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L’Isomère un-delta
Observer les étoiles m’a toujours fait rêver, aussi simplement que je rêve sur les points noirs qui représentent les villes et les villages sur une carte. Pourquoi, me demandé-je, les points brillants du ciel ne seraient-ils pas aussi accessibles que les points noirs sur la carte de France ?
Vincent VAN GOGH.
Il faisait un temps splendide en cet après-midi d’automne et la température était si anormalement douce que Dévi Soukhavati n’avait même pas pris de veste. Elle descendait les Champs-Elysées en direction de la Concorde, en compagnie d’Ellie. Seules quelques autres villes de la planète, Londres, Manhattan, par exemple, pouvaient rivaliser avec Paris pour la diversité des ethnies représentées. Deux femmes marchant côte à côte, l’une en jupe et pull-over, l’autre en sari, n’avaient rien d’extraordinaire.
Une longue file d’attente, calme et polyglotte, s’était formée devant un bureau de tabac – clientèle attirée par la première semaine de vente légale de cannabis traité en provenance des États-Unis. La loi française en interdisait la vente et la consommation aux jeunes gens de moins de dix-huit ans, mais parmi les personnes qui faisaient la queue, beaucoup étaient d’âge moyen ou davantage. D’autres auraient pu avoir un passeport algérien ou marocain. On faisait pousser, en particulier en Californie et dans l’Oregon, des variétés particulièrement puissantes de cannabis destinées à l’exportation. La boutique offrait la toute dernière qualité, très prisée, et dont la croissance avait été stimulée aux ultraviolets, avec l’avantage supplémentaire de convertir certains des cannabinoïdes inertes en un isomère, le 1A. Elle portait le nom de « Sun-Kissed ». Dans la vitrine, un paquet géant de plus d’un mètre de haut proclamait : « Déductible de votre part de paradis ».
D’ailleurs les vitrines, tout au long de l’avenue, étaient un véritable feu d’artifice de couleurs violentes. Les deux femmes achetèrent à un marchand ambulant des marrons chauds dont le goût et la texture les ravirent. À chaque fois qu’Ellie voyait le sigle de la Banque nationale de Paris, BNP, elle ne pouvait s’empêcher d’y voir le terme russe pour “bière” ; il suffisait de mettre le N central à l’envers. Par une corruption perverse de leur respectable signification fiduciaire, les signes semblaient l’inviter à consommer de la bière russe. Cette incongruité l’amusait, et elle avait de la difficulté à convaincre la partie de son cerveau chargée de la lecture qu’il s’agissait de caractères latins et non cyrilliques. Un peu plus loin, elles admirèrent l’Obélisque, ancien monument religieux amené à grands frais d’Égypte, un peu déplacé au milieu de la circulation ; elles décidèrent de poursuivre leur chemin.
Der Heer avait annulé leur rendez-vous, ou du moins s’était arrangé pour ne pas pouvoir s’y rendre. Il avait téléphoné à Ellie le matin et s’était confondu en excuses sans toutefois avoir l’air au désespoir. Trop de problèmes politiques graves avaient été soulevés lors de la session de la veille. Le secrétaire d’État arrivait le lendemain par avion spécial, abrégeant une visite à Cuba. Il ne savait plus où donner de la tête, il espérait qu’Ellie voudrait bien le comprendre. Elle comprit. Elle se détesta d’avoir couché avec lui. Pour éviter de passer l’après-midi seule, elle avait appelé Dévi Soukhavati.
