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Gilgamesh
Qu’elle ne revienne jamais
Est ce qui rend la vie si douce.
Emily DICKINSON.
À cette époque, saluée non sans emphase comme l’aube d’un nouvel âge, si les funérailles spatiales étaient devenues courantes, leur prix restait exorbitant. Ce nouveau marché où la compétition était forte attirait en particulier tous ceux qui, naguère, auraient demandé que leurs cendres fussent dispersées sur la terre où ils étaient nés, ou au moins dans la ville qui avait vu le début de leur fortune. On pouvait maintenant prendre des dispositions pour que ses restes allassent tourner éternellement autour de la Terre – éternellement n’étant qu’une métaphore. Il suffisait d’ajouter un bref codicille à ses dernières volontés. Alors (en admettant, bien entendu, que votre fortune fût suffisante), une fois votre dépouille mortelle incinérée, vos cendres étaient comprimées dans une bière miniature, presque de la taille d’un jouet, sur laquelle étaient gravés votre nom et vos dates, ainsi que le symbole religieux de votre choix (voyez notre catalogue). En compagnie de quelques centaines d’autres cercueils de la même sorte, on l’expédiait ensuite à une altitude intermédiaire, afin d’éviter aussi bien les orbites géostationnaires encombrées que les orbites basses où se faisait sentir l’effet déconcertant de ralentissement de la haute atmosphère. Si bien que vos cendres décrivaient des cercles triomphants autour de votre planète natale, en plein milieu de la ceinture de radiation de Van Allen, un blizzard de protons où personne de bon sens n’enverrait de satellite. Mais les cendres ne se formalisent pas.
Autrement dit, à ces altitudes, la Terre se voyait maintenant entourée des restes de ses citoyens les plus notables, et un visiteur peu averti, arrivant de quelque monde lointain, aurait pu penser à bon droit être tombé sur une sinistre nécropole de l’âge de l’espace. Son emplacement dangereux expliquait que, malgré leur chagrin, les parents n’allassent jamais rendre visite à ce cimetière.
Méditant sur ce phénomène, S. R. Hadden avait été consterné de constater quelles portions minimes de leur corps ces défunts célèbres vouaient à l’immortalité. La crémation pulvérisait en atomes tous les organes – cerveau, cœur –, bref, tout ce qui était le caractère distinctif d’une personne. Plus rien d’eux ne restait après l’incinération, se dit-il, si ce n’est de la poudre d’os, et même la civilisation la plus avancée aurait eu du mal à reconstituer l’un d’eux à partir de ces restes. Et pour comble, on plaçait les cercueils en plein dans la ceinture de Van Allen, là où même cette poignée de cendres se calcinait lentement.
Il aurait été bien plus intelligent de conserver quelques-unes de leurs cellules, avec l’ADN intact. Il eut alors l’idée d’une entreprise qui, moyennant une confortable rétribution, congèlerait un peu de tissu épithélial et l’enverrait sur une orbite très haute, bien au-dessus de la ceinture de Van Allen, peut-être même au-dessus de l’orbite géostationnaire. Inutile de mourir avant. Faites-le tout de suite, tant que vous y pensez. Au moins les biologistes moléculaires d’un autre monde, ou encore ceux de la Terre dans un lointain avenir, auront-ils une chance de vous reconstituer et de vous cloner à partir de zéro. On se frotterait les yeux, on s’étirerait et se réveillerait en l’an dix millions et quelques. Et même si l’on ne faisait rien de ces restes, de multiples copies de vos instructions génétiques existeraient toujours. En théorie, vous seriez toujours vivant. Dans un cas comme dans l’autre, on pourrait même dire, éternellement.
Au fil de ses réflexions sur le sujet, Hadden en vint à penser que ce projet était encore trop modeste. Parce que quelques cellules grattées sur la plante de l’un de vos pieds, ce n’est pas réellement vous. Au mieux pouvait-on reconstituer votre forme physique ; mais ce n’était pas vous-même. Tant qu’à faire les choses sérieusement, il fallait y ajouter des photos de famille, une autobiographie détaillée à l’extrême, tous les livres et les enregistrements que l’on avait aimés, bref tout ce qui avait compté pour soi-même. Votre eau de toilette ou votre boisson préférée, par exemple. On atteignait des sommets d’égocentrisme, et l’idée enchantait Hadden. L’époque, après tout, n’avait-elle pas engendré une espèce de délire eschatologique soutenu ? Il lui semblait naturel d’envisager sa propre fin comme tout le monde envisageait celle de l’espèce ou de la planète, ou encore envisageait l’ascension céleste en masse des élus.
