des petits-fours

comme si elles me l’avaient délégué, ectoplasme tyrannique, avec son visage grisâtre, son squelette flottant dans son complet trop vaste, dans les chatoiements de soleil : elles omniprésentes et omnipotentes, toujours immobiles, invisibles, avec leurs bijoux noirs, leurs voilettes noires, rigides dans leurs atours sombres, avec ces plumes, ces élytres, ces serres, cette morphologie, ces organes postiches de créatures vaguement fabuleuses et nécrophages, cachées dans l’épaisseur de la nuit, furtives, secrètes, peuplant le silence de menus bruits, de soupirs, de frôlements, comme si cela ne cessait jamais, même en plein jour, même...

puis pensant : Pas le mari : le fils, tandis que je l’écoutais me parler de maman, de grand-mère, d’oncle Charles tout en m’espionnant à petits coups d’œil furtifs couards, l’air à la fois important et suppliant, son visage décharné empreint de ce mélange de suffisance et d’anxiété flottant, suspendu, devant le fond bariolé de l’étalage du kiosque, les couvertures de magazines aux éphémères modèles dépoitraillés, les journaux aux éphémères gros titres et les éphémères mannequins de mode aux pimpantes robes couleur de berlingots, en train maintenant de me raconter que vous savez à une époque j’étais très épris de votre mère... Imbécile probablement qui envoyait aussi ces cartes postales signées Cunégonde ou Devinez qui « ... étant devenu un fervent du teuf-teuf grâce à un de mes amis qui m’a communiqué la folie de la vitesse Votre très gracieux souvenir m’était d’ailleurs rappelé par maman qui m’annonçait la bonne visite que vous lui aviez faite », lui peut-être dans les flonflons d’un restaurant, étudiant en quelque chose probablement à l’époque soutirant des mandats à ses parents racontait-on sous menaces de suicide périodiquement renouvelées, gommeux godelureau digérant son perdreau renversé sur la banquette de velours pouce dans l’entournure du gilet pipe allemande à tuyau courbe à la main cherchant quelque chose de spirituel à écrire sur sa carte postale comme par exemple « Entre les colonnettes blanches de ce cloître il manque seulement une jeune fille aux yeux noirs... » tracé sous la légende Les Pyrénées Pittoresques, Cloître de St-Bertrand de Comminges envahi par l’herbe où peut-être après tout la voyait-il en rêve se promener langoureusement ombrelle claire et robe traînante dans l’élégant découpage en forme de pétales où s’encadrait la vue évanescente des ruines, pensant à « Ces choses dont on ne peut pas parler à une jeune fille » comme il l’écrivait finement, sans doute ses différents (quel est ce type qui disait que tout ce qui est important dans la vie se fait à l’aide de) tuyaux les attributs aujourd’hui pendouillants et ridés de sa défunte virilité maintenant cachés inutiles sous la braguette d’alpaga jauni fripé de son pantalon dont la taille trop large bâille en godet entre les attaches des bretelles le caleçon de toile fermé par deux boutons en os bâillant aussi de sorte qu’en me penchant je pourrais apercevoir les inglorieux débris d’où le hasard aidant j’aurais pu sortir éjecté arraché dans un tressautement de ce corps flasque cramponné à ma main continuant à me parler de Votre délicieuse mère et toujours de Ce pauvre Charles sans cesser de m’examiner sournoisement par en dessous, les grappes floues et roses des fleurs des lauriers s’inclinant, se relevant, se balançant, ondulant, et devant, tout contre moi, ses dents jaunâtres, sa moustache tachée de nicotine, ses joues parcheminées, sa bouche s’ouvrant et se fermant, disant n’importe quoi, spectre surgi, dressé en pleine lumière, continuant à m’espionner, me soupeser pour ainsi dire, avec cette expression à la fois craintive, avide et vengeresse des vieillards, en train sans doute de calculer, de peser le pour et le contre, se demandant si sa qualité de demi-mort lui donnait le droit de me poser carrément la question au sujet d’Hélène au lieu de faire semblant d’évoquer le cher souvenir d’oncle Charles à travers ces phrases bourrées de sous-entendus, prudentes, inachevées, disant : « Tout de même s’enterrer comme ça... », disant : « À la fin il ne sortait presque plus, lui qui avait été si... Je veux dire avant la mort de... Je veux dire : lui qui n’aimait que la ville. Et même pas ici : Paris. Quand nous étions étudiants ensemble là-bas... » Et alors des mazurkas et des valses peut-être, douceâtres dans l’air douceâtre sous les élégants feuillages éclairés d’en dessous par les globes du Pavillon Tyrolien LISANSKI, et peut-être lui aussi là, non pas violenté par le jour, demi-cadavre titubant dans l’éclatante cruauté d’un matin de soleil devant un dérisoire harem de papier glacé et de poitrines ripolinées, mais gandin, ayant pour ce soir-là remisé la pipe d’étudiant et la veste de velours et elle écrivant au dos de la carte, sur un coin de nappe, l’assiette repoussée « Nous continuons nos courses et espérons les terminer de façon à quitter Paris dans la journée de mardi Il fait aujourd’hui un peu frais », frissonnant sous les branches le plafond de feuillages couleur de jade se découpant quand elle levait la tête sur l’obscurité « Nous sommes ici Charles et moi avec L. après avoir dîné tous ensemble J’ai reçu ta lettre bons baisers », la carte oubliée sans doute dans le sac parmi ce fouillis ces choses aux brefs éclats poudriers petits objets secrets des femmes des jeunes filles et postée le lendemain, la fatidique semeuse sur fond bistre aux longs cheveux flottant hors du bonnet phrygien immobilisée éolienne et agreste un bras en arrière serrant de l’autre contre sa hanche le sac de graines, à demi cachée par le cercle magique aux chiffres gras écrasés difficilement lisibles 21 h 30 1-6 BD DES ITAL messagère fécondante et magicienne, comme une de ces statues encore à demi ensevelies émergeant des fouilles sa robe aux remous d’argent ses pieds d’argent imparfaitement dégagés de la gangue de terre rougeâtre et fertile, Le Pavillon Tyrolien au Bois de Boulogne situé sur la route du Tour du lac est remarquable par son installation son service et sa cuisine entièrement tyrolienne Avec son orchestre national il est unique dans son genre à Paris Raphael Tuck et Fils Ltd Paris Collection Villes de France Fournisseurs de L.L.M.M. Le Roi et La Reine d’Angleterre Empereur et Impératrice des Indes Colombo Singapore