« L’un des termes sanscrits pour “victorieux” est abhijit, et c’était le nom de Véga dans l’Inde ancienne. C’est sous l’influence de Véga que les divinités hindoues, nos héros culturels, ont vaincu les Asura, dieux du mal. Ellie, vous m’écoutez ?… Mais il y a quelque chose de curieux ; les Asura existent aussi en Perse, mais dans ce pays ils représentent les dieux du bien. Finalement apparurent des religions dans lesquelles le maître des dieux, dieu de la lumière ou dieu-soleil, était appelé Ahura-Mazdâ. Les religions zoroastriennes ou mithriaques, par exemple. On trouve encore des zoroastriens de nos jours, et les mithriaques ont donné du fil à retordre aux premiers chrétiens. Toujours dans la même histoire, on appelait « dévîs » les divinités hindoues, surtout féminines, soit dit en passant. C’est d’ailleurs l’origine de mon propre prénom. En Inde, les dévîs sont les déesses du bien. En Perse, les dévîs sont devenues les déesses du mal. Certains érudits pensent même que le mot anglais devil (diable) aurait là son origine. La symétrie est parfaite. Il s’agit probablement d’un écho lointain de l’invasion aryenne qui a repoussé vers le sud les Dravidiens, mes ancêtres. Si bien que selon que l’on demeure d’un bord ou de l’autre de la chaîne du Kirthar, Véga soutient soit Dieu soit le diable. »
Il était évident que Dévi avait entendu parler de la rencontre de Californie avec les dirigeants religieux, vieille de seulement deux semaines, et qu’elle avait volontairement mentionné, non sans humour, cette ancienne histoire. Ellie se sentit reconnaissante. Mais du coup, il lui revint qu’elle n’avait même pas mentionné devant Joss l’hypothèse d’un message qui ne serait que les plans d’une machine dont on ignorait l’usage. Il n’allait pas tarder à en entendre parler par les médias. Il fallait absolument, se dit-elle avec fermeté, lui donner un coup de téléphone pour le mettre au courant des derniers rebondissements ; mais on disait qu’il s’était retiré dans l’isolement, et il n’avait fait aucune déclaration publique depuis la rencontre de Modesto. Rankin, en revanche, avait admis, lors d’une conférence de presse, que si des dangers existaient bien, il ne s’opposerait pas à ce que les scientifiques reçussent l’intégralité du message. Il en allait autrement de la traduction, néanmoins. Toutes les composantes sociales devaient en faire des révisions périodiques, en particulier, avait-il ajouté, les personnes chargées de la conservation des valeurs spirituelles et morales.
Elles s’apprêtaient maintenant à pénétrer dans le jardin des Tuileries, paré des somptueuses couleurs de l’automne. Un groupe d’hommes âgés et frêles – sans doute originaires de l’Asie du Sud-Est, supposa Ellie – discutait avec vigueur. Attachés aux grilles de fer forgé, des ballons de toutes les couleurs attendaient les clients. Au milieu d’un bassin circulaire se dressait une Amphitrite de pierre ; des modèles réduits de bateaux à voiles faisaient la course autour et provoquaient les cris d’une foule d’enfants aux aspirations magellaniques. Mais un poisson rouge vint percer la surface de l’eau à la hauteur du bateau de tête et le fit chavirer, au grand dam des petits garçons et des petites filles, rendus muets par cette apparition inattendue. À l’ouest, le soleil était bas, et Ellie ressentit un frisson de froid.
Elles s’approchèrent de l’Orangerie, dans l’annexe de laquelle on présentait une exposition « Images martiennes[5] » d’après l’affiche. Les véhicules automatiques de l’expédition conjointe américano-franco-russe sur Mars avaient fait une ample et spectaculaire moisson de photographies en couleurs dont certaines – comme celles des planètes extérieures retransmises par Voyager dans les années 80 – dépassaient largement le document scientifique pour devenir de l’art. L’affiche présentait un paysage pris sur le plateau Elysium. On voyait au premier plan une pyramide à trois côtés aux formes estompées, usées par l’érosion, avec un impact de cratère à proximité de la base. Des millions d’années d’un vent de sable violent, soufflant à grande vitesse, avaient produit cette forme, expliquaient les géologues planétaires. Un deuxième véhicule automatique (dans le secteur de Cydonia, de l’autre côté de Mars) s’était ensablé dans une dune mouvante et jusqu’ici les contrôleurs de Pasadena avaient été incapables de répondre à ses appels à l’aide désespérés.
