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Oscillateur harmonique
Le scepticisme est la chasteté de l’intellect, et il est indigne de s’en défaire trop tôt ou devant le premier venu : il y a de la noblesse à le conserver avec froideur et fierté pendant une longue jeunesse jusqu’au moment où, enfin, dans la maturité de l’instinct et dans la discrétion, il pourra être échangé en toute sécurité pour la fidélité et le bonheur.
GEORGE SANTAYANA,
Scepticism and Animal Faith. IX.
C’était une mission insurrectionnelle et subversive. L’ennemi était infiniment plus grand et plus puissant. Mais il en connaissait la faiblesse. Il pouvait renverser le gouvernement de l’adversaire et utiliser ses ressources à son propre profit. Et avec des millions d’agents dévoués dans la place…
Elle éternua, et essaya de trouver un mouchoir de papier propre dans la poche gonflée de sa robe de chambre présidentielle en tissu-éponge. Elle n’était pas maquillée, même si on devinait sur ses lèvres gercées des traces d’une pommade mentholée.
« Mon médecin prétend que je dois rester au lit, sinon c’est une pneumonie virale. Je lui ai demandé de me donner des antibiotiques, à quoi il a répondu que les antibiotiques ne servaient à rien contre les virus. Comment sait-il donc qu’il s’agit de virus ? »
Der Heer ouvrit la bouche pour répondre, mais la Présidente l’arrêta.
« Non, peu importe. Vous allez vous mettre à parler de l’ADN et d’identification de l’hôte, alors que je vais avoir besoin de toutes mes ressources pour écouter ce que vous avez à me dire. Si mes virus ne vous font pas peur, prenez une chaise.
— Merci, madame la Présidente. C’est au sujet de l’abécédaire. J’ai le rapport avec moi. Il comporte une longue section technique en appendice. J’ai pensé qu’elle pouvait aussi vous intéresser. En deux mots, nous arrivons à lire et à réellement comprendre la chose, presque sans difficulté. C’est un programme d’apprentissage d’une habileté diabolique. Bien entendu, quand je dis « diabolique » c’est une métaphore. Nous disposons déjà d’un vocabulaire d’environ trois mille mots.
— J’avoue ne pas comprendre comment c’est possible. Je vois bien comment on peut enseigner le nom des chiffres, par exemple ; on fait un point, et on écrit UN au-dessous, et ainsi de suite. Je peux aussi imaginer le dessin d’une étoile avec ÉTOILE écrit au-dessous. Mais je ne vois pas comment on peut faire des verbes, les temps du passé ou le conditionnel.
— Ils les font passer en partie par des films. Les films sont parfaits pour les verbes. Ils se servent également beaucoup des chiffres. Même pour des concepts abstraits ; on peut les communiquer à l’aide de chiffres. Ça marche un peu comme ça : ils comptent tout d’abord des chiffres pour nous, puis ils introduisent des termes nouveaux, des termes que nous ne connaissons pas. Tenez, je vais vous indiquer leurs mots par des lettres. Voici à peu près ce que nous lisons, compte tenu du fait que les lettres figurent les symboles introduits par les Végans. »
Der Heer écrivit :
1A1B2Z
1A2B3Z
1A7B8Z
« D’après vous, de quoi s’agit-il ? demanda le conseiller.
— Du numéro de ma carte d’identité ? Vous voulez dire qu’il existe une combinaison de traits et de points pour A, et une combinaison différente pour B, et ainsi de suite ?
— Exactement. Vous savez ce que signifient un et deux, mais pas ce que signifient A et B. À quoi vous fait penser une séquence de ce genre ?
— Euh… A signifie « plus » et B signifie « égale ». Est-ce bien ça ?
— Excellent. Mais nous ne comprenons toujours pas ce que veut dire Z, n’est-ce pas ? Maintenant, si je vous propose quelque chose comme cela :
1A2B4Y
« Qu’en pensez-vous ?
— Je ne suis pas sûre. Donnez-moi un autre exemple se terminant par Y.
— 2000A4000B0Y
— D’accord, je crois que j’ai saisi, Z veut dire que c’est vrai, Y que c’est faux.
— Bravo, c’est exact. Pas mal du tout pour une Présidente qui souffre d’un virus et d’une crise sud-africaine. Avec quelques lignes de texte, ils nous ont déjà appris quatre termes : plus, égale, vrai, faux. Des termes joliment utiles. Ensuite ils nous apprennent la division ; en divisant un par zéro, ils nous donnent le mot pour « infinité ». Ou simplement pour « indéterminé ». Ou bien ils disent : « La somme des angles d’un triangle est égale à la somme de deux angles droits. » Ils commentent en remarquant que le théorème est vrai si l’espace est plat, mais faux s’il est courbe. Vous avez donc appris comment dire « si » et…
— J’ignorais que l’espace pouvait être courbe, Ken. Qu’est-ce que vous me racontez là ? Comment l’espace peut-il être courbe ? Non, laissez tomber, laissez tomber. Ça n’a rien à voir avec tout le travail qui nous attend.
— En réalité…
— Sol Hadden m’a dit que l’idée était de lui – l’endroit où trouver l’abécédaire. Ne me regardez donc pas comme ça, der Heer. Je parle à tout le monde.
— Je ne voulais pas dire… euh… d’après ce que j’ai compris, Mr. Hadden a proposé un certain nombre d’hypothèses, mais elles avaient déjà toutes été faites par d’autres chercheurs. Le Dr Arroway les a vérifiées, et a décroché le gros lot avec l’une d’elles. C’est ce que l’on appelle la modulation de phase, ou encodage de phase.
— Oui, bon. Corrigez-moi si je me trompe, Ken. L’abécédaire est bien dispersé dans tout le message, non ? Beaucoup de répétitions. L’abécédaire était donc présent pratiquement dès le jour où Arroway a commencé à détecter le signal ?
— Peu après la découverte du troisième niveau du palimpseste, les plans de la machine.
— Et la technologie de nombreux pays est suffisante pour lire l’abécédaire, n’est-ce pas ?
— Eh bien, on a besoin d’un système appelé corrélateur de phase. De toute façon, oui, du moins celle des pays qui comptent.