 

« Ceylan 25 / 9 / 07

Henri »

Kandy by Moonlight

 

l’autre gommeux en gilet rouge pantalon gris perle et canne débitant ses fadaises mêlées aux futiles et précaires relents des scottish les femmes en robes fleurs les vitres incendiées une lune artificielle citron suspendue entre les branches dans le coin supérieur gauche les éclats neigeux des nappes l’insolite et mélancolique brouhaha de lumières flottant comme celles d’un navire à la dérive parmi les immobiles feuillages nocturnes les bois le silence la nuit outragée disant qu’il croyait la voir passer jeune fille aux yeux noirs entre les colonnettes du cloître dolent fantôme de ses rêves et elle écoutant ou peut-être n’écoutant pas entendant seulement comme un simple accompagnement sonore comme la musique le tintement des verres avec peut-être dans le sac qu’elle vient de refermer cette carte reçue la veille ADEN Camel Market, voyant les longs rectangles percés d’arcades les roches ocre calcinées ridées le timbre ONE ANNA groseille au même profil chauve et couronné collé horizontal parmi l’indistinct bariolage des bêtes agenouillées, puis disant Il fait frais Charles partons cette musique me donne mal à la tête nous avons encore à faire ces courses pour maman demain matin il faut absolument que je lui trouve