Ellie était fascinée par le tableau que lui présentait Dévi : d’immenses yeux noirs, un port bien droit, un nouveau sari, aussi beau que le précédent. Elle se prit à songer qu’elle-même n’avait pas autant de grâce. Elle était d’ordinaire capable de poursuivre une conversation tout en pensant à autre chose ; mais aujourd’hui, elle avait du mal à suivre une seule ligne de pensée, sans parler de deux. Tandis qu’elles discutaient des mérites respectifs des diverses opinions sur l’opportunité (ou non) de construire la machine, elle revint en esprit à l’image qu’elle s’était faite, au récit de Dévi, de l’invasion aryenne en Inde, il y avait trois mille cinq cents ans de cela : une guerre entre deux peuples, chacun prétendant avoir obtenu la victoire, chacun en tirant des récits d’exploits inouïs exagérés à des fins patriotiques. Et finalement, l’histoire se transformait en une guerre de dieux. De « notre » côté, bien entendu, se trouve le bien ; de « leur » côté, cela va de soi, le mal. Elle essaya d’imaginer comment le démon occidental, demi-bouc aux pieds fourchus et à la queue se terminant en pointe, avait pu évoluer peu à peu, au cours des millénaires, à partir de quelque précurseur indien qui, pour autant qu’Ellie le sût, avait une tête d’éléphant et était peint en bleu.
« Cette idée de Cheval de Troie de Barouda, au fond, n’est peut-être pas aussi folle qu’elle en a l’air, fit Ellie au bout d’un moment. Mais comme Xi l’a souligné, je ne crois pas que nous ayons le choix. En vingt années et quelques, ils peuvent être ici, s’ils le veulent. »
Elles arrivaient en vue d’un arc monumental érigé dans le style romain, surmonté d’une statue héroïque d’un Napoléon conducteur de char en pleine apothéose. À long terme, d’un point de vue extra-terrestre, il y avait quelque chose de pathétique dans cette représentation. Elles se reposèrent sur un banc voisin, et leurs ombres s’allongèrent sur un parterre de fleurs aux couleurs du drapeau français.
Ellie aurait eu envie de parler de sa difficile situation sentimentale, mais le risque d’implications politiques existait ; de toute façon, c’était manquer de discrétion. Elle ne connaissait pas suffisamment bien Dévi. Au lieu de cela, elle encouragea la jeune femme à parler de sa propre vie personnelle ; Soukhavati accepta bien volontiers.
Elle était née dans une famille de brahmanes peu fortunée de l’État méridional du Tamil Nadu, région où une certaine forme de matriarcat est toujours en vigueur, comme dans une bonne partie du sud de l’Inde. Elle commença ses études à l’université hindoue de Bénarès, puis alla faire médecine en Angleterre ; là elle tomba amoureuse d’un certain Surindar Gosh, étudiant comme elle. Mais Surindar était un harijan, un intouchable ; il appartenait à une caste tellement méprisée que la vue de l’un d’eux, pour un brahmane orthodoxe, était considérée comme une souillure. Les ancêtres de Surindar avaient été contraints de mener une existence nocturne, comme les chauves-souris et les hiboux. La famille de Dévi menaça de la renier si jamais elle l’épousait ; son père déclara qu’il n’était pas question que l’une de ses filles envisageât une telle union. Si elle passait outre, il la pleurerait comme si elle était morte. Elle passa outre. « Nous nous aimions trop, dit-elle. Je n’avais pas le choix. » Mais Surindar mourut l’année même qui suivit leur mariage, d’une septicémie contractée lors d’une autopsie faite dans de mauvaises conditions d’hygiène.
Néanmoins, au lieu de la réconcilier avec sa famille, la disparition du jeune homme ne fit que radicaliser son attitude, et Dévi décida de rester en Angleterre une fois diplômée. Elle se découvrit des talents pour la biologie moléculaire, qu’elle considérait comme le prolongement naturel de ses études de médecine. Il s’avéra que ces talents étaient très réels, dans cette discipline où la méticulosité est une vertu. Ses travaux sur la reproduction des acides nucléiques la conduisirent à s’intéresser aux origines de la vie, et c’est à partir de là qu’elle en vint à se pencher sur la question de la vie sur les autres planètes.