— Autrement dit, les Russes ont très bien pu découvrir l’abécédaire il y a un an, non ? Ou les Chinois, ou les Japonais. Comment savez-vous si la machine n’est pas déjà à moitié construite quelque part ?
— J’ai envisagé cette éventualité, mais Marvin Yang estime que c’est impossible. Les photos des satellites, les renseignements électroniques, les informations de nos agents, tout confirme qu’il n’y a aucun signe d’un important projet de construction, ce qui serait indispensable pour la mise en œuvre. Non, nous sommes tous passés à côté ; séduits par l’idée que l’abécédaire devait se trouver au début, et non pas dispersé au milieu du message. Ce n’est que lorsque le message s’est répété et que nous avons découvert son absence que nous avons commencé à faire d’autres hypothèses. Tout ce travail a été accompli en étroite collaboration avec les Russes et tous les autres. Nous ne pensons pas que quelqu’un soit en avance sur nous, mais par ailleurs, tout le monde possède l’abécédaire, maintenant. Je n’estime pas qu’il y ait lieu d’envisager pour nous un processus unilatéral.
— Pas question d’un processus unilatéral, en effet. Je veux simplement être sûre que personne d’autre n’a adopté un processus unilatéral. Bon, revenons à l’abécédaire. Vous savez comment dire vrai-faux, si-donc, et que l’espace est courbe. Comment fait-on pour construire une machine avec ça ?
— Vous savez, je commence à me dire que ce refroidissement n’a en rien altéré vos facultés. Eh bien, ce n’est qu’un point de départ. Par exemple, ils nous présentent une table périodique des éléments, ce qui permet de nommer tous les éléments chimiques, l’idée de l’atome, l’idée de noyau, de proton, de neutron, d’électron. Un peu de mécanique quantique là-dessus, histoire de voir si nous faisons bien attention. Entre parenthèses, nous avons déjà appris certaines choses par ces procédés de vérification. Ensuite, ils concentrent le tir sur les matériaux particuliers indispensables à la construction. Par exemple, pour une raison encore mystérieuse, nous avons besoin de deux tonnes d’erbium ; ils proposent une technique astucieuse pour l’extraire de roches ordinaires. »
Der Heer leva une main, paume en avant, en un geste de conciliation. « Ne me demandez surtout pas pourquoi ils ont besoin de deux tonnes d’erbium. Personne n’en a la moindre idée.
— Je n’allais pas vous le demander. Je voulais savoir comment ils vous ont expliqué ce que représentait une tonne.
— Ils l’ont comptée en masses de Planck. Une masse de Planck est…
— Peu importe, peu importe. C’est quelque chose que connaissent tous les physiciens de la planète, n’est-ce pas ? Et moi, je n’en ai jamais entendu parler. La question de fond, maintenant. Comprenons-nous suffisamment bien l’abécédaire pour commencer la lecture du message ? Serons-nous ou non capables de construire la machine ?
— La réponse semble être oui. Cela ne fait que quelques semaines que nous avons l’abécédaire, et c’est par chapitres entiers que nous déchiffrons le message. Sa conception est extrêmement compliquée, ses explications sont redondantes, et, pour autant que l’on puisse en juger, il comporte un taux de répétition ahurissant dans les dessins de la machine. Nous devrions pouvoir vous en présenter un modèle réduit juste à temps pour la réunion de jeudi prochain, prévue pour sélectionner l’équipage ; si, bien sûr, vous vous sentez en état. Jusqu’ici, nous n’avons pas la moindre idée de ce que la machine est supposée faire, ni de son fonctionnement. Elle comporte en outre des éléments chimiques organiques bizarres. On se demande ce qu’ils viennent faire dans une machine. Mais presque tout le monde semble convaincu que nous pouvons la construire.
— Qui ne l’est pas ?
— Eh bien Lounatcharski et les Russes. Et, bien entendu, Billy Jo Rankin. Il reste encore des gens persuadés qu’elle va faire sauter la planète, ou déplacer son axe de rotation, ou que sais-je encore. Ce qui impressionne le plus les scientifiques, toutefois, est la précision des instructions et le nombre de manières différentes qu’ils emploient pour expliquer la même chose.
— Et qu’en dit Eleanor Arroway ?
— Que s’ils veulent nous avoir, ils seront ici dans vingt-cinq ans à peu près, et qu’il n’y a rien que nous puissions faire dans ce laps de temps pour nous protéger. Ils sont trop en avance sur nous. Voici ce qu’elle pense : « Autant la construire, et si vous avez des inquiétudes pour l’environnement construisez-la en plein désert. » Quant à lui, le professeur Drumlin dit qu’en ce qui le concerne on pourrait aussi bien la construire au centre de Pasadena. Il a ajouté qu’il assisterait minute par minute au montage de la machine et que si quelqu’un doit sauter, ce sera lui.
— Drumlin… N’est-ce pas l’homme qui le premier a pensé que c’étaient les plans d’une machine ?
— Pas exactement, il…
— J’aurai lu vos mémos à temps pour la réunion de jeudi. Autre chose à me dire ?
— Envisagez-vous sérieusement de laisser Hadden construire la machine ?
— Eh bien, comme vous le savez, cela ne dépend pas que de moi. D’après le traité que l’on est en train d’usiner à Paris, nous avons un quart des voix. Les Russes en auraient un autre quart, les Japonais et les Chinois ensemble le troisième quart, et le reste du monde le quart restant, en gros. De nombreux pays veulent construire la machine, ou au moins une partie. C’est une question de prestige, mais aussi de nouvelles industries, de nouveaux savoirs. Et tant que personne ne prend les devants, je trouve ça parfait. Il n’est pas exclu que Hadden ait une part du marché. Quel est le problème ? N’aurait-il pas la compétence technique ?
— Oh si, certainement ; mais…
— S’il n’y a rien d’autre, Ken, nous nous revoyons jeudi ; si le virus le veut. »
Au moment où der Heer fermait la porte qui donnait sur le salon adjacent à la chambre, on entendit l’explosion d’un éternuement présidentiel. Assis sur un canapé, le dos bien droit, l’officier de service ne put retenir un léger sursaut. La serviette posée à ses pieds était bourrée des codes de déclenchement des hostilités atomiques. Der Heer lui adressa un geste apaisant de ses mains, doigts tendus, la paume vers le bas. L’homme lui fit un sourire d’excuse.