Et la même semeuse phrygienne couleur vert amande se détachant sur un fond strié de fines raies horizontales la moitié d’un soleil aux rayons en éventail surgissant de l’horizon exactement sous la main chargée de graines, le texte de la carte écrit tout autour de l’image centrale, remplissant complètement le ciel blanc au-dessus des muses de bronze, des frémissantes ailes de bronze, des colonnes de porphyre des architraves, des nudités de bronze servant de lampadaires « Dans un mois le terre-plein de l’Opéra présentera cet aspect gai et bruyant Pour moi je continue à le contempler mais tristement toutes mes habitudes sont reprises sans entrain malgré ce bon Illyde qui essaye de me distraire J’ai porté vos affectueux compliments au Dr Trémolière Il me prie de vous transmettre les siens Permettez-moi d’y joindre mon fidèle souvenir », Apollon élevant sa lyre au-dessus du dôme de cuivre vert des chevaux cabrés des Pégases des Renommées soufflant dans leurs trompettes la frise de masques de tragédie les palmettes les guirlandes de feuillages en pierre les vasques les médaillons les balcons les hautes fenêtres derrière lesquelles le soir éclate le scintillement des lustres tandis que les spectateurs les femmes en robes bruissantes gravissent majestueusement les marches disparaissent dans une flamboyante apothéose engloutis, digérés, comme si les lumières le velours les suaves couleurs des robes se fondaient dans un unique conglomérat auréfié et bourdonnant tapissant les profondeurs caverneuses sanglantes et jaunes de quelque monstre bœuf omnivore qui les digérerait lentement le brouhaha s’apaisant par degrés les diamants dans les pendeloques des lustres s’éteignant peu à peu et à la fin plus rien que quelques obscurs reflets palpitant çà et là sur les gorges nues des femmes les ventres bombés et dorés des musculeuses cariatides quelques chuchotements dans les ténèbres pourpres des loges où peut-être il murmurait par-dessus son épaule rappelait les colonnettes de ce cloître, et alors ce long frisson, et deux mille paires d’yeux fardés ou ridés, et deux mille bouches fardées ou ridées suspendant leur respiration dans les ténèbres cramoisies lorsque le rideau de pourpre peint en trompe l’œil s’élève et qu’elle apparaît porteuse d’eau dans le décor stéréotypé de palmiers poussiéreux sur l’azur poussiéreux de la toile de fond, vêtue d’une comment appelle-t-on ces robes djellaba ou quoi prune à rayures les seins cachés par le foulard bayadère une main sur la hanche l’autre bras au bout duquel pend la cruche de carton le long du corps et sous les sequins de tôle dorés qui pendent à son front son regard fendu allongé de noir d’enfant prostituée calme neutre avec son nez de Sphinge sa bouche de Sphinge telle qu’elle continue à sourire au-dessus du lourd menton, énigmatique, ennuyée et impitoyable sous les mutilations tandis que l’orchestre attaque le prélude Aïda ou peut-être Aïcha, femme à la vulve cousue au corps de léopard couchée depuis des millénaires dans les sables et ornant les timbres roses safran ou vert Nil ARABIAN GIRL Lichtenstern & Harari. Cairo No 177, et alors faisant un pas en avant, se détachant du puits s’avançant dans le tintement de ses lourds bracelets rejetant en arrière son voile vert et commençant à chanter

 

« Le Caire 13 / 9 / 07

Henri »

 