« On pourrait dire que ma carrière scientifique s’est faite par une suite d’enchaînements libres, commentât-elle. Une chose conduisait à une autre, tout simplement. »
Elle venait de travailler récemment sur la caractérisation de la matière organique de Mars, telle que mesurée en certains endroits de la planète rouge par ces mêmes véhicules automatiques qui avaient pris les stupéfiantes photos de l’exposition de l’Orangerie. Dévi ne s’était jamais remariée, mais elle ne cacha pas à Ellie qu’elle était très courtisée. Elle avait fréquenté récemment un chercheur de Bombay qu’elle décrivait comme un « wallah[6] des ordinateurs ».
Reprenant leur promenade, elles se retrouvèrent dans la cour Napoléon, à l’intérieur du musée du Louvre. En son centre se dressait la pyramide transparente qui avait été l’objet de controverses passionnées et venait à peine d’être achevée. Sur les trois côtés de la cour, dans des niches surélevées, on pouvait voir les effigies sculptées des héros de la civilisation française. Chaque statue de grand homme (les « grandes femmes » étaient plus que rares) comportait son nom gravé sur le socle. Certaines lettres étaient parfois érodées, soit par l’effet des intempéries, soit par celui de citoyens indignés. Pour une ou deux statues, il était même difficile de reconstituer le nom, et sur celle qui avait manifestement soulevé plus que les autres l’animosité du public ne figuraient plus que les lettres LTA.
Le soleil se couchait. Le musée restait bien ouvert jusqu’en milieu de soirée, mais elles préférèrent poursuivre leur promenade le long des rives de la Seine, et elles empruntèrent le quai d’Orsay. Les bouquinistes étaient en train de refermer les volets de bois de leurs éventaires, la journée terminée. Elles marchèrent à pas lents pendant un moment, bras dessus bras dessous à la mode européenne.
Un couple de Français les précédait de quelques pas, chacun des parents tenant l’une des mains de leur fillette, âgée d’environ quatre ans et qui, tous les quatre pas, bondissait du sol, aidée de deux poignes solides. Elle éprouvait manifestement, pendant le bref instant où elle se trouvait en apesanteur, quelque chose proche de l’extase. Ses parents discutaient du Consortium mondial du message, coïncidence qui n’avait rien d’extraordinaire, dans la mesure où les journaux ne parlaient guère d’autre chose. L’homme était pour la construction de la machine ; elle pouvait déboucher sur de nouvelles technologies et créer des emplois en France. La femme se montrait plus méfiante, mais pour des raisons qu’elle éprouvait de la difficulté à préciser. Leur fillette, tresses au vent, se moquait éperdument de ce qu’il fallait faire de plans de construction venus des étoiles.
Der Heer, Kitz et Honicutt avaient décidé la tenue d’une réunion à l’ambassade américaine tôt le matin suivant, en vue de préparer l’arrivée du secrétaire d’État. Du fait de son caractère secret, cette réunion avait lieu dans la chambre noire de l’ambassade, une pièce électromagnétiquement séparée du monde extérieur, ce qui rendait caducs les systèmes d’espionnage électronique les plus sophistiqués. C’était du moins ce que l’on disait. Ellie était convaincue qu’il était possible de mettre au point des appareils capables de réduire ces précautions à néant.
Après avoir passé l’après-midi avec Soukhavati, Ellie avait trouvé la convocation qui l’attendait à son hôtel. Elle avait essayé de joindre der Heer, mais n’avait pu atteindre que Michael Kitz. Elle s’opposait à une rencontre secrète sur un tel sujet, dit-elle ; c’était une question de principe. Le message était manifestement adressé à toute la planète. Kitz répliqua qu’il ne s’agissait pas de cacher des informations au reste du monde, au moins de la part des Américains, et que cette réunion était purement consultative : son but était de préparer les États-Unis aux difficiles négociations de procédures auxquelles il fallait s’attendre. Il fit appel à son patriotisme, à ses propres intérêts et finit par évoquer de nouveau la Décision Hadden. « Pour autant que je sache, elle se trouve toujours dans votre coffre-fort sans que vous y ayez jeté un coup d’œil. Lisez-la », insista-t-il.