« C’est donc ça, Véga ? Toutes ces histoires pour si peu de chose ? » demanda la Présidente, une note de déception dans la voix. La séance photo pour la presse était maintenant terminée, et sa vision s’était peu à peu réhabituée à la pénombre après la débauche de flashs et de projecteurs de télévision. Les photos de la Présidente, l’œil collé à l’oculaire du télescope de l’Observatoire naval, que l’on vit le lendemain dans tous les journaux étaient bien entendu une supercherie mineure. Elle n’avait strictement rien pu voir tant que les photographes avaient été présents.
« Pourquoi oscille-t-elle ?
— À cause des turbulences de l’air, madame la Présidente, expliqua der Heer. En montant, les bulles d’air chaud déforment l’image.
— Comme Si, de l’autre côté de la table, lorsque le grille-pain est entre nous. Je me souviens d’avoir vu la moitié de son visage s’effondrer », ajouta-t-elle avec tendresse, élevant un peu la voix afin d’être entendue de son conjoint, qui bavardait avec le commandant en uniforme de l’Observatoire.
« Oui, il se fait rare en ce moment, le grille-pain sur la table du petit déjeuner », répondit celui-ci avec un sourire.
Avant de prendre sa retraite, Seymour Lasker avait occupé un poste important dans un syndicat international du vêtement féminin. Il avait rencontré sa femme des décennies auparavant, alors qu’elle représentait un fabricant de New York, et c’est au cours des longues et laborieuses négociations d’un accord qu’ils tombèrent amoureux l’un de l’autre. Si l’on songeait à ce que leurs situations respectives actuelles avaient d’original, la bonne santé apparente de leurs relations était remarquable.
« Je peux me passer du grille-pain, mais je ne prends pas assez de petits déjeuners avec Si », reprit la Présidente avec un coup d’œil dans sa direction, avant de revenir à l’oculaire du télescope. « On dirait une amibe bleue, toute… molle. »
Après les difficiles négociations sur la sélection de l’équipage, la Présidente se sentait de bonne humeur ; elle ne souffrait presque plus de son refroidissement.
« Et s’il n’y avait pas ces turbulences, Ken ? Qu’est-ce que je verrais ?
— La même chose qu’avec le télescope spatial, au-dessus de l’atmosphère terrestre. Un point lumineux fixe, ne clignotant pas.
— Simplement l’étoile ? Véga elle-même ? Pas d’anneaux, pas de planètes, pas de stations spatiales de guerre au laser ?
— Non, madame la Présidente. Tous ces objets seraient beaucoup trop petits pour être vus même avec le plus gros télescope.
— Eh bien j’espère que vous savez ce que vous êtes en train de faire, vous les savants, dit-elle presque dans un murmure. Jamais on n’aura misé autant sur quelque chose que personne n’a vu. »
Der Heer parut déconcerté. « Mais… nous avons trente et une mille pages de texte, des images, un énorme abécédaire !
— Que voulez-vous, pour moi ce n’est pas la même chose que de voir. Ça relève un peu trop… de l’inférence. Et inutile de me parler de tous les chercheurs partout sur la planète qui reçoivent les mêmes données. Je sais tout ça. Ni de me rappeler la clarté et la précision des plans de la machine : je le sais aussi. Comme je sais très bien que si nous reculons, quelqu’un d’autre la construira à coup sûr. Je suis parfaitement au courant. Il n’empêche, je me sens nerveuse. »
Par le périmètre de l’Observatoire naval, le petit groupe rejoignit la résidence du vice-Président. Au cours des dernières semaines, on avait réussi non sans difficulté à mettre au point des accords provisoires pour la sélection de l’équipage. États-Unis et Union soviétique demandaient chacun deux places ; sur cette question, les deux pays se soutenaient sans réserve. C’était vis-à-vis des autres nations du Consortium mondial du message que ça n’allait plus. Il était en effet devenu de plus en plus difficile, pour les États-Unis comme pour l’Union soviétique (et même s’ils étaient d’accord), d’imposer leur point de vue au reste du monde, comme c’était encore le cas quelques dizaines d’années auparavant.
On essayait de promouvoir l’idée que cette entreprise devait être celle de toute l’espèce humaine. L’appellation « Consortium mondial du message » était sur le point d’être changée en « Consortium mondial de la machine ». Les nations qui avaient recueilli ne serait-ce qu’un fragment du message arguaient de ce fait pour obtenir un siège. Les Chinois avaient rappelé qu’ils seraient un milliard et demi vers le milieu du siècle suivant, même si beaucoup de couples n’avaient qu’un enfant, à la suite de la campagne gouvernementale de contrôle des naissances. Une fois adultes, ces enfants, avançaient-ils, seraient plus intelligents et affectivement plus solides que les enfants d’autres pays où les politiques de la famille étaient moins contraignantes. Étant donné que les Chinois joueraient donc un rôle de premier plan dans les affaires mondiales dans moins de cinquante ans, ils méritaient, estimaient-ils, une place dans la machine. C’était un argument que reprenaient volontiers les responsables de nombreuses nations non représentées dans le Consortium.
L’Europe et le Japon abandonnèrent l’idée d’avoir un membre d’équipage en échange d’une forte participation dans la construction des composants de la machine, convaincus d’en retirer des bénéfices économiques importants. Finalement, on aboutit à un premier compromis, avec un siège pour quatre pays : États-Unis, Union soviétique, Chine et Inde, le cinquième restant à pourvoir. Il était le fruit d’une laborieuse négociation multilatérale, dans laquelle on avait pris en considération le poids démographique, la puissance économique, industrielle et militaire, mais aussi les appartenances politiques et même des éléments de l’histoire de l’espèce humaine.
Pour le cinquième siège, le Brésil et l’Indonésie se mirent sur les rangs, arguant de l’importance de leur population ; la Suède se proposa, en tant que compromis modérateur ; l’Égypte, l’Irak, le Pakistan et l’Arabie Saoudite fondaient leur revendication sur l’idée d’équité religieuse. D’autres proposaient enfin qu’au moins ce siège soit pourvu sur la base du mérite personnel plutôt que sur l’identité nationale. Aucune décision ne fut prise ; remise à plus tard, elle restait un atout à jouer.