la dernière carte reçue avant celle-là envoyée encore d’Aden « The Landing Stage & S.S. Persia » : non pas un port, le bruyant va-et-vient, les tonneaux alignés, les caisses, les ballots se balançant au bout des mâts de charge, le vent salé, le clapotis des vagues, mais un ciel de ciment, des flots de ciment, et trois réverbères insolites désuets plantés comme des accessoires de théâtre à l’endroit où la ligne du quai qui traverse la carte légèrement en oblique est coupée par une encoche où descend peut-être dans le pan d’ombre obscur l’escalier du débarcadère séparé du rectangle noir que projette au-dessous de lui le hangar de fer par un espace (une dizaine de mètres environ) à parcourir sans doute plié en deux, arc-bouté, la tête dans les épaules, pour se frayer un passage à travers le ciment incandescent de l’air jusqu’à ce que les voyageurs (mais lesquels ? : on n’en aperçoit aucun, aucune fumée ne s’échappe des cheminées du navire incrusté lui aussi dans le ciment pervenche qui remplace la mer) l’atteignent, se tenant alors haletants et dessiqués dans le parallélépipède d’encre suffocante qui tombe en biais des tôles sur le sol, regardant, haletant toujours et incrédules, l’étendue plate du quai absolument désert, comme si les hommes, après l’avoir imaginé, dessiné puis construit, planté dessus réverbères et hangar, s’étaient ensuite enfuis épouvantés, tout retombant, après l’assourdissant tapage des bétonneuses et des ordres criés, dans le silence originel dont la terre et la mer n’ont sans doute été tirées que pour qu’existe quelque part, inutile, rectiligne, anguleux et sans bavures, avec ses ombres à l’encre de Chine, ses tôles incandescentes, ses burlesques et anachroniques réverbères, un endroit où les navires puissent venir mourir les uns après les autres, peu à peu gagnés par la rouille, les superstructures encore blanches dans les premiers temps, les cheminées encore noires, puis peu à peu absorbés (de même que la tôle des hangars la mer le ciel), ensevelis tels quels, recouverts (il y en a deux ainsi que l’on peut voir, à l’arrière-plan du premier), coque, mâts, cheminées, par cette couche de ciment bleuâtre, ce tartre (se formant peut-être par quelque phénomène semblable à la lente solidification d’un gaz) qui ne distingue ni mer ni ciel : une épure, un cimetière seulement arpenté par deux inutiles gardiens, rois (ou plutôt taches, bâtons) enturbannés, dérisoires et lilliputiens, errant (ou peut-être solidifiés eux aussi) perpendiculaires à leurs ombres sur la partie de ciment que, sans doute pour la différencier de celle où se trouvent pris les bateaux, on a recouverte d’une teinte conventionnelle, uniforme et rosâtre

et nul frémissement non plus (sauf, parfois, comme dans le tremblotement de l’air surchauffé, ces molles ondulations qui parcourent la toile sous la poussée semble-t-il, non de quelque vent coulis tombant des cintres mais de la mugissante tempête sortie des trombones et des cornets à piston au moment où le ténor écartant les bras renverse en arrière sa tête enturbannée la bouche béante parmi les boucles noires de sa barbe assyrienne et postiche) aucun souffle n’agitant les palmes de carton, la jeune Arabe gisant maintenant au milieu des débris épars de sa cruche dans la position où l’ont jetée les deux esclaves c’est-à-dire gracieusement couchée sur une hanche, face au public, appuyée sur un coude, puis se relevant par degrés, le bras tendu en étai à la fin, l’autre se déployant lentement, élevant une main suppliante vers le roi terrible, puis se traînant, rampant, offrant au couteau son cou annelé tandis que dans la fosse ombreuse de l’orchestre où luisent faiblement les cuivres toutes les têtes des violons sont inclinées parallèlement sur les reflets d’acajou, les archets parallèles montant et descendant de plus en plus vite, puis ce cri, l’incroyable vibration produite non par un organe humain mais sans doute par quelque mécanisme comme il s’en trouve à l’intérieur de ces poupées ou de ces oiseaux automates, ou encore des locomotives, et caché peut-être sous les somptueux oripeaux de la cantatrice, tous les instruments de l’orchestre jouant à la fois maintenant dans une sorte de véhément paroxysme qui (de même que le mélange des couleurs du prisme donne l’illusion du blanc) semble se nier lui-même, se détruire, tandis que continue à jaillir interminablement, insupportable, l’espèce de sifflet, de modulation suraiguë s’échappant du tas de chiffons bayadère, comme si par-delà le moutonnement des épaules nues, les tentures cramoisies, les rangées de balcons superposés, le bœuf lui-même à l’intérieur somptueux, sanguinolent et doré poussait vers les dieux ce mugissement de souris, une cristalline, obscène et dérisoire protestation portée par l’impuissant et furieux bruissement des ailes aux pennes métalliques qu’agite dans le sombre ciel nocturne couleur de lilas la foule captive des Renommées, des Pégases et des Muses cloués aux corniches par leurs pieds de bronze