Elle tenta, une fois de plus sans succès, de joindre der Heer. Voilà un homme qu’elle avait vu partout dans le périmètre d’Argus, qui l’avait suivie partout dans l’appartement. Pour la première fois depuis des années, elle avait été sûre d’être réellement amoureuse. Et du jour au lendemain, on n’arrive même pas à l’avoir au bout du fil. Elle décida de se rendre à la réunion, rien que pour voir la tête de Ken.
L’idée de construire la machine enthousiasmait Kitz ; Drumlin était pour, mais avec prudence ; apparemment, der Heer et Honicutt ne se prononçaient pas ; quant à Valerian, son indécision le mettait à la torture. Déjà, Kitz et Drumlin parlaient du site de construction de la chose. À lui seul, le coût du transport interdisait de songer à fabriquer la machine, voire même simplement à l’assembler, sur la face cachée de la Lune ; Xi ne s’était pas trompé.
« En utilisant le freinage aérodynamique, il est plus économique d’expédier un kilo sur Phobos ou Deimos que sur la face cachée de la Lune, fit remarquer Bobby Bui, lui aussi présent à la réunion.
— Où diable donc se trouve ce Fobossodème ? demanda Kitz.
— Ce sont les lunes de Mars. Je songeais au freinage aérodynamique de l’atmosphère martienne.
— Et combien faut-il de temps pour se rendre sur Phobos ou Deimos ? intervint à son tour Drumlin qui tournait machinalement la cuillère dans sa tasse de café.
— Il faut compter un an, mais une fois que nous disposerons d’une flotte de transport interplanétaire et que les navettes auront commencé…
— Alors qu’il ne faut que trois jours pour la Lune ? le coupa sèchement Drumlin. Vous nous faites perdre notre temps, Bui.
— Ce n’était qu’une suggestion, protesta-t-il. Il faut bien envisager toutes les hypothèses. »
Der Heer paraissait à la fois impatient et distrait. Il était manifestement soumis à une forte pression et soit il évitait son regard, soit au contraire, crut-elle, il lui lançait un appel silencieux. Elle voulut y voir un signe encourageant.
« Si vraiment l’hypothèse d’une machine infernale vous angoisse, disait Drumlin, il suffit de s’inquiéter des sources d’énergie. Si elle n’est pas alimentée par une source d’énergie colossale, cette machine ne pourra pas déclencher l’Apocalypse. C’est pourquoi tant que les instructions ne demanderont pas la construction d’un réacteur nucléaire d’un gigawatt, je ne pense pas que nous ayons à nous soucier de ces histoires de machines infernales.
— Pourquoi, messieurs, être si pressés de construire cette machine ? » demanda Ellie à Kitz et Drumlin, assis côte à côte avec un plateau de croissants à portée de la main.
Avant de répondre, Kitz jeta un coup d’œil à Honicutt puis à der Heer. « Il s’agit d’une réunion classée « secret », commença-t-il. Nous savons tous que vous ne communiquerez rien de ce qui s’est dit ici à vos amis soviétiques. Voici ce qu’il en est : nous ignorons ce que cette machine est censée faire, mais il apparaît de plus en plus clairement, au vu des analyses de Dave Drumlin, qu’elle implique des nouveautés technologiques, et donc probablement de nouvelles industries. La construction de la machine aura forcément des retombées économiques positives ; pensez un instant à ce que nous allons apprendre. Elle pourrait avoir aussi des retombées militaires. C’est en tout cas ce que pensent les Russes. Vous comprenez, les Russes sont coincés. Voilà tout un nouveau domaine technologique qui s’offre et qu’ils seront obligés de partager avec les Américains. Le message contient peut-être des instructions pour la construction d’une arme sans précédent ; ou quelque chose qui donnerait un avantage économique décisif. Ils ne peuvent être sûrs de rien. Il leur faudrait bouleverser leur politique industrielle. N’avez-vous pas remarqué comment Barouda s’est exprimé en termes de prix de revient ? Si on laissait tomber le message – si on le brûlait, si on détruisait les télescopes – les Russes pourraient alors maintenir leur parité sur le plan économique. C’est pourquoi ils se montrent si prudents. C’est pourquoi nous sommes pour à cent pour cent. » Il sourit.