Dans les quatre pays sélectionnés, savants, dirigeants politiques et personnalités importantes se lancèrent dans le difficile exercice du choix d’un candidat. Ce processus prit l’allure d’un débat national aux États-Unis. Enquêtes et sondages aboutirent à citer les noms plus ou moins cotés de responsables religieux, de héros sportifs, d’astronautes, de gagnants de la médaille d’honneur du Congrès, de scientifiques, d’acteurs de cinéma, de l’épouse d’un ancien Président, d’animateurs de télévision, de membres du Congrès, de millionnaires aux ambitions politiques, de directeurs de grandes fondations, de chanteurs de country and western et de rock and roll, de présidents d’université ; des voix se portèrent même sur la dernière Miss America.
Par une longue tradition, qui datait de l’époque où la résidence du vice-Président avait été transférée dans le périmètre de l’Observatoire naval, le personnel était constitué de sous-officiers d’origine philippine faisant leur service armé dans la Marine américaine. En blazers bleus élégants, à la pochette surmontée de l’inscription Vice-President of the United States, ils servirent le café. Seuls quelques participants à la réunion chargée de sélectionner l’équipage étaient présents à cette soirée informelle.
Seymour Lasker avait eu le sort singulier de devenir le premier « président consort » de l’histoire des États-Unis. Il portait ce fardeau – les dessins humoristiques, les plaisanteries flagorneuses et les remarques du genre « ce qu’il fait aucun homme ne l’a fait avant lui » – avec tant de simplicité et de bonne humeur que les Américains finirent par lui pardonner d’avoir épousé une femme ayant le toupet d’imaginer qu’elle pouvait diriger la moitié du monde. Lasker était en train de faire rire aux éclats la femme du vice-Président et son jeune fils au moment où la Présidente entraîna der Heer dans un salon voisin faisant office de bibliothèque.
« Très bien, commença-t-elle. Nous n’avons pas à prendre de décision officielle aujourd’hui, ni à faire de déclaration publique sur nos délibérations. Voyons si nous pouvons résumer brièvement la situation. Nous ignorons ce que cette fichue machine doit faire, mais il paraît raisonnable de supposer qu’elle ira sur Véga. Personne n’a la plus petite idée sur la façon dont elle peut marcher, ni sur le temps que cela devrait prendre. À combien sommes-nous de Véga, déjà ?
— Vingt-six années-lumière, madame la Présidente.
— Autrement dit, si la machine était une sorte de vaisseau spatial et pouvait voyager à la vitesse de la lumière – oui, je sais que c’est impossible, que l’on peut seulement s’en approcher, ne m’interrompez pas – il lui faudrait vingt-six ans pour s’y rendre, du moins en fonction du temps mesuré sur Terre. Est-ce bien ça, der Heer ?
— Oui, exactement. À quoi il faut ajouter quelque chose comme une année d’accélération jusqu’à proximité de la vitesse de la lumière, plus une année de ralentissement à l’approche de Véga. Mais du point de vue des membres de l’équipage, le voyage aurait duré beaucoup moins ; deux ans peut-être. Tout dépend à quel point l’engin peut s’approcher de la vitesse de la lumière.
— Pour un biologiste, der Heer, vous voilà bien savant en astronomie.
— Merci, madame la Présidente. J’ai essayé de m’immerger complètement dans le sujet. »
Elle le scruta attentivement, puis reprit au bout d’un instant : « Si bien que dans la mesure où la machine se rapproche de très près de la vitesse de la lumière, l’âge des membres de l’équipage n’a guère d’importance. Si cependant le voyage doit durer dix, vingt ans ou davantage – et vous dites que c’est possible –, il faudrait envoyer quelqu’un de jeune. Or, les Russes ne s’inquiètent pas de cet argument. Nous croyons en effet savoir qu’ils hésitent entre Arkhangelski et Lounatcharski, qui ont tous deux la soixantaine. »
Elle avait achoppé sur les noms, qu’elle lisait sur une fiche devant elle.
« Il est à peu près certain que les Chinois enverront Xi ; lui aussi a dans les soixante ans. C’est pourquoi, si j’avais la certitude qu’ils savent ce qu’ils font, je serais tentée de dire : au diable, envoyons nous aussi un sexagénaire. »
Comme der Heer le savait, Drumlin venait d’avoir soixante ans.
« D’un autre côté…, commença-t-il.
— Oui, la biologiste indienne n’a qu’une quarantaine d’années, je sais… En un sens, je n’ai jamais rien vu d’aussi ridicule. Nous choisissons quelqu’un pour le faire participer à des jeux Olympiques sans avoir la moindre idée de ce que sera l’épreuve. Je ne vois pas pourquoi il faut à tout prix envoyer des scientifiques ; le Mahatma Gandhi ferait beaucoup mieux l’affaire. Ou Jésus-Christ, tant que nous y sommes. Inutile de préciser qu’ils sont indisponibles, der Heer, je le sais.
— Quand on ne connaît pas l’épreuve, on envoie un champion du décathlon.
— Oui, et vous vous apercevez qu’il s’agit d’échecs, d’éloquence, ou de sculpture, et votre champion finit dernier. Bon d’accord, vous estimez que ce devrait être quelqu’un ayant réfléchi à la vie extra-terrestre et mêlé de près à la réception et au décryptage du message.
— Quelqu’un qui ait au moins étudié de près la façon de penser des Végans, ou au moins la façon dont les Végans s’attendent à ce que nous pensions.
— Et les meilleurs, dans ce domaine, ne sont que trois, dites-vous. »
De nouveau, elle consulta ses notes. « Arroway, Drumlin, et… celui qui se prend pour un général romain.
— Le Dr Valerian, madame la Présidente. Je ne sais pas s’il se prend pour un général romain ; c’est simplement son nom.
— Ce Valerian n’a même pas voulu répondre au questionnaire du comité de sélection. Et il n’a pas voulu pour ne pas quitter sa femme, c’est bien ça ? Je ne le critique pas. Ce n’est pas un imbécile. Il sait comment faire marcher un ménage. Ce n’est pas parce que sa femme est malade, ou quelque chose comme ça ?
— Non, non. Pour autant que je sache, elle est en excellente santé.