pouvant la voir, cadavérique et fardée, avec ce châle mauve en laine des Pyrénées acheté à Lourdes dissimulant ses jambes squelettiques, trônant au milieu du salon parmi les discordantes dissonances, la répétition insistante et aigrelette du la sur le piano et les cordes pincées des violons désaccordés, assise dans ce fauteuil où, quand on pouvait encore la lever, on l’installait pour ces soirées de musique de chambre avant l’arrivée des invités (les mêmes vieilles dames, pourvues ces soirs-là de leurs doubles masculins arrachés pour la circonstance à leur cercle et qui étaient, eux, comme le contraire de la majesté, avec leurs dos voûtés, leurs lorgnons, leurs mains tachées de son, leurs maigres costumes sombres et leurs maigres barbiches) chacun s’inclinant, la complimentant, feignant d’ignorer le visage aux pommettes artificiellement rougies qui paraissait jour après jour non pas s’amaigrir mais se muer en une sorte d’objet coupant (comme si tout ce qui se trouvait de part et d’autre de l’arête du nez était peu à peu raboté, repoussé en arrière, au point qu’il semblait n’en devoir plus subsister à la fin qu’un profil aussi mince, aussi dépourvu d’épaisseur et d’existence qu’une feuille de papier), commençant déjà à prendre, avec ses pommettes saillantes avivées de rouge par une suprême coquetterie ou plutôt un suprême et orgueilleux défi, cette consistance de matière insensible ou plutôt rendue insensible à force de souffrance : quelque chose comme du cuir ou encore ce carton bouilli des masques de carnaval, Polichinelle à l’aspect terrifiant et risible sous le coup d’un irrémédiable outrage, d’une irrémédiable blessure, et elle – ou ce qui restait d’elle – retranchée derrière comme ce

type que je devais voir plus tard promené d’une baraque de prisonniers à l’autre tenu en laisse par deux nègres une brique pendue à l’aide de fils de fer sur sa poitrine avec l’écriteau J’ai volé le pain de mes camarades, et non pas un visage humain mais une chose : ce même masque grotesque fardé de violentes couleurs par les coups gluant de crachats impassible au-delà de toute souffrance et de toute humiliation lui marchant pour ainsi dire derrière la protection de ce visage qui ne lui appartenait plus non pas même ahuri comme ceux illuminés de rouge des clowns ou des ivrognes mais somnambulique parfaitement figé vidé ou plutôt déserté par toute vie, ce qui avait été au départ peur humiliation et honte n’ayant cessé peu à peu de s’amenuiser depuis le premier crachat la première gifle jusqu’au point sans doute où il faut choisir entre la fuite et la folie, et en apparence donc (le visage) aussi insensible que du bois (et sans doute pour les mains qui le frappaient d’un contact aussi décevant) mais lui en réalité provisoirement (ou définitivement) mort ou fou

elle donc assise là et non pas en retrait dans un coin reculé ombreux où l’éclairage tamisé aurait adouci, dissimulé sa maigreur, mais en plein sous les pendeloques scintillantes du lustre, cela aussi comme par une sorte de défi, de bravade (regardant entrer les uns après les autres les invités, guettant, épiant sur leurs visages avec une sorte d’amère satisfaction cette expression d’effroi, de scandale, ce haut-le-corps quand ils l’apercevaient, puis les regardant s’avancer vers elle, souriant, affables, s’extasiant sur sa bonne mine), pareille, avec ses pommettes carmin et sa coiffure apprêtée qui semblait quelque postiche directement sorti de la vitrine d’un coiffeur et dérisoirement posé au-dessus de la face ravagée, à quelque mannequin, quelque épouvantail méchamment disposé là, bourré non d’explosifs mais de morphine, à titre de macabre avertissement, comme le centre pompeux et terrifiant d’on ne savait quelle parade dans le salon jonquille illuminé où préludaient en de confus tâtonnements la cacophonie du piano et des pizzicati en train, semblait-il, de se chercher : des bribes, les fragments épars d’un langage bégayant et titubant, les incohérentes tentatives d’un idiot vers la parole, comme si les invités, les ténébreuses vieilles reines, les jeunes filles aux bras nus, suaves, les musiciens, et même les portraits accrochés aux murs participaient d’un monde irréel en train de se décomposer, s’effriter, s’en aller en morceaux autour de ce cadavre vivant à la tête fardée, parée, immobilisée une fois pour toutes dans un rictus enjoué et affable, dont il ne subsistait peut-être plus que l’apparence, la forme extérieure devenue insensible, indifférent à tout, sauf à quelques noms parfumés de villes, de ports, quelques images, de vagues et lointaines musiques, de vagues taches : Singapore, Le Léman, les rives de la Corrèze, les flonflons, le flamboiement orangé des fenêtres du restaurant sous les frondaisons du Bois, Port-Saïd, le pesage d’un champ de courses, celle-là (Chantilly : Les Tribunes le jour du Prix de Diane) la dernière sans doute d’une série de cartes (PARIS - Le Quai de l’Horloge, PARIS - Le Jardin des Tuileries, PARIS - Le Marché aux Fleurs) au dos desquelles la même missive se poursuivait, commencée sur la première, continuée ensuite faute de place sur une seconde, et ainsi de suite puisqu’on peut seulement lire :