Si Kitz était un personnage insipide, pensa Ellie, il n’était pas stupide pour autant. Quand il se montrait sous son jour froid et hautain, les gens avaient tendance à ne pas l’aimer. C’est pourquoi il savait, à l’occasion, se parer d’un vernis de courtoisie. De l’avis d’Ellie, l’épaisseur de ce vernis était de l’ordre du centième de micron.
« Permettez-moi maintenant de vous poser à mon tour une question, reprit-il. N’avez-vous pas relevé cette remarque de Barouda, à propos de données qui n’auraient pas été communiquées ? Manque-t-il des informations ?
— Seulement pour le tout début, répondit Ellie. Les quelques premières semaines, pas davantage. Il y a eu également quelques trous dans la couverture chinoise un peu après cela. Certaines informations, peu nombreuses, n’ont pas encore été échangées, d’un côté comme de l’autre ; mais rien ne permet de penser qu’il s’agisse de mauvaise volonté. De toute façon, nous pourrons recueillir ce qui nous manque lorsque le message se répétera.
— Si jamais il se répète », grommela Drumlin.
Der Heer donna un tour plus modéré à la discussion en la faisant porter sur les plans d’action : que faire, lorsque l’on aurait reçu les clés de décodage ? Quelles industries américaines, japonaises ou allemandes seraient choisies, dès qu’il serait question de développements industriels majeurs ? Comment identifier les chercheurs et les ingénieurs le mieux qualifiés pour construire la machine, si jamais la décision était prise d’y procéder ? Sans oublier la nécessité où l’on était de provoquer l’enthousiasme pour ce projet, aussi bien au Sénat que dans le public américain. Der Heer s’empressa d’ajouter qu’il ne s’agissait que de projets de plans d’action, qu’aucune décision finale n’avait été prise, et que sans aucun doute la crainte exprimée par les Russes d’un Cheval de Troie était au moins en partie authentique.
Kitz posa également la question de l’équipage. « Ils nous demandent d’installer cinq personnes sur des sièges rembourrés. Mais quelles personnes ? Choisies selon quels critères ? Cette équipe devra vraisemblablement être internationale. Combien d’Américains ? Combien de Russes ? Qui d’autre ? Nous ignorons ce qui arrivera à ces personnes une fois qu’elles seront assises dans l’appareil, mais nous tenons à avoir les cinq hommes les plus capables pour ce travail. »
Comme Ellie ne mordait pas à l’hameçon, il poursuivit.
« Reste aussi une question d’importance à résoudre. Qui va payer quoi ? Qui construira quoi ? Qui aura la responsabilité de coordonner l’ensemble du programme ? Il me semble que nous devons négocier là-dessus comme des marchands de tapis, en échange d’une représentation américaine significative dans l’équipage.
— Mais ce sont les personnes les plus aptes que nous voulons envoyer », fit remarquer der Heer, soulignant l’évidence.
« Cela va de soi, fut la réplique de Kitz, mais qu’entendez-vous par les « plus aptes » ? Des savants ? Des gens avec une formation dans le renseignement militaire ? Des hommes choisis pour leur vigueur, leur résistance physique ? Ou pour leur patriotisme ? (Ce n’est pas un gros mot, tout de même.) Et puis (il leva les yeux du croissant qu’il était en train de tartiner pour regarder Ellie) il y a la question du sexe. Des sexes, je veux dire. N’enverrons-nous que des hommes ? S’il doit y avoir des représentants des deux sexes, ils seront en nombres inégaux. Il n’y a que cinq places, un chiffre impair. Tous les membres de l’équipage vont-ils pouvoir s’entendre ? Si nous nous lançons dans ce projet, il va y avoir de sacrées négociations.
— Je n’aime pas cette façon de voir les choses, dit Ellie. Il ne s’agit pas d’acheter une ambassade à coups de contributions, mais d’une affaire sérieuse. Et puis, aimeriez-vous envoyer là-bas un crétin aux gros biceps, un jeunot d’à peine vingt ans ignorant tout des affaires du monde, tout juste capable de courir le cent mètres en moins de onze secondes et d’obéir aux ordres ? À moins que vous ne préfériez un vieux routier de la politique ? Si voyage il y a, ce n’est certainement pas ça qu’il faut.