— Tant mieux pour eux. Envoyez-lui une note personnelle de ma part – quelque chose du genre « vous devez être une femme extraordinaire pour qu’un astronome renonce à l’univers pour vous ». Mais dites cela un peu mieux, der Heer. Vous voyez ce que je veux. Pourquoi ne pas ajouter une citation ? De la poésie, peut-être. Mais rien de trop exubérant. (Elle agita l’index dans sa direction.) Ces Valerian peuvent nous apprendre quelque chose. Pourquoi ne pas les inviter pour un dîner officiel ? Nous aurons le roi du Népal dans deux semaines. Ça fera très bien l’affaire. »
Der Heer griffonnait furieusement. Il allait devoir appeler le secrétariat chargé des invitations à la Maison-Blanche dès la fin de cette réunion, et il avait un appel encore plus urgent à passer. Cela faisait des heures qu’il n’avait pu s’approcher d’un téléphone.
« Ce qui nous laisse Arroway et Drumlin. Elle a quelque chose comme vingt ans de moins, mais lui est dans une forme physique éblouissante. Il fait du deltaplane, de la plongée sous-marine, du parachutisme… c’est un savant éminent, il a beaucoup contribué au décryptage du message et il sera ravi de discuter avec les autres sexagénaires. Il n’a pas travaillé sur les armes nucléaires, n’est-ce pas ? Pas question d’envoyer quelqu’un qui aurait collaboré dans ce domaine.
« Cela dit, Arroway est également une scientifique éminente. Elle a dirigé efficacement tout le Projet Argus, elle connaît le message mieux que personne et possède un esprit curieux de tout. On voit tout de suite qu’elle s’intéresse à beaucoup de choses. Elle donnerait aussi une image plus jeune de l’Amérique. » La Présidente se tut.
« Et vous l’aimez, der Heer, reprit-elle au bout d’un instant. Je n’ai rien à y redire. Je l’aime bien, moi aussi. Mais elle fait parfois des sorties intempestives. Avez-vous bien étudié son questionnaire, Ken ?
— Je crois deviner à quel passage vous faites allusion, madame la Présidente. Mais le comité de sélection l’a gardée sur la sellette pendant près de huit heures, et il lui est arrivé d’être agacée par des questions qu’elle trouvait stupides. Drumlin a réagi de la même façon. Elle tient peut-être ça de lui ; elle a été son étudiante pendant un certain temps.
— Oui, lui aussi s’est laissé aller à deux ou trois reprises. En principe, tout est prêt sur ce magnétoscope. Tout d’abord le questionnaire d’Arroway, puis celui de Drumlin. Vous n’avez plus qu’à appuyer sur le bouton « marche », Ken. »
Ellie apparut sur l’écran de télévision, en train de répondre aux questions dans son bureau du Projet Argus. Il arrivait même à reconnaître le morceau de papier jaunâtre, derrière elle, avec la citation de Kafka. Qui sait si elle n’aurait pas été plus heureuse, au fond, si elle n’avait jamais capté autre chose que le silence des étoiles ? se dit-il. Deux rides s’étaient creusées aux coins de sa bouche, et elle avait des poches sous les yeux. Il découvrit également deux plis verticaux sur son front, dans l’axe de son nez, qu’il ne connaissait pas. Sur cet enregistrement, Ellie avait l’air terriblement fatiguée, et der Heer ressentit une bouffée de culpabilité.
« Ce que je pense de la crise de surpopulation mondiale ? disait-elle. Si je suis pour ou si je suis contre, c’est ça que vous voulez savoir ? Vous pensez que c’est une question essentielle que l’on me posera sur Véga, et vous tenez à savoir si j’y répondrai bien ? D’accord. Les problèmes de surpopulation font que je suis en faveur de l’homosexualité et du célibat des prêtres. Un clergé célibataire, en particulier, voilà une bonne idée, car elle permet de freiner la tendance au fanatisme héréditaire. »
Ellie se pétrifia sur l’écran, dans l’attente de la question suivante. La Présidente avait appuyé sur le bouton « pause ».
« Je veux bien admettre que certaines questions n’étaient pas très pertinentes, reprit la Présidente. Nous ne souhaitons cependant pas que quelqu’un placé dans une situation aussi en vue, dans le cadre d’un projet aux implications internationales aussi positives, laisse échapper des réflexions racistes. Nous voulons avoir les pays en voie de développement à nos côtés dans cette affaire. Nous avions une bonne raison de poser cette question. Ne trouvez-vous pas que sa réponse manque de… tact ? Elle est un peu trop sarcastique, votre Dr Arroway. Jetons maintenant un coup d’œil sur Drumlin. »
Derrière son nœud papillon bleu à pois blancs, Drumlin, bronzé à point, avait l’air en pleine forme. « Oui, je sais bien que tous nous avons des émotions, disait-il. Mais il ne faut pas oublier ce que sont exactement les émotions. Elles déclenchaient des comportements adaptatifs à une époque où nous étions encore trop stupides pour raisonner sur les choses. Je peux très bien comprendre que si une meute d’hyènes fonce sur moi la gueule ouverte, je ne vais pas tarder à avoir des ennuis. Nul besoin de quelques centimètres cubes d’adrénaline pour me faire saisir la situation. Je peux même comprendre l’importance qu’il y aurait pour moi à apporter ma contribution génétique à la génération suivante ; je n’ai pas fondamentalement besoin de testostérone dans le sang pour m’aider. Êtes-vous sûrs qu’un être extra-terrestre très en avance sur nous sera le jouet de ses émotions ? Je sais qu’il en est qui me trouvent trop froid, trop réservé. Mais si vous voulez réellement comprendre les extra-terrestres, c’est moi que vous enverrez. Je leur ressemble plus que n’importe qui d’autre. »
« Vous parlez d’un choix ! s’exclama la Présidente. L’une est athée, et l’autre se prend déjà pour un Végan. Pourquoi faut-il absolument envoyer des scientifiques ? Pourquoi pas, tout simplement, des gens… ordinaires ? Question purement rhétorique, ajouta-t-elle précipitamment. Je sais bien pourquoi il faut envoyer des scientifiques. Le message parle science et est écrit en langage scientifique. Nous savons que nous partageons au moins une chose avec les gens de Véga : la science. Ce sont de bonnes raisons, Ken. Je ne les ai pas oubliées.