« ... Paul nous emmène demain à Chantilly assister au Derby où nous verrons paraît-il des toilettes merveilleuses À bientôt chère maman et bien des baisers pour tous J’espère que le rhume de Zaza va de mieux en mieux », le timbre sur la Semeuse rose crevette portant la date du 28 5 08 GD HOTEL, et tous les trois : ce cousin sous-lieutenant dans les dragons au côté duquel elle posait parfois à l’occasion d’une permission pour des photos dans le jardin mangé de soleil, lui la lèvre ornée d’une fine moustache, le visage un peu gras, le corps un peu gras aussi sous le sombre dolman et elle jouant avec une de ces ombrelles à franges dont le manche d’ivoire repose sur son épaule, et Charles, parmi la foule élégante et parfumée de morts et de mortes, les femmes dans ces robes claires et surchargées de dentelles si éclatantes dans le soleil que sur la photo elles semblent phosphorescentes, entourées d’un halo flou majestueuses cambrées et raides mêlées aux formes noires et sautillantes des hommes semblables à une race d’insectes, de coléoptères, sur leurs jambes gainées d’étroits pantalons ou de bottes, et elles regardant à travers les jumelles d’ordonnance filer là-bas le train des petits chevaux (un mouvement du terrain cache en ce moment leurs pattes) soudés ensemble, en tôle découpée et coloriée, glissant à toute vitesse tandis qu’ils semblent peu à peu s’enfoncer dans la terre comme si le sol s’ouvrait au fur et à mesure sous leurs sabots, les engloutissait, les casaques multicolores et les crinières dépassant seules, puis plus rien que les toques à ras du sol (comme une mystérieuse charge de cavaliers engloutis tout vivants et qui poursuivraient toujours, obstinés, sous la surface de la terre, leur course effrénée), puis les toques englouties elles aussi, le minuscule chapelet des pastilles multicolores disparaissant, puis un temps pendant lequel on pouvait les imaginer, apocalyptiques, galopant toujours, brassant de leurs membres infatigables et de leurs sabots d’acier les obscures et silencieuses étendues souterraines, et soudain réapparaissant, très loin, sur la droite, c’est-à-dire tout d’abord les toques seules, une longue rumeur s’élevant, courant, gagnant de proche en proche la foule des ombrelles, des robes claires et des insectes mâles, se mêlant au crissement du gravier piétiné, l’ordre des toques (des petites billes) roulant là-bas au ras du gazon différent maintenant, comme si pendant cette traversée des Enfers quelque dieu farceur les prenant dans sa main et secouant s’était amusé à les intervertir, la toque (la bille) réséda qui filait la première remplacée à présent par une tache jonquille suivie d’une noire, puis d’une autre, cerise, la pastille réséda en quatrième position seulement, les casaques, les têtes des chevaux, les encolures aux crinières déployées et horizontales, découpées elles aussi dans la tôle, surgissant à leur tour progressivement hors du pli de terrain, le tout toujours parfaitement soudé, jusqu’à ce que les pattes (ou plutôt le rapide va-et-vient de compas entrecroisés) soient visibles aussi, le chapelet bigarré lancé à toute vitesse maintenant, quoique immobile dans le cercle délimité par les lorgnettes qui le suivent, tandis que derrière lui défilent successivement les masses opulentes des arbres, puis la tache claire du château, les tours annelées, les douves aussitôt emportées sur la gauche, le soleil détachant maintenant les casaques sur les frondaisons de la forêt (mais peut-être ne les voit-elle plus : pas des chênes, des frênes, des hêtres, des charmes, mais quelque gluant et verdâtre amalgame de lianes, de feuilles, de branches, au-dessus de quelque gluant et verdâtre amalgame d’eau, de mousses, de joncs, de moustiques, et, entre les deux, quelque chose qui semble participer des deux : à la fois végétal puisque c’est fait avec des troncs d’arbres, des feuilles ou des joncs coupés, et aquatique, puisque c’est perché sur des pattes d’échassier, et dessus de ces silhouettes appartenant elles aussi sans doute au végétal et à l’aquatique puisqu’elles sont vêtues de fibres et occupées apparemment à prendre du poisson pour s’en nourrir