On ne pouvait exiger des extra-terrestres qu’ils parlassent l’anglais. Si l’on attendait d’être ressuscité par eux, il fallait qu’ils connaissent votre langue, et donc inclure un système de traduction, un problème qui faisait la joie de Hadden. Presque l’inverse de celui posé par le déchiffrage du message.
Du coup, une capsule spatiale relativement grande devenait nécessaire ; assez, en tout cas, pour ne plus être obligé de se limiter à de simples échantillons tissulaires. On pouvait aussi bien envoyer tout le corps. Si l’on pouvait en outre faire rapidement congeler son corps dès l’instant de sa mort, si l’on peut dire, on bénéficiait d’un nouvel avantage ; votre organisme se révélerait peut-être suffisamment en ordre de marche pour que ceux qui vous retrouveraient, quels qu’ils fussent, pussent faire mieux que simplement vous reconstituer. Ils pourraient, qui sait, vous ressusciter réellement – après, bien entendu, avoir remédié à ce qui avait provoqué votre décès. Si trop de temps passait entre l’instant de la mort et la congélation – à cause, par exemple, de l’incertitude de vos proches quant à la réalité de votre mort – les perspectives de revenir à la vie diminuaient. La solution vraiment logique, songea-t-il, serait, au fond, de se faire congeler juste avant l’instant de sa mort. On augmentait ainsi ses chances de résurrection bien que la demande pour ce genre de service dût encore être fort limitée.
La question qui se posait alors était : à quel moment précis avant la mort ? Supposons que quelqu’un sache qu’il n’a plus qu’un an à vivre, tout au plus. Ne vaudrait-il pas mieux se faire congeler tout de suite, avant que la dégradation du corps ne fût trop avancée ? Même dans ce cas, se dit Hadden avec un soupir, peu importait la maladie de dégénérescence dont on souffrait : elle pouvait être tout aussi irrémédiable après sa résurrection. On aurait été congelé pendant des durées de temps géologiques, pour mourir en quelques mois, après son retour à la vie, d’un mélanome ou de problèmes cardiaques auxquels les extra-terrestres ne connaissaient peut-être rien.
Non, conclut-il, il n’y a qu’une manière de réaliser parfaitement cette idée. C’est en pleine santé qu’il faut être lancé pour un aller simple vers les étoiles. Avec l’avantage incident de se voir épargner les humiliations de la maladie et du vieillissement. Loin de la zone intérieure du système solaire, la température corporelle tomberait à quelques degrés à peine au-dessus du zéro absolu. Pas besoin d’un système réfrigérant ; l’entretien était assuré. Gratuitement.
La logique de ce raisonnement le conduisit à son étape ultime : puisqu’il fallait quelques années pour atteindre la région des grands froids interstellaires, autant rester éveillé pour admirer le spectacle, et ne procéder à la congélation rapide qu’au moment de quitter le système solaire. Avec l’avantage de minimiser la dépendance vis-à-vis des appareils de cryogénisation.
Avant de seulement mettre un pied dans son domaine en orbite, disait le rapport officiel, Hadden avait pris toutes les précautions imaginables sur le plan médical, allant même jusqu’à faire procéder à la désintégration sonique de ses calculs biliaires et rénaux. Et voici qu’il était mort d’un choc anaphylactique. Une abeille avait jailli, furieuse, d’un bouquet de freesias que lui avait fait parvenir, depuis le Narnia, un admirateur. Étourdiment, ceux qui avaient conçu la pharmacie pourtant abondamment fournie du Mathusalem avaient oublié d’y inclure l’antisérum approprié. L’insecte était sans doute resté paralysé par les basses températures de la soute du vaisseau de transfert, et sa réaction était bien naturelle. On avait envoyé sur Terre le corps brisé de l’insecte pour le soumettre à la sagacité des entomologistes. L’ironie avec laquelle le destin avait frappé le milliardaire n’échappa ni aux éditorialistes des journaux ni aux prédicateurs dominicaux.
En réalité toute cette affaire n’était qu’une mystification. Il n’y avait eu ni abeille, ni piqûre, ni décès.
Hadden était en excellente santé. Au lieu de cela, au douzième coup de minuit du nouvel an, neuf heures après l’activation de la machine, s’allumèrent les moteurs d’un véhicule auxiliaire du Mathusalem. Il atteignit rapidement la deuxième vitesse cosmique qui l’arrachait à l’attraction conjuguée de la Terre et du Soleil. Il s’appelait Gilgamesh.