— Elle n’est pas athée, mais agnostique. Elle a l’esprit ouvert. Ce n’est pas une dogmatique. Elle est intelligente, tenace, et très professionnelle. L’éventail de ses connaissances est très ouvert. C’est tout à fait la personne dont nous avons besoin.
— Ken, j’apprécie les efforts que vous déployez pour présenter honnêtement les éléments de ce projet. Mais il soulève par ailleurs beaucoup de peurs, d’angoisses. Ne croyez pas que j’ignore toutes les couleuvres que les hommes ont déjà dû avaler, au-delà de cette porte. En outre, plus de la moitié des gens auxquels j’en parle estiment que nous n’avons pas à construire ce machin. Tant qu’à le faire, ils exigent d’envoyer quelqu’un d’absolument sûr. Arroway est peut-être tout ce que vous dites qu’elle est, mais sûre, certainement pas. Je sens la tension monter sur la colline du Capitole, chez les gens de « La Terre d’abord », dans mon propre Comité national, et dans les Églises. J’ai cru comprendre qu’elle avait impressionné Palmer Joss, lors de la rencontre de Californie, mais elle a réussi à faire sortir Billy Jo Rankin de ses gonds. Il m’a appelée pas plus tard qu’hier et m’a dit : « Madame la Présidente – on dirait que le Madame lui écorche la bouche –, madame la Présidente, cette machine va voler tout droit chez Dieu ou chez le diable. Dans un cas comme dans l’autre, c’est un bon et honnête chrétien qu’il faut envoyer. » Il a essayé de se servir de ses relations avec Palmer Joss pour me faire fléchir dans l’intérêt supérieur de Dieu. Mais je crois bien qu’il prêchait pour son propre compte. Pour quelqu’un comme Rankin, Drumlin sera beaucoup plus acceptable qu’Arroway.
« Je reconnais que Drumlin a quelque chose de désagréablement glacial. Mais il est fiable, patriote, équilibré. Son cursus scientifique est irréprochable. En outre, il est volontaire. Non, il faut que ce soit Drumlin. Tout ce que je puis lui offrir, c’est le poste de remplaçante.
— Puis-je le lui dire ?
— Nous ne pouvons pas informer Arroway avant Drumlin, n’est-ce pas ? Dès que la décision finale sera prise, je vous avertirai, et nous informerons Drumlin. Allez, souriez, Ken. Ne préférez-vous pas la voir rester sur la Terre ? »
Il était déjà six heures lorsque Ellie termina la séance d’information de l’équipe du Département d’État qui devait aller épauler les négociateurs américains de Paris. Der Heer lui avait promis d’appeler dès la fin de la réunion de sélection de l’équipage. Il tenait à la mettre au courant en personne. Elle savait bien qu’elle n’avait pas montré suffisamment de déférence vis-à-vis de ses examinateurs, et pouvait être éliminée pour cette raison, parmi une douzaine d’autres. Elle avait malgré tout l’impression qu’il lui restait une chance.
Il y avait bien un message qui l’attendait à l’hôtel, mais pas du genre de ceux que griffonnent les standardistes « en votre absence » ; il s’agissait d’une lettre scellée, sans timbre, portée par quelqu’un. Elle disait : « Veuillez me retrouver au Musée national de science et technologie, ce soir à vingt heures. Palmer Joss. »
Aucune formule de courtoisie, aucune explication, aucune allusion au sujet qu’il voulait aborder. Voilà un homme qui avait réellement la foi. Sans doute était-il passé à tout hasard dans l’après-midi, ayant appris (peut-être du secrétaire d’État lui-même, tout était possible) qu’elle était en ville, dans l’espoir de la trouver à l’hôtel. La journée avait été éprouvante et l’idée de perdre du temps à faire autre chose que travailler sur le message l’ennuyait. Mais même si quelque chose en elle n’acceptait ce rendez-vous qu’à contrecœur, elle se doucha, se changea, acheta un paquet de fruits secs, et se retrouva dans un taxi en à peine quarante-cinq minutes.
C’était un peu moins d’une heure avant la fermeture, et le musée était déjà pratiquement vide. D’énormes machines noires remplissaient tous les recoins d’un immense hall d’entrée. Ici était remisé l’orgueil des industries du XIXe siècle dans les domaines de la fabrication des chaussures, du textile et de l’exploitation du charbon. Un orgue mécanique à vapeur de l’exposition de 1876, une calliope, jouait un air guilleret que l’on aurait dit avoir été écrit pour des cuivres à l’intention d’un groupe de touristes d’Afrique orientale. Joss restait invisible. Elle contint son envie de faire demi-tour.
Devoir rencontrer Palmer Joss dans un tel musée, réfléchit-elle, alors que la seule chose dont on eût parlé avec lui était la religion et le message, posait une énigme particulière. Un peu comme le problème de la sélection des fréquences du SETI : sans avoir jamais reçu le moindre message en provenance de civilisations plus avancées que la nôtre, il faut deviner sur quelle fréquence ont décidé d’émettre des êtres dont on ne sait strictement rien, même pas s’ils existent. On doit trouver quelque chose connu des uns comme des autres. Ils doivent savoir comme nous quel est le type d’atome le plus fréquent dans l’univers, et la fréquence radio précise et caractéristique à laquelle il absorbe et il émet. C’est au nom de cette logique que l’on avait choisi d’écouter entre autres, dès le début, sur celle de 1 420 mégahertz de l’hydrogène. Quel pourrait être ici l’équivalent ? Le téléphone d’Alexander Graham Bell ? Le télégraphe ? Le procédé Marconi… mais non, bien sûr !
« Y a-t-il un pendule de Foucault dans ce musée ? » demanda-t-elle à un gardien.
L’écho de ses talons hauts sur le sol de marbre emplissait la galerie tandis qu’elle s’approchait de la rotonde. Joss était incliné sur la rambarde, les yeux perdus sur les mosaïques du sol représentant les différents points cardinaux. On pouvait voir de petites barres indiquant les heures, certaines droites, d’autres tombées, évidemment renversées par le passage du pendule. Quelqu’un l’avait arrêté autour de dix-neuf heures, et sa lentille pendait, immobile. Ils étaient absolument seuls. Cela faisait une bonne minute qu’il l’avait entendue approcher, et il ne disait toujours rien.