 

« Colombo 12 / 8 / 08

Henri »

COLOMBO – Village lacustre)

 

et à ce moment, de nouveau, un long murmure parcourant la foule, et le jeune officier laissant peut-être alors échapper un juron, s’excusant, riant, déchirant toujours riant les tickets perdants, désinvolte, élégant, trouvant quelque désinvolte et bienséante plaisanterie comme sur cette carte envoyée trois ans plus tôt au libellé juvénile « Projectiles que nous recevions sur la tête le jour où un pot de fleurs m’a envoyé à l’hôpital » écrit d’une encre maintenant grise dans le ciel au-dessus de la légende :

 

LES TROUBLES DE LIMOGES

 

Barricades – Rue de la Mauvendière en face de l’usine Faure, après la manifestation –

17 avril 1905

 

les toits, les maisons au fond de la rue d’un gris pâle et sans relief se détachant à peine sur le ciel gris lui-même, l’image tout entière gris sur gris, façades, sol, pavés éparpillés dont on a déjà repoussé le plus gros sur le côté de la chaussée avec un banc renversé, une charrette à bras, et encore quelques-uns de ces débris difficiles à identifier, de ces objets fabriqués semble-t-il tout exprès en prévision des désastres, tremblements de terre, émeutes, bombardements et inondations, c’est-à-dire qui semblent avoir été conçus en quelque sorte en vue d’un double usage, une seconde fonction s’ajoutant à l’habituelle (tables aux pieds en l’air, caisses démantibulées, charrettes aux roues vers le ciel) : celle de se muer par simple rotation de cent quatre-vingts degrés autour d’un axe horizontal en autant d’épaves emphatiques et terrifiantes comme pour rappeler qu’à tout instant le monde ordonné et rassurant peut soudain chavirer, se retourner et se mettre sur le dos comme une vieille putain troussant ses jupes et, retournant au chaos originel, en dévoiler la face cachée pour montrer que son envers n’est qu’un simple entassement d’ordures et de détritus poussé dans un caniveau et contemplé par quelques-unes de ces femmes comme celles que l’on paie pour veiller les morts et quelques-uns de ces hommes aussi, moustachus et casquettés, que l’on paie aussi pour les charger et les transbahuter sur des corbillards, et encore de ces gens endimanchés, stupéfaits et indifférents pareils à ceux qu’on voit suivre les enterrements, et encore ceux en blouses ou en manches de chemise qui s’arrêtent un instant de travailler et se découvrent pour les regarder passer, tous rangés sur la droite comme les spectateurs qui attendent une course cycliste, toutes les têtes expectatives tournées vers l’appareil du photographe, les derniers, les plus éloignés se penchant en avant pour mieux voir venir non pas la charge des dragons courbant les épaules sous la grêle de pavés, de chaises cassées et de pots de fleurs mais simplement l’objectif à rideau, les visages neutres, inexpressifs, puisqu’il n’y a en somme devant eux que quelques pavés, un charreton, un banc cassé et un mur de pierres meulières couvert d’affiches vantant des marques d’apéritif, de moutarde, et un sel de table.