— En effet, vous avez raison, admit Kitz avec un sourire. Je crois que nous trouverons des gens qui rempliront toutes les conditions. »
Der Heer, à qui des poches sous les yeux donnaient l’air presque hagard, ajourna la réunion. Il réussit à adresser à Ellie un petit sourire d’intimité, de la bouche plus que des yeux. Les limousines de l’ambassade les attendaient pour rejoindre le palais de l’Elysée.
« Je vais vous expliquer pourquoi il vaut mieux envoyer des Russes, était en train de dire Végé. Quand vous autres Américains avez ouvert votre pays – avec des pionniers, des trappeurs, des éclaireurs indiens, tout ça – vous n’avez rencontré aucune résistance sérieuse, en tout cas aucune du même niveau technologique. C’est en courant que vous êtes allés de l’Atlantique au Pacifique. Vous avez fini par trouver normal que tout soit facile. Notre situation est bien différente. Nous avons été envahis par les Mongols. Ils faisaient un bien meilleur emploi du cheval que nous. C’est avec prudence que nous avons progressé vers l’est. Nous n’avons jamais franchi de déserts en nous disant que ce serait facile. Nous sommes mieux armés que vous contre l’adversité. Les Américains ont aussi l’habitude d’être technologiquement en avance sur tout le monde. Nous, nous avons l’habitude de ramer derrière. En ce sens, tout le monde sur Terre est russe – je veux dire, tout le monde se retrouve dans la position historique des Russes. Cette mission a davantage besoin de Soviétiques que d’Américains. »
Pour Végé, le seul fait de rencontrer Ellie en tête à tête comportait certains risques – comme il en comportait aussi pour elle : Kitz avait eu le toupet de le lui rappeler. Il arrivait parfois, durant une rencontre scientifique en Amérique ou en Europe, que Végé fût autorisé à passer une demi-journée avec elle. Mais la plupart du temps, il était accompagné soit d’un collègue, soit d’un ange gardien du KGB – présenté comme traducteur, même si son anglais était moins bon que celui parlé par Végé, voire comme un chercheur de telle ou telle commission de l’Académie, même s’il s’avérait que ses connaissances scientifiques étaient superficielles. Végé se contentait de répondre d’un haussement d’épaules résigné quand on lui posait la question. Il considérait plus ou moins que les anges gardiens faisaient partie du jeu, qu’ils étaient le prix à payer si l’on voulait voyager à l’Ouest ; à plusieurs reprises, Ellie crut détecter une note d’affection dans la façon dont Végé s’adressait à l’un de ses surveillants. Se rendre dans un pays étranger et se faire passer pour expert sur des sujets que l’on ne connaissait qu’à peine devait être générateur d’angoisse. Peut-être, en dernière analyse, les anges gardiens détestaient-ils autant leur mission que Végé.
Ils s’étaient retrouvés Chez Dieux, à la même table proche de la fenêtre. Il commençait à faire nettement plus frais, prémices de l’hiver à venir ; un jeune homme, une grande écharpe bleue autour du cou comme seule concession à ces premiers froids, passa d’un pas vif devant les bourriches d’huîtres bien fraîches, présentées à l’extérieur. Le ton inhabituellement prudent des remarques que Lounatcharski ne cessait de faire fit soupçonner à Ellie un certain désarroi dans la délégation soviétique. Les Russes semblaient craindre que la machine, d’une manière ou d’une autre, ne procurât un avantage stratégique aux Américains, au bout de cinq décennies de compétition globale. Végé avait toutefois été scandalisé par la suggestion lancée par Barouda de brûler les données et de démanteler les radiotélescopes. Il n’était pas au courant de la position que le politicien allait adopter. Les Soviétiques avaient joué un rôle vital dans la réception du message. L’URSS était de loin le pays avec la plus grande couverture en longitude, fit remarquer Végé, et le seul à disposer d’un matériel de radioastronomie embarqué sérieux. Il était normal que les Soviétiques s’attendissent à jouer un rôle majeur dans la suite des événements. Ellie ne put que lui dire qu’en ce qui la concernait elle estimait qu’ils y avaient droit en effet.