« Vous avez décidé que prier peut arrêter un pendule ? demanda-t-elle avec un sourire.
— Ce serait un abus de confiance, répondit-il.
— Je ne vois pas pourquoi. Vous feriez une quantité phénoménale de conversions. C’est très facile à faire de la part de Dieu, et si j’ai bonne mémoire, vous vous entretenez régulièrement avec lui… Ce n’est pas ça, hein ? C’est vous qui voulez tester ma foi dans la physique de l’oscillation harmonique ? Eh bien d’accord. »
Elle était stupéfaite à l’idée que Joss voulût la soumettre à cette épreuve, mais déterminée à tenir bon. Elle laissa son sac à main glisser de son épaule, et retira ses chaussures. Joss bondit avec grâce par-dessus la rambarde et l’aida à la franchir à son tour. Moitié marchant, moitié glissant le long de la pente carrelée, ils arrivèrent à la hauteur de la lentille. Elle était d’un noir terne, et Ellie se demanda si elle était en plomb ou en acier.
« Il va falloir m’aider », dit-elle. Elle put facilement passer les bras autour de la lentille qu’ils déplacèrent jusqu’à ce qu’elle fît un angle important par rapport à la verticale et fût exactement à la hauteur de son visage. Joss l’observait attentivement. Il ne lui demanda pas si elle était bien sûre d’elle, il omit de l’avertir de ne pas tomber en avant, comme de la mettre en garde contre l’éventualité d’imprimer une composante horizontale à la lentille au moment où elle la lâcherait. Derrière elle il y avait encore plus d’un mètre de sol plat avant qu’il ne commençât à se redresser en un mur circulaire. À condition de garder son sang-froid, se dit-elle, c’était du tout cuit.
Elle lâcha la lentille.
La période d’un pendule simple, calcula-t-elle, un peu étourdie, est 2 π, racine carrée de L/g, L étant la longueur du pendule, et g l’accélération due à la gravitation. Étant donné l’effet de friction sur son point d’ancrage, un pendule ne peut jamais revenir plus haut que sa position de départ. Je dois simplement éviter de bouger vers l’avant, se rappela-t-elle.
À proximité de la rambarde, de l’autre côté, la lentille ralentit et s’immobilisa ; puis elle repartit dans l’autre sens, et se mit à avancer beaucoup plus vite que ce à quoi elle s’attendait. Au fur et à mesure qu’elle avançait sur elle, elle avait l’air de grossir dans d’inquiétantes proportions. Elle était énorme, elle la touchait presque. Elle eut un hoquet.
« J’ai bougé », fit Ellie d’un ton de déception, tandis que la lentille s’éloignait à nouveau d’elle.
« À peine, presque rien.
— Non, j’ai bougé.
— Vous croyez. Vous croyez dans la science. À peine avez-vous l’ombre d’un doute.
— Non, ce n’est pas ça. Mais un cerveau vieux d’un million d’années luttant contre un instinct vieux d’un milliard d’années. C’est pourquoi votre boulot est beaucoup plus facile que le mien.
— Dans ce domaine, nos boulots sont identiques. À mon tour », ajouta-t-il, arrêtant la lentille au sommet de sa trajectoire.
« Mais ce n’est pas votre croyance dans la conservation de l’énergie qu’il s’agit de mettre à l’épreuve. »
Il sourit et affermit la position de ses pieds.
« Eh ! Qu’est-ce que vous fabriquez là-dedans ? cria quelqu’un. Êtes-vous cinglés ou quoi ? » Un gardien du musée qui faisait sa tournée de vérification, avant la fermeture de l’institution, venait de tomber sur le spectacle assez inattendu de cet homme et de cette femme descendus dans une fosse que surplombait un pendule, au milieu d’une salle par ailleurs déserte.
« Oh tout va bien, monsieur, fit Joss d’un ton joyeux. Nous mettons simplement notre foi à l’épreuve.
— Ce n’est pas à la Smithsonian Institution qu’il faut faire ça, répliqua le gardien. Vous êtes dans un musée, ici. »
En riant, Joss et Ellie remirent le pendule en position immobile et refirent l’ascension de la paroi carrelée.
« C’est certainement autorisé par le premier amendement, dit-elle.
— Ou par le premier commandement », répliqua Joss. Elle enfila ses chaussures, remit le sac à son épaule, et la tête haute, elle emboîta le pas à Joss et au gardien. Sans avoir besoin de s’identifier et sans être reconnus, ils réussirent à le convaincre de ne pas dresser de procès-verbal. Ils furent toutefois escortés hors du musée par une escouade fournie d’hommes en uniforme, peut-être inquiets de voir Joss et Ellie embarquer sur la calliope à vapeur pour se lancer à la poursuite de leur insaisissable divinité.
Les rues étaient désertes. Sans un mot, ils longèrent le Mall. La nuit était claire, et sur l’horizon, Ellie distingua la Lyre.
« Celle qui est très brillante, par là, c’est Véga », dit-elle.
Joss observa longuement l’étoile. « Une réussite exceptionnelle, ce décodage du message », finit-il par répondre.
« Foutaises, oui. Tout ce qu’il y a de plus banal. Le message le plus simple qu’une civilisation avancée pouvait imaginer. Quelle honte, si nous n’avions pas été capables d’en venir à bout !
— J’ai déjà remarqué que les compliments vous hérissaient. Je ne suis pas d’accord ; il s’agit d’une découverte qui change notre avenir ; du moins ce que nous attendons de l’avenir. C’est comme le feu, l’écriture ou l’agriculture. Ou l’Annonciation. »
De nouveau il se tut, et regarda Véga. « Si vous pouviez avoir une place dans la machine, reprit-il, et faire le voyage de retour vers son expéditeur, que pensez-vous que vous trouveriez ?
— L’évolution, dans un processus aléatoire. Il y a bien trop de possibilités pour se risquer à prévoir de quoi la vie pourrait avoir l’air sur d’autres mondes. Si vous aviez visité la Terre avant l’apparition de la vie, auriez-vous prévu la girafe ou la sauterelle verte ?