Hadden avait passé sa vie à augmenter son pouvoir et à méditer sur le temps. Plus on disposait de pouvoir, découvrit-il, plus on en désirait. Le pouvoir et le temps entretenaient un rapport, car tous les hommes sont égaux devant la mort. C’est pour cette raison que les anciens rois se faisaient bâtir des monuments. Mais les monuments finissaient par tomber en ruine ; les œuvres royales étaient effacées, le nom même de ces rois oublié. Et, plus important, ces rois eux-mêmes étaient aussi morts que des bûches. Cette méthode était plus élégante, plus esthétique, plus satisfaisante. Il avait découvert une porte étroite dans le mur du temps.
Il aurait sans doute eu à faire face à certaines complications s’il avait annoncé son intention au monde. Si Hadden se trouvait congelé à quatre degrés Kelvin à dix milliards de kilomètres de la Terre, quel était au juste son statut légal ? Qui contrôlerait ses sociétés ? Faire croire à sa mort était beaucoup plus net. Dans un petit codicille joint à un testament très complet, il laissait à ses héritiers et à ses ayants droit une nouvelle société, spécialisée dans les moteurs de fusée et la cryogénie, qu’il avait prévu de faire appeler Immortality Inc. Il n’eut plus besoin de s’occuper de la question par la suite.
Le Gilgamesh ne comportait pas de récepteur radio.
Hadden n’avait plus envie de savoir ce qui était arrivé au Groupe des Cinq. Il ne voulait plus entendre parler de la Terre, que ce fût pour des nouvelles réjouissantes ou désolantes. Il en avait fini avec la vaine agitation du monde. Rien que la solitude, des pensées élevées… le silence.
Si, au cours des quelques années suivantes, il arrivait la moindre chose imprévue, il suffirait d’appuyer sur un bouton pour mettre en marche l’installation cryogénique du Gilgamesh. En attendant cet instant, il disposait de toute une réserve de livres, de musique et d’enregistrements vidéo. Il ne serait pas seul. Il n’avait jamais beaucoup recherché la compagnie. Yamagishi avait un instant envisagé de l’accompagner, mais s’était finalement désisté ; il serait perdu, avait-il dit, sans son « personnel ». Or un tel voyage n’avait rien d’attrayant pour le personnel, et de toute façon la place manquait. La monotonie de l’alimentation et le confort Spartiate auraient pu faire reculer plus d’un, mais Hadden était l’homme d’un grand rêve, et il le savait. Peu importait l’inconfort.
Dans deux ans, le sarcophage volant entrerait dans le puits gravitationnel potentiel de Jupiter, juste à la limite de sa ceinture de radiation, décrirait une boucle autour de la planète et serait propulsé, par effet de fronde, dans l’espace interstellaire. Pendant une journée, il bénéficierait d’une vue encore plus stupéfiante que celle dont il avait joui depuis son bureau sur le Mathusalem : celle des vastes tourbillons de nuages de Jupiter, la plus grande planète du système solaire. S’il n’y avait eu qu’une question de spectacle, Hadden aurait plutôt choisi Saturne et ses anneaux ; ces derniers lui plaisaient. Mais Saturne se trouvait à au moins quatre années de voyage de la Terre, et, toutes choses bien considérées, c’était prendre un risque important. Il faut se montrer d’une extrême prudence lorsque l’on est à la recherche de l’immortalité.
À la vitesse qu’il atteindrait, il lui faudrait quelque dix mille ans pour parcourir la distance qui le séparait de l’étoile la plus proche. Mais lorsque l’on est congelé à quatre degrés au-dessus du zéro absolu, on dispose d’un temps fou. Toutefois un beau jour – il en était sûr, même si c’était dans un milliard d’années – le Gilgamesh pénétrerait, par hasard, dans le système solaire de quelqu’un d’autre. Ou bien sa barque funéraire serait interceptée dans les ténèbres entre les étoiles, et d’autres êtres – très en avance, aux vues profondes – sauraient ce qu’il y avait à faire. Jamais une telle tentative n’avait été faite auparavant ; personne ayant vécu sur Terre n’aurait été aussi près de réussir que lui.
Avec la certitude que sa fin signifiait son commencement, il ferma les yeux et s’essaya à croiser les bras sur la poitrine. Les moteurs s’allumèrent de nouveau, cette fois-ci plus brièvement, et le vaisseau bruni s’engagea en douceur sur la trajectoire qui le mènerait aux étoiles.
Dieu sait ce que sera devenue la Terre dans quelques milliers d’années, se dit-il. Ce n’était pas son problème. Ça n’avait jamais été son problème. Pour sa part il serait endormi, profondément congelé, parfaitement préservé, et son sarcophage foncerait dans le vide interstellaire ; il surpasserait les pharaons, Alexandre, Qin. Il avait mis sur pied sa propre résurrection.