« Écoutez, Végé, ils savent bien, par nos retransmissions télévisées, que la Terre tourne et qu’elle compte de nombreuses nations différentes. Même l’émission des Jeux de 36 pouvait le faire comprendre. Celles qu’ils ont reçues depuis d’autres pays n’ont pu que le confirmer. S’ils étaient aussi brillants que nous le supposons, ils auraient tout aussi bien pu régler leurs retransmissions sur la rotation de la Terre, si bien qu’une seule nation aurait reçu le message. Ce n’est pas ce qu’ils ont choisi de faire. Ils tiennent à ce que le message soit reçu par toute la planète. Ils s’attendent à ce que la machine soit construite par toute la planète. Il ne peut être question d’un projet tout américain ou tout russe. Ce n’est pas ce que souhaite notre… client. »
Mais elle n’était pas sûre, lui avoua-t-elle, d’avoir un rôle à jouer dans les décisions qui seraient prises quant à la construction de la machine et à la constitution de son équipage. Elle devait retourner aux États-Unis le lendemain, avant tout pour prendre connaissance des données enregistrées au cours des dernières semaines. Les sessions plénières du Consortium semblaient devoir s’éterniser et aucune date d’ajournement n’avait encore été fixée. On avait demandé à Végé, pour sa part, de rester à Paris encore quelque temps ; le ministre des Affaires étrangères venait juste d’arriver et de prendre la tête de la délégation soviétique.
« Je redoute que toute cette histoire ne finisse mal, finit-il par déclarer. Trop de choses peuvent aller de travers. On peut échouer pour des raisons technologiques, humaines, politiques. En admettant que nous les surmontions, qu’aucune guerre ne soit déclarée à cause de la machine, que nous réussissions à la construire correctement, sans nous la faire sauter à la figure, je ne m’en inquiète pas moins pour autant.
— Mais de quoi ? Que voulez-vous dire ?
— Avoir été pris pour des idiots est ce qui peut nous arriver de mieux.
— Et qui sera pris pour un idiot ?
— Mais Arroway, ne comprenez-vous pas ? (Dans son cou, une veine s’était mise à battre.) Je suis stupéfait que vous n’y ayez pas pensé. La Terre est un… ghetto. Oui, un ghetto. L’humanité entière en est prisonnière. Nous avons vaguement entendu parler des grandes villes, là-bas, très loin du ghetto, des villes avec d’immenses boulevards remplis de fiacres et de femmes superbes et parfumées, en manteau de fourrure. Mais ces villes sont trop loin et même les plus riches d’entre nous sont bien trop pauvres pour s’y rendre. Nous savons de toute façon qu’ils ne veulent pas de nous. C’est pourquoi, avant tout, ils nous ont laissés moisir dans ce pathétique petit village.
« Et voici qu’arrive une invitation, comme l’a dit Xi. Superbe, élégante. Nous avons reçu une carte gravée et un fiacre vide. Nous devons envoyer cinq villageois que le fiacre amènera – amènera où, au fait ? Disons à Varsovie. Ou à Moscou. Peut-être même à Paris. Bien sûr, la tentation est grande d’accepter. Il y aura toujours des gens pour se sentir flattés par une invitation, ou pour penser que c’est une manière de fuir la misère de notre village.
« Et que croyez-vous qu’il va se passer quand nos cinq villageois arriveront là-bas ? que le grand-duc va les recevoir à sa table ? Que le président de l’Académie des sciences leur posera d’intéressantes questions sur la vie quotidienne dans notre shtetl crasseux ? Vous imaginez-vous que le métropolite de l’Église orthodoxe va s’engager avec eux dans une conversation érudite de religion comparative ?
« Mais non, Arroway, nous allons rester bouche bée, l’œil rond, devant la grande ville, et ils se moqueront de nous dans notre dos. On nous exhibera partout comme des curiosités. Plus nous leur paraîtrons attardés, mieux ils se sentiront, plus ils seront rassurés.
« C’est un système de quota. Tous les X siècles, cinq d’entre nous iront passer une fin de semaine sur Véga. Ayez pitié de ces pauvres provinciaux, et qu’ils sachent bien quelle est leur place. »