— Je connais la réponse à cette question. Je parie que vous vous imaginez que tout ce que nous proposons n’est que pure fabrication, ou que nous l’avons trouvé dans un livre, ou dans un chapiteau à prière[8]. Mais ce n’est pas comme ça. J’ai une connaissance certaine et positive de ce que j’avance, tirée de ma propre expérience. Je ne peux pas mieux vous dire. J’ai vu Dieu en face. »
La profondeur de sa conviction ne semblait pas pouvoir être mise en doute. « Racontez-moi. » Ce qu’il fit.
« D’accord, finit-elle par admettre, vous avez été cliniquement mort, puis vous êtes ressuscité, et vous vous souvenez de vous être élevé dans les ténèbres vers une lumière brillante. Vous avez vu rayonner quelque chose en forme de visage humain que vous avez pris pour Dieu. Mais il n’y a rien eu, dans votre expérience, qui vous a dit que ce rayonnement avait créé l’univers ou imposé les lois morales. L’expérience est une expérience. Vous en avez été profondément affecté, cela ne fait aucun doute. Mais il existe d’autres explications possibles.
— Comme ?
— Eh bien la naissance, par exemple. Dans la naissance on passe par un long tunnel sombre avant de déboucher dans la lumière. N’oubliez pas à quel point elle doit paraître éclatante ; le bébé vient de passer neuf mois dans l’obscurité totale. La naissance est notre première rencontre avec la lumière. Pensez à quel point on doit être émerveillé et saisi à notre premier contact avec la couleur, ou la lumière et l’ombre, ou le visage humain que nous sommes probablement programmés à reconnaître. Si l’on est presque mort, le compteur se remet peut-être à zéro pendant un instant ; comprenez-moi, je ne tiens pas particulièrement à cette interprétation. Ce n’en est qu’une parmi de nombreuses possibilités. Je dis seulement que la vôtre n’est pas forcément la bonne.
— Vous n’avez pas vu ce que j’ai vu. »
Il leva une fois de plus les yeux vers Véga, l’étoile au froid clignotement blanc-bleu, puis revint sur elle.
« Ne vous êtes-vous jamais sentie… perdue dans votre univers ? Comment savez-vous ce qu’il faut faire, comment vous comporter, s’il n’y a pas de Dieu ? Obéir aux lois ou se faire arrêter, c’est ça ?
— Ce n’est pas être perdu qui vous inquiète, Palmer. C’est de ne pas être au centre de l’univers, de ne pas être la raison pour laquelle il a été créé. Il règne énormément d’ordre dans le mien ; gravitation, électromagnétisme, mécanique quantique, super-unification – tout cela se traduit par des lois. Quant à ce qui touche au comportement, pourquoi ne pas tenter de déterminer ce qui est de notre plus grand intérêt, en tant qu’espèce ?
— Voilà une vision noble et chaleureuse du monde, je n’en doute pas, et je serais le dernier à dire qu’il n’y a aucune bonté au fond du cœur des hommes. Mais que de cruautés ont été commises quand manquait l’amour de Dieu !
— Et combien ont été commises en son nom ? Savonarole et Torquemada aimaient Dieu, du moins à ce qu’ils disaient. Votre religion part du principe que les êtres humains sont des enfants et qu’il leur faut un Père Fouettard pour qu’ils ne fassent pas de bêtises. Vous voulez que les gens croient en Dieu afin qu’ils obéissent à la loi. C’est la seule méthode qui vous soit venue à l’esprit : des forces de police séculière puissantes, complétées par la menace d’une punition pour ce qu’elles n’auraient pas sanctionné, donnée par un Dieu omniscient. Quelle conception mesquine de l’humanité !
« Palmer, vous vous imaginez que parce que je n’ai pas vécu votre expérience religieuse, je ne peux apprécier la splendeur de votre dieu. Mais c’est exactement le contraire. En vous écoutant, je ne puis m’empêcher de me dire, quel petit dieu médiocre ! Une misérable planète, à peine quelques milliers d’années, mais c’est à peine digne d’une divinité de deuxième catégorie, certainement pas du Créateur de l’univers.
— Vous me confondez avec certains autres prédicateurs. Ce musée de Modesto était le territoire de frère Rankin. Je suis prêt à admettre un univers vieux de plusieurs milliards d’années. Je dis simplement que les scientifiques n’en ont pas encore apporté la preuve.
— Et moi je prétends que vous n’avez pas compris la preuve. Quels bénéfices peuvent retirer les gens d’une sagesse conventionnelle et de « vérités » religieuses qui ne sont que mensonges ? Lorsque vous croirez sincèrement que l’on peut traiter les gens en adultes, vous leur ferez alors des sermons différents. »
Il y eut un court silence, seulement ponctué par le bruit de leurs pas.
« Je suis désolée d’avoir été un peu trop agressive, reprit Ellie. Ça m’arrive, de temps en temps.
— Vous avez ma parole, docteur Arroway, que je vais sérieusement réfléchir à ce que vous avez dit ce soir. Vous avez soulevé des questions pour lesquelles j’aurais dû avoir des réponses. Mais permettez-moi, dans le même esprit, de vous poser à mon tour quelques questions. D’accord ? »
Elle acquiesça d’un signe de tête, et il poursuivit : « Songez à ce qu’est la conscience qui s’éprouve elle-même, à ce que vous ressentez en cet instant même comme conscience. Avez-vous l’impression de sentir des milliards de minuscules atomes en train de gigoter ? Et si l’on va au-delà des mécanismes biologiques, où donc la science apprend-elle ce qu’est l’amour à un enfant ? Voici ce… »
Le bip-bip de son signal retentit à cet instant ; sans doute Ken, et les nouvelles qu’elle attendait. Si c’était ça, la réunion s’était prolongée fort avant. Les nouvelles seraient peut-être tout de même bonnes. Elle regarda les lettres et les chiffres de cristaux liquides : le numéro du bureau de Ken. Il n’y avait aucune cabine téléphonique en vue, mais ils réussirent à attirer l’attention d’un taxi en maraude au bout de quelques minutes.
« Je suis désolée de devoir vous quitter aussi vite, s’excusa-t-elle. Cette conversation m’a fait très plaisir, et je vous promets de réfléchir sérieusement à vos questions… Vous vouliez m’en poser une dernière ?
— En effet. Qu’est-ce qui, dans les préceptes de la science, empêche les savants de faire le mal